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© 1985, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U. R. S. S. et les pays scandinaves.

ISBN 2-265-03123-2

CHAPITRE PREMIER


Quelques couples de danseurs tourbillonnaient encore entre les glaces, malgré l'heure tardive. Simples amoureux de la danse, ou vieux rêveurs d'un temps révolu glissant leurs pas sur les parquets vernis, levant parfois la tête vers les lustres de cristal artificiel, l'espace d'une valse, le temps de se prendre pour des personnages puissants, qu'on admirerait encore...

Mais seuls les humains dansaient aux sons des synthétiseurs. Les mutants avaient la danse en horreur. Et Morna Djougach ne faisait pas exception, bien au contraire.

Elle ne se rendait aux réceptions du Conseil que parce que son père, Joseph Djougach, le lui demandait. Parce que sa position de Gouverneur exigeait, au nom de la vieille étiquette surannée des hommes, qu'il se présentât en grand uniforme, accompagné de sa descendance.

C'était l'occasion pour Morna de mettre en valeur sa beauté froide, le plus souvent grâce à des toilettes imitées de l'ancien temps. La robe fourreau de soie noire aux incrustations métalliques qu'elle portait ce soir-là laissait son dos et ses bras nus. Son décolleté plongeait de façon vertigineuse entre ses seins à peine dissimulés, jusqu'au nombril. Sur les côtés, des fentes coupées de fil d'argent révélaient à chaque pas ses jambes interminables. Elle avait la peau très pâle, presque blanche, comme tous les mutants. L'éclat des lustres y renvoyait des reflets de nacre. Ses cheveux bruns et brillants auréolaient son visage régulier et dur comme une toison sauvage. Morna Djougach était sûre de sa beauté. Cela lui permettait de ne pas trop s'ennuyer pendant ces réceptions.

Ce soir, elle avait, dès son apparition au milieu de la salle de bal, provoqué un mouvement convergent chez les hommes seuls. Les autres, ceux qui préféraient résister à son charme ou qui, plus prosaïquement, étaient venus accompagnés de leurs épouses, lui lançaient parfois des regards de concupiscence, mais feignaient de s'absorber dans d'importantes et définitives discussions lorsque Morna s'approchait d'eux.

En fait, peu de mutants la courtisaient. Il est vrai que ses extravagances et sa morgue, héritées de son père, les poussaient plutôt à se méfier de la jeune femme. Mais les humains, par contre, subjugués, oubliaient en lui parlant ou en lui portant une coupe de champagne à quel point cette mutante était dangereuse.

On racontait — mais on racontait tellement de choses... — que le Gouverneur Joseph Djougach était issu d'une mante religieuse... De façon directe, c'était impossible, car le Gouverneur était un mutant de la troisième génération. Avant lui, son père avait donc été un mutant, et le père de son père également. Bien sûr, que ce dernier soit né au fond des laboratoires militaires de l'accouplement monstrueux d'une mante et d'un homme, c'était somme toute possible...

Comme Joseph Djougach, Morna, lorsque ses yeux verts se portaient sur quelqu'un, donnait l'impression de fixer une proie. Il surgissait alors au fond de ses prunelles une telle intensité maléfique que la plupart des hommes baissaient le regard et détournaient la tête.

Ceux-là, les faibles, Morna les méprisait profondément. Et ce n'était pas seulement un sentiment de féminisme exacerbé qui la mouvait alors, mais bien une haine profonde, une haine de classe, car elle appartenait à la Classe Dirigeante, et surtout la haine génétique puissante de l'insecte face à l'homme.

Morna Djougach était une femelle dévoreuse.

Elle tourna la tête vers l'ombre qui lui parlait. C'était Warwick, le leader des

Conseillers humains, celui qui, très probablement, succéderait bientôt à son père, puisque le poste de Gouverneur était attribué en alternance, tous les cinq ans, à un mutant, puis à un humain. Et Warwick serait cet homme, sauf si Joseph Djougach cédait aux prières de ses proches, et imposait sa dictature au Grand Conseil.

Warwick n'aurait pas pu passer inaperçu, même s'il l'avait voulu. C'était un bel homme d'une cinquantaine d'années, au teint hâlé, au regard clair et franc, et qui semblait toujours rayonner d'une aura chaleureuse. Il était de la même taille que la jeune femme et prenait parfois plaisir à soutenir son regard sans sourciller. En fait, il savait exactement ce que Morna pensait de lui. Elle le haïssait. Et, de son côté, il lui retournait son mépris en pleine face.

Warwick, l'ennemi, prenait congé.

Morna se força à lui répondre de façon polie.

Puis elle aperçut Rallac, le jeune diplomate, qui l'observait, accoudé avec nonchalance contre une crédence surchargée de dorures. Celui-là, bien que paraissant fort, céderait à ses caprices. Elle n'avait pas résisté au plaisir de lui donner rendez-vous pour le soir même, chez elle, après la réception. Là-bas, parmi les meubles et les bibelots précieux, elle le traiterait de la façon la plus dégradante possible, l'humiliant, le faisant ramper à ses pieds, l'obligeant à proférer des paroles ignobles sur la petitesse des hommes face aux mutants... Elle en prendrait un plaisir tout à fait intellectuel, parce que, pour le reste, elle se savait frigide...

Morna fit un léger signe de tête à l'adresse du jeune homme, assorti d'un sourire enjôleur, puis elle prit congé de son père, absorbé dans une de ces complexes et vaines discussions de salon. Elle prit son étole de fourrure rouge au vestiaire et s'en enveloppa les épaules avec précision, faisant jaillir en avant sa poitrine sous les yeux vicieux du préposé.

Elle sortit dans la nuit claire, sans répondre au salut empressé du portier.

En contemplant un instant les étoiles, Morna poussa un léger soupir. Ces soirées lui devenaient de plus en plus pénibles. Il était urgent maintenant que Joseph Djougach s'emparât du pouvoir, et ne le partage plus...

Tous ces bruissements de conversations et ces tintements de verres l'avaient énervée.

Comme son chauffeur approchait, elle le congédia d'un geste. L'autre, bien dressé, comprit aussitôt ce que sa maîtresse voulait dire. Elle rentrerait seule, fière de son corps et de sa puissance, parcourant les rues noires, sachant d'avance qu'aucun des hommes ou des femmes qu'elle rencontrerait n'oserait porter la main sur elle. Des larves...

Le chauffeur était satisfait. Il pouvait disposer du reste de la nuit et se contenter de se présenter le lendemain matin au domicile de Morna, pour le cas où il y serait utile. C'était toujours ça de pris. Il partit bientôt pour les quartiers du plaisir.

Morna frissonna malgré son étole.

Elle hâta le pas. Les lumières de l'avenue, disposées sur des câbles comme à chaque réception, se balançaient doucement au-dessus d'elle. Un très léger vent d'été faisait s'entrechoquer les lanternes, avec des tintements métalliques assourdis. Peu à peu, il sembla à la femme qu'elle s'enfonçait dans les ténèbres. Les câbles s'espaçaient, créant des zones d'ombre de plus en plus larges. A un moment, pour resserrer son étole qui glissait, elle s'arrêta et se retourna vers le Palais du Conseil. Quelques invités bruyants prenaient congé sur les marches, se livrant à force pantomimes, courbettes et embrassades. Des hommes, pas des mutants... Pouvaient-ils ignorer à quel point ils étaient ridicules ?

Les zones d'ombre se rétrécissaient jusqu'au Palais, comme l'expression lumineuse du désir, jusqu'à l'orgasme somptueux de la façade blanche, étincelante.

Morna crut apercevoir Rallac qui sortait. Elle passa sa langue sur ses lèvres, couvrant la silhouette du regard. Cette petite frappe payerait pour les autres ! Parce qu'il s'imaginait sans doute que son rang d'attaché, invité sur sa bonne mine, lui permettait de coucher avec la fille du Gouverneur, Morna prendrait un plaisir intense à l'humilier...

Bientôt, elle tourna vers les rues sombres. L'itinéraire habituel.

Son pas résonnait sur l'asphalte. De temps à autre, il lui fallait faire un écart pour éviter des détritus ou des véhicules immobilisés. Elle faillit même se tordre un pied, et tomber sur une pile de cageots souillés. Elle se rattrapa de justesse, jurant et pestant contre la saleté des rues qu'elle empruntait. Elle se promit de s'en plaindre à son père, lequel ne manquerait pas d'en faire la remarque à Warwick, devant le Conseil...

Puis, brusquement interdite, elle leva les yeux.

Devant elle, une tête humaine, énorme, décapitée, venait à sa rencontre. Morna sentit une fine sueur perler sur son front moite.

Elle éclata de rire. Un rire sauvage, étrangement sonore dans la rue déserte.

Ce qu'elle avait pris pour une apparition, c'était une affiche mal collée, que le vent soulevait par intermittence.

Le portrait de l'Ouvrier de la Semaine !

Un type choisi presque au hasard, dans la longue liste des Travailleurs Méritants, ceux qui croyaient encore au mirage de la production, ceux qui croyaient encore qu'en travaillant plus que les autres, ils pourraient atteindre le nirvana des Classes Dirigeantes. Toutes les semaines, le Conseil choisissait ainsi l'un d'entre eux, tirait son portrait comme celui d'un animal exotique, et le faisait placarder aux quatre coins de la ville, en guise d'exemple pour la population...

C'était à en mourir de rire !

En plus, celui-là était d'une laideur invraisemblable. Le menton fuyant, les oreilles décollées, les cheveux plats et gras partagés d'une raie maladroite, il était exceptionnel de veulerie, d'insignifiance. Exceptionnel d'humanité.

D'un œil distrait, en reprenant son souffle, Morna lut avec joie que le type de l'affiche avait produit soixante-trois pour cent de flotteurs de chasse d'eau en plus de la norme. C'était excitant.

Et Morna pensa que tant que les hommes s'occuperaient des Flotteurs de Chasse d'Eau, ils laisseraient le pouvoir aux mutants. Et c'était cela qui importait. Il suffirait de distribuer de temps en temps quelques bons points, et la race humaine sombrerait d'elle-même, peu à peu évincée des affaires, du pouvoir, de la vie...

Morna Djougach se remit en route.

Elle traversa une zone de baraques délabrées, certainement menacées d'effondrement, mais sans les voir. De la lumière filtrait derrière les cartons mal ajustés, de la lumière et des rires. Un cri de jouissance — une voix de femme —, lui parvint à travers ces volets de fortune. Aussitôt, elle pensa à Rallac. Tout à l'heure, ce seraient ses cris à lui, ses prières, son ton implorant, qu'elle entendrait.

En arrivant devant son hôtel particulier, une haute bâtisse rouge et blanche dressée à l'écart du trottoir, et qu'elle habitait seule — ne tolérant aucun domestique sous son toit —, elle aperçut un clochard qui l'observait, la main levée.

Elle toisa l'homme sans aménité, si bien qu'il laissa retomber son bras sans rien dire et s'éloigna en silence, traînant ses galoches sur le pavé noir.

Morna poussa la porte de verre et fit de la lumière dans le hall.

Devant la glace biseautée qui occupait de façon remarquable le mur du fond, une étrange plante avait été déposée.

Sur le coup de la surprise, Morna pensa que c'était là l'hommage discret d'un admirateur quelconque, trop timide pour avoir signé. Elle s'approcha doucement pour mieux détailler le végétal.

D'une grande jardinière en fausse pierre noire, semblable à de la lave brillante, une forte tige brune s'élevait, toute droite, jusqu'à environ un mètre du sol dallé. De petits poils blanchâtres pointaient, comme un duvet, sur toute la hauteur. Au-dessus des ramifications de la tige, il y avait comme un tube rose et fragile, presque translucide, évasé vers le haut. Morna fut instantanément attirée par le dessin délicat des nervures rouges, à l'intérieur du tube. Une sorte de tube digestif strié de veinules. Mais le reste de la plante lui fit éprouver une impression désagréable. Les branches issues du tronc se terminaient, au-delà de quelques feuilles sans intérêt, en longs tentacules d'un vert douceâtre irisé de jaune. Ces appendices emplissaient la moitié du hall, en se balançant avec mollesse.

Morna, d'abord souriante à l'idée que la plante était un cadeau, commença ensuite d'éprouver une certaine gêne. Elle respira plus fort, et son étole glissa au sol.

Il se passa alors quelque chose d'étrange en elle.

Elle sentit que son étole était tombée. Mais elle n'éprouva pas le besoin de se baisser pour la ramasser. Elle s'avança très-lentement vers la plante, sans quitter le tube des yeux, attirée par une force sourde vers les tentacules souples et ondulants, vers ces bourgeons de pulpe jaune qui oscillaient en silence.

Quelque chose s'empara de son cerveau. Quelque chose... Une sorte de main, froide et puissante, qui lui comprima les tempes... Elle n'était plus Morna Djougach, la fille honnie du Gouverneur... Elle redevenait la mante, l'insecte attiré par le calice odorant et vénéneux de la plante. En elle, toute humanité disparaissait... Elle était l'insecte.

Le parfum lourd et capiteux qui emplissait ses poumons pénétrait de façon insidieuse, rongeait lentement ses ultimes résistances, lui commandant de s'approcher, l'appelant avec force... pour butiner.

Elle eut le temps de penser que c'était un cadeau empoisonné, mais leva pourtant la main droite vers le tentacule le plus proche...

Dans la rue, une voiture s'arrêta, et le grincement du frein à main rompit l'enchantement. Morna recula, ramassa son étole et voulut gagner la porte du fond. Comme elle longeait le mur, à la portée des tentacules maintenant immobiles, la minuterie s'éteignit.

Aussitôt, par un réflexe mal contrôlé, elle mit ses mains en avant. Les réverbères de la rue diffusaient dans le hall une lumière bleue, sinistre. Mais suffisante pour que la jeune femme voie un tentacule sillonner doucement vers ses jambes...

Elle hurla.

Le contact de la plante à travers le tissu moulant de sa robe était chaud, visqueux, humide. Sans réfléchir, Morna donna des coups avec son étole sur le tentacule jaune, mais la plante entière sembla alors se tourner vers la jeune femme. Bientôt, un deuxième, puis un troisième appendice souple s'enroulèrent autour de sa taille, la tirant du mur.

Elle appela au secours, luttant contre ces tiges immondes et poisseuses qui déchiraient la soie de sa robe.

Elle sentit un contact horrible dans ses cheveux et voulut regagner la rue.

Rallac se tenait devant la porte de verre. Il appuya sur la minuterie. En souriant.

Retenue par ses cheveux, Morna tomba sur les dalles.

Elle griffa le dallage de ses ongles peints, pleurant, puis la douleur apparut, aux endroits où les tentacules s'étaient collés. Elle se retourna sur le dos.

Les pièges visqueux avaient entouré ses hanches et tiraient leur proie en arrière. Le tissu noir portait des traces brillantes, comme la bave des limaces. Par endroits, il commençait à se déchirer, rongé par l'acide végétal. Il cédait. Déjà, quelques tentacules avaient pénétré entre les plis déchirés et se collaient avec un horrible bruit de succion sur sa peau blanche, sécrétant aussitôt leur suc ignoble.

Morna donna un coup de reins pour éviter l'un des fouets jaunes. Le tissu se déchira presque complètement autour de sa taille. Ses longues jambes nues chaussées de spartiates noires s'agitèrent pour échapper à la plante. Sans songer à se couvrir, Morna se rua vers la porte...

Les tentacules se détachèrent, laissant de profondes empreintes rouges sur son ventre et ses cuisses. Elle se releva devant Rallac et voulut tirer la porte pour sortir...

Rallac repoussa violemment le panneau de verre.

La mutante, bousculée, perdit l'équilibre et s'affala sur le sol, les deux jambes écartées.

De nouveaux tentacules s'abattirent sur son corps.

Tout en hurlant, elle se contorsionna sur les dalles, éraflant le mince tissu qui lui couvrait le haut du torse contre les aspérités du grès. Lentement, très lentement, par tractions successives, la plante dirigeait sa proie vers le calice tubulaire maintenant incliné vers le sol.

Morna sentit les branches jaunes s'abattre sur ses reins, la retournant comme un insecte emprisonné dans le cocon d'une araignée géante. Elle gémit et urina sous elle, dans son slip noir.

Rallac eut presque pitié d'elle, offerte ainsi à demi nue sur les dalles grises, se tordant sous les morsures de l'acide.

Il se dirigea vers sa voiture, ouvrit la malle arrière, pendant que les plaintes de la mutante se transformaient en cris de désespoir. Il prit un jerrycan et regagna le hall. Décidé à en finir.

Morna était au pied de la plante, à portée du calice déformé qui se contractait avec un bruit ignoble.

Quand la jeune femme entendit Rallac revenir, elle espéra que l'homme allait intervenir et la tirer du piège. Elle tourna le tête vers lui, et reçut en pleine figure la première giclée d'essence. Elle suffoqua et comprit aussitôt le sort qui allait être le sien.

Une peur insensée la submergea. Elle renonça à se débarrasser de l'emprise de la plante et tenta de gagner la porte du fond, en s'appuyant sur les coudes. Elle sentit l'essence couler sur son dos et ses cuisses.

A demi inconsciente, elle attrapa une extrémité de son étole et voulut s'essuyer le corps. Elle aperçut Rallac qui reculait vers la rue en secouant son jerrycan. Elle le vit sortir une pochette d'allumettes.

Morna hurla encore, donnant un dernier coup de reins. Le calice se renversa brusquement sur son ventre comme une ventouse.

Une fulgurante douleur provoqua chez la jeune femme un tremblement incoercible lorsque les lèvres rouges pénétrèrent entre ses cuisses, se fixant de façon horrible sur sa peau. Elle vomit, le ventre aspiré par le végétal monstrueux.

Rallac craqua deux allumettes et les lança sur la traînée d'essence.

Il y eut un appel d'air qui fit trembler la plante carnivore.

Morna eut le temps de voir la lueur orangée qui rampait sur le sol et embrasait son corps. Elle rie perdit pas aussitôt conscience, il lui fallut attendre que l'émail de ses dents se craquelle et que ses yeux se mettent à bouillir au milieu de son visage noirci.

Sa dernière pensée cohérente fut pour la façade du palais, cristalline, qui brillait comme un immense soleil.

Les sirènes de la police hurlèrent dans la nuit.

Lorsque la glace biseautée du hall éclata à cause de la chaleur intense, Rallac sortit dans la rue.

Rapidement, il vit que toute fuite était impossible.

Aux deux extrémités de l'avenue, sous les faisceaux des projecteurs, les insectes du service d'ordre s'avançaient.

C'étaient des mantes géantes, de plus d'une tonne, aux longues pattes antérieures renforcées de crochets d'acier, progressant par bonds successifs, entrechoquant leurs antennes lisses. Leurs yeux rouges proéminents se dardaient sur Rallac. Il fut fasciné un instant par le ballet hallucinant des reflets de la chitine dans la lumière crue.

Il savait qu'il n'avait aucune chance. Il avait trop tardé.

Autrefois...

Autrefois, oui, il aurait pu s'échapper...

Les premiers insectes géants, créés par les soldats une soixantaine d'années auparavant, les fameuses « armes vivantes », bien qu'effrayantes, n'étaient que des créatures difformes, lourdes, lentes à se mouvoir, tenant du rhinocéros blindé plus que de l'insecte. Un homme décidé pouvait fuir, ou combattre, ou même fuir... Certains l'avaient fait Autrefois...

Mais là, dans cette rue, le piège s'était refermé sur Rallac. Depuis qu'il avait décidé de rejoindre les terroristes, il savait qu'un jour ou l'autre, cette scène se produirait...

Les mantes qui l'entouraient maintenant pouvaient sauter par-dessus des obstacles de dix mètres, ou aplatir une voiture en se laissant tomber dessus-

Aucune chance.

Derrière les insectes, à côté des 4x4 blindés des services de sécurité, des hommes et des mutants dirigeaient les insectes par télépathie. D'autres interrogeaient un clochard qui tendait le bras vers Rallac. Probablement qu'il avait averti la police, dans l'espoir de toucher une récompense substantielle. La délation était pour certains le moyen le plus efficace de gagner sa vie.

Rallac poussa un soupir. L'attentat avait réussi. La plante avait joué son rôle de façon parfaite... Mais il savait qu'il ne pourrait pas résister longtemps aux tortures mentales de son interrogatoire.

Il se jeta contre la première mante.

Les pinces de l'insecte le coupèrent en deux au niveau de la poitrine. Il était déjà mort lorsque les mandibules commencèrent à déchiqueter son visage.

Malheureusement pour lui, Rallac ignorait que les mutants l'avaient déjà sondé... et qu'ils savaient ce qu'ils voulaient savoir à propos des terroristes.

Les hommes, pendant ce temps, découvraient avec horreur les restes carbonisés et nauséabonds de Morna Djougach.

A l'autre extrémité de la ville, dans son taudis, l'Ouvrier de la Semaine dormait du sommeil du juste.






























CHAPITRE II


Enfin jugé après deux mois de garde préventive, Paul Dreamers venait de recevoir la brillante épithète de « Parasite Social », ce qui le comblait d'aise.

Le pouvoir reconnaissait ainsi officiellement son opposition personnelle au nouveau régime. Mais cette « appellation contrôlée » allait dans les jours à venir lui causer de sérieux tracas. Paul Dreamers avait une semaine pour trouver un travail, et un travail qui soit conforme aux dispositions gouvernementales.

L'ennui, c'était que depuis dix ans, il exerçait la profession de peintre.

Dreamers composait de robustes toiles, à mi-chemin de l'art figuratif et de l'abstraction, des toiles violentes où les représentations humaines se trouvaient en lutte avec les éléments naturels les plus épouvantables: explosions volcaniques, tsunamis, tremblements de terre, ou encore des tempêtes effroyables balayant les cités... et les forteresses.

Il savait que son art et sa manière étaient à la limite de la subversion. Aussi produisait-il « à côté » des tableaux plus conformes: « La sortie de l'usine d'armement », « L'épicerie moderne », « La file d'attente des citoyens modèles le jour de l'élection », ou encore des portraits des Dirigeants.

Et c'était justement l'un de ces portraits qui avait perdu le peintre. Un proche de Joseph Djougach avait éprouvé le désir de voir de plus près la production personnelle de Dreamers, et s'était rendu, sans l'avertir, dans son atelier.

Le mutant avait fouiné pendant une bonne heure parmi les tableaux, ne tarissant pas d'éloges sur les talents de coloriste du peintre. Puis il était enfin reparti après avoir acheté une toile, une scène de tempête, particulièrement réussie à son goût, ce qui était aussi l'avis de Dreamers, qui connaissait sa juste valeur.

Et les insectes policiers, accompagnés du mutant, étaient venus arrêter le jeune homme le soir même, en confisquant les toiles.

Il avait attendu près de soixante jours dans la cellule à garde à vue, simple cube de béton couvert d'un grillage électrifié, ce qui était très agréable les jours de pluie. Et cela sans savoir exactement ce qu'on lui reprochait.

Parfois, d'autres détenus étaient venus partager sa captivité, mais jamais bien longtemps. De toute façon, le jeune homme avait eu le temps, en deux mois, d'apprendre au moins une chose: il fallait se méfier sans cesse des autres...

Il n'avait fait aucune confidence.

Il était d'ailleurs possible que ce soit pour cette unique raison que son internement ait duré aussi longtemps.

Finalement, des gardes l'avaient extrait de sa cellule et on l'avait emmené sans autre préparation devant le tribunal. Il avait eu droit de recevoir les conseils d'un avocat, totalement ignorant du dossier, mais il devait présenter sa défense lui-même, parce que les faits reprochés constituaient un « crime culturel ».

Tout s'était passé très vite.

D'emblée, les chefs d'accusation étaient faussés. Le représentant du Conseil, un gros homme à la trogne de chien de garde, et rongé par les tics, reprocha à Dreamers d'avoir vendu une œuvre non conforme, celle que le mutant avait emportée, mais surtout de l'avoir peinte, celle-là et quelques autres. Le mutant, curieusement, était retenu ailleurs, et ne put assister au procès, ou être cité comme témoin. La toile était exposée, en bonne place, mais présentée à l'envers, ce qui ne fit rire personne. Sauf Dreamers, et silencieusement.

Dreamers fit observer, malgré les gestes de son avocat qui semblait préférer le silence total de l'accusé à une quelconque tentative de défense, qu'il aurait été d'accord avec l'accusation s'il n'avait peint que des toiles non conformes et s'il avait tenté de les vendre, de les écouler systématiquement. Il ne pensait pas un mot de ce qu'il disait, mais cela lui parut sur le moment un moyen de défense à peu près valable. Il partit dans un long discours sur l'art officiel, tourné vers le bien-être et l'édification sociale, prétextant que les toiles non conformes étaient simplement des essais, des études, des recherches de coloris, etc. Il reconnut que ces « turpitudes » étaient néfastes au peuple, mais il ne put s'empêcher de dire qu'a son avis, le fait qu'elles restent chez lui montrait qu'il en était conscient.

Il pensait ainsi prouver qu'il était tout à fait d'accord avec l'existence d'un art officiel, mais que les recherches personnelles ne pouvaient être interdites aux artistes.

L'ennui, c'est que les juges ne l'écoutèrent pas.

On lui reprochait, au nom de la nouvelle société, de se servir de son cerveau pour produire des œuvres ne participant pas, ni de près, ni de loin, à la marche en avant du peuple et du régime.

Dreamers fut accusé d'individualisme, ce qui était le crime le plus grave en matière culturelle. Toutefois, eu égard à certains portraits, flatteurs, des Dirigeants, et qui témoignaient du talent du peintre, le tribunal décida de lui octroyer des circonstances atténuantes. Dreamers fut condamné à trouver un travail plus en rapport avec les normes sociales dans le délai de huit jours.

Faute de quoi, l'étiquette de « Parasite Social » lui serait violemment collée sur le dos, et il pourrait envisager son départ dans des villes moins agréables, c'est-à-dire parfaitement concentrationnaires.

En sortant du tribunal, Dreamers se souvint de Malatesta, qui prétendait, près de deux siècles plus tôt, que c'était la peur de la liberté qui habitait le subconscient des « autoritaires ». Malatesta avait raison, mais cela ne changeait pas grand-chose pour lui-même.

Durant la nuit, alors que les hurlements des sirènes déchiraient la ville, Dreamers passa en revue ceux et celles qui pourraient l'aider à trouver un travail, même de façon provisoire. Dans la mesure où les allocations de chômage avaient depuis longtemps été supprimées, il n'y avait plus de « chômeurs »; restait une foule de marginaux errant dans la ville et les campagnes, s'arrangeant pour éviter d'être ramassés par la police et d'être taxés de vagabondage. Mais cette perspective était fermée à Dreamers, à cause du procès et de l'accusation qui pesait sur lui. Il lui fallait travailler, ou se fondre dans la clandestinité. Et cette dernière hypothèse ne l'enchantait guère, car il savait que la plupart des clandestins reprenaient à leur compte le mot d'ordre des anciens maquisards: renverser le régime par la lutte armée. Dreamers n'avait aucune envie de rejoindre les terroristes. Il les trouvait enfantins. Même, il estimait, comme beaucoup, que les terroristes donnaient eux-mêmes le prétexte au régime pour utiliser la répression comme forme de gouvernement.

Puis, il repensa au docteur Breiz. Un homme âgé, qui était venu un jour dans l'atelier, et qui avait tout de suite averti Dreamers du danger de posséder les tableaux non conformes. Le peintre avait en cet homme une confiance assez grande. Il résolut de le contacter dès sa sortie de prison.

Il s'endormit en pensant que les politiciens et les juges étaient d'ignobles petits roquets baveux.

Plus tard, en traversant les quartiers pauvres, il pensa qu'il serait nécessaire de peindre ces maisons aveugles et ces usines ruinées, les trottoirs défoncés et les places sans arbres, les écoles fermées et les bidonvilles qui poussaient comme le liseron, modifiant sans cesse le plan de la ville, pour la transformer en une sorte d'immense cloaque de tôle et de carton. Ça, ce serait du réalisme social ! On ne pourrait rien lui reprocher !

Dreamers remarqua aussi que les insectes policiers patrouillaient peu dans ces zones. Non parce qu'ils craignaient d'être attaqués, parce que les mantes étaient bien trop fortes pour être mises en difficulté, à moins d'une véritable émeute, mais plutôt, sans doute, parce que ces insectes coûtaient cher, très cher, et que le régime ne pouvait engager de telles dépenses de façon continue. Les mantes étaient le fruit des recherches biologiques les plus élaborées, et depuis près d'un demi-siècle. Chaque génération nouvelle proposait des qualités plus valables que la précédente. Mais cette course au progrès policier se payait par la carence du nouveau régime en matière sociale.

Pour obtenir des mantes capables de sauter les murs des immeubles squattérisés, on avait renoncé à construire d'autres logements. Pour former les biologistes et les entomologistes, on avait fermé les écoles d'agriculture. Pour développer les capacités télépathiques des cadres, on avait trié les enfants, et ceux qui n'avaient pas le niveau minimum requis ne pouvaient espérer bénéficier d'une quelconque formation. Et ainsi de suite.

Dreamers savait toutefois qu'il y avait, au sein du Conseil, au moins un homme, Warwick, qui pouvait, par conviction morale, s'opposer aux mutants. Malheureusement, depuis cinq ans, la présidence du Conseil revenait à ces derniers, par l'intermédiaire de Joseph Djougach. Et les mutants, d'après Paul Dreamers, n'avaient qu'un seul désir: promouvoir de façon définitive leur race, qu'ils estimaient infiniment supérieure à la race humaine.

Et si les mantes de la police disparaissaient peu à peu, c'était peut-être aussi à cause de la proximité des élections au Conseil. C'était de la vieille politique, de relâcher un peu la bride avant les scrutins. Et ça marchait toujours.

Dreamers parcourut du regard quelques affiches placardées aux carrefours qu'il traversait. C'étaient de grands panneaux cerclés de tricolore, noir pour les insectes, blanc pour les hommes, et rouge pour témoigner de la force révolutionnaire qui devait animer la société. Cela lui rappelait une infinité d'autres symboles. Mais, à chaque fois qu'il avait osé en parler, on l'avait regardé comme un fou. Dreamers décelait sans difficulté dans le nouvel appareil social tous les éléments qui avaient autrefois mené les hommes à la folie, au racisme, au fascisme et au totalitarisme. D'ailleurs, il exécrait les mots en -isme, parce qu'ils lui semblaient extrahumains.

Les affiches lançaient des mots d'ordre, que chacun devait connaître par cœur. Mais, au-delà des consignes et des portraits d'Ouvriers-Méritants, il y avait quelque chose de plus grave. Dreamers ne le découvrait que maintenant, parce qu'il sortait de prison.

Le régime encourageait la délation. N'ayant pas réussi à modifier les comportements humains, les Dirigeants faisaient appel aux plus vieilles ressources de l'infamie. Des sommes étaient, ou seraient, allouées par le Conseil aux personnes ayant favorisé, par la délation, la dénonciation ou tout autre moyen de cet ordre, le renforcement de l'idéal social !

Voilà qui promettait d'être croustillant dans les mois à venir.

En attendant, Dreamers fut tout de même satisfait de constater que ces affiches émanant du Conseil ne portaient pas la signature de Warwick, mais seulement celles des principaux mutants.

Il gagna d'un pas rapide la rue où demeurait le Dr Breiz. Tout en se demandant si, après tout, il fallait faire confiance à Warwick. Le porter aux nues, c'était faire confiance à un modèle, c'était se débarrasser des problèmes de la vie sur les épaules d'un autre, c'était abdiquer sa propre indépendance. Et personne ne pouvait garantir qu'une fois au pouvoir, Warwick ne se conduirait pas comme Djougach ou ses sbires. Personne.

Dreamers en était là de ses pensées lorsqu'il parvint devant la maison du Dr Breiz.

Au moment de traverser la rue, il nota qu'on l'observait derrière une fenêtre du rez-de-chaussée. Puis une bande hurlante d'adolescents des deux sexes, certains entièrement nus, le bouscula, à la poursuite d'un chien errant. La pauvre bête courait en jappant au milieu de la chaussée, cherchant un refuge inexpugnable. Les garçons et les filles tenaient des pierres, des lames métalliques rouillées, des tessons de bouteilles. Dreamers comprit que la bande voulait tuer le chien, — un bâtard gris, maladif — et vraisemblablement pour le manger. C'était devenu chose courante depuis plusieurs mois. Les adolescents n'avaient pas le choix. Ou plutôt si, c'était ce genre de course, à travers les faubourgs, ou la prostitution. Beaucoup pratiquaient les deux. Et certains enfants étaient si profondément pervertis par la misère qu'ils vivaient cette alternative de façon naturelle. Dreamers ne se souvenait plus du nombre de ces jeunes filles ou de ces jeunes garçons qui étaient montés chez lui pour servir de modèle et qui s'étaient offerts à lui, soit pour le remercier, soit pour obtenir, en plus de l'argent, un repas ou un gîte pour la nuit. Il s'était toujours refusé à céder

La semaine Carnivore. 2.

à ce genre de manœuvre, et parfois, les « modèles » l'avaient insulté...

Ecœuré par la scène de massacre qui se préparait, Dreamers détourna les yeux. Il tomba en arrêt devant une affiche incitant à la délation.

Sans réfléchir, sans savoir si on le voyait, il gratta un coin du papier épais et le tira de toutes ses forces. L'affiche fut bientôt déchirée par le milieu. Il fut stupéfait de constater qu'elle en recouvrait une autre, identique ou presque. La seule différence était dans le montant des primes de délation...

Il froissa le morceau de papier et le jeta dans le caniveau sale.

En s'approchant de la porte de la villa, si tant est que cette bâtisse grise et rapiécée pût être qualifiée de villa, il remarqua que le rideau de la fenêtre se rabattait.

Yvon Breiz ouvrit aussitôt, et fit pénétrer Dreamers rapidement dans la pièce du devant, qui lui servait apparemment de bureau.

C'était un homme assez corpulent, mais d'une vivacité surprenante. Il portait des lunettes métalliques recollées avec du ruban adhésif, et n'était pas rasé. Les poils blancs mouchetaient ses joues. Sa voix était profonde.

— Dreamers! Je... j'ai appris que vous aviez été arrêté. Et vous êtes libre ! Comment cela est-il possible ?

Et Dreamers raconta son aventure récente, tandis que Breiz jetait fréquemment les yeux vers la rue.

Au bout de quelques instants, Dreamers n'y tint plus, et demanda:

Vous craignez quelque chose ?

Breiz parut surpris. Il se tassa un peu dans son fauteuil de velours usé, et fixa le peintre.

Apparemment, vous n'êtes pas au courant...

Non, enfin, de quoi ?

Morna Djougach, vous savez, la fille de notre bon dictateur, elle a été tuée cette nuit.

Tuée ? Et comment ? Et pourquoi seriez-vous concerné ?

Breiz leva la main.

Cette garce a été assassinée. Nous ne dirons pas « bon débarras », parce que vous connaissez mes pensées à cet égard...

Dreamers hocha la tête.

Toujours est-il que quelques énergumènes, que je crois connaître, ont volé une de mes plantes carnivores, et ont tendu un piège à la fille. D'après ce que j'ai appris à la radio, ça a dû être assez horrible...

Attendez, attendez ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire de plante carnivore ? Vous en avez ici ?

Breiz acquiesça, fronça les sourcils. Son visage était raviné, rongé par l'angoisse.

Oui. J'ai mis au point quelques nouvelles plantes. Par amour de la recherche, dirais-je, et absolument pas pour m'en servir contre les mutants, croyez-le bien ! Malheureusement...

Malheureusement ?

Eh bien, ma fille, Sophia, vous ne l'avez jamais vue, non, elle n'est pas venue à votre

atelier avec moi... Enfin, toujours est-il qu'elle connaissait des étudiants, des amis, je ne sais pas trop, qui se sont avérés très intéressés par ces plantes. Certains d'entre eux ont fait des études là-dessus, et ma fille a dû leur en parler de façon imprudente...

Et alors ? Quel rapport avec Morna Djougach ?

Ces étudiants, enfin, c'est comme ça que je les appelle, ils sont assez violents, ils pensent pouvoir abattre le régime par le terrorisme, vous comprenez ? Je sais que Sophia, ma fille, est contre ces méthodes, mais apparemment, ils se sont passés de sa permission...

Et vous craignez, aujourd'hui, que la police ne remonte jusqu'à vous ?

Breiz était maintenant effondré.

Oui, jusqu'à moi, mais cela n'a pas tellement d'importance. Notre monde est pourri, et il m'est égal de le quitter. Mais Sophia, vous comprenez, elle est jeune, elle pourrait avoir la vie devant elle ! Et il a fallu qu'elle rencontre ces... ces voyous... Il faudrait l'avertir, la mettre en garde, mais...

Mais ?

Mais je suis trop vieux pour courir les campus à sa recherche, et pour discuter avec eux qui... avec ces « étudiants »...

Et, pour la plante, vous n'avez pas porté plainte, après sa disparition ?

Breiz secoua les mains en un geste d'impuissance. Il était visiblement à bout.

Non. Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite. Vous verrez, tout à l'heure, dans la serre, des plantes, j'en ai des centaines, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de tous les appétits. Et puis, la plupart sont issues de croisements que la science officielle interdit. Alors, je ne peux pas porter plainte. Ils détruiraient tout.

Dreamers allait dire quelque chose pour tenter de remonter le moral du vieux docteur, mais la vitre du salon vola en éclats.

Une grenade fumigène roula sur le tapis, vaporisant aussitôt une épaisse fumée blanche et âcre.

Dreamers sauta sur ses pieds, et tenta de tirer Breiz hors de la pièce. Mais le vieillard était plus lourd qu'il n'y paraissait et Dreamers ne put rien faire avant de se mettre à suffoquer.

Les yeux lui piquaient de façon terrible.

Dans la serre, au fond ! lui cria Breiz, avant d'être déchiré par une quinte terrible.

Tâtonnant dans la vapeur blanche, Dreamers réussit à trouver la porte, ouverte, et sortit dans le couloir.

Des coups étaient frappés avec violence sur la porte d'entrée. Dreamers rouvrit les yeux. Ici, la fumée était moins dense. Il entendit la voix de Breiz:

— Allez-y, je vous rejoins !

Il se rua vers le fond du couloir gris, notant, par réflexe, que la peinture s'écaillait sur les murs.

Une porte apparut sur sa droite. Sans hésiter, il manœuvra la poignée et pénétra dans la serre. Là, l'air conditionné et l'humidité soigneusement entretenue lui procurèrent un soulagement immédiat.

Mais les mutants avaient enfoncé la porte et investissaient la maison.

Jamais le vieux Breiz ne pourrait le rejoindre. Dreamers referma doucement la porte et s'avança dans la serre, à la recherche d'une cachette. Il repensa au chien errant.

Le vieux Breiz avait raison; il y avait là, sous les yeux du peintre, plusieurs centaines de plantes. Les unes étaient minuscules, offrant à ses yeux une variété de couleur extraordinaire, et des finesses architecturales démentes, les autres mesuraient plusieurs mètres de hauteur, se repliant parfois contre les plaques de verre armé du plafond.

Des tentacules se balançaient, avec une mollesse presque obscène, des calices semblaient puiser d'une vie interne innommable, des feuilles larges et gluantes attendaient leurs proies, hérissées de poils rigides.

Une odeur de charnier, repoussante et entêtante, planait sur le tout, imprégnant les vêtements de Dreamers.

Il ne savait pas si les plantes pouvaient ou non l'attaquer. Aussi jugea-t-il plus prudent de se faire le plus petit possible en passant dans les allées. Les échos de la bataille lui parvenaient très assourdis, comme si la serre s'était trouvée à mille lieues de là, comme si le docteur Breiz n'avait jamais existé, ni les mutants, ni rien de ce monde.

Enfin Dreamers trouva un recoin entre deux caisses d'humus, recouvert de feuilles en décomposition. Il y pénétra, courbé en deux et entreprit de se retourner pour observer la serre. Il s'enfonça aussitôt jusqu'aux genoux dans le magma infâme. Des myriades de pucerons et d'autres insectes ailés s'envolèrent autour de lui. Il faillit vomir en imaginant l'épouvantable vermine qu'il avait dû déranger sous ses pas. Mais il se retint de sortir de là, parce que la porte de la serre venait de s'ouvrir.

Très vite, les mutants qui venaient de pénétrer derrière Dreamers battirent en retraite. Ils savaient, depuis la mort de Morna, qu'ils n'avaient aucune chance de résister à l'attraction des plantes carnivores. Dreamers pensa que les plantes devaient sécréter des odeurs inaccessibles aux êtres humains, odeurs que seuls les mutants, à cause de leurs gènes d'insectes, pouvaient percevoir.

Sur l'instant, il en fut soulagé. Mais quand il entendit les ordres donnés par les mutants, il commença de déchanter.

Les policiers parlaient maintenant de brûler toute la serre. De plus, comme ils laissaient la porte ouverte, la vapeur blanche commençait à pénétrer autour de lui, et les effets de l'humidité s'estompaient. Il fallait sortir de là, fuir le plus vite possible.

Dreamers observa avec attention les panneaux de verre qu'il avait derrière lui. Il n'y avait aucune ouverture de prévue, et le verre était parcouru d'un fin réseau de fil de fer, pour le renforcer.

Une goutte d'eau lui tomba dessus. Et cela lui donna l'idée de chercher un orifice d'écoulement. Rapidement, cependant que les mutants mettaient des lance-flammes en batterie à l'entrée de la serre, il regarda entre les caisses des plantes. Il y avait bien un regard sur une canalisation, mais il lui serait impossible de se glisser dans le conduit. C'était beaucoup trop étroit.

Dreamers commençait à désespérer lorsque les mutants mirent en marche les lance-flammes et se reculèrent prudemment dans le couloir.

Dreamers dut se baisser pour ne pas être cueilli de plein fouet par le faisceau orangé d'une violence inouïe. Il y eut un bruit de verre cassé, et il reçut de nombreux éclats coupants sur le dos. Juste au-dessus de lui, les flammes brassaient l'air avec un bruit énorme. La chaleur devint intenable.

Dreamers se roula sur lui-même et glissa dans l'allée centrale. Il se retrouva bientôt coincé entre les jets des lance-flammes.

Sur sa droite, une plante, parmi les plus grandes de la serre, sorte de palmier gothique et répugnant de blancheur, se cassa net. Elle glissa de travers sur Dreamers mais fut bloquée dans sa chute par la verrière.

Et le verre céda.

Dreamers sentit aussitôt l'air de l'extérieur pénétrer autour de lui. Il se releva et courut vers la brèche. Il surmonta sa répugnance à empoigner l'horreur végétale, eut l'impression de se couler contre une énorme larve albinos, mais il parvint à sortir de la serre.

Il regarda au-dessous de lui, juché sur les dernières branches. Et sauta à l'instant où les flammes commençaient à lécher sa veste.

La chute fut rude, mais il parvint à la contrôler avant de heurter un muret.

Tout étourdi, il se releva et jeta un coup d'œil prudent par-dessus les pierres. Des insectes patrouillaient derrière la maison, mais assez loin tout de même pour qu'il puisse leur échapper.

Dreamers respira un grand coup, agrippa le faîte du mur, et se retrouva dans la rue. Une venelle malodorante s'ouvrait devant lui, libre.

Il s'y engouffra.

























CHAPITRE III


Les Conseillers arrivaient un par un dans la grande salle carrée.

C'était une sorte de hall d'attente, meublé de façon désordonnée avec de vieux fauteuils noirs et quelques tables basses sur lesquelles traînaient des cendriers de verre et des revues politiques. Aux murs, des mosaïques aux couleurs criardes étaient censées représenter des scènes de la vie quotidienne. De véritables horreurs pseudo-réalistes. Le tout baignait dans une lueur jaune, presque maladive, qui provenait de globes électriques presque plats. Certains ne fonctionnaient pas.

Le Conseil entretenait sciemment l'aspect négligé et bâtard de cette salle, parce que c'était la seule que pouvaient visiter les journalistes.

Les Conseillers confiaient leurs manteaux au vestiaire — sur la gauche en entrant — qui était tenu par un individu à mi-chemin du videur de boîte de nuit et du concierge de grand ensemble. Puis, ils se dépêchaient de traverser la salle et sa misère pour gagner le grand escalier d'honneur et se rendre à la chapelle.

Ils utilisaient le terme de chapelle bien que ce n'en soit plus une depuis plus d'un siècle.

Le bâtiment entier avait été confisqué à une quelconque congrégation, et on avait conservé l'aspect général des salles. Ainsi, la chapelle s'éclairait encore, d'un seul côté, par des vitraux donnant sur une cour intérieure, et les anciens bancs de prière s'alignaient sur les flancs, face à face. A certains endroits, des planches neuves avaient été disposées, et leurs taches claires tranchaient entre la noirceur des accoudoirs. Vers l'extrémité de la salle, trois marches permettaient d'accéder au bureau du Président de séance. Sur la droite et sur la gauche, deux petites tables servaient aux secrétaires.

L'ensemble évoquait plutôt l'atmosphère d'une ancienne sacristie désaffectée. C'était pourtant là, dans ce cadre sinistre et froid, que les décisions importantes concernant l'administration de la Province étaient prises.

Un service d'ordre, composé d'hommes et de mutants, sans un seul insecte, opérait un filtrage impressionnant des arrivants. Certains Conseillers se soumettaient d'ailleurs de très mauvaise grâce à la fouille de leurs vêtements et serviettes. Joseph Djougach et

Warwick furent les seuls à passer au travers, ce qui mécontenta quelques jeunes Conseillers, probablement hantés par les rêves égalitaires.

Il y avait ce jour-là tous les Conseillers d'importance, et les places vides au milieu des bancs étaient rares.

Joseph Djougach s'entretenait avec deux autres mutants, à peu de distance du bureau, encore vide. A voir ainsi ces trois personnages, on eût été tenté de croire qu'ils n'étaient que des individus inoffensifs et pleins de sagesse. Il n'en était rien. A part Joseph Djougach, affublé d'une paire de lunettes noires, probablement en signe de deuil, Goellels et Delanoe s'étaient illustrés depuis cinq ans par leurs exactions et leurs magouilles machiavéliques, l'un au Secrétariat Culturel, et l'autre aux Relations Extérieures. Le Secrétariat Culturel recouvrait en fait les services d'information du Conseil, c'est-à dire les services d'endoctrinement, tandis que les Relations Extérieures consistaient à surveiller l'exploitation des Sous-Provinces Minières de la périphérie.

Mais les trois mutants arboraient des visages soucieux. Celui de Goellels rond et luisant, face à son compère Delanoe, ascétique et jaune. Selon la Constitution, ils devaient aujourd'hui remettre leurs rapports devant le Conseil et se démettre de leurs fonctions, au profit des humains.

Ils resteraient Conseillers, évitant ainsi les poursuites judiciaires, mais ils étaient bien conscients qu'une époque s'achevait, celle du pouvoir quasi dictatorial. Au fond de chacun d'entre eux surgissait petit à petit l'idée de procéder à un coup de force.

Ils saluèrent néanmoins Warwick avec des sourires hypocrites lorsque celui-ci vint s'asseoir à son banc.

La présidence de la séance serait confiée à un vieux mutant, Ghaadi, vieillard décati et chevrotant, dont l'autorité était parfaitement symbolique. Autrement dit, les débats seraient houleux.

Ghaadi demanda de sa voix cassée que l'on ferme les portes de la Chapelle, et la réunion commença.

Trop faible pour le faire lui-même, il délégua son pouvoir à un des deux secrétaires pour rappeler aux Conseillers les termes de la Constitution en vertu desquels le pouvoir allait passer aux mains des hommes.

Les Conseillers écoutèrent la lecture d'une oreille distraite, continuant leurs conversations et leurs messes basses.

A la fin du discours, sur un signe de Joseph Djougach, Goellels se leva et prit d'emblée la parole, que Ghaadi lui donna après que l'autre eut déjà commencé.

— Vénérables Conseillers, vous avez entendu, du moins je le suppose, les termes constitutionnels de la Passation des Pouvoirs. Je vous rassure tout de suite, en tant que Conseiller soucieux du respect des Lois, je ne m'opposerai en aucune façon à ces termes. Bien au contraire...

« Néanmoins, en tant que Secrétaire Culturel, il me semble nécessaire de revenir de façon précise sur l'idée contenue dans la Loi. »

Il s'arrêta une seconde de parler, fit des yeux le tour de la salle, et composa sur son visage un masque de componction et d'affligement d'une extraordinaire sincérité.

« Quel comédien ! » pensa Warwick.

L'autre reprit la parole.

— Lorsque le Conseil fut créé, il y a soixante ans, la Province, et avec elle, toutes les Provinces, sortait d'une guerre civile extrêmement meurtrière ayant, comme vous le savez, opposé les militaires de l'époque, les insectes géants révoltés, et les hommes. Dans le courant de cette guerre, les insectes et les militaires firent alliance, devant l'impossibilité de s'anéantir mutuellement. De cette alliance naquit le projet de l'osmose. Cette osmose, en vérité le plus extraordinaire projet génétique jamais conçu sur la planète, devait aboutir à la formation de la troisième race, celle que nous appelons aujourd'hui, et par habitude, celle des Mutants.

« Il y a donc soixante ans aujourd'hui que les Provinces sont administrées à tour de rôle par les mutants et les hommes, pour le plus grand bien de la société... »

Warwick, immobile sur son banc, se demandait comment Goellels pouvait proférer avec autant d'aplomb une telle contre-vérité. Mais au fond de lui-même, il connaissait la réponse: Goellels était un mutant, non un homme.

Toutefois, pendant que l'autre continuait à pérorer ainsi sur le déroulement des années et les divers gouvernements qui avaient précédé le sien, Warwick se rendit compte que Goellels pratiquait de sa manière habituelle: il faisait un long, très long discours, de façon à endormir l'attention des auditeurs, puis, sans crier gare, il amènerait une conclusion en complet désaccord avec les prémices de son discours, conclusion assenée devant un auditoire complètement déboussolé. Warwick, compte tenu de l'enjeu, se promit d'intervenir de façon à réveiller l'auditoire au moment critique.

—... et ainsi fut fait. Mais aujourd'hui, mes chers et Vénérables amis Conseillers, l'ordre des choses est un peu différent. Nous ne pouvons, c'est du moins mon sentiment intime, procéder à la Passation des Pouvoirs de la façon habituelle !

Goellels suspendit son discours. Joseph Djougach hochait doucement la tête, de contentement. Ghaadi aussi, mais par sénilité. Quant aux autres Conseillers, la plupart attendaient la suite, sans témoigner d'étonne ment.

Warwick se leva.

Mon cher Goellels, en tant que leader des Conseillers humains, je tiens à vous remercier pour le résumé de notre histoire commune, résumé que vous avez conduit de main de maître... Comment, ah, vous n'aviez pas terminé ? Eh bien, dans ce cas, veuillez m'excuser ! Et dites-nous pourquoi vous tenez tant à conserver le pouvoir... (Cette dernière phrase, prononcée d'une Voix forte, résonna sous les voûtes de la vieille chapelle. )

Goellels fusilla Warwick d'un regard fulgurant. Il s'empourpra et quêta du regard l'approbation de Joseph Djougach. Ce dernier pianotait sur ses accoudoirs, excédé par l'intervention de Warwick.

Les Conseillers commençaient à murmurer. Dans peu de temps, le désordre allait s'installer. Tout le monde le sentait, sauf Ghaadi.

Mais, à la surprise générale, ce ne fut pas Goellels qui continua de parler, ce fut Delanoe, l'autre sbire.

Il se leva, épousseta d'un geste ennuyé le micro situé devant lui, fronça les sourcils et s'éclaircit la voix en toussotant de manière discrète.

Vénérables Conseillers, il semble que notre ami Warwick ne se rende pas bien compte de la situation actuelle.

Warwick voulut se lever, mais, entraînés par Goellels, les Conseillers mutants se mirent à applaudir. Joseph Djougach restait de marbre.

Lorsque les applaudissements se furent éteints, Delanoe continua, l'air sombre:

— Depuis soixante ans, nos gouvernements ont pu procéder aux Passations en toute tranquillité, parce que les Institutions étaient respectées par la population, parce que les premiers maquisards avaient fait soumission, parce que tout un chacun avait hâte de travailler pour créer notre nouvelle société. C'était l'état de grâce.

« Mais aujourd'hui, vous le savez tous, une vague d'attentats déferle sur notre ville. Et notre gouverneur Joseph Djougach a été atteint de façon presque directe par l'un de ces crimes odieux. Aujourd'hui, les terroristes menacent nos lois, nos codes, l'ensemble de nos réalisations communes. Aujourd'hui, nous sommes en période de crise. Tout le monde ici le sait. Tout le monde le reconnaît.

« Tout le monde, sauf notre ami le Conseiller Warwick, lequel est, pourtant, responsable des Services de Sécurité ! »

De nouveau, le murmure sur les bancs s'intensifia. Les mutants attendaient la réaction de Warwick, et les hommes semblaient mal à l'aise.

Et Joseph Djougach se leva, à son tour. D'un geste, il fit taire les bruissements.

Conseillers, et vous, chère Conseillère, commença-t-il en se tournant vers la seule femme de l'auditoire, une mutante parfaitement incolore et silencieuse, que tout le monde entourait de prévenance comme un animal curieux, en tant que Gouverneur, il ne m'appartient pas d'influencer le débat. Mais je voudrais seulement faire observer une chose. A mon avis, le Conseiller Goellels ne désire pas conserver le pouvoir, ni notre ami Delanoe, ni moi-même d'ailleurs, soyez en convaincus ! Non, ce pouvoir, nous l'avons exercé durant cinq années, pour, je crois, le plus grand bien de la société. Toutefois, en ce moment même, deux nouveaux éléments interviennent, et ce sont des éléments d'importance. D'une part, par suite de la carence des Services de Sécurité, des attentats odieux ont pu être perpétrés dans notre ville. Et les coupables, hormis l'un d'entre eux qui s'est suicidé, n'ont pu être identifiés. Nous sommes donc en situation de crise.

« Et, d'autre part, il me semble que ce n'est pas nous qui désirons conserver le pouvoir, mais bien plutôt Warwick qui désire s'en emparer ! »

Pour une fois, Ghaadi tenta de rétablir l'ordre, mais sans succès. Il fallut attendre que les murmures s'apaisent d'eux-mêmes.

Djougach continua:

Et je crois que notre ami Warwick est totalement incapable de ramener la paix dans la ville, comme il a été parfaitement incapable de traquer les terroristes ! Mais, je m'en tiendrai là. Et j'attendrai votre décision commune...

Ghaadi se tourna vers Warwick.

— Conseiller Warwick, commença-t-il, une accusation vient d'être portée contre vous. Pouvez-vous y répondre ?

Warwick hocha la tête. En fait, il ne pouvait pas. Il connaissait depuis longtemps l'existence d'un petit groupe de terroristes. Il savait même leurs noms: Paxton, Cordelli, Rallac, plus une femme, la maîtresse de Cordelli et peut-être même Sophia Breiz, la fille d'Yvon Breiz, arrêté la veille à son domicile, mais décédé d'une crise cardiaque. Toutefois, il avait été pris de vitesse par le crime de Rallac. De plus, Warwick savait que l'un au moins des terroristes avait partie liée avec les mutants, mais il ignorait encore lequel. Et il voulait le confondre pour réduire à néant l'influence du gouverneur. Une seule chose clochait: que l'informateur des mutants n'ait pas averti Djougach de l'imminence d'un attentat contre sa fille.

Il voulait tirer au clair cette histoire, au risque de se déconsidérer auprès des Conseillers humains.

Il se leva et demanda une suspension de séance.

Les Conseillers se regardèrent surpris, et Ghaadi profita de l'occasion pour montrer qu’il était le Président de séance. Il accorda la suspension.

Warwick mit à profit l'interruption des débats pour convaincre ses amis. Ce ne fut pas sans difficultés, car la proximité du pouvoir exerçait sur plusieurs humains une attirance certaine qui faisait se lézarder puis voler en éclats les alliances des années précédentes. Warwick rusa, se battit, argumenta. Il parvint enfin à un résultat acceptable. Pendant ce temps, les mutants l'observaient de loin, d'un air goguenard.

Lorsque Ghaadi revint s'asseoir à son bureau, il donna immédiatement la parole à Warwick.

— Notre Président Ghaadi a parlé tout à l'heure d'une accusation portée contre moi. C'est sans doute un lapsus de sa part, mais je ne m'y attarderai pas. Je vous rappelle simplement que tous les Conseillers qui m'ont précédé dans cette séance doivent nous communiquer leurs rapports d'activité. Je crois que les manœuvres qu'ils mènent à cette tribune sont surtout destinées à retarder au maximum la lecture de ces rapports. Sans doute pour des raisons qui leurs sont personnelles.

« Quoi qu'il en soit, j'aimerais résumer la situation. Notre Gouverneur Joseph Djougach, à qui je présente officiellement mes plus sincères condoléances, est parfaitement au courant de l'existence des terroristes, et depuis longtemps, puisque c'est moi-même qui l'en ai averti, il y a plus de dix-huit mois. Mais j'attire votre attention sur le point suivant: j'ai mis au point un plan antiterroriste, plan que j'ai proposé à l'approbation de notre Gouverneur. Ce plan évitait, par tous les moyens possibles, d'exercer une répression aveugle sur les habitants de notre ville, parce que je pense, et en fait, je sais, que les terroristes sont très peu nombreux, et qu'il est donc inutile de faire régner un climat de terreur sur toute la population, sous le fallacieux prétexte de rechercher trois ou quatre personnes. Ce plan était raisonnable. Notre Gouverneur a cru bon de le repousser. Ce plan aurait pu entrer en vigueur il y a dix-huit mois, il dort aujourd'hui dans les archives. Ce plan aurait évité la vague d'attentats, notre Gouverneur a refusé de l'appliquer, il y a eu des morts. Vous n'aurez qu'à relire les comptes rendus des réunions du Gouvernement pour voir que je n'invente rien.

« Et je dis aujourd'hui qu'il y a plus grave. Les mutants actuellement investis des responsabilités nient obstinément l'évidence. Ils refusent de voir que les hommes et les femmes de cette ville ont peur. Et cette obstination à nier l'évidence va favoriser la chasse aux boucs émissaires ! Si nous n'y prenons pas garde, bientôt, c'est la population entière qui se soulèvera contre le Conseil !

Un mutant se leva et cria:

C'est vous qui êtes chargés de la Sécurité !

Delanoe aussi ajouta son mot:

Dites-nous donc, Warwick, dites-nous donc où sont ces masses qui souhaitent nous renverser !

Warwick haussa le ton:

Vous savez bien, Conseiller Delanoe, et vous aussi, Conseiller Goellels, et surtout vous, Gouverneur, vous savez tous que les hommes finiront par vous haïr si vous continuez à les diriger de la sorte ! Mais aujourd'hui, je vais vous le dire haut et fort, puisque vous affectez de l'ignorer. Aujourd'hui, la ville entière, et derrière elle, la Province, se traînent dans la peur ! Les hommes et les femmes vivent mal parce qu'ils ont peur de vous, les mutants, parce que vous leur êtes totalement étrangers, et que vous n'avez rien fait pour réduire vos différences... Ils ont peur des insectes géants, votre super-police, que vous aviez promis de supprimer, et qui est toujours là, en moins grand nombre, certes, mais toujours là ! Et ils vivent dans cette terreur depuis un demi-siècle !

Warwick s'échauffait, mais il gardait toutefois le contrôle de lui-même, en tout cas suffisamment pour savoir que toute la salle l'écoutait, et qu'un certain flottement commençait à poindre dans les rangs des amis du Gouverneur. Il était temps d'enfoncer le clou, encore plus profondément.

Et voici ce que je vous propose...

« Mes amis humains et moi-même, nous sommes tombés d'accord pour que la Passation des Pouvoirs soit reportée à une semaine.

Cette annonce tomba dans le silence de mort. Joseph Djougach et ses sbires obtenaient plus qu'ils ne l'avaient espéré. Et Warwick savait qu'ainsi, ils ne pourraient pas s'opposer à sa demande. Il continua:

En échange, je veux les pleins pouvoirs dans le domaine de la sécurité, et notamment la levée de l'immunité parlementaire pour mener à bien l'arrestation des terroristes ! C'est à ce prix, à ce prix seulement, que nous pourrons restaurer l'ordre et la sécurité dans la Province.

Le brouhaha des Conseillers s'éleva, mais Warwick avait d'avance gain de cause.

Ghaadi organisa le vote. Par seize voix contre huit, les pleins pouvoirs et la levée de l'immunité parlementaire furent votés.

En quittant la Chapelle, Warwick savait que s'il échouait, les mutants n'auraient aucune difficulté à conserver le pouvoir. S'il échouait, la dictature de Joseph Djougach prendrait le pas sur le semblant de démocratie qu'il avait essayé de maintenir.

Autrement dit, Warwick avait une semaine pour empêcher les terroristes de frapper à nouveau. Et pour déjouer le complot monté par le Gouverneur.

Une semaine, c'était très court, presque trop court. On verrait bien...

Il écourta les salutations et se hâta vers son bureau. Il lui tardait, après avoir subi pendant plusieurs heures l'atmosphère fétide de la Chapelle, de se retrouver parmi les hommes.






CHAPITRE IV


La veille, au hasard de ses pérégrinations, Dreamers était repassé une fois devant chez Breiz.

Les lasers avaient remplacé les lance-flammes: la façade du pavillon était comme dissociée, parcourue de striures et de fissures verticales allant du toit jusqu'au sol. L'ensemble tenait debout comme par miracle, un miracle inhumain, alors que tout le bâtiment aurait déjà dû s'effondrer.

Par les fenêtres devenues d'impressionnants trous noircis, Dreamers avait senti encore l'âcre odeur du gaz employé par les mutants. Quelques fumerolles montaient des meubles brûlés. Le plus étonnant était que les fissures de la façade se continuaient à travers l'enfilade des pièces sombres, comme si la maison tout entière n'avait été qu'un énorme gâteau tranché de manière maladroite.

Cela aurait constitué une curiosité architecturale si Dreamers avait eu le cœur de l'apprécier, ce qui n'était évidemment pas le cas.

De l'autre côté de la rue, devant une nouvelle affiche tricolore fraîchement collée, un mutant regardait Dreamers.

Celui-ci fit comme s'il s'était approché par simple curiosité. Il retraversa la rue.

Curieux que ça tienne encore debout, hein ? lança-t-il au mutant.

Ce dernier haussa les épaules.

Il suffira d'une poussée du vent ! La nature se charge toujours d'éliminer les faibles... -

Le mutant avait prononcé cette phrase sur un ton provocateur, puis il s'était éloigné d'un pas tranquille.

Dreamers était atterré.

Le mutant — il ne pouvait se résoudre à dire: le type, l'homme, ou à utiliser quelqu'autre substantif évoquant l'humanité — le mutant n'était probablement qu'un simple badaud, citoyen sans importance, mais son opinion ne devait sans doute pas s'éloigner trop de celles de ses semblables...

Dans la cité, et cela remontait bien avant l'attentat, les mutants affectaient de mépriser profondément les hommes. Parce qu'ils avaient une idée très haute d'eux-mêmes. Ils se sentaient supérieurs, dans tous les domaines, puisque les hommes n'avaient pu s'opposer à leur arrivée, et l'avaient même souhaitée.

Leur morgue et leur insolence, le mépris prodigieux qu'ils affichaient à l'égard des lois et des principes d'égalité s'étaient renforcés avec le temps, à travers les générations successives.

De tout temps, bien avant l'apparition des insectes géants, cela avait été le problème majeur posé aux civilisations par les étrangers.

Lorsqu'il s'agissait d'hommes entre eux, un accord finissait toujours par naître de ces différences, lorsque les étrangers perdaient leur haine revendicatrice autant que maladroite, et surtout lorsque les autochtones finissaient par admettre qu'ils avaient besoin d'un sang neuf. La civilisation en ressortait grandie, plus fraternelle, plus universelle. Dans les communautés d'artistes, le pluralisme des nationalités était chose courante. Et pourtant, il y avait autant de concurrence que dans la vie des autres citoyens. Seulement, les mots d'ordre des politiciens réactionnaires et racistes s'exerçaient avec beaucoup moins de force, pour ne pas dire sans aucune force.

Mais les mutants ?

Après trois générations, l'osmose ne « démarrait » pas. L'osmose des races. Elle demeurait un rêve, un but pour les Dirigeants — et encore, pas tous... —, mais c'était tout. Les mutants s'unissaient entre eux, s'accouplaient, tandis que les êtres humains continuaient de procréer ensemble. C'était une réalité incontournable.

Et de cette réalité, une sorte de compétition surgissait entre les deux races, à chaque génération, alors que ces deux races auraient dû se mêler intimement par le biais des métissages. D'ailleurs, les rares métis étaient obligés de se renfermer sur eux-mêmes, parce que tout le monde, mutants et humains, les méprisaient.

Il y avait encore une autre raison à cette osmose ratée. Les mutants étaient le fruit des accords passés entre les insectes géants, créés par les militaires et révoltés contre le genre humain, et les militaires eux-mêmes. Un accord passé sur les ruines de la civilisation, visant à une domination commune... Et, même si les militaires s'étaient peu à peu fondus au sein de la population —en soixante ans, c'était normal —, les hommes et les femmes et les enfants n'avaient pas oublié les exactions terrifiantes commises contre eux au cours du lancement de l'osmose, les rapts, les tortures, les viols, les massacres et toutes les odieuses expériences. Dreamers estimait que la barbarie nazie des années 1933 à 1945 n'avait jamais cessé. Elle avait parfois pris d'autres formes, parfois les anciennes victimes s'étaient elles-mêmes muées en bourreaux, utilisant les mêmes types de répression. Et rien n'avait cessé avec l'arrivée des mutants.

Dreamers résumait la situation en disant que le Moyen Age avait produit les cathédrales, que le XIXe siècle avait sorti les usines de terre, mais que l'architecture dominante des XXe et XXIe siècles était le camp de concentration.

Et maintenant, en 2060, après plus d'un siècle de terreur universellement répandue, les hommes et les femmes aspiraient à vivre hors des barbelés.

Mais Dreamers était soucieux. Il y avait les terroristes.

Leurs gestes désespérés, au demeurant compréhensibles bien qu'inexcusables, risquaient, non de renverser le régime et d'ouvrir la société au règne des hommes de bonne volonté, mais au contraire de perpétrer le cycle terreur-répression.

L'ennui, et c'était un euphémisme, étant qu'au bout de trois jours de recherches, Paul Dreamers n'avait toujours pas retrouvé Sophia.

Mon que ce soit difficile dans cette ville où la délation s'était institutionnalisée, parce que plusieurs personnes « bien intentionnées » connaissaient la jeune fille, mais simplement parce que Dreamers avait manqué de chance.

Il chassa ses pensées sombres et poussa du pied un caillou, au bord du trottoir, vers le talus situé à l'intérieur d'un des lacets de la route. Le caillou buta contre un autre, dévia sa course, entraîna une brindille qui elle-même retenait une pierre plus grosse... et ce fut une minuscule avalanche qui dévala dix mètres en contrebas, et se répandit sur la chaussée d'en dessous, en une coulée de glaise rouge.

Un passant, jetant un coup d'œil sur Dreamers, dit en le heurtant de l'épaule:

— Pas très malin, jeune homme !

Puis il le toisa de sous sa casquette grise, dans l'espoir d'obtenir une réponse qui déclencherait une bagarre. Mais Dreamers fit comme si, tout simplement, il n'avait pas entendu. L'autre s'en fut, avec son agressivité gratuite. Il trouverait sûrement quelqu'un d'autre sur qui la déverser.

Dreamers en avait marre de cette ville.

Elle s'étendait devant lui, sous les lacets de la route, sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, et l'image gigantesque des toits gris, des terrains vagues jaunes, des ruines, des tours administratives de verre noir et bleu, dominant les alentours, tout cela provoquait chez le peintre un dégoût puissant.

Jusqu'à présent, il s'en était sorti en peignant. Colorant son écœurement du rouge ou de l'ocre des tubes. Maintenant, il ne pouvait plus effacer ce qu'il ne voulait pas voir. Il devait y aller, à fond.

Rester dans la ville et trouver un travail, ou quitter ce lieu et vivre en réprouvé le reste de ses jours.

Seulement voilà: le travail était quasiment impossible à trouver, et dans cinq jours, Dreamers savait que son sursis expirait. Il serait, d'office, un parasite. Alors ? Alors, autant faire confiance au hasard, et pourquoi pas ? retrouver Sophia. Au moins, il serait peut-être utile à quelqu'un...

Il repensa au type qui venait de le heurter. C'était significatif. Depuis que Dreamers s'obstinait à penser que la société était mal faite, toujours, les autres l'avaient traité en gamin irresponsable. Il était habitué...

Il commença de descendre les lacets de la route, vers la forêt de toits.

En bas de la côte, la soif le prit. Intensément, comme accumulée dans sa gorge depuis trois jours.

Mais il dut encore marcher et dépasser plusieurs maisons grises et aveugles, probablement désaffectées, avant d'apercevoir un bar, blotti dans une ruelle sale et malodorante. Tenant le milieu de la chaussée bosselée, il contempla l'enseigne: Café de la Paix. Elle avait sûrement un demi-siècle !

Une façade jadis peinte en jaune d'or, une double porte genre saloon, une musique criarde et lancinante. Il poussa les battants.

A l'intérieur, curieusement, il faisait clair. La moitié de la salle était en fait une arrière-cour, sans toit. Les murs étaient blanchis de chaux. Quelques traînées brunâtres constituaient autant de provocations au régime des insectes... Le comptoir où brillait un antique percolateur était juste en face de Dreamers. Le patron tournait le dos à l'entrée, essuyant des tasses.

Dreamers commanda une bière et gagna les tables dépareillées, sur sa gauche. Curieux endroit pour faire la paix !

Il évita le juke-box aux lumières fatiguées, et s'assit à la seule des trois tables libre.

D'un côté, une femme assez jeune mais au visage marqué de fatigue achevait de se repoudrer. Quelconque. Sur la gauche de Dreamers, deux hommes parlaient à voix basse.

Un grand, presque un géant, arborait une moustache blonde en pointes. Il était vêtu d'une robuste chemise à carreaux, comme un bûcheron des Imageries d'Epinal, et se frottait les mains l'une contre l'autre, des mains épaisses et calleuses.

L'autre était plus petit, paraissait plus intelligent, les yeux très foncés, la peau grêlée et parsemée de poils disgracieux. Il portait un costume noir usé aux coudes.

Un troisième consommateur sortit des toilettes, au fond de la cour, accompagné par le bruit ruisselant d'une chasse d'eau, et gagna la sortie en adressant à la jeune femme un

La semaine Carnivore. 3.

signe égrillard. Elle ne répondit pas, fixant Dreamers du regard.

Le tenancier du Café de la Paix apporta sa bière et se fit payer tout de suite. Puis il retourna au comptoir après avoir baissé le juke-box en maugréant...

... Ce qui permit à Dreamers d'entendre une partie de la conversation des deux hommes.

... quand même un beau salaud, ton Rallac ! jura l'homme en noir. Il aurait pu nous foutre tous dedans !

Te fâche pas, Cordelli ! intervint le géant. J'étais pas chargé de le surveiller. Et puis, on pouvait pas prévoir qu'il irait tuer cette poufiasse et qu'il se ferait prendre aussi bêtement !

Possible, mais il a dû parler... Alors, maintenant, pour agir, ça ne va pas être facile.

L'autre but une longue gorgée de sa bière, et Dreamers en fit autant, pour se donner une contenance. La conversation tourna court.

La femme se leva, et Dreamers vit qu'elle portait une robe de coton échancrée jusque sur la hanche, et rien en dessous. Elle vint se planter devant lui, la jambe en avant, nue jusqu'à l'aine, repoussant le genou de Dreamers.

Celui-ci vit les vergetures sur la peau de la femme. Malgré lui, il se mit à détailler ce corps à demi dénudé qu'elle voulait lui vendre. Les hanches étaient blanches et portaient encore les marques des doigts du client précédent. La poitrine était forte, ce que n'aimait pas Dreamers. Le visage restait quelconque, empreint de vulgarité lourde sur le sourire trop fardé.

La fille n'insista pas, tira sa robe sur sa cuisse et s'assit à sa table de Dreamers. Elle sentait un peu la sueur aigre.

Bon d'accord, mon chou, on verra tout à l'heure ! Tu as envie de parler ?

Elle avait une voix triste, mais ses yeux étaient froids, calculateurs. Elle étudiait sa proie et modifiait ses avances en fonction des réactions du client.

Dreamers lui posa la question qu'il avait déjà posée des dizaines de fois depuis trois jours.

Vous ne savez pas où je pourrais trouver du travail ? N'importe quoi ! se hâta-t-il d'ajouter, mais sans y croire.

La fille le regarda, les yeux arrondis de surprise. Puis elle éclata de rire, un rire dévastateur qui soulevait ses gros seins moites.

A la table voisine, l'homme en noir se tourna vers elle; il fulmina:

Eh, la ferme ! Tu te crois où, bordel ? Trouve-toi un bonhomme et fous-nous la paix !

La prostituée s'arrêta de rire et siffla entre ses dents:

La ferme toi-même, Cordelli !

Puis elle se pencha vers les deux hommes.

C'est justement un bordel, ici, et je travaille, Alors, foutez-moi la paix !

Le géant se tourna à son tour vers Dreamers:

Monte avec elle, mon gars, ça la fera taire...

Non, justement, y veut pas monter ! Vous savez quoi ? Ce type cherche du travail ! renvoya la fille en riant de plus belle.

L'homme en noir détailla Dreamers de ses yeux noirs.

Ce n'est pas vrai, laissa-t-il tomber.

Le juke-box s'arrêta de geindre et, dans le

silence à peine revenu, Dreamers s'entendit bafouiller:

Ce... n'est pas vrai... ? Et... et pourquoi ?

Parce que si tu cherchais vraiment du travail, reprit Cordelli, tu devrais savoir que ce n'est pas dans un café qu'on en trouve... Alors, tu finis ta bière, et tu t'en vas, ou tu montes avec elle. Mais tu dégages !

Dreamers affermit sa main sur son verre et but lentement. Puis, tandis que Cordelli et l'autre type le regardaient en silence et que la fille, sans aucune espèce de gêne, se grattait l'entrejambe, il laissa tomber:

Je cherche une jeune femme...

Sers-toi ! brailla le géant en soulevant la robe de la prostituée jusqu'au nombril.

Elle le laissa faire, posant sa main aux ongles artificiels sur le genou de Dreamers.

Non, vous n'y êtes pas. Je cherche... Sophia. Sophia Breiz.

A l'autre bout de la salle, le patron posa son torchon, contourna le comptoir et remit le juke-box en marche. Il écouta attentivement les premières mesures de l'air choisi, en regardant vers la rue, l'air absent.

La prostituée s'écarta sur un signe impératif de Cordelli, et retourna s'asseoir seule à sa table.

Et qu'est-ce que tu lui veux, à Sophia Breiz ? demanda Cordelli d'une voix neutre.

Dreamers prit le temps de se carrer sur sa chaise avant de répondre.

Mon nom est Dreamers, Paul Dreamers. J'étais avec le père de Sophia lorsque les mutants l'ont arrêté. J'ai réussi à me planquer dans la serre et je me suis échappé quand ils ont mis le feu.

Il ajouta qu'il avait « des choses » à dire à Sophia.

Cordelli réfléchissait à toute vitesse. Le barman revint derrière son comptoir et disparut dans sa cuisine. Le genre de type qui ne lèverait pas le petit doigt, jamais.

Des choses... Et quelles choses ?

Dreamers toisa Cordelli, il se força à parler

calmement.

Si je dis que je cherche Sophia pour lui transmettre un message de son père, ce n'est pas pour donner le message à n'importe qui d'autre, n'est-ce pas ?

Cordelli hocha lentement la tête. Il plissa ses lèvres jusqu'à ce qu'elles ne soient plus qu'un mince trait au milieu du menton.

Possible... Possible... Mais tu dois bien comprendre que ce n'est pas facile d'atteindre Sophia Breiz...

Je sais. Cela fait trois jours que je la cherche.

Tiens ! Je croyais que tu cherchais plutôt du travail...

Fais gaffe, Cordelli ! Ce type n'est pas net ! intervint le géant blond en se levant.

Dreamers pensa qu'il n'aimerait pas se trouver en tête à tête avec lui. Une idée lui vint.

Breiz sait parfaitement combien de plantes vous avez volées...

Tous les trois se regardèrent.

Cordelli se leva et dit quelques mots à l'oreille du géant. Puis il vint vers Dreamers, l'air aimable.

Tu vas rester avec Paxton. Moi, j'ai quelque chose à faire. Quand j'aurai fini, on verra ce qu'on peut combiner pour toi.

Il se pencha presque sous le nez de Dreamers, pour ajouter en ricanant:

Et tiens-toi tranquille, parce que Paxton, il est patient, mais il ne faut pas le fâcher.

Le dénommé Paxton changea de chaise et vint s'asseoir à côté de Dreamers. Il posa sa main droite sur l'épaule du peintre.

Le type devait être d'une force prodigieuse. Dreamers fouilla dans sa poche, mais l'autre l'arrêta immédiatement en lui serrant le coude, apparemment sans effort.

Cigarette, laissa tomber Dreamers.

Paxton palpa la veste du peintre, presque

sans bouger. Il sortit lui-même le paquet de cigarettes' chiffonné, et s'en octroya une avant de le redonner à Dreamers.

Bon. Eh bien, je vois que vous allez faire connaissance, dit Cordelli.

Il prit le bras nu de la fille et la força à se lever.

Ils partirent tous deux vers l'escalier, au fond de la cour.

Dreamers n'eut pas l'impression que le Café de la Paix portait bien son nom.

Sur le palier du premier étage, Cordelli empoigna brusquement la fille et lui donna une paire de gifles.

Elle tituba, mais ne dit rien. Elle connaissait les manières du bonhomme et savait qu'il était violent, sadique, mais généreux. Allongée à même le parquet, elle le laissa lui retrousser sa robe jusqu'au cou. Il prit son plaisir. Malgré les pincements cruels qu'il exerçait sur ses seins, elle poussa même son sens professionnel jusqu'à mimer les frémissements de l'orgasme en remuant les reins de façon convaincante. Cordelli était une ordure, mais elle, elle avait besoin d'argent.

L'homme poussa un grognement et se releva.

Une fois rajusté, tandis que la fille le regardait, allongée contre le mur, il prit son portefeuille et jeta une poignée de billets entre ses jambes.

— Et tu la boucles. Maintenant, tu vas rester là une minute avant de redescendre. Moi, je vais là !

Il se dirigea vers la chambre de la fille, qui était aussi, certaines nuits, celle du patron du bar, referma soigneusement la porte, écouta le pas de la prostituée qui commençait à se refaire une beauté devant un petit lavabo d'angle, au bout du couloir.

Cordelli sourit et décrocha le téléphone.

Quand il ressortit de la chambre, la fille examinait ses seins dans la glace souillée au-dessus du robinet. Elle avait la peau qui marquait tout de suite, et c'était vraiment un handicap.

Cordelli remonta la fermeture Eclair de sa robe et la poussa devant lui dans l'escalier. Dans la salle, le juke-box braillait toujours. Une scie du début du siècle. Dreamers et Paxton fumaient en silence. L'air maussade.





























CHAPITRE V


Après le départ des trois hommes, la prostituée vint s'accouder au comptoir.

Alors ? demanda le tenancier du fond de sa cuisine.

Soixante !

Et elle partagea la liasse de billets en deux parties égales. L'homme sortit de son recoin enfumé pour empocher la moitié qu'elle lui tendait.

Dans ce domaine, il régnait un semblant d'égalité. Mis à part le fait suivant: pendant que la femme se faisait pincer les seins, le tenancier buvait une bière.

Lorsqu'ils entendirent les half-tracks, ils sortirent tous deux pour poser les volets de bois devant la façade. L'un des volets, plus grand que les autres, se retrouva, par hasard, cacher la Paix sur l'enseigne.

Ils arpentaient les rues, sans s'inquiéter outre mesure du bruit des chenillettes qui se rapprochaient. Dreamers marchait au milieu, mais c'était Cordelli qui dirigeait le groupe.

Pendant qu'il s'amusait avec la fille au premier étage, Dreamers avait tenté de discuter un peu avec Paxton, mais celui-ci avait opposé un mutisme de pierre. De guerre lasse, le peintre s'était absorbé dans la contemplation de son mégot. Il se demandait dans quel état il allait trouver Sophia, si même les deux hommes le conduisaient vers elle. Il n'avait pas voulu choisir à temps son propre avenir dans la villa, et il sentait bien que, désormais, c'était trop tard. Il était embrigadé chez les terroristes, il faudrait aller jusqu'au bout. Parce que, outre Sophia et la promesse implicite faite à son père, Dreamers s'intéressait à Cordelli. Le bonhomme était curieux. Vaguement dangereux. Quant à Paxton, il était difficile de lui fausser compagnie. Ses deux mains épaisses pendaient le long de son pantalon, un peu comme les bras d'un singe, et il émanait du type une menace très précise: celle de se retrouver étranglé.

A un carrefour, Cordelli s'arrêta.

— On va l'emmener au cimetière, dit-il à Paxton.

Ce dernier se contenta de grogner un vague assentiment. Il était évident qu'il n'appréciait pas Dreamers.

Quel cimetière ? demanda le peintre.

Il en connaissait un, rempli de caveaux

« historiques », pyramides et obélisques divers, mais c'était à l'opposé de la direction prise par le trio.

Le cimetière de bagnoles ! précisa Cordelli. Et là, tu attendras. Si Sophia veut te voir, elle viendra.

Sinon ?

Sinon ? Je te laisserai avec Paxton. Cinq minutes. Ça devrait suffire...

Dreamers n'insista pas.

Il reporta son attention sur les sirènes de la police, maintenant toutes proches, et les cris des hommes à quelques pâtés de maisons de là.

Ça serait amusant d'être ramassé dans une rafle, en compagnie de deux terroristes. Ça ferait bien dans le dossier de parasite social !

Paxton devenait nerveux. Il regarda derrière lui.

L'avenue était déserte, comme toutes les rues avoisinantes lorsque les policiers arrivaient dans un quartier de la ville. D'une seconde à l'autre, comme par enchantement, les badauds, les chômeurs, les ménagères, tout le monde disparaissait.

Les trois hommes débouchèrent sur une place ombragée. Un clochard dormait, allongé à même le sol. Au passage, Paxton lui lança un coup de pied dans les côtes pour le réveiller. L'autre se dressa, ahuri, tandis que les sirènes mugissaient, toutes proches.

Cordelli accéléra l'allure.

Quand ils tournèrent entre deux maisons, le clochard était encore accroupi sur le trottoir, en train de chercher Dieu sait quoi. Les premiers insectes apparurent devant lui, surgis des half-tracks. Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il faisait, porté par les pinces des lucanes, à plus d'un mètre du sol. Les bêtes le jetèrent au fond d'un fourgon.

Un policier mutant désigna du doigt les trois fugitifs.

L'étroit passage dans lequel les trois hommes avaient tourné se glissait entre deux murs aveugles. Seuls des humains ou des mutants pourraient les suivre, pas les insectes. Cordelli en tête, ils gravirent un escalier aux marches usées qui se trouvait au fond du passage.

Et Dreamers heurta Cordelli qui s'était arrêté.

Par-dessus son épaule, il vit une mante qui les attendait, à la sortie de l'escalier.

Demi-tour, vite ! cria Paxton.

Attendez ! Elle est seule, répondit aussitôt Dreamers. (Soudain, il se sentait l'envie de se battre. )

C'était complètement absurde, parce que, même à trois, ils avaient peu de chances.

Néanmoins, Cordelli s'avança, suivi du peintre. Paxton resta en arrière pour guetter l'arrivée d'autres soldats.

Cordelli resta dans le passage, juste assez loin de la bête.

Dreamers vint se placer à ses côtés.

La mante agitait ses antennes vers les deux hommes et ouvrait lentement sa gueule baveuse. Des reflets gris luisaient sur ses yeux rouges. Dreamers n'eut pas le temps d'admirer cette mécanique parfaite de la nature, la mante s'avança vers lui.

Sans réfléchir, il attrapa l'antenne la plus proche, surmontant son dégoût au contact de la corne glissante, et tira d'un seul coup.

L'insecte fit entendre un crissement de colère.

Cordelli tira à son tour sur l'autre antenne. Il eut plus de chance, car elle se brisa.

Surprise de cette résistance, la mante recula, dégageant un étroit passage entre elle et le mur.

Ils arrivent ! cria Paxton.

Il saisit une poubelle qui se trouvait dans un renfoncement, devant une porte de bois, et la lança ' de toutes ses forces sur les policiers.

Les hommes ne purent éviter l'objet et les deux premiers tombèrent en jurant. Mais les suivants sortirent leurs armes.

Allons-y ! dit Cordelli.

Dreamers pensa que c'était du suicide, mais il n'avait guère envie d'être arrêté de nouveau. S'il y avait une possibilité, même infime, il fallait la tenter.

Il fit une feinte sur la gauche, tandis que Cordelli s'élançait à droite.

L'insecte géant, décontenancé, voulut se diriger sur Cordelli, et Paxton se lança lui aussi sur la gauche.

La rue était vide. Sur l'instant, tous trois pensèrent que c'était une chance. Cordelli atteignit un réverbère et s'arrêta derrière, narguant la mante. Les deux autres traversèrent la rue et gagnèrent un autre escalier, presque en face du premier.

Quand ils se retournèrent, Cordelli lança son couteau vers les yeux de l'insecte. C'était à peu près la seule chose à faire. La lame ricocha sur la carapace frontale, tournoya au soleil et tomba sur le pavé. La mante sauta d'un coup contre le réverbère. Son antenne cassée vint heurter Cordelli en pleine figure. Il gémit et recula, un filet de sang coulant de sa narine gauche. L'insecte se ramassait sur lui-même pour bondir sur l'homme.

Paxton et Dreamers ne pouvaient rien faire.

Soudain, une jeep déboucha en haut de la rue. Au même moment, les policiers sortaient de l'escalier, mitraillettes en avant.

La jeep était dépourvue d'insignes militaires. Elle fonça droit sur l'insecte, heurtant les pattes arrière démesurées à l'instant où la mante se détendait. Déséquilibrée, la bête rata son but et retomba devant les soldats. L'un d'entre eux, par réflexe, appuya sur la détente de son arme.

Une rafale de balles explosives hacha la tête de l'animal, projetant des esquilles de chitine et de chair blanche dans toutes les directions.

La jeep revenait, à fond de train.

Ignorant les avertissements des policiers, Cordelli traversa la rue et s'engouffra à son tour dans l'escalier. Il grimpa les marches quatre par quatre, et rejoignit Paxton et Dreamers.

Ensuite, ils parvinrent à sortir du quartier sans autre mauvaise rencontre. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent le cimetière des voitures.

Warwick fit immobiliser la jeep et sauta sur la chaussée.

Le reconnaissant, les soldats eurent un instant de confusion. Certains présentèrent leurs armes du mieux qu'ils purent.

La voix du Conseiller tonna au-dessus de leurs têtes.

— Bandes d'incapables ! Vous avez failli tout faire rater! Ces trois là, je vous ai dit que je les voulais vivants ! Et vous ne trouvez rien de mieux à faire que de leur envoyer une mante et des idiots avec des mitraillettes ! Vous êtes vraiment des crétins ! Des crétins !

Le chef du détachement aboya:

Gaaaarde à vous !

Ce qui acheva de mettre Warwick de plus mauvaise humeur encore.

Vous êtes des nullités ! On cerne le quartier, on vous répète d'y aller doucement, on fait tout pour coincer ces types, et vous, vous envoyez une mante !

Puis il regarda les restes de l'insecte, encore agités de faibles soubresauts. Mais personne ne l'entendit murmurer:

Bon débarras !

Il remonta dans la jeep et donna quelques ordres avec la radio de bord.

Il ne servait plus à rien de maintenir le barrage en place. Le piège n'avait pas fonctionné. Les terroristes s'étaient échappés. Maintenant, ce serait plus difficile, et le temps passait. Warwick espérait qu'au moins les terroristes ne commettraient pas de nouvel attentat avant que le calme soit revenu. Mais il n'en était pas sûr... Si au moins il avait pu les convaincre que, finalement, eux et lui travaillaient dans le même but!

Puis il fronça les sourcils tandis que la jeep redescendait vers le Centre de sécurité.

Au passage dans la rue, Warwick avait parfaitement reconnu Cordelli. Puis Paxton. Mais qui était le troisième homme, avec

Paxton ? Une fois rentré à son bureau, il se ferait amener les fiches des suspects. Peut-être parviendrait-il à l'identifier...

Le cimetière des voitures était un vaste enclos, contre la limite nord des faubourgs populaires. Un sale coin balayé en permanence par les fumées des usines environnantes. Des fumées acres et grises qui donnaient au ciel une couleur hivernale, même en plein été.

Comme ses deux anges gardiens reprenaient leur souffle, Dreamers demanda, fixant des yeux les volutes qui s'épanchaient dans le ciel:

Au fait, savez-vous pourquoi les quartiers populaires de toutes les grandes villes sont construits à l'est ?

Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? jura Paxton.

Mais Cordelli lui fit signe de se taire.

A cause des vents dominants ! Les premières usines construites au XIXe siècle furent bâties dans les villes, et le vent porta les déchets vers l'est. Alors les notables s'installèrent à l'ouest... Sympathique, non?

Cordelli ricana en essuyant le sang coagulé sur ses lèvres. Paxton se gratta l'aile du nez. Dreamers n'était pas certain qu'il ait compris.

Bon, c'est peut-être vrai, tout ça, mais on n'a pas que ça à faire... Paxton, tu vas aller voir Sophia. Moi, je reste avec notre ami intellectuel. D'ici une demi-heure, tu peux être revenu...

Le géant blond regarda Cordelli.

Tu préfères pas que je reste avec lui ? C'est plus sûr, non ?

Obéis et fais vite ! Moi, je vais en profiter pour causer avec Monsieur... repartit Cordelli.

Paxton disparut dans les cabanons qui s'appuyaient contre le mur du cimetière. Dreamers le vit réapparaître bientôt sur un talus un peu plus élevé, puis disparaître de nouveau entre deux bâtiments.

Cordelli le prit par le bras.

Allons à l'intérieur, nous serons plus tranquilles...

Vous craignez quelque chose ?

Cordelli éclata de rire.

Moi ? Oh non ! C'est plutôt vous qui devriez avoir peur...

Pourquoi donc ?

Cordelli ne répondit pas tout de suite. Il indiqua du doigt une allée entre deux piles de carrosseries rouillées. Dreamers leva les yeux. II fit la moue. Les véhicules du haut des piles oscillaient doucement sous le vent, et l'ensemble grinçait de façon inquiétante.

Allez ! Avance ! dit Cordelli d'un ton rogue.

Comme vous voudrez... mais nous pourrions aussi bien discuter ici...

L'homme en noir toisa Dreamers d'un air mauvais.

Ecoute, bonhomme, dit-il, Paxton n'est plus là, mais ce n'est pas une raison pour penser que tu peux t'amuser avec moi... Alors, tu vas être bien aimable, et tu vas répondre à mes questions.

Dreamers était frappé du changement survenu chez Cordelli. Le type devenait violent. Il eut l'impression que Cordelli jouait avec lui comme le chat avec une souris. Il attendit les questions, bien décidé à fuir de cet endroit dès que possible.

Si tu crois pouvoir t'échapper, tu te trompes ! l'assura Cordelli. Regarde !

Il exerça une très légère poussée sur l'une des piles de voitures, et... toute la pile de droite oscilla vers Dreamers.

Si tes réponses ne me plaisent pas, je pousse, et hop! Fini monsieur Dreamers... En cherchant bien, dans quelques années, on te retrouvera coincé entre deux bagnoles, tout plat !

Dreamers haussa les épaules.

Qui t'envoie?

Je vous l'ai dit. J'ai quelque chose à dire à Sophia Breiz... quelque chose que je tiens de son père...

Un peu facile ! aboya Cordelli.

C'est pourtant vrai, insista Dreamers, mais il vit bien que l'autre ne l'écoutait même pas.

Et il comprit soudain.

Cordelli voulait le pousser à faire une imprudence, pour le liquider avant le retour de Paxton et de Sophia. Il en était sûr, mais il ne comprenait pas pourquoi.

Il jaugea Cordelli. Au corps à corps, il aurait peut-être une chance. Mais l'homme en noir était peut-être armé. Il avait certes lancé son couteau contre la bête, dans la rue, mais était-ce sa seule arme ?

Cordelli vit que Dreamers avait compris quelque chose. Il se détourna légèrement, plongea le bras dans l'intérieur d'une voiture et en ressortit une clef à molette rouillée.

Devant l'air surpris de Dreamers, il ricana :

— Eh oui ! On vient souvent ici... alors on aménage comme on peut...

Puis il s'avança vers Dreamers en brandissant l'outil.

Dreamers recula doucement... et heurta de son dos la pile de carrosseries.

Au moment où Cordelli levait le bras, Dreamers sauta de côté. La clef s'abattit sur une aile rouge, faisant sauter des parcelles de peinture terne et cabossant le métal de façon inquiétante.

Dreamers fonça vers l'entrée du passage, suivi de Cordelli.

Il dérapa dans une flaque de boue saumâtre et se retint de justesse au montant d'un pare-brise crevé. Il sentit les morceaux de verre pénétrer dans sa main et lâcha aussitôt.

Il ne put se rattraper et s'étala de tout son long dans l'allée. Cordelli, qui le suivait de près, tomba sur lui. Les deux hommes s'empoignèrent à la gorge et roulèrent à tour de rôle l'un au-dessus de l'autre, dans la glaise.

Puis Cordelli prit le dessus et serra la gorge de Dreamers de toutes ses forces.

En battant des jambes, le peintre heurta une carrosserie. En dégageant son pied, il tapa sur un toit.

Surpris par le son, croyant qu'une des piles de voitures s'effondrait sur eux, Cordelli relâcha son étreinte.

Une seconde de trop...

Dreamers lui envoya son poing en pleine figure, de toutes ses forces.

Il sentit rudement l'arête du nez qui résistait, puis son poing glissa et atteignit l'œil de Cordelli.

Celui-ci se releva en criant de douleur.

Dreamers ramena ses jambes sous lui et se glissa sous une carrosserie, échappant à son agresseur.

L'autre tenta de lui attraper les jambes mais de façon trop maladroite pour y parvenir. Dreamers rampa sous le châssis et se releva, couvert de poussière, de l'autre côté de la voiture.

Il regarda devant lui.

Un monstre !

Un énorme monstre de métal rouge !

Une grue broyeuse, équipée d'une fantastique pince à cinq branches, destinée à pulvériser les carrosseries. Une machine d'une puissance incroyable, arrêtée, plantée sur quatre vérins à demi enfouis dans la glaise...

En levant la tête, Dreamers retint un cri de stupeur. La cabine, située à près de trois mètres du sol, était légèrement inclinée vers lui, comme une tête d'insecte géant. Les glaces fumées de couleur verte reflétaient son image déformée, comme dans une pupille, comme dans la pupille d'une mante monstrueuse.

Au-dessus de sa tête, la pince pendait, inutile, au bout de son long bras articulé, prête à tomber.

Dreamers voulut fuir entre les quatre vérins, les quatre pattes métalliques de l'engin, mais Cordelli avait eu le temps de faire le tour des voitures détruites et l'homme le ceintura avec violence.

Dreamers essaya de s'échapper, mais Cordelli, c'était évident, était plus entraîné. Il le balançait de droite et de gauche, voulant lui heurter la tête contre les calandres ou les portières des voitures.

Ils cognèrent l'un des vérins, et toute la machine rouge parut s'ébranler.

Dreamers vit clairement la pince se balancer au-dessus d'eux. — Attention! cria-t-il.

Inquiet lui aussi, Cordelli leva la tête et repoussa Dreamers sous la machine.

En se relevant, le jeune homme heurta Paxton qui arrivait, accompagné d'une toute jeune fille, affolée.






















CHAPITRE VI


Ça suffit, Cordelli ! dit la jeune fille.

Elle avait une voix douce, avec une légère

nuance de tristesse.

Pourtant, Cordelli se releva, contemplant les dégâts sur son costume noir.

Il voulait...

Je ne voulais rien du tout ! coupa Dreamers en fixant la jeune fille. Vous êtes... Sophia Breiz ?

Elle fit oui de la tête, mais n'attacha aucune importance à l'intervention de Dreamers.

Cordelli... Nous étions bien d'accord, pourtant. Aucune intervention gratuite. Un vote de la totalité du groupe ! L'histoire de Rallac ne vous suffit pas ?

L'homme en noir haussa les épaules et entraîna Paxton vers la sortie du cimetière, distribuant çà et là d'impressionnants coups de poing contre les tôles. Un vrai gosse, pensa Dreamers.

La jeune fille le regardait. De nouveau son air affolé...

N'ayez pas peur de moi, hasarda Dreamers.

Elle éclata de rire. Une cascade de notes aiguës. Puis redevint attentive.

Vous êtes blessé, là, votre main...

Dreamers regarda sa main droite. Le sang

coulait d'une multitude de petites coupures, sans gravité, mais nombreuses.

Sophia Breiz s'approcha et fit la moue.

Pas grave, mais il faudra désinfecter cela tout à l'heure... Venez avez moi.

Elle partit devant.

Dreamers la suivit des yeux.

Elle était belle, semblait à la fois fragile et dure, souple comme le roseau. Sa jupe en jean laissait nues ses jambes au-dessous du genou, et Dreamers en apprécia le galbe fin. Elle avait les épaules larges et la taille fine. Ses cheveux blonds se répandaient, libres, sur un pull-over blanc à bon marché.

Du blé sur de la nacre, murmura le peintre.

Vous venez ? dit encore Sophia.

Il la rejoignit et marcha à côté d'elle. La jeune fille était plus petite que lui, mais pas exagérément.

Un modèle idéal, pensa-t-il, avant de se rappeler que, désormais, il lui serait difficile de peindre. Dommage...

Devant eux, à une centaine de mètres, Paxton et Cordelli discutaient ferme.

Alors, vous vouliez me parler ?

Oui... Enfin, non, pas exactement.

Sophia Breiz s'arrêta net et se tourna vers

lui, surprise.

Vous n'allez pas me dire maintenant que...

Dreamers l'arrêta du geste. D'autorité, il lui prit le bras. Elle le laissa faire. Ils repartirent.

Voilà: par le plus grand des hasards, je me trouvais avec votre père lorsque les mutants sont venus l'arrêter...

Et il lui raconta ce qu'il savait des terroristes, du vol des plantes, de la destruction de la serre. Il lui parla de son propre sursis et de ses recherches.

Quand il eut fini, Sophia hocha lentement la tête. Il l'aida à enjamber la clôture barbelée d'un enclos, se forçant à détourner les yeux lorsque la jeune fille accrocha sa jupe, découvrant des cuisses fermes et fuselées. Plus loin, au milieu d'un terrain vague — Dreamers n'avait qu'une toute petite idée de l'endroit où ils allaient —, elle prit la parole.

Le groupe formé par mon père s'est intéressé aux plantes il y a six mois. Ce sont d'anciens étudiants en biologie, mais ils ont dû interrompre leurs études lorsque l'Université a été fermée. Ils ont glissé peu à peu vers la marginalité, les vols, et puis le terrorisme, sans vraiment pouvoir se rattraper... Oh, ce ne sont pas des têtes en l'air! Tenez, Paxton, par exemple, avec son air imbécile, il est très fort au niveau organisation. Bref, ils ont décidé un jour de passer à l'action. Mais mon père s'y est opposé. Il ne veut pas qu'on utilise les plantes pour des actes de ce genre. Mais Rallac a voulu agir seul, et maintenant, tout le groupe est menacé, vous comprenez...

Vous votez tout le temps ?

Sophia rit encore.

Oui ! Mais cela aussi, ça risque de disparaître si mon père n'est pas relâché... C'était une de ses idées... Des petits noyaux de « démocratie pure ».

Soudain passionnée, elle se tourna vers Dreamers.

Comprenez-vous bien, nous n'avons pas de chef... du moins en principe. Nous voulons créer l'embryon d'une démocratie réelle. Nous prenons toutes nos décisions en votant...

A trois ?

A cinq, avant que Rallac ne s'en aille...

Et, à part Cordelli, Paxton, et... vous, qui est le quatrième ?

Mathilde, la maîtresse de Cordelli. Vous la verrez tout à l'heure...

Ils restèrent silencieux un bon moment, le temps de traverser une enfilade de maisons à demi ruinées, puis une usine désaffectée.

La ville s'étendait ainsi sur des kilomètres et des kilomètres, offrant aux gens rejetés par la société une quantité incroyable de refuges plus ou moins agréables, entre deux rafles. Pourtant, Dreamers n'aperçut pas âme vivante...

Devant un bâtiment de brique noircie, un peu plus élevé que les autres, au milieu de la cour de l'usine, Sophia s'arrêta. Elle se tourna vers Dreamers et lui prit les mains.

Il vit qu'elle avait les yeux humides.

— Vous m'aiderez, n'est-ce pas ? Je... je ne veux pas non plus qu'on se serve des plantes pour tuer... même des mutants.

Sur le moment, il ne sut que dire. Plus tard, il se rappellerait seulement que Sophia avait de grands yeux verts. En montant l'escalier derrière elle, il estima que c'était une fille curieuse, sans doute en train de se battre constamment contre elle-même avant tout, se forçant à s'opposer à Cordelli et aux autres terroristes, alors que son inclination personnelle la poussait vraisemblablement vers une vie plus tranquille, loin de toute la fumisterie des théories et des dogmes. Un roseau, c'était cela, un roseau ballotté par le vent de la vie, et qui devait regarder l'horizon proche avec méfiance... et tristesse.

Quant à Mathilde, c'était une autre affaire.

Plus âgée que Sophia, la trentaine comme Cordelli et Paxton, elle était à la limite exacte entre l'épanouissement et le renfermement sur elle-même, comme la plupart des femmes de cet âge. Il est vrai que la société dans laquelle elle vivait ne favorisait pas une libération des caractères.

Brune autant que Sophia était blonde, petite et relativement potelée, elle ne manquait pas d'un certain charme. Du moins, elle n'en aurait pas manqué si elle avait eu la possibilité de s'habiller avec goût et de se coiffer correctement, au lieu de se traîner dans un pantalon d'homme beaucoup trop large surmonté d'une veste à carreaux comme celle de Paxton. Elle avait une voix rauque, avec une légère trace d'accent étranger.

Elle les accueillit avec froideur, lançant des coups d'œil à la dérobée sur Dreamers, et opposant à Sophia un masque de mauvaise humeur tout à fait réussi. A n'en pas douter, elle était jalouse de la beauté de Sophia Breiz.

Voilà qui ne doit pas manquer de piquant, pensa Dreamers.

Les deux femmes partageaient en effet le même logement depuis que Sophia était partie de chez son père, et Mathilde ne devait pas voir cette « concurrente » passer d'une pièce à l'autre d'un très bon œil. Dame, elle y tenait, à son Cordelli ! Dreamers comprit tout de suite qu'elle ignorait les frasques de son amant.

Ensuite, pendant que Sophia préparait un semblant de café, avec une incroyable quantité de chicorée, Dreamers dédaigna les coussins crasseux qui s'entassaient près de la cheminée froide, et visita les autres pièces.

La maison qui servait de refuge au groupe était certainement l'ancienne demeure du directeur de l'usine, à en juger par son emplacement au milieu des ateliers et par la taille des pièces. Des moulures couraient sur les plafonds, parfois écaillées ou parsemées de taches d'humidité. Les papiers peints jaunis se décollaient systématiquement dans les endroits les plus inaccessibles, comme s'ils avaient voulu s'abattre sur les nouveaux occupants. Il régnait dans toutes les pièces que Dreamers avait traversées une odeur de moisi tenace, mais personne ne semblait s'en préoccuper.

L'ancien bureau directorial avait été aménagé dans un duplex qui ouvrait sur la cour de l'usine par une grande verrière sale, à proximité de l'escalier d'entrée. Quelques carreaux étaient fêlés. Certains manquaient et on les avait remplacés par des cartons d'emballages auréolés d'huile et de colle. Dreamers pensa que la pièce aurait fait un bel atelier. Il s'était toujours senti attiré par les anciens bâtiments industriels, à cause de l'impression à la fois terriblement triste et pourtant très humaine qui s'en dégageait, comme si les hommes qui y avaient travaillé s'étaient un jour heurtés à une matérialisation de l'entropie qui avait motivé leur départ.

A mi-hauteur de la pièce et sur à peu près la moitié de la surface, un plancher sombre desservait les autres pièces. De chaque côté, sur les murs, deux anneaux scellés pendaient, entre lesquels une corde avait dû être tendue et jouer le rôle de garde-fou. Mais, maintenant, il n'y avait plus rien pour protéger du vide.

Dreamers s'avança au bord du palier. La partie basse de la pièce était occupée par une énorme dionée. La plante devait sécréter cette odeur aigre qui régnait partout. Le peintre se pencha au-dessus des « armes » de la dionée. Celle-ci était ornée de vastes feuilles d'un vert glacé et sombre, réunies deux à deux sur un côté, et garnies sur l'autre de longs cils épineux. L'intérieur des feuilles brillait comme un coquillage, tirant légèrement vers le rouge sur les bords. Ces pièges chatoyants mesuraient plus d'un mètre cinquante de longueur. Et il y en avait quatre, répartis sur le pourtour de la plante.

Fasciné par la beauté dangereuse de la plante carnivore, le jeune homme se pencha.

Derrière lui, le parquet grinça. Paxton le rejoignit.

— Faites gaffe ! lui dit-il en lui saisissant le bras. Ça bouffe, cette saleté! Regardez...

Dreamers vit avec dégoût que l'autre tenait dans sa main une souris grise qui couinait d'épouvante.

D'où sortez-vous ça ?

Paxton désigna la cuisine d'un coup de tête en arrière.

Nous avons plusieurs pièges pour nourrir ces saloperies.

D'un geste rapide, il lança la souris sur la feuille la plus proche. Rien ne se produisit tant que la petite bête resta immobile au milieu de la surface verte. Puis elle se mit à trotter, plissant son museau rose et reniflant entre ses pattes.

La voix de Cordelli tira Dreamers de sa contemplation:

Vous allez voir quelque chose d'extraordinaire, mon vieux.

Le peintre comprit que Cordelli voulait se montrer amical, pour une raison inconnue. Il se tourna vers lui.

Ces plantes ont un système de détection fantastique. En fait, quand elles sont dans la nature, elles sont exposées à l'action de tous les éléments les plus divers. Par exemple, une feuille qui tombe d'un arbre situé au-dessus du piège, ou bien un insecte fatigué qui se pose un instant. Et le piège ne se déclenche pas. Il ne se refermera que si l'animal touche, l'un après l'autre, deux cils. Regardez !


La souris grise était parvenue au bord de la feuille. Elle hésita un instant au-dessus du vide. Elle avança timidement une patte sur un des cils et celui-ci s'inclina tout doucement vers l'intérieur.

Vous comprenez, reprit Cordelli, si une feuille tombe d'un arbre sur la plante, il y a de fortes chances pour qu'elle ne touche qu'un seul cil. Tandis que si quelque chose d'animé touche deux cils à très peu d'intervalle, la plante en conclut que c'est une proie éventuelle.

La souris, surprise par le mouvement du cil, s'était reculée. Elle poussa un petit cri perçant.

Vous êtes encore à vous amuser avec ça ? demanda Sophia d'un ton où perçait une colère impuissante. (Elle revenait de la cuisine, portant une cafetière blanche. )

Madame va encore se plaindre ! ironisa Mathilde.

A cet instant, la souris fronça une dernière fois le museau et s'avança de nouveau sur le bord de la feuille. Une de ses pattes heurta un autre cil.

Aussitôt, les deux moitiés de la plante se refermèrent sur la souris, avant qu'elle ait eu le temps de bouger. Dreamers sentit le courant d'air provoqué par le piège. Les cils s'entrecroisèrent comme les doigts de deux mains qui se rejoignent. Le jeune homme comprit avec horreur que la souris était

prisonnière entre ces deux lames de vernis. Il distingua un léger renflement à l'endroit où la bête se tenait. Il réprima un frisson en constatant que la souris tentait de lutter contre la plante, mais sans aucune chance de succès.

Pour répondre à la question qu'il n'osait pas poser, Paxton dit d'un ton fataliste:

Elle mourra en une petite dizaine de minutes. Dès que le piège est refermé, les glandes de la dionée sécrètent des enzymes digestives qui attaquent toutes les parties

jugées comestibles de la proie: la peau, les yeux, puis les viscères... Quand elle aura digéré la souris, elle se rouvrira, dans l'attente d'autre chose. Et il restera uniquement le squelette...

Ce vieux Breiz disait que les proies « mouraient vivantes », intervint Cordelli.

Il fut interrompu par Sophia qui lui cria:

Cordelli, cessez de dire « vieux » en parlant de mon père. Sans lui, vous n'êtes rien du tout !

Elle trépignait presque, en cherchant ses mots. Dreamers vint à la rescousse.

Et puis, n'en parlez pas à l'imparfait !

Cordelli pâlit. Il se tourna vers le peintre et

serra les poings.

A cet instant, le téléphone sonna, dans une pièce voisine.

Dreamers fut surpris d'entendre cette sonnerie aigrelette. Comment se pouvait-il que le réseau fonctionne encore dans cette ruine désaffectée ?

Cordelli se mit à ricaner comme il en avait l'habitude en voyant l'air de Dreamers. Paxton compta les sonneries à haute voix:

Une... Deux... Trois.

Le silence revint dans la maison, mais personne ne bougea. Puis, de nouveau, le signal du téléphone.

Et, de nouveau, Paxton:

Une... Deux... Trois.

Voyant que personne ne faisait mine d'aller décrocher, Dreamers regarda les autres, puis Sophia, dans l'attente d'une explication.

Pour la troisième fois, la sonnerie retentit.

Une... Deux... Et trois ! Cordelli, au boulot !

Sophia avait blêmi. Dreamers se rapprocha d'elle, tandis que Cordelli adressait un petit signe à la compagnie avant de sortir de la pièce. Ils l'entendirent dévaler l'escalier. La porte d'entrée claqua. Par la verrière, Dreamers vit l'homme en noir traverser la cour et sortir de l'usine d'un pas décidé.

Son informateur, murmura Sophia.

Dreamers comprit que, décidément, la

situation échappait totalement à la fille du Dr Breiz. Et de quel informateur pouvait-il s'agir ?

Paxton lui mit la main sur l'épaule.

Vous verrez, nous sommes bien organisés... Nous ferons de grandes choses...

Le silence s'installa. Au-dehors, des nuages passaient devant le soleil, plongeant l'usine dans une pénombre sinistre. Dreamers s'éclaircit la voix et demanda, en s'adressant à Sophia:

Vous avez d'autres plantes, ici ?

Paxton le fixa du regard, l'air dur:

Je croyais que vous en connaissiez le nombre exact ?

J'ai demandé si elles étaient ici, je sais bien que vous en avez d'autres, répondit Dreamers sans sourciller.

Venez avec moi, je vais vous les montrer, intervint Sophia.

Dreamers remercia des yeux la jeune fille et la suivit dans l'escalier.

Ils sortirent de la bâtisse et gagnèrent un entrepôt, au fond de l'usine, contournant d'anciennes fosses où traînait une eau saumâtre.

Avant d'entrer dans l'entrepôt, Sophia fit remarquer:

Je vous ai prévenu, Paxton est redoutable. Il a l'air d'un bûcheron un peu simplet, mais il est supérieurement intelligent. Méfiez-vous de lui...

Dremars hocha la tête et entra avec Sophia.

Ils se retrouvèrent dans un ancien garage, à en juger par la céramique blanche qui couvrait les murs jusqu'à deux mètres cinquante du sol. Les plots d'un ancien pont élévateur restaient les seuls témoins d'une occupation antérieure, mais le pont lui-même avait été démonté. La grande porte coulissante était scellée au mur. Dreamers vit que c'était un travail hâtif, probablement exécuté par les terroristes. Sophia se dirigea le long du volet métallique, en intimant à Dreamers l'ordre de ne pas bouger. Quelques secondes plus tard, la lumière jaillit d'une rampe de néons.

On a mis un groupe électrogène, expliqua Sophia.

Mais Dreamers ne l'écoutait pas. Devant lui, les plantes carnivores attendaient.

Il repéra à peu près une dizaine de jardinières noires, équipées d'un système d'alimentation d'eau qui plongeait dans la terre et était relié à une cuve de liquide jaunâtre, sur la gauche. Les plantes étaient moins grandes que la dionée de la maison, mais elles offraient aux yeux du peintre une fantastique palette de teintes pastel. Il laissa ses yeux errer d'une tige à l'autre, sans rien dire.

Sophia se rapprocha de lui et lui prit le bras.

Ils restèrent ainsi tous les deux, à détailler chaque plante, chaque piège... Dreamers sentit qu'un engourdissement le prenait. Il frissonna.

Ce n'est pas le froid, dit Sophia d'une voix douce. C'est l'odeur du liquide nutritif, dans la cuve...

Elles ne sont pas aussi grandes que la dionée, constata Dreamers.

Sans lâcher son bras, Sophia lui expliqua que c'était l'action du liquide nutritif, jointe avec l'alternance de noir complet et de périodes d'éclairage intensif qui provoquaient la croissance des plantes carnivores.

Il n'avait pas envie d'entendre une longue explication biologique sur le secret des plantes. Aussi se tourna-t-il vers la jeune fille:

Que veulent faire vos... enfin, eux, avec ces plantes ?

La jeune fille s'éloigna un peu de lui.

C'est assez simple, en théorie... Vous savez que certaines plantes sécrètent des odeurs, des parfums, ou des sucs qui sont attirants pour les insectes... Eh bien, ça ne va pas plus loin ! Il suffisait de penser que les mutants, puisqu'ils ont des gènes d'insectes en eux, seraient attirés par ces odeurs. Attirés à tel point qu'ils en deviendraient incapables de résister, de s'échapper. En théorie, ils devraient s'approcher pour... butiner, en quelque sorte. Et les plantes, artificiellement transformées en géantes, lanceraient leurs pièges sur eux !

Dreamers comprenait maintenant la répulsion des mutants à pénétrer dans la serre du Dr Breiz, et leur hâte à la détruire.

Mais, en pratique, ce n'est pas aussi facile que ça...

« Alors, Cordelli et Paxton, grâce aux travaux de mon père, ont mis au point une autre méthode... »

Laquelle?

La bombe végétale !

Dreamers regarda la jeune fille, soucieux de sa bonne santé mentale. Mais elle était très sérieuse, au contraire.

C'est le nom qu'a donné Mathilde à l'invention, si on peut appeler ça une invention... Le principe consiste à utiliser les plantes à tentacules, comme celle-là, par exemple, reprit Sophia en désignant la jardinière la plus proche.

« Ces plantes ne sont pas aussi sophistiquées que la dionée. Elles lancent leurs tentacules vers tout ce qui bouge, comme averties de la présence d'une proie possible par le simple courant d'air du déplacement ou la différence de température de l'air. Ces tentacules se collent sur la... chair de la proie, sécrètent une sorte d'acide extrêmement puissant et ravageur, et entraînent la... chose, vivante ou morte, vers le tube digestif central.

Et le tube se courbe, et il absorbe la proie. Après, c'est la même chose que pour la dionée, je suppose, les enzymes entrent en action et rejettent uniquement les os, ou les carapaces d'insectes... Je comprends, fit Dreamers. Mais pourquoi des « bombes » ?

Ça, c'est l'idée de Paxton. Il faut se rappeler que le but de ces terroristes est de détruire les mutants. Mais, une fois le premier attentat réussi par l'effet de surprise, les mutants se méfieront de ces plantes. Ils les détruiront avant qu'elles aient pu attirer l'un des leurs, dès qu'elles seront repérées. Et puis, la taille de ces plantes empêche un camouflage efficace. Alors ce bûcheron de malheur a émis l'hypothèse qu'on pourrait, avec les précautions nécessaires, enfermer des plantes tentaculaires dans des containers parfaitement anodins, comme des compresseurs de travaux publics, ou des caisses de déménagement, et qu'on pourrait ainsi les amener sur place. Là, juste avant l'arrivée prévue d'un mutant, des charges explosives légères feraient sauter le container et libéreraient les plantes. Les tentacules se déploieraient dans toutes les directions, ramenant le mutant vers le tube digestif.

« Et s'il arrivait en retard, il devait succomber quand même à l'attraction des odeurs et des sucs... »

Mais, dit Dreamers, ils savent bien, nos étudiants, que les plantes attaquent aussi les êtres humains !...

... Si tu crois qu'ils s'en préoccupent !

Dreamers nota le tutoiement utilisé par la jeune fille. Il n'en fut pas ému, mais agréablement surpris.

A cet instant, l'un des tentacules siffla vers Sophia. Dreamers attira la jeune fille contre lui aussitôt et la masse longiligne du piège monstrueux rata sa cible, et revint à sa position initiale en se balançant avec lenteur. L'instant d'après, Dreamers sentit contre ses lèvres celles de Sophia. Elles étaient douces et parfumées. Le corps de la jeune fille se colla étroitement contre le sien. Il posa ses mains sur les reins de la jeune fille et la berça doucement. Elle pleurait. Ses nerfs n'étaient pas loin de craquer.

Dreamers comprit à cette minute pourquoi la jeune fille qu'il ne connaissait pas deux heures plus tôt lui avait sauté dans les bras. Elle avait peur. Il devina combien Sophia jouait un rôle au-dessus de ses forces auprès des terroristes; elle affectait de paraître volontaire, dure, intransigeante, alors qu'elle n'était encore — à tous points de vue —, qu'une petite fille égarée. Il était même probable que Cordelli, Paxton, sûrement aussi Mathilde, voyaient clair dans son jeu. Ils n'avaient pas grand-chose à redouter d'elle. Sophia se battait pour sauver ce qui, à ses yeux, présentait de l'importance, la démocratie, la paix, son idée du bonheur. Des mots sans signification pour les autres, et c'était un combat perdu d'avance, comme ceux de ces militaires aveugles qui disputent âprement à l'ennemi leur bastion avancé, alors que, derrière eux, toute la citadelle est déjà tombée.;. En ce sens. Sophia ressemblait à son père, et continuait son œuvre.

Quant à lui, Paul Dreamers, il se battait aussi pour sauvegarder quelque chose. Mais en ce moment, ce quelque chose avait l'apparence du néant. Malgré leur nombre restreint et la puérilité des terroristes, le peintre savait qu'ils se montreraient dangereux, qu'ils pouvaient déchaîner l'enfer dans la ville, et qu'en tout cas ils le broieraient à la moindre tentative ouverte de rébellion. Parce qu'ils étaient puérils, justement, et fanatiques.

Il découvrit justement que la seule chose qui importait, c'était là, en cet instant, la présence de Sophia blottie contre lui. Tout le reste ne provoquait qu'un immonde vertige, la splendeur mortelle des plantes, la violence de Cordelli, l'horreur des insectes et de cette ville pourrie... Il n'avait plus rien d'autre à quoi se raccrocher, hormis le corps souple et frémissant qu'il tenait embrassé.

Il ferma les yeux et serra plus fortement contre lui la jeune fille silencieuse. Un1 parfum léger de fruit montait de sa chevelure. Il lui caressa les épaules et, dans ses bras, Paul oublia la ville, oublia la terreur, oublia les insectes.     * *

Cordelli ricanait tout seul en rentrant dans l'usine.

Son informateur était vraiment d'un machiavélisme extraordinaire !

En tout cas, en ce qui concernait Dreamers, Cordelli savait maintenant à quoi s'en tenir... Le peintre n'était pas un sous-marin envoyé par le gouvernement. C'était plus simplement un pauvre type en sursis. Un marginal complètement égaré dans la ville, un élément du puzzle sans aucune importance.

Et Cordelli savait déjà de quelle façon il allait se débarrasser de ce crétin pacifique.

Il envoya Mathilde chercher le peintre et la jeune fille dans l'entrepôt, puis expliqua son plan à Paxton.

Mathilde fut soulagée de voir que Dreamers et Sophia s'embrassaient. Le couple romantique qu'elle avait sous les yeux la comblait d'aise.

Pendant qu'elle s'occuperait du peintre, Sophia ne toucherait pas à son Cordelli !

Elle se força à leur sourire.




























CHAPITRE VII


Pendant que Cordelli et Mathilde rassemblaient quelques documents, Dreamers réfléchissait à ce que venait de lui expliquer Sophia. Par respect pour les autres, il avait toujours tendance à se faire l'avocat du diable. Dans le cas présent, en supposant qu'il soit dans la peau d'un terroriste, il n'aurait pu qu'applaudir à la brillante idée de Paxton.

L'avantage des plantes sur une bombe normale était évident: les terroristes possédaient les plantes, alors que les explosifs, surtout en grosse quantité, devenaient de plus en plus difficiles à se procurer. De plus, si les bombes végétales étaient au point, seuls les mutants devaient en pâtir. Autrement dit, ils ne pourraient se retourner que contre les humains. Et c'était cela que voulaient les terroristes. Parce qu'ils savaient que les humains, même les moins concernés d'entre eux, feraient bloc contre les représailles des mutants. On arriverait ainsi rapidement à une situation de crise, et les humains ne pouvaient en sortir que vainqueurs.

Mais, car il y avait un mais, — et là, Dreamers était obligé de quitter son rôle d'observateur objectif —, il n'en restait pas moins que les terroristes escomptaient le renversement d'une société de terreur et d'oppression en utilisant eux-mêmes la terreur et l'oppression. Dès lors, comment croire que la future société, composée uniquement d'êtres humains, abandonnerait d'elle-même la terreur et l'oppression ? L'histoire de l'humanité avait toujours montré que les victimes qui utilisaient les armes de leur bourreaux se transformaient bientôt en nouveaux bourreaux. On n'en sortait pas. Dreamers était convaincu qu'il fallait lutter sur d'autres plans. Il y avait eu des exemples dans le passé de luttes pacifiques, de désobéissances civiles, de grèves générales, de résistances passives face à l'occupant. Ces moyens étaient plus difficiles à appliquer, parce qu'ils nécessitaient une solidarité extrême de la part de tous, mais enfin, ils existaient.

Et tous les moyens de lutte économisant des vies, humaines ou mutantes, étaient par définition supérieurs à ceux qui faisaient bon marché de ces vies. Parce que tout n'était pas mauvais dans la société des mutants. Parce que les principes d'égalité qui auraient dû la régir étaient profitables à tous. Et que ce n'était pas la société des mutants qui était mauvaise, mais les mutants eux-mêmes, et les hommes qui les aidaient. Cela modifiait un peu les données du problème. Il devenait nécessaire de changer les hommes, pas l'ensemble du système.

Et Dreamers, comme Sophia, savait qu'on ne change pas un homme en le menaçant de mort.

Mais cela avait échappé aux terroristes.

Cordelli revint dans la grande pièce en se frottant les mains. Il détailla en silence la dionée, et se tourna vers le petit groupe attentif.

Funérailles ! dit-il seulement.

Il ricana devant les visages ébahis.

A cause de ce que m'a dit mon informateur, j'ai eu une idée. Et nous allons la mettre en pratique tout de suite.

En fait, c'était l'informateur de Cordelli qui avait exposé l'idée, mais cela, l'homme en noir ne pouvait pas le révéler.

Demain, aux alentours de midi, j'ai l'horaire exact, notre ami Joseph Djougach conduira en terre sa pauvre et regrettée fille Morna, malencontreusement et lâchement, si je puis dire, assassinée par un terroriste fou. Il va de soi que, pour une telle occasion, un cortège imposant sera formé: une petite escorte de soldats précédera le catafalque, avec tout le tralala habituel, drapeaux, couronnes, et autres accessoires, j'en passe. Puis viendront les mutants, c'est-à-dire notre cher Gouverneur Joseph Djougach, accompagné des Conseillers mutants. Entre autres personnalités: Goellels et Delanoe, les éminences grises. Puis viendront les Conseillers humains, Warwick en tête. Le tout dans un grand déballage de pleurs et de lamentations. Ça ne vous dit rien ?

Les autres se regardèrent. Paxton se racla la gorge avant de prendre un air inspiré pour dire ce que Cordelli attendait.

C'est peut-être un peu osé de ma part, mais il me semble... Enfin bref, si une bombe était posée sur le trajet du cortège, et si elle explosait en lançant les tentacules juste après le passage du catafalque, le résultat serait intéressant.

Vous n'allez pas faire ça ! s'insurgea Sophia, rouge de colère. Vous n'en avez pas le droit !

Au mot « droit » Cordelli éclata de rire.

Sophia continua, ignorant l'interruption:

C'est... c'est criminel ! Honteux ! Vous savez bien qu'il y aura tout un tas d'êtres humains autour du cortège, que les gens seront attaqués par la plante, que...

Ça suffit, mademoiselle Breiz ! siffla Cordelli entre ses dents. On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs.

Ce ne sont pas des œufs, ce sont des hommes et des femmes, ceux-là même que vous voulez libérer !

La jeune fille était épouvantée du machiavélisme de Cordelli. Et encore ignorait-elle une bonne part de la vérité... Elle se laissa tomber sur un coussin, à côté de Dreamers. Celui-ci tenta d'intervenir:

Cordelli, dites-moi un peu... Qu'attendez-vous de cet acte ?

Voilà l'autre qui s'y met ! jura Paxton.

Mais Cordelli lui fit signe de se taire. Il se

pencha vers le peintre, l'air encore plus malsain que d'habitude.

Allez-y, Dreamers, dites-nous ce que vous avez sur la conscience...

Dreamers se recula légèrement, alluma une cigarette, tendit le paquet à Sophia, et répéta sa question. Il lui serait impossible de gagner du temps jusqu'à l'heure de l'attentat, mais il espérait au moins mettre à jour les contradictions des terroristes. Cela ne servirait sans doute pas à grand-chose, mais il fallait le faire.

Cordelli, à son tour, attrapa le paquet de cigarettes et se servit.

Dreamers, écoutez-moi bien. Il y a dans cette ville des millions d'êtres humains qui subissent tous les jours et toutes les nuits l'oppression systématique du gouvernement des mutants. Oh, certes, ce ne sont plus, comme avant, des rafles, des viols, des tueries permanentes. Mais cette oppression est beaucoup plus insidieuse qu'avant. Les mutants contrôlent tout, surveillent tout, distribuent les informations qu'ils ont envie de distribuer par le biais d'une télévision et de radios à leur solde, imposent un type de société que ces millions de gens refusent, donnent du travail et le reprennent pour la simple sauvegarde de leurs intérêts financiers, traitent ces millions de gens comme autant de têtes de bétail tout en leur offrant des hochets comme les congés payés ou la réduction sur les places de cinéma pour les personnes âgées, que sais-je encore... Mais il n'en demeure pas moins que ces habitants vivent dans la plus complète absence d'espoir. Ils savent, dès l'enfance, que leur vie sera une longue suite d'épreuves et de tristesse, qu'ils courront toujours après leurs rêves. Au siècle dernier, on appelait ça le « Grand Soir ». Et vous savez bien, Dreamers, qu'il n'est jamais venu, ce Grand Soir... Jamais.

Et vous croyez sans doute que c'est en posant une bombe que vous allez avancer la pendule ?

Il ne s'agit plus de ça, Dreamers ! Il faut réveiller les gens, leur faire voir à quel point ils sont embourbés dans la décadence, dans les filets des mutants.

Puisque vous parlez du siècle dernier, vous m'excuserez de remonter un peu plus loin, Cordelli. Au xixe siècle, il y avait une situation un peu analogue dans ce qu'on appelait alors la France. Le peuple de Paris, c'était la capitale, vivait comme aujourd'hui dans une angoisse profonde, à cause de la répression qui s'était abattue sur lui après la Commune. Vous avez dû en entendre parler, ou lire quelque chose là-dessus, n'est-ce pas ?

Cordelli fit signe que oui.

Et, comme vous, un homme s'est levé. Comme vous, il a décidé de poser des bombes. Il s'appelait Kropotkine. Pendant dix ans, il a multiplié les attentats ou poussé les extrémistes à les commettre. Et, au bout de ces dix ans, avec je ne sais combien de morts sur la conscience, ce Kropotkine s'est aperçu qu'il n'avait rien changé, que le gouvernement opprimait toujours les pauvres, et même plus qu'avant. Mais surtout, il s'est rendu compte que les gens, ceux-là mêmes qu'il aspirait à libérer, se retournaient contre lui et les terroristes. Vous savez pourquoi, Cordelli ? Parce que les gens veulent vivre. A n'importe quel prix. Et souvent, quelles que soient leurs conditions de vie. C'est humain, et vous n'y pouvez rien.

Où voulez-vous en venir ? demanda Mathilde, jusque-là silencieuse.

Simplement au fait que ce que vous propose Cordelli a déjà été fait. Et a déjà échoué. Les terroristes raisonnent aujourd'hui comme au xixe siècle. Ils ont, vous avez, deux cents ans de retard ! Et, pendant ces deux cents ans, alors que vous ressassiez, vous et vos semblables, les mêmes idées de destruction, les gouvernements successifs ont progressé, eux. Ils oppressent toujours le peuple, je suis d'accord avec vous, mais nous savons qu'il existe aujourd'hui d'autres moyens d'action. Et nous savons aussi que si vous utilisez la terreur et le meurtre pour instaurer une nouvelle société, ces deux termes seront le parrain et la marraine du nouveau-né. Son avenir est déjà écrit en lettres de sang !

Cordelli éteignit sa cigarette et en ralluma une autre aussitôt. Il paraissait nerveux. Pas ébranlé — parce qu'on n'ébranle pas un fanatique —, mais énervé.

Dreamers, lui, s'était échauffé. Il voyait bien que son intervention ne servait à rien. Néanmoins, il tenta autre chose, sous le regard anxieux de Sophia.

Et puis, Cordelli, il y a encore une chose que je voulais vous dire.

Laquelle, monsieur le moraliste ?

Dreamers haussa les épaules.

Il s'agit bien de morale, en effet. Et n'en souriez pas. C'est justement parce que vous avez abdiqué toute morale que nous en sommes à raisonner avec deux siècles de retard sur les forces d'oppression. Parce que, elles, elles ont la leur ! Mais voilà où je voulais en venir: vous êtes certainement d'accord pour que la nouvelle « nouvelle société » soit fondée sur un principe de démocratie. Vous êtes sûrement d'accord pour que chacun puisse s'exprimer et être entendu, pour que l'être humain ne soit plus un pion, un simple numéro matricule...

Continuez...

Alors, qu'est-ce qui vous donne le droit de dire que le peuple a besoin de telle ou telle chose pour être réveillé, qu'est-ce qui vous donne le droit, vous, monsieur Cordelli, un pion parmi les autres, de parler au nom de millions de gens et de décider ce qui est juste ou injuste, ce qui est bon ou néfaste, ce qui doit être et ce qui doit cesser ?

Cordelli partit d'un grand éclat de rire moqueur.

Sophia en ressentit de la peine pour Dreamers.

Puis, se tournant vers Paxton et Mathilde, Cordelli annonça d'un air triomphant:

Vous avez tout à fait raison, Dreamers. Tout à fait. Et la meilleure preuve, c'est que nous allons avoir recours à un vote pour déterminer notre action. Et si je dis « notre » action, c'est que vous y participerez. Si, bien entendu, le vote en décidait comme cela, ajouta-t-il en aparté.

Espèce de... cria Sophia.

Elle était en rage. Dreamers posa sa main sur l'épaule de la jeune fille.

Il n'y a rien à faire pour le moment, Sophia, lui dit-il doucement.

Cordelli enchaîna:

Vous pouvez participer au vote, mon cher Dreamers... Après tout, vous êtes des nôtres. Et vous êtes aussi un parasite social, non ?

« Alors, voici la question à mille francs... Qui est d'accord pour que nous éliminions de la surface de la planète le sieur Joseph Djougach et ses sbires ? »

Paxton et Mathilde levèrent la main en souriant. Cordelli reprit:

Un, deux, et moi-même, naturellement. Ce qui fait trois ! Et maintenant, qui est contre ?

Arrêtez cette mascarade, Cordelli ! Vous n'êtes pas fait pour le music-hall ! jura Dreamers.

Mais si, justement ! Je suis un magicien... J'ai toujours une carte dans ma manche. Comme je suis bon prince, je vais vous la dévoiler... C'est vous, Dreamers, vous-même, qui transporterez la bombe... Il me faut quelqu'un pour remplacer Rallac !

Sophia s'était levée.

Vous êtes fous ! jeta-t-elle avant de s'effondrer en sanglots.

Cordelli sourit en la voyant sur le parquet.

Et vous le ferez, Dreamers, parce que nous garderons cette petite en otage pendant ce temps...

Puis, d'un ton rude, à Paxton:

Attache-les !

Paxton prit Dreamers de vitesse. Alors que le peintre se levait, Paxton avait déjà sorti une paire de menottes de sa veste et empoignait Dreamers. Il assujettit les bracelets au poignet droit du jeune homme et sur une conduite de chauffage central.

Elle aussi, insista Cordelli. Elle n'est pas dangereuse, mais on ne sait jamais.

Lâchez-moi, espèce de salaud ! cria Sophia en se débattant, mais elle ne put rien faire contre le géant blond et flegmatique.

Elle se retrouva bientôt de l'autre côté du radiateur, attachée par le bras, comme Dreamers.

Cordelli s'approcha d'elle et la gifla à toute volée.

Il faut rester polie, mademoiselle Breiz. Sinon...

Vous payerez cela un jour, Cordelli ! lança Dreamers.

Oui, bien sûr... Le Grand Soir !

Paxton et Mathilde sortirent de la pièce,

suivis de Cordelli.

La nuit était tombée lorsque Mathilde vint apporter deux assiettes de pâtes.

Dreamers avait tenté de briser la tuyauterie, mais sans succès. Elle était trop solidement scellée dans le mur. Il n'avait réussi qu'a s'érafler les mains et à se couvrir de fragments de plâtre...

Sophia lui avait conseillé de garder ses forces pour le lendemain. Il en aurait peut-être besoin. Toutefois, la jeune fille ne pensait pas que Cordelli mettrait ses menaces à exécution.

Dreamers n'en était pas aussi certain.

Ils essayèrent tous deux de dormir un peu, allongés contre la pierre humide et froide.

Au milieu de la nuit, alors que Dreamers cherchait le sommeil, regardant les ombres folles de la dionée sous la lune, il entendit une sorte de râle persistant. Un feulement rauque, répétitif.

Il pensa que c'était un chat. Mais, peu à peu, des chuchotements se joignirent au miaulement. Il reconnut la voix de Cordelli...

Les sens en alerte, il se força à rester immobile.

Puis il faillit rire, mais se retint en apercevant Sophia qui dormait, non loin de là, la tête tournée vers lui, appuyé sur son bras libre. Dieu, qu'elle était attirante. Et les cris de Mathilde en train de jouir finirent par mettre Dreamers mal à l'aise. Il respira plus fort.

Sophia ouvrit les yeux et lui sourit, le visage dans un rayon de lune.

L'orgasme de Mathilde les réveilla tout à fait.

— Un jour, je les ai surpris, tous les deux.

Il la frappe à tour de bras, et... et elle aime ça. C'est une véritable ordure, Cordelli.

Et Paxton ? demanda Dreamers.

Lui ? Il dort à côté. Il s'en fout. Il n'y a que le terrorisme qui l'intéresse.

Le jeune homme laissa le silence revenir sur la maison. Puis il se pencha un peu vers Sophia.

Il ne t'a jamais...

... tourné autour? Non, jamais.

Il a bien tort, dit encore Dreamers, en souriant.

Il se coula en avant et réussit à étreindre la main de Sophia.

Il la serra avec force.

Un peu plus tard, ils réussirent à se rendormir.




















CHAPITRE VIII


Entre deux faces de musique classique, un vieux transistor crachotait des informations concernant l'enterrement de Morna Djougach, lâchement assassinée par une clique d'irresponsables. Ainsi, par la radio officielle, pénétrait jusque dans les foyers les plus reculés le chagrin de son père, le bon gouverneur Joseph Djougach. Et personne n'avait d'autre choix à faire, que de subir le lénifiant débit du speaker, ou d'arrêter le poste.

Ce qui fit Paxton en grommelant.

Sans doute mis de bonne humeur par sa nuit avec Mathilde, Cordelli était ce matin aimable avec tout le monde, comme s'il avait oublié que Dreamers et Sophia avaient passé la nuit attachés à un radiateur.

Dreamers décelait en Cordelli tous les symptômes d'une conduite paranoïaque. Les autres étaient à son image: instables. Et donc dangereux.

Sur le parquet, Paxton avait étalé une carte de la ville. Des traits rouges indiquaient l'itinéraire du cortège, ce même cortège que Dreamers était chargé de transformer en bouillie sanglante.

Le principe de l'attentat était simple: Paxton bloquerait le cortège avec sa voiture, obligeant les mutants situés en tête à se regrouper. A cet instant, là bombe végétale déposée sur l'itinéraire par Dreamers libérerait ses tentacules et ceux-ci se lanceraient, de façon naturelle, à l'assaut des mutants. Ceux qui resteraient dans les véhicules n'y échapperaient pas, parce que, à l'occasion des funérailles, il était à prévoir que les voitures seraient découvertes. La fin du cortège bousculant le début, la panique permettrait un massacre de grande envergure. Et les insectes géants ne pourraient rien faire.

Dreamers devait fuir dès que la bombe serait libérée. Il regagnerait l'entrepôt par n'importe quel moyen, dans la journée. Paxton devait aussi tenter de fuir. En principe, c'était plus difficile pour lui, mais il comptait mettre à profit la terreur qui régnerait sur le boulevard pour disparaître dans la foule.

Et vous ? Qu'est-ce que vous faites ? demanda Dreamers à Cordelli.

L'homme en noir affecta de ne pas répondre, et Mathilde replia la carte.

Allons voir la bombe, dit Paxton.

Ils sortirent tous de la maison et se dirigèrent vers l'entrepôt. Le peintre remarqua que lui et Sophia étaient libres de leurs mouvements, comme si leur participation à l'attentat était devenue quelque chose de naturel, et d'acquis. Dreamers sourit pour lui-même. Il avait déjà arrêté son plan. Malheureusement, il ne pouvait pas le révéler à Sophia... d'autant que la jeune fille courrait un risque énorme.

Ils contournèrent l'entrepôt, pataugeant dans des flaques de boue noire.

Derrière le mur du fond, non loin de l'enceinte de l'usine, se trouvait le camion.

Le camion était jaune, énorme, campé sur des pneus usagés hérissés d'éraflures. La carrosserie était souillée de boue grisâtre jusqu'au milieu des portières. Parvenu à côté de la benne, Dreamers laissa échapper:

Et vous croyez que je vais conduire ça ?

Je l'ai amené ici, moi! répondit Mathilde, comme si ça allait de soi.

Ce n'est pas difficile, fit Paxton. Montez, on va faire un essai dans la cour.

Dreamers haussa les épaules. Il remarqua que Cordelli s'était rapproché de Sophia et la couvait du regard. Il grimpa dans la cabine, surpris par le désordre qui y régnait. Des papiers jonchaient le plancher, une mascotte désarticulée — un ourson — pendait au rétroviseur extérieur, au moins une demi-douzaine de canettes métalliques, certaines presque rouillées, traînaient çà et là. Il pensa que c'était un camion volé.

Paxton devança sa question:

Exact, Mathilde l'a volé il y a un peu plus de trois mois.

Et l'autorisation de conduite ? Vous l'avez ?

Cordelli, qui avait entendu le dialogue, frappa sur la portière pour attirer l'attention de Dreamers. Puis il lui désigna le pare-soleil. Le peintre manœuvra la mince plaquette de métal jaune et découvrit un laissez-passer parfaitement imité.

N'ayez pas peur, mon vieux ! C'est un vrai, en bonne et due forme. Mon informateur est très doué.

Paxton montra les commandes principales à Dreamers et celui-ci mit en marche le lourd véhicule. Il n'avait jamais conduit un tel mastodonte, mais il fut surpris de constater au bout de quelques tours effectués sous le regard critique du géant que la machine se laissait manœuvrer docilement. Toutes les commandes répondaient, et le jeune homme prenait peu à peu confiance.

Paxton fit signe de revenir près de l'entrepôt.

Une fois redescendu du camion, Dreamers vit que les deux femmes et Cordelli avaient approché un petit compresseur de travaux publics, sorte de remorque brinquebalante dont les pneus semblaient sous-gonflés.

Vous n'allez pas m'accrocher ça, en plus ? s'inquiéta-t-il.

Evidemment si ! C'est la bombe, répondit Paxton d'un ton moqueur.

Les trois hommes assujettirent le timon du compresseur à l'attelage du camion, puis Cordelli regarda sa montre.

O. K. ! Vous pouvez y aller, mon vieux.

Dreamers regarda Sophia. La jeune femme

se mordait les lèvres.

Cordelli ajouta:

Et souvenez-vous... pas d'entourloupe ! La petite dame reste avec nous. Alors, un conseil, ne jetez pas l'engin dans un fossé. Et roulez doucement. Ce n'est pas une voiture de course.

Dreamers haussa les épaules, monta dans la cabine, régla le rétroviseur pour voir la roue du compresseur, et lança le moteur.

Il savait où il devait aller. Du moins, où on lui avait dit d'aller.

Il sortit de l'usine, à petite vitesse.

Peu de temps après, Paxton gagna une remise à l'autre extrémité de la cour, ouvrit une porte coulissante... et ressortit quelques secondes plus tard au volant d'une puissante voiture d'origine étrangère.

Il fit rugir le moteur et quitta à son tour l'usine désaffectée.

Vous rangez l'entrepôt, je vous rejoins tout de suite, cria Cordelli aux deux jeunes femmes, une fois Paxton disparu.

Elles hochèrent la tête et pénétrèrent dans l'ancien garage.

Cordelli sourit et retourna vers la maison.

Sur le seuil de l'escalier, il se retourna. La lumière brillait dans l'entrepôt. Il monta rapidement jusqu'au bureau où se trouvait le téléphone.

Fébrilement, il composa un numéro, jetant de temps à autre un coup d'œil par la fenêtre, sur la cour. D'où il se trouvait, il ne pouvait pas voir l'entrepôt, des feuilles de la dionée lui en cachaient l'entrée, mais il n'y avait aucune raison que l'une ou l'autre des deux femmes vienne le surprendre.

En attendant la communication, il alluma une cigarette. Elle avait un goût âcre, humide.

La voix de son interlocuteur lui parvint, étrangement nette. Il se mit à parler, rapidement.

Tout est en ordre, Excellence. Ils sont partis il y a dix minutes. La bombe est dans un compresseur jaune, derrière un camion benne conduit par ce type, ce Dreamers dont

je vous ai parlé. Paxton est parti aussi pour couper la route au cortège. Tout va. Eh, mais qu'est-ce que vous faites ? cria-t-il à Sophia qui venait d'entrer et qui avait coupé la communication, en posant la main sur l'appareil.

La jeune fille le regardait, pleine de haine.

— Alors, le terrorisme, ça ne suffit pas ? Il faut aussi la trahison ?

Mais la faiblesse transparaissait dans son regard.

Warwick raccrocha le récepteur d'écoute, songeur.

Par une chance inestimable, il s'était trouvé à son bureau lorsque la communication en provenance de l'intérieur avait été interceptée. Le planton de garde au service des écoutes téléphoniques l'avait aussitôt prévenu.

Il se fit repasser la bande encore une fois dans l'interphone, et demanda qu'on la lui apporte.

L'homme qui avait appelé ne pouvait être que Cordelli, puisqu'il avait dit lui-même que Paxton et le jeune peintre, Dreamers, étaient partis. Ainsi, c'était Cordelli qui trahissait le groupe des terroristes. Quant à l'Excellence, ce ne pouvait être que... Joseph Djougach, le Gouverneur !

Warwick se leva et arpenta son bureau en réfléchissant.

Il ne pouvait pas se servir de la bande immédiatement. Il le savait, une bande de magnétophone ne constituait pas une preuve. Quant au simple procédé qui avait permis de l'obtenir, il n'était plus illégal, mais Warwick se doutait bien que Djougach saurait retourner l'argument contre lui au cours d'une séance du Conseil. Il serait facile au Gouverneur d'influencer les autres Conseillers en démontrant que lui, Joseph Djougach, Gouverneur, était espionné par Warwick, et que si lui l'était, il y avait fort à parier que tous les autres Conseillers l'étaient également. C'était une impasse.

Toutefois, Warwick ne s'avouait pas battu bien qu'ignorant d où appelait Cordelli.

Il ne servait à rien non plus d'intercepter le camion, du moins dans l'immédiat. Parce que Djougach saurait que Warwick avait été prévenu.

Puis, en retournant les données du problème, Warwick eut une idée.

Se pouvait-il que Djougach ait programmé un attentat contre le cortège mortuaire de sa propre fille ?

C'était probable, connaissant le Gouverneur. C'était remarquable de cynisme, mais le procédé pouvait à coup sûr se révéler efficace. En effet, si un attentat était effectué contre le catafalque et la suite du cortège, il serait facile au Gouverneur de démontrer l'inefficacité des services de sécurité. Et c'était lui, Warwick, qui en ferait les frais.

Pleins pouvoirs ou pas, cela ne servirait à rien pour argumenter auprès des Conseillers. Dans ce sens, la prochaine séance du Conseil risquait fort de tourner à l'avantage de Joseph Djougach. Et cet avantage serait définitif. Les institutions n'étaient pas suffisamment ancrées dans l'esprit des Conseillers pour qu'on ne puisse pas les détourner.

Et si Joseph Djougach faisait prolonger son mandat, il était évident qu'il s'installerait au pouvoir pour toujours... Les mutants auraient gagné !

Puis Warwick se remémora quelque chose au sujet du cortège.

Le catafalque venait en tête, suivi des conseillers. Or, la veille, le gouverneur avait insisté pour que les Conseillers humains soient regroupés entre eux, nettement séparés des Conseillers mutants, pour des raisons qu'il n'avait pas voulu expliquer, mais qui trouvaient aujourd'hui leur signification.

Il y avait beaucoup de chances pour que l'attentat soit perpétré contre les Conseillers humains.

Warwick se fit apporter les plans du trajet. Il les étudia avec soin, arpentant encore son bureau à plusieurs reprises. Puis, brusquement, il prit sa décision.

Après tout, c'était lui le chef de la sécurité. Il pouvait organiser le cortège comme il l'entendait.

Et, surtout il pouvait le faire passer où il voulait.

Pour gagner le cimetière officiel des Héros, on pouvait couper toute la ville en deux, en passant par les quartiers populaires, là où l'explosion d'une bombe ferait des ravages, y compris dans la population civile. Mais on pouvait aussi contourner par les collines, suivre la route en lacets qui surplombait la partie basse de la ville, et rattraper ensuite l'itinéraire normal.

Warwick convoqua ses adjoints. Par chance, il n'y avait aucun mutant parmi eux. Mais cette chance-là, c'était lui-même qui l'avait provoquée.

Cordelli, une fois la surprise passée, prit le téléphone à deux mains et le lança contre Sophia.

La jeune femme évita le projectile et recula.

Elle tenait un couteau de cuisine dans sa main.

Cordelli éclata de rire.

Puis il se rua sur la jeune fille et la bouscula. Il savait qu'elle se retiendrait de le frapper. Ce n'était pas dans sa nature. Et il avait raison.

Sophia retint son geste, une seconde, tandis qu'elle basculait en arrière. La main de

Cordelli empoigna son propre bras et le tordit. Elle laissa échapper le couteau presque tout de suite. Cordelli l'envoya dans le coin de la pièce d'un coup de pied.

Titubante, se frottant le bras, Sophia recula dans la grande pièce. Quelque chose l'avertit à temps. Elle s'arrêta net. Juste derrière elle, le plancher s'arrêtait. Sous elle, la dionée ouvrait grandes ses feuilles doubles.

Cordelli, pensa-t-elle, va avertir Mathilde et ils vont m'attacher comme la nuit dernière. Et pendant ce temps-là, Dreamers va faire sauter la bombe.

J'ai échoué, dit-elle piteusement.

Des larmes coulèrent sur ses joues.

A sa grande surprise, Cordelli ne fit pas mine d'avertir Mathilde. Il détailla le corps de Sophia avec un rictus méprisant, puis ôta sa veste.

Petite salope! Depuis le temps... je ne vais pas me gêner.

Sophia portait sa main à sa bouche. Elle venait de comprendre.

L'instant d'après, l'homme en noir était collé contre elle, l'entourant de ses bras noueux, bloquant ses deux mains dans son dos, et cherchant ses lèvres. Elle sentit contre son ventre le sexe durci de Cordelli.

Elle lui mordit la bouche.

Cordelli jura, recula, et passa ses doigts sur ses lèvres. Il les retira pleins de sang. La colère le jeta en avant.

D'une main, il gifla la jeune fille avec violence, et de l'autre lui releva son pull-over. Elle voulut se protéger mais l'homme la fit tomber et s'allongea sur elle.

Au moment où la main de Cordelli pénétrait entre ses cuisses, brutalisant sa chair tendre, elle hurla. Elle parvint à dégager une de ses mains et frappa Cordelli sur la nuque. Mais cela ne fit qu'augmenter le désir de l'homme. Il fit glisser son slip, éraflant la peau. de son ventre avec sa chevalière. Sophia se sentit perdre connaissance. Elle eut un brusque spasme qui rejeta Cordelli en arrière.

Puis le hurlement de Cordelli la fit rouvrir les yeux. Dans le même temps, elle ne sentit plus sur elle, contre elle, le poids de son agresseur.

Cordelli était tombé du palier et se débattait dans l'un des pièges de la dionée, tandis que les deux parois de la feuille gigantesque se refermaient sur lui. Seuls dépassaient ses bras et l'un de ses pieds.

Sophia poussa un hurlement d'horreur, tandis que la paroi verte de cette énorme coquille tressautait sous les coups de boutoir de Cordelli.

Mathilde, attirée par les cris, survint à cet instant.

Du regard, elle comprit ce qui venait de se passer. Du moins le crut-elle.

Elle se lança contre Sophia, déchaînée, la traitant de putain, de salope, et d'une foule d'autres amabilités.

Puis, voyant que son amant continuait à lutter contre l'emprise de la plante carnivore, elle revint à elle et chercha des yeux quelque chose susceptible de l'aider.

— Le couteau! cria Sophia. (Elle partit dans l'autre pièce, tenant d'une main sa jupe déchirée. )

Elle le tendit à Mathilde et descendit derrière elle au rez-de-chaussée. Mathilde entailla la plante juste au-dessus du piège, au mépris des autres feuilles qui s'inclinaient vers elle.

Sans mot dire, Sophia prit une chaise et, en la tenant par le dossier, se mit à frapper les tentacules de la plante. Un par un, les pièges se fermèrent.

Mathilde réussit à couper la tige épaisse qui commandait le piège.

Cordelli, toujours enfermé entre les deux parois, tomba lourdement sur le sol. De la plante montait une plainte.

Un peu plus tard, les deux femmes réussirent à ouvrir enfin la feuille géante, après avoir coupé tous les tentacules vibratiles.

Cordelli roula sur le sol. Mathilde ferma les yeux une seconde, tandis que Sophia réprimait avec difficulté une envie de vomir.

Le visage de Cordelli avait été attaqué en premier par les sucs acides. Ses yeux n'étaient plus qu'un magma informe, vaguement luisant, coulant des paupières rongées. La peau de ses joues et de ses lèvres portait des cloques déjà purulentes. Mais le reste du corps était d'un aspect encore pire.

A l'instant où Cordelli allait forcer Sophia, il avait déjà ouvert son pantalon. Ce qui restait de son sexe et de son ventre semblait avoir été brûlé par le faisceau d'une lampe à souder. Les chairs sanglantes baignaient dans un jus jaunâtre et nauséabond, qui moussait parfois, comme animé d'une vie informe et terrifiante.

Mathilde se reprit. Elle courut chercher de l'eau, non sans jeter un coup d'œil de haine à Sophia, toujours à moitié nue, et qui ne pouvait détourner ses yeux du corps déformé de son agresseur.

Plus tard, après que Mathilde eut lavé les plaies et pansé les yeux désormais aveugles de Cordelli, Sophia tenta de lui expliquer ce qui s'était passé. Mais la maîtresse du blessé ne voulut rien entendre. Et quand Sophia lui parla du coup de téléphone qui avait tout déclenché, l'autre tendit brusquement la main, et lui pinça avec méchanceté l'un de ses seins.

Sophia, en pleurs à cause de la douleur, renonça à dire quoi que ce soit d'autre. Elle courut se réfugier dans sa chambre, et s'abattit sur le lit.

Les gémissements de Cordelli remplirent la maison lorsque Mathilde entreprit de le déshabiller et de l'étendre sur des coussins.

Sophia, au bout d'un quart d'heure, n'y tint plus. Elle se releva, changea de vêtements, enfilant un pantalon sur ses cuisses souillées et un pull-over dont l'étoffe épaisse irrita encore sa poitrine, puis se passa de l'eau sur le visage et sortit de sa chambre.

Sans bruit, elle quitta la maison et sortit de l'usine.

Mathilde entendit la porte se refermer derrière sa rivale, mais elle ne fit rien pour l'empêcher de fuir. Elle se pencha sur les blessures de son amant et les embrassa longuement, saisie d'un désir incoercible.













CHAPITRE IX


Le moteur du camion produisait un bruit régulier, d'autant plus que Dreamers le conduisait lentement. Déjà, plusieurs conducteurs, excédés sans doute par le ralentissement qu'il provoquait, l'avaient dépassé au mépris élémentaire des panneaux de signalisation.

Cela amusait plutôt Dreamers. Des gens qui n'arrivaient pas à conserver le contrôle d'eux-mêmes au-delà de dix minutes, il serait difficile d'envisager de les mobiliser, même contre le terrorisme, même pour la révolution.

Il soupira.

L'habitacle était chaud. Le chauffage était en marche, et il n'avait pas trouvé le moyen de l'arrêter. Il baissa la vitre et s'accouda sur la portière.

Il était presque arrivé au bout de l'avenue qui descendait vers les anciens remparts. Après, il devait enchaîner plusieurs virages serrés, couper droit vers le centre, et enfiler ensuite le boulevard sur lequel passerait le cortège.

Dreamers regarda sa montre. Elle était arrêtée.

Il avisa celle du tableau de bord. Paxton avait dû vérifier si elle marchait. Il lui restait une heure et demie pour accomplir le trajet. Le cortège passerait vers midi, midi cinq. Dreamers, dans l'esprit de Cordelli, serait sur place depuis un petit quart d'heure.

Mais Dreamers en avait décidé autrement.

A l'extrémité du boulevard, il tourna brusquement à droite. Quelques coups d'avertisseurs résonnèrent derrière lui, sans importance. Il engagea le camion un peu plus loin vers une zone de bâtiments désaffectés, aux façades sinistres même en plein jour.

Dans le rétroviseur, il vérifia que pas une seule voiture ne l'avait suivi.

Il freina et immobilisa l'engin contre le trottoir défoncé. Le moteur se tut en poussant un curieux soupir. La grande carcasse jaune vibra une dernière fois. Puis il n'y eut plus, pour lui tenir compagnie, que les légers claquements du métal chauffé.

Dreamers resta assis sur le siège pendant une longue minute.

Il réfléchissait à ce qu'il fallait faire maintenant.

Les mutants avaient provoqué l'engrenage de la violence, en semant la terreur dans la

Province. C'était un fait acquis. Parmi les contestataires, il s'était trouvé un certain nombre de terroristes, équipés par chance grâce aux plantes du Dr Breiz. Après, c'était une suite logique d'événements.

Les mutants provoquaient le terrorisme, considéré comme ultime moyen d'expression pour certains. Donc, se livrer à des actes de terrorisme, c'était, encore, obéir aux mutants. C'était rentrer dans le cercle vicieux qu'ils avaient mis au point.

Poser la bombe répondrait à l'attente des mutants...

Ils n'attendaient que ça: la terreur.

Dreamers n'avait jamais autant éprouvé le besoin de fuir, le besoin de tout laisser tomber, de disparaître, hors de la ville, hors de cette Province de malheur... Ah oui, fuir, c'était la solution la plus facile. D'un coup, il mettait entre lui et les mutants des dizaines de kilomètres; personne ne pourrait le rattraper, personne, jamais.

Il soupira et frappa le volant du poing.

Non, ce n'était pas aussi facile. Il y avait tant de responsabilités... tant de vies en jeu. Et puis, fuir, mais pour aller où ? Toute la planète était contrôlée par ces saletés de mutants, et il sembla brusquement à Dreamers que, partout, il trouverait des terroristes, des inconscients prêts à tout saccager, à tout réduire en cendres, pour le simple plaisir.

Il ferma les yeux.

Sophia, brutalisée par Paxton, attachée au radiateur, était restée là-bas.

Sophia dont lui, Dreamers, connaissait le goût des lèvres, Sophia dont il avait tenu la main durant la nuit, Sophia dont il savait la douceur, dont il devinait encore devant lui, contre lui, la tension du corps, Sophia qui respirait plus fort, qui...

— Assez ! cria-t-il pour lui-même.

Il rouvrit les yeux. Il était seul.

Seul, assis au volant d'un camion meurtrier.

Le peintre se força à réfléchir plus posément.

Il plissa le front, comme il faisait auparavant pour isoler un détail dans un paysage.

Et quel détail !

Derrière le camion silencieux, il y avait un compresseur. Et, dans cette remorque inerte, on avait placé une bombe. Un instrument de mort dont Dreamers ignorait la puissance, la portée, mais dont il se doutait que ce n'était pas un jouet.

Une arme terrifiante qui, d'un coup, allait déchirer des vies humaines, broyer aveuglément des êtres, répandre le sang, arracher les membres. Comme ça, d'un seul coup, presque pour le plaisir.

On ne pouvait pas discuter avec une bombe. On attendait l'explosion, on fuyait, ou on tentait de l'empêcher.

Ni les mutants, ni les terroristes ne savaient où se tenait Dreamers. Personne. Il était réellement seul. Mais de sa décision dépendait la vie ou la mort de Sophia, la vie ou la mort de centaines de personnes, des inconnus, des femmes, des vieillards, des enfants rieurs, des...

Un vertige insensé le prit. Il se cramponna de nouveau au volant, les mains moites.

Au loin, derrière lui, la circulation sur le boulevard semblait lui donner raison. Tous ces gens, inconnus, pressés, responsables de familles, qui passaient, soucieux simplement de leur bonheur fragile, tous ces gens étaient désignés dans le plan terroriste comme les futures victimes de la répression. C'était une absurdité fondamentale.

Dreamers ne poserait pas la bombe.

Mais, Sophia ?

Le jeune homme se rongeait les ongles, comme à chaque fois qu'une question d'importance majeure se posait à lui.

Dans la cabine, le chauffage continuait à souffler. Dreamers tourna d'un quart de tour la clef de contact et le ventilateur s'arrêta enfin.

Puis le peintre se mit à sourire. Il avait trouvé !

La bombe, c'était comme le chauffage!

La cabine était étouffante, Dreamers avait ouvert la vitre, faute d'arrêter la soufflerie. Pour la bombe, il lui suffisait de se rendre sur le lieu de l'attentat, après avoir désamorcé son chargement de mort.

Il sauta sur la chaussée et contourna le camion.

La ruelle était évidemment déserte, comme la plupart des rues du quartier.

Pourtant, au moment où il se penchait vers le compresseur, des cris d'enfants répondirent brusquement à une sonnerie grelottante, quelque part dans son dos. Il jura tout bas. Il y avait donc une école dans les parages... S'il n'arrivait pas à désamorcer la bombe, il faudrait éloigner le camion avant midi. Parce qu'il ignorait la portée exacte des tentacules de la plante.

Il lui restait une petite heure pour désamorcer l'engin et le conduire sur place. Ensuite, il rejoindrait Sophia et tenterait de fuir les terroristes.

Dreamers fit le tour du compresseur, cherchant les verrous qui permettaient d'ouvrir les capots métalliques insonorisants.

Il n'y en avait pas.

Se rongeant cette fois-ci les ongles de façon forcenée, il se baissa pour inspecter le châssis de la remorque. Là non plus, aucun orifice ne permettait de glisser un quelconque outil. D'ailleurs, Dreamers n'en avait pas. Au passage le long du camion, il avait regardé à l'intérieur du coffre situé sous la benne. Il était vide.

Avec la molette et son briquet en guise de tournevis, il tenta de retirer un des feux de position placés sur le côté du compresseur. La molette roula sur le pavé gras, inutile.

De colère, Dreamers envoya un coup de poing sur la lanterne de plastique rouge et orange. Elle tomba en morceaux contre le pneu. Il y avait la place de passer deux doigts. Autrement dit, rien n'était possible de ce côté-là.

Il tenta aussi de soulever la caisse du châssis, mais tout effort fut inutile.

Le compresseur résista à tous ses essais, grosse masse ridicule. A l'intérieur, la plante devait se moquer de lui, pensa Dreamers.

De guerre lasse, le jeune homme inspecta l'attelage. Le crochet principal était maintenu en place par une cheville métallique qu'il serait aisé de retirer le moment venu. Ensuite, il resterait deux câbles à déconnecter, en souhaitant qu'ils ne soient pas reliés au système d'explosion des mini-charges. Puis, Dreamers pourrait repartir, abandonnant le compresseur quelque part, dans un endroit où les risques seraient minimes. Encore qu'il ne soit pas certain de trouver un tel endroit.

Dans son dos, la récréation avait pris fin.

Pensant à Sophia, le peintre remonta dans la cabine et relança le moteur. Pendant que le diesel chauffait, il fouilla dans les papiers qui jonchaient le sol à ses pieds. Il finit par dénicher, taché d'empreintes de semelles et de traînées d'huile, un vieux plan de la ville, tout couvert d'annotations au crayon bleu. Sans doute les emplacements des chantiers où avait été conduit son camion avant qu'il soit volé.

Il se repéra, malgré les taches et les déchirures.

La ruelle où il se trouvait était trop étroite pour qu'il puisse faire demi-tour et regagner le boulevard. Il faudrait continuer tout droit. Ensuite, il déboucherait sur une place rectangulaire d'où partaient trois autres voies. La première, à gauche, descendait avec une très forte pente vers le centre ville. La deuxième, en face, était une impasse. Il restait la solution de droite: un passage au milieu de petits édifices informes, mais où Dreamers savait que beaucoup de gens vivaient, survivaient, au milieu des ordures. Après ce passage, il arriverait sur la route en lacets qui surplombait la ville basse. Dans ce coin-là, il trouverait peut-être un endroit protégé où il pourrait abandonner le compresseur.

Il embraya et le camion s'ébranla dans la ruelle déserte.

Derrière un mur souillé d'affiches anciennes, il aperçut les bâtiments de l'école. Les enfants avaient repris les cours. Un instant, il aperçut une institutrice en blouse rose. Avec là distance, il crut qu'elle était nue.

En approchant de la place, il repensa à Sophia.

Décidément, il faudrait faire vite pour sauver la jeune fille.

Sur le boulevard, un jeune policier venait de prendre place au milieu de la chaussée. Il avait la figure maussade, pestant contre ses supérieurs qui lui avaient sucré sa journée de congé pour l'envoyer ici faire dégager les véhicules, à cause du cortège mortuaire de Morna Djougach.

Il ne savait pas quand il pourrait de nouveau profiter d'un congé.

Il était de mauvaise humeur.

Aussi, quand Sophia traversa en courant, sans regarder si des voitures venaient, il sortit son ridicule sifflet à roulette et souffla dedans, comme un gosse.

Sophia, apercevant le policier qui venait vers elle à petits pas, serra les poings. C'était bien le moment d'être interpellée par un corniaud comme lui !

Elle avait couru depuis l'usine, cherchant sans grand espoir à rejoindre Dreamers. Elle avait compté sur les encombrements. Mais c'était peine perdue. La circulation était restée assez fluide.

Le policier détailla la jeune fille qui reprenait haleine.

Malgré la sueur qui collait désagréablement son pull sur sa poitrine, elle bomba le torse, faisant jaillir ses seins en avant. Le policier oublia d'un coup sa mauvaise humeur de la matinée. Il resta en silence à regarder les mailles un peu lâches qui révélaient les mamelons bruns. Il toussa pour se donner une contenance. L'image de sa femme Myriam lui passa devant les yeux... et le ramena sur terre.

Vous ne pouvez pas regarder, avant de traverser ? demanda-t-il d'un ton rogue, vaguement ennuyé que sa phrase soit si bête.

Sophia lui sourit. Elle lança:

Excusez-moi, brigadier, je cherche un camion, un camion jaune... avec un compresseur derrière.

Le jeune policier fut envahi brutalement par trois stimuli différents.

Primo, la jeune femme ne portait pas de soutien-gorge.

Secundo, elle ne répondait pas à sa question.

Tertio, elle cherchait un camion jaune, avec un compresseur.

Il ne parvint à faire le rapprochement entre ces trois points. Par égard pour le soutien-gorge inexistant, il répondit:

Un camion jaune ? Oui, il y en a un qui est passé tout à l'heure. Il conduisait lentement, le gars. Il a tourné dans la rue, là...

Surprise, Sophia oublia de remercier le policier et se remit à courir.

L'autre contempla un instant la silhouette longiligne de la jeune fille, en tripotant son sifflet.

Puis il regagna le centre de la chaussée, et faillit se faire renverser par le car de police conduit par un de ses collègues.

— Alors, tu rêves ? Monte ! Y a un changement, le cortège ne passe plus là !

Le policier grimpa par la porte latérale, pensant que Myriam pourrait, elle aussi, se passer de soutien-gorge.

En arrivant dans la ruelle, Sophia aperçut le camion conduit par Dreamers qui tournait, à l'autre bout, sur la place. Elle faillit l'appeler, mais jugea que c'était inutile. Elle se mit à allonger les foulées.

Arrivé au sommet des lacets, Dreamers se gara contre un talus. Il regarda la montre. Midi moins vingt-cinq. Laissant tourner le moteur au ralenti, il détailla les passages successifs de la route, en dessous de lui.

Un virage à droite, puis un à gauche, encore un à droite, et ainsi de suite, tous en épingle, sur plus d'un kilomètres en direction de la ville basse.

Au milieu de la colline, serré entre deux lacets un peu plus larges que les autres, il aperçut un rideau d'arbres surmontant un talus encombré de déchets. Il n'avait guère le temps de réfléchir plus avant.

Il laissa descendre le camion sur les lacets. La route était déserte. Seuls quelques promeneurs arpentaient les trottoirs. Par chance, le bosquet était trop sale pour les tenter.

Dreamers l'atteignit sans encombre. Il grimpa sur le trottoir, eut un frisson désagréable en voyant dans le rétroviseur le compresseur qui se balançait à la limite du renversement, avança le véhicule vers les arbres. Ensuite, il fit patiner les roues avant dans la glaise, mais parvint à effectuer un demi-tour à peu près correct.

Puis, il recula encore. Les premiers arbres giflèrent la carrosserie en produisant un grincement strident, comme celui des doigts sur un tableau noir.

Dreamers débraya, sauta du camion et entreprit de dételer le compresseur.










CHAPITRE X


La radio du tableau de bord diffusait en crachotant des airs militaires et de la musique classique, probablement sur ordre des mutants. A intervalles réguliers, un speaker intervenait pour rappeler que l'enterrement de Morna Djougach constituerait la seule information de la journée.

Paxton attendait.

Il commençait à trouver le temps long.

Le peintre, Dreamers, aurait dû arriver dans son champ de vision sur le boulevard depuis une dizaine de minutes. Jusque-là, c'était un retard encore acceptable. Mais il ne fallait pas que cela dure trop.

Pour tromper son impatience, Paxton s'était évertué à compter et à recompter les différentes commandes réparties sur la planche de bord. Il y en avait dix-sept, que l'on pouvait placer dans trente-neuf positions différentes.

C'était totalement inutile de le savoir, d'autant que la voiture risquait fort d'être emboutie dans peu de temps par les camions du cortège. Mais c'était une façon comme une autre de passer le temps. Et, comme toujours à l'approche du danger ou de l'action, Paxton se laissait envahir par une certaine impatience. Le seul moyen qu'il connaissait pour tromper cette impatience, c'était encore de se noyer dans les chiffres, dans ces abstractions sans queue ni tête, dans les décomptes idiots. Par exemple, calculer la proportion de passants portant un chapeau, ou celle des femmes en jupe.

Il savait ainsi que trois escouades d'insectes policiers étaient déjà passées sur le boulevard, remontant les trottoirs en écartant les badauds, insouciants des regards haineux qui les enveloppaient.

Plongé dans ses calculs inutiles et bienfaisants, Paxton n'avait pas remarqué que le service d'ordre venait d'être retiré du boulevard.

Lorsqu'il s'en aperçut, il ne fit pas immédiatement le rapprochement avec l'absence de Dreamers.

D'un geste lassé, il éteignit la radio à l'instant où le speaker reprenait la parole. Les angles du pare-brise commençaient à se couvrir de buée. En se penchant pour la nettoyer, il vit l'heure à la montre centrale. Midi moins vingt-cinq.

Maintenant, Dreamers était en retard. Et cela devenait inquiétant.

Paxton fit des yeux le tour de la petite place, en haut du boulevard. Il avisa une cabine de téléphone public.

Ce qu'il allait faire était imprudent, mais après tout... que pouvait-il faire d'autre?

Le choix de Cordelli l'avait surpris, mais il ne se sentait pas de taille à discuter les ordres et les décisions prises par le groupe. En fait, il avait besoin d'être entraîné par les autres. Seul, il était rarement capable d'initiatives et préférait s'en tenir à l'exécution d'ordres précis, ce qu'il réalisait avec une précision et une méticulosité extrêmes.

Paxton était un parfait exécutant. Il aurait pu, s'il avait voulu, trouver sa place dans la société des mutants. Sa place d'exécutant...

Il sortit de la longue voiture noire, referma la porte d'un geste souple et traversa la place.

Une femme se dirigeait vers la cabine. Il hâta le pas et lui passa devant. Par chance, la femme dépassa la cabine et continua son chemin, sans lui accorder la moindre attention.

Paxton composa trois fois le numéro de l'usine désaffectée et laissa sonner deux fois à chaque reprise.

Enfin, il eut Mathilde au bout du fil.

La conversation dura quelques minutes. La maîtresse de Cordelli semblait passablement énervée, mais il parvint à obtenir quelques renseignements.

Ils arrêtèrent tous deux un plan d'action. C'est-à-dire que Mathilde donna des ordres et Paxton hocha la tête comme si la fille avait été présente.

Puis il raccrocha.

Il regagna sa voiture et, sans plus attendre, démarra.

Comme il fallait s'y attendre, rien n'avait marché correctement.

Dreamers n'était pas arrivé sur le boulevard. Sophia s'était enfuie. Cordelli était salement blessé. Heureusement, Mathilde semblait, malgré l'énervement et l'imminence de l'attentat, conserver la tête froide.

Paxton était tout de même surpris que la frêle Sophia ait pu réussir à se débarrasser aussi facilement de Cordelli. Mathilde n'avait pas voulu rentrer dans les détails, mais Paxton avait cru comprendre que la fille de Breiz avait dû attirer Cordelli sous un prétexte douteux et l'avait ensuite poussé vers la plante.

Paxton plissa les lèvres en un sourire malsain lorsqu'il pensa plus précisément à ce qu'ils allaient faire à la pauvre Sophia lorsqu'ils l'auraient retrouvée. Il y pensait déjà avec précision en remontant les rues adjacentes vers les collines pour gagner du temps.

Le premier véhicule du cortège était le catafalque, tiré par un half-track drapé de noir.

La coutume avait été conservée, mais les mutants n'y attachaient aucune importance. Noir ou bleu, ou jaune ou rouge, la couleur des draperies n'avait aucune importance. Morna Djougach était morte.

Dans la seconde voiture, juste derrière le cercueil, Joseph Djougach était assez content de lui, même si quelques détails semblaient avoir été modifiés en dernière minute. L'attentat allait avoir lieu, et lui, Joseph Djougach, pourrait ainsi démontrer au Conseil que la sécurité n'était pas assurée, qu'il y avait urgence... et qu'il fallait donc appliquer le plan anti-terrorisme.

Par suite, le Conseil serait plongé en état de crise, et il n'aurait aucun mal à faire prolonger son mandat de façon quasi permanente. Enfin les mutants allaient disposer du pouvoir total.

Il se retourna sur le siège moelleux, pour voir si les voitures des conseillers humains allaient enfin dépasser la sienne et s'intercaler entre lui et le catafalque. Cela, c'était impératif.

Le Gouverneur fut surpris de constater que derrière lui venait Delanoe, lui-même suivi de Goellels. C'était anormal. Les conseillers humains auraient déjà dû se placer devant.

Vaguement inquiet, il manipula l'interphone en cherchant les yeux du chauffeur dans le rétroviseur.

Ce n'était pas le chauffeur habituel ! C'était un homme de la sécurité, en uniforme.

Djougach lui demanda d'une voix rauque de ralentir pour permettre aux autres voitures de le dépasser. Si seulement il avait mis Delanoe et Goellels au courant, la manœuvre aurait déjà eu lieu. Mais il avait préféré agir seul.

Le chauffeur répondit qu'il avait des ordres précis, et qu'il les tenait de Warwick en personne. Djougach jura à côté de l'interphone, puis il se rappela que Warwick, ce salop de Warwick, disposait des pleins pouvoirs. Se pouvait-il qu'il soit au courant de l'attentat et de la manœuvre tentée par le Gouverneur? Il se força à réfléchir et en conclut que c'était improbable. Mais alors, pourquoi avoir changé l'ordre du cortège ?

Joseph Djougach se tassa sur son siège, en pensant aux plantes carnivores qui l'attendaient. Il vérifia discrètement la fermeture des vitres et des portières.

Vous avez froid, Excellence ? demanda le chauffeur en lui lançant un coup d'œil.

Feriez mieux de regarder la route, grommela Djougach.

Puis il se força à reprendre le contrôle de ses nerfs.

Ce n'est que lorsque le cortège bifurqua à droite pour rejoindre les collines qu'il comprit combien Warwick devait être en avance sur lui.

Il voulut donner au chauffeur un contrordre, puis réalisa qu'ainsi en gravissant la côte, il s'éloignait du danger.

Sophia déboucha en haut de la route en lacets, essoufflée. La sueur de la course collait désagréablement son pull sur ses seins. Elle aurait voulu l'enlever, mais...

En bas de la côte, elle aperçut des insectes et des soldats qui faisaient dégager la route. Se pouvait-il que le... Oui ! C'était cela ! Incrédule, Sophia vit le half-track tirant le catafalque qui s'engageait sur les premiers lacets. Puis les voitures officielles, l'une derrière l'autre, comme une sorte de grand insecte brillant. Une chenille de malheur qui montait doucement, tandis que le lourd véhicule de tête patinait parfois dans les virages les plus serrés.

Mais alors, qu'avait fait Dreamers ? Et surtout, où était-il ? Elle avait vu de ses propres yeux le camion jaune prendre la direction des collines. Logiquement, Dreamers aurait dû se trouver sur la route, en contrebas de l'endroit où elle-même se trouvait, en train de descendre à la rencontre du cortège.

C'était à n'y plus rien comprendre.

Puis Sophia respira plus fort. Elle était certaine maintenant que Cordelli avait trahi leur groupe.

Il n'y avait plus aucun doute possible à ce sujet.

Sophia sentit une curieuse douleur au niveau de sa poitrine. Elle voulut avertir Dreamers. Elle descendit en courant vers le premier virage en épingle.

Dreamers avait quitté le camion. Il attendait, sur le bord de la route, sans trop savoir ce qu'il allait faire maintenant. Il n'était certain que d'une seule chose: il lui fallait remonter à l'usine et libérer Sophia des griffes de Cordelli. Pour le reste, la bombe pouvait exploser ou non, cela n'avait pas trop d'importance.

Le jeune homme allait se remettre en marche lorsqu'il aperçut le cortège qui montait doucement vers le bosquet.,

Il éprouva un désagréable sentiment, celui d'avoir été roulé jusqu'au bout par les terroristes. Puis il réalisa que c'était impossible que ceux-ci aient pu prévoir sa réaction. Sans cela, ils n'auraient pas menacé Sophia. D'autant que Dreamers aurait pu abandonner le camion à n'importe quel autre endroit de la ville. Non, c'était forcément une coïncidence. Une coïncidence plutôt malheureuse.

La bombe pouvait libérer les plantes d'une seconde à l'autre. Et le cortège risquait fort de se trouver à proximité immédiate quand cela se produirait.

Sur l'instant, Dreamers prit peur. Il revit l'espace d'une seconde les pièges de la dionée, dans le bureau de l'usine désaffectée. Cette horreur était sans doute moins répugnante que les plantes tentaculaires de la bombe.

Il fallait faire vite. Dreamers n'avait plus le temps de reprendre le compresseur et de l'emmener loin du cortège.

Il commença à courir vers le haut des collines.

Au premier virage, il regarda derrière lui. Le cortège se rapprochait. Le conducteur du half-track avait réussi à trouver la bonne puissance, puisque les chenilles grinçaient maintenant à cadence régulière sur l'asphalte, semblant ébranler toute la colline. Dans quelques instants, le catafalque arriverait à la hauteur du bosquet, par en dessous.

En se retournant, Dreamers aperçut une silhouette qui courait vers lui, deux lacets plus haut. Il jura. C'était Sophia !

— Mais qu'est-ce qu'elle fout là, nom de Dieu !

Il cria pour attirer l'attention de la jeune fille. Presque aussitôt, il se rendit compte que le bruit des véhicules du cortège couvrait sa voix. Il n'avait aucune chance !

Ce qui se passa dans la tête de Dreamers à cet instant fut un choix délibéré. Il n'était plus temps de tergiverser, plus temps d'hésiter et de douter. Plus temps de se demander s'il fallait ou non soutenir les terroristes.

En face de lui, le jeune homme voyait une jeune fille à la peau très douce, et qui courait vers la mort.

Dreamers revint à toute vitesse sur ses pas, sauta les flaques de glaise jaune et ouvrit la portière du camion. Par chance, il était dans le bon sens.

Le cortège contournait le bosquet. Le mufle verdâtre du half-track glissait ses yeux morts vers le camion jaune.

Dreamers démarra.
































CHAPITRE XI


Lorsque Dreamers embraya, le half-track verdâtre se trouvait déjà devant lui. Il jura. Une odeur de métal surchauffé se répandit instantanément dans la cabine. Le lourd camion de travaux publics s'ébranla vers le cortège. Les doubles roues arrière patinèrent un instant dans la boue glissante et l'engin se mit en travers. Dreamers donna un violent coup sur le volant et reprit sa ligne. Il percuta l'attelage entre le half-track de l'armée et la prolonge d'artillerie sur laquelle reposait le catafalque drapé de noir.

Avant de piquer une tête contre le pare-brise, Dreamers eut le temps de voir la tête ahurie du chauffeur du half-track, penchée vers lui, et qui le regardait sans comprendre. Puis le choc l'étourdit et il glissa sur le plancher encore chaud.

La prolonge s'était mise en travers, et le cercueil glissa sur le sol avec un raclement étrange. La voiture dans laquelle se trouvait Joseph Djougach freina immédiatement, mais le chauffeur ne put s'arrêter à temps. La prolonge d'artillerie dévalait vers lui. Les vérins de l'attelage défoncèrent la calandre de la voiture, perçant le radiateur et bousculant le moteur. Des étincelles coururent le long des câblages électriques déchirés. En quelques secondes, une fumées acre et traversée d'étincelles claires fraya un chemin sous le capot cabossé. La mince plaque de métal fut. arrachée par l'explosion du moteur et fusa vers les nuages en soufflant. Le chauffeur réussit à ouvrir sa portière et à se jeter au sol, le visage criblé d'éclats de verre. Il poussa un hurlement que personne n'entendit. Avant de s'évanouir, presque aussitôt après le choc, il put apercevoir sa voiture qui reculait sur la pente, transformée en brasier.

La panique en tête du cortège atteignit son comble lorsque les véhicules des conseillers Goellels et Delanoe se heurtèrent. Atterrés, sans avoir le temps de faire le moindre geste, les deux mutants virent la limousine noire du Gouverneur Djougach qui basculait pardessus le bord de la route, en une longue traînée de feu orange. Ils aperçurent, comme tous ceux qui regardaient la scène, le corps du mutant, renvoyé d'une cloison à l'autre dans sa prison de flammes, puis la voiture fit deux tonneaux avant de s'écraser en contrebas, sur le lacet d'en dessous, et d'exploser sur la chaussée, envoyant dans toutes les directions des morceaux déchiquetés de carrosserie et de chair brûlée.

Warwick avait. fait stopper sa voiture contre le trottoir, dans le virage. La première idée qui lui vint à l'esprit en voyant le véhicule de Djougach en perdition fut que les terroristes avaient tout de même réussi. Mais, aussitôt, il donna ses ordres dans le micro de la voiture.

Des dizaines d'insectes et de soldats sautèrent des camions qui escortaient la longue file des voitures.

En un instant, la chaussée fut noire de carapaces luisantes et les soldats gagnèrent le bosquet, pointant leurs armes vers un ennemi imaginaire. Les habitants qui observaient la scène depuis leurs balcons, en haut et en bas de la colline, se hâtèrent de fermer leurs fenêtres et de tirer leurs rideaux. Déjà, quelques rafales, tirées au hasard vers les immeubles proches, ricochaient sur le crépi et brisaient les vitrines ternes.

Puis, les insectes s'en prirent, excités par les odeurs du feu et les claquements des mitraillettes, aux rares passants qui avaient eu le tort de ne pas s'enfuir immédiatement. Une jeune femme enceinte, pour ne pas lâcher son landau, tomba sous les pattes d'un lucane roux de deux tonnes. Son corps fut laminé par la bête enragée. Un vieillard n'eut pas le temps de se retourner, les pinces métalliques lui défoncèrent la nuque. Deux

fillettes qui avaient un instant suspendu leur jeu furent attrapées par une mante aux yeux globuleux et sectionnées par le milieu du corps. De loin, leur mère les aperçut et s'effondra d'une masse sur le trottoir.

Warwick parvint à reprendre en mains ses hommes, mais les insectes, mantes et lucanes se répandirent sur toute la hauteur de la colline, semant la terreur en poursuivant des innocents.

La puissante voiture de Paxton déboucha en haut de la route. D'un coup d'œil, il se rendit compte de ce qui se passait. Le cortège démantibulé, la voiture noire en flammes sur le pavé, le camion jaune immobilisé au milieu de la côte, et les insectes qui couraient en tous sens, dévalant vers la ville basse ou grimpant à toute allure vers lui. Il aperçut Sophia, trébuchante, salie par la terre grasse des remblais, qui tentait d'échapper aux pinces de deux lucanes d'une taille démesurée. Elle portait une longue estafilade à l'épaule gauche, et les mandibules d'une des bêtes s'ornaient d'un morceau du blouson de cuir.

Paxton accéléra, sans se préoccuper des gens qui fuyaient et couraient vers lui. Il heurta un homme en gris qui boula contre un réverbère et resta là, assommé. Il prit le premier virage à fond de train. Les pneus hurlèrent et la lourde voiture glissa vers le fossé. Paxton vit que Sophia allait être rejointe. Il contre-braqua à droite et monta sur le trottoir, puis se lança dans la pente de terre, juste sur l'un des deux lucanes. La bête sentit venir le danger, mais elle estima que la voiture était trop légère pour lui faire quoi que ce soit. Au dernier moment, Paxton tourna le volant sur la gauche. La voiture partit en embardée sur l'herbe sale et faucha d'un seul coup les trois pattes de droite du lucane. Celui-ci tomba lourdement, perdant son sang, épais et presque violet, en abondance. Lorsque la douleur parvint à son cerveau, il était trop tard, il roulait déjà sur lui-même, dans la pente, semant derrière lui de longues giclures d'hémolymphe...

L'autre lucane allait atteindre Sophia lorsque la jeune femme vit Paxton au volant.

Elle poussa un cri et changea brusquement de direction. L'insecte, emporté par son propre poids, la dépassa de quelques mètres.

Paxton, après avoir rétabli son véhicule sur la chaussée, entamait un demi-tour et allait remonter la route. Sophia déboula en trombe devant le capot garni de fragments de carapace et s'accrocha à la poignée de la portière. Paxton freina pour lui laisser le temps de monter Puis il redémarra, alors que la jeune femme s'affalait presque sur lui, sans refermer la portière. Une mante bondit vers la voiture. Ils sentirent tous deux l'impact de l'insecte contre le toit. La caisse s'enfonça sur ses amortisseurs, mais, malgré quelques raclements sur l'asphalte, elle supporta le choc et prit de la vitesse.

Ce n'est qu'en arrivant en haut de la côte que Paxton se rendit compte que la mante était toujours sur le toit. Ses deux pattes antérieures glissaient maintenant sur le pare-brise. Sophia poussa un gémissement en voyant d'aussi près les crochets redoutables que l'insecte portait, greffés sur sa carapace verte.

— La ferme ! lui cria Paxton.

Puis il accéléra brutalement. Les pattes disparurent un instant de son champ de vision mais revinrent bientôt sur le côté. La portière de Sophia était encore entrouverte. L'insecte glissa un crochet dans l'interstice.

Devant la voiture, la ruelle se rapprochait dangereusement. Paxton fit déraper son véhicule qui alla heurter un réverbère. Le fuseau de métal plia sous le choc. La portière s'enfonça, reprojetant Sophia contre le conducteur. Le crochet et toute l'extrémité de la patte, sectionnés, tombèrent sur ses genoux.

Sophia eut un haut-le-cœur et s'évanouit.

Quelques minutes plus tard, Paxton roulait à tombeau ouvert vers l'usine abandonnée.

Pendant ce temps, les hommes de Warwick, après avoir fait monter les Conseillers dans un camion blindé, s'approchaient du camion jaune.

Dreamers sortit de son étourdissement à l'instant où un sergent ouvrait la portière. Dreamers fut tiré de la cabine sans ménagement et un homme le fouilla rapidement, pendant qu'on le maintenait debout contre le flanc de la benne.

Warwick s'approcha.

Il reconnut aussitôt l'homme qui était en compagnie de Cordelli et de Paxton, la veille, et qui avait réussi à s'échapper par les ruelles de la vieille ville. Il donna des ordres pour qu'on l'emmène immédiatement à son bureau.

Je l'interrogerai moi-même ! cria-t-il.

Puis, il s'assura auprès d'un officier que

tous les mutants avaient quitté les lieux.

C'est chose faite, monsieur. On les a expédiés au palais... Enfin, je veux dire, on les...

Ça va, ça va, j'ai compris. Sortez les paralyseurs.

Mais, monsieur...

Commandant, c'est moi qui donne les ordres, ici. Et je vous ordonne de sortir les paralyseurs ! Vous n'allez tout de même pas laisser ces saloperies d'insectes mettre le quartier à feu et à sang, non ?

L'officier parut rester immobile une seconde. Warwick le fixa durement. Puis l'homme passa de son côté. Après tout, il serait couvert...

Il partit à grands pas vers son command car et fit ouvrir la soute.

A son ordre, les soldats vinrent chercher les paralyseurs et s'égayèrent sur la colline.

Quelques secondes plus tard, les faisceaux d'ultrasons des paralyseurs, réglés à pleine puissance, commencèrent leur bal contre les animaux déchaînés.

Les paralyseurs foudroyaient les bêtes sur place en provoquant de terribles dommages à l'intérieur de leurs structures nerveuses, détruisant les neurones et les centres-relais, figeant les insectes au milieu de leurs courses.

C'étaient des armes très sophistiquées, et qui coûtaient fort cher, mais leur emploi était nécessaire pour se débarrasser des insectes géants. C'était d'ailleurs l'arme la plus efficace face aux monstres inhumains.

Mais Warwick préférait que les mutants ne soient pas présents. Ce qu'il avait ordonné de faire, c'était, ni plus ni moins, de détruire la force des insectes dont il avait le contrôle. Il se doutait que c'était là quelque chose que Djougach, s'il survivait, ce qui était peu probable, lui reprocherait devant le Conseil. Mais au moins, les mutants ne pourraient pas se servir des monstres contre les hommes.

Un par un, les insectes tombèrent.

Lorsque ce fut terminé, l'officier vint rendre compte à Warwick qui montait déjà dans sa voiture.

Nous avons fini, monsieur...

Oui, et je crois que c'était une... une bonne chose...

L'officier parut hésiter, une fois encore. Puis il se détendit et ajouta en saluant:

Oui, monsieur, je crois que mes hommes en avaient envie... Depuis longtemps.

L'officier avait raison.

Warwick savait que ce qu'il avait ordonné était une bonne chose.

Un peu avant l'usine, Paxton jeta un coup d'œil à Sophia.

La jeune femme se remettait lentement de sa terreur. Elle contemplait d'un regard morne la patte sectionnée de l'insecte.

Paxton posa la main sur la nuque douce de sa passagère. Elle ne réagit pas.

Il serra un peu plus fort. Elle leva les yeux vers lui, sans comprendre.

Paxton glissa ses doigts vers les artères du cou et serra de toutes ses forces. Les yeux de Sophia se révulsèrent et tout se brouilla devant elle. Bientôt, sans un geste de défense, elle se tassa sur la banquette.

Paxton pénétra dans la cour de l'usine. Mathilde sortit de la maison en courant.

Ils remontèrent tous deux à l'étage, au chevet de Cordelli.

Rapidement, Paxton jugea que l'homme était intransportable. Il l'expliqua à Mathilde.

Après quelques instants de réflexion, ils décidèrent de laisser Cordelli dans l'usine et d'aller ailleurs s'occuper de Sophia.

Ils redescendirent à l'instant où Sophia sortait, avec difficulté, de son évanouissement. Mathilde prit un plaisir sadique à lier trop serré les bras et les jambes de la jeune fille, puis Paxton la jeta sans ménagement sur les sièges arrière.






















CHAPITRE XII


Goellels pénétra dans le bureau de Warwick sans se faire annoncer. Son embonpoint le faisait transpirer, et il triturait sans cesse sa petite moustache avec des gestes nerveux.

. Il alla se planter devant Warwick et se mit à parler sur un ton monotone, mais très rapide:

Toutes mes félicitations, Conseiller Warwick ! Vous avez parfaitement réussi à ne pas empêcher cet odieux attentat. Le Conseil appréciera sûrement. Mais je ne suis pas venu pour cela.

Warwick ne leva même pas la tête vers son visiteur. Il s'obstina à étudier les rapports de police qu'il avait étalés sur son bureau. L'autre commença à s'empourprer.

Evidemment, vous vous croyez sans doute très fort. Vous croyez sûrement qu'on peut administrer une Province en restant comme cela, le nez plongé dans les paperasses. Vous êtes au-dessous de tout, Conseiller Warwick, au-dessous de tout !

Pour une fois, Goellels s'énervait.

Warwick leva la tête en souriant.

Du geste, il désigna un fauteuil, en face de la table.

Calmez-vous, Conseiller Goellels, je vous en prie, calmez-vous... sinon vos mots vont dépasser vos pensées !

Comme l'autre restait debout, Warwick enchaîna :

Bien, comme vous voudrez.

Puis, sur un ton plus net, et qui n'admettait pas de réplique:

Conseiller Goellels, nous sommes du même bord, vous mutant et moi, humain, peut-être, mais je vous garantis que nous sommes dans le même navire, et d'ailleurs, vous le savez aussi bien que moi ! Et maintenant, regardez les choses en face, voulez vous ?

« D'abord, il n'y a pas eu à proprement parler un attentat. Dans l'état actuel des choses, il est impossible de qualifier ce regrettable accident d'action due aux terroristes... »

L'autre bondit en avant et s'appuya sur le bureau, se penchant vers Warwick:

Mais... vous êtes aveugle, ou quoi ? Ça, ce n'est pas un attentat ? Et la mort de notre Gouverneur, c'est une mort naturelle peut-être ?

Tss, tss, tss. Attendez ! Je n'ai pas dit cela, fit Warwick en soulignant ses propos d'un geste négatif.

« D'abord, vous parlez de la mort de Joseph Djougach, alors que nos médecins sont encore à son chevet, en train de tout faire pour le sauver. Ensuite, et même si, c'est malheureusement probable, notre Gouverneur décède des suites de cet accident, je peux vous affirmer que rien, absolument rien, ne prouve actuellement que le type qui conduisait le camion ait été à l'origine d'un attentat. »

Mais, enfin, vous avez retrouvé la bombe, non ?

En effet, nous avons découvert un compresseur, et il s'est avéré à l'examen que cet engin contenait plusieurs pieds de plantes tentaculaires. Mais les charges explosives qui devaient libérer ces plantes étaient insuffisantes. C'était du travail d'amateur... à tel point que je me demande si nous pouvons établir un lien entre la mort de Morna Djougach et l'attentat d'hier.

Et ce bonhomme, le conducteur, qu'est ce que vous allez en faire ?

Conseiller Goellels, je répondrai encore à cette question, mais je vous rappelle que c'est moi qui m'occupe de cette affaire, et pas vous. Néanmoins, si cela peut vous intéresser, sachez que je vais interroger cet homme dès que vous serez sorti de mon bureau. Mais je vous signale d'ores et déjà que nous ne pourrons rien relever contre lui, hormis l'accident. Il était en possession d'une autorisation de circulation tout à fait conforme. C'est d'ailleurs un des points les plus bizarres de cet accident: l'autorisation de circulation était signée de Joseph Djougach en personne, ce qui me paraît tout à fait hors des prérogatives d'un Gouverneur. A croire que l'attentat, si c'en était bien un, avait été programmé par notre Gouverneur. Oui, je sais bien, c'est absurde, n'est-ce pas, Conseiller Goellels, totalement absurde...

Arrêtez, Warwick ! Notre ami Joseph est mourant, le cortège des funérailles a tourné au carnage, et vous venez me parler d'un permis de conduire ! Vous vous foutez du monde, vous dépassez les bornes, espèce de...

Waewick se leva et vint se planter, devant le mutant qu'il dépassait d'une bonne tête.

Conseiller Goellels, avant que vous n'en arriviez à des extrémités désobligeantes pour tout le monde, je vous somme de quitter ce bureau. Et ne m'obligez pas à faire appel à la force pour vous y contraindre.

Le mutant faillit répliquer, puis, lentement, baissa les yeux. Il battit en retraite.

Parvenu à la porte, il se retourna, voulut lancer encore quelques piques, mais se contenta de hausser les épaules.

Warwick était déjà retourné s'asseoir à son bureau et ne leva même pas la tête pour ajouter:

— De toute façon, comme c'est à moi d'assurer l'intérim, je suis dans l'obligation de vous demander de ne pas quitter la Province sans mon accord.

Warwick avait rapidement interrogé Dreamers. Ce dernier, après lui avoir raconté tout ce qu'il savait des terroristes pour pouvoir sauver Sophia, s'était ensuite contenté de répondre de la façon la plus exacte possible aux questions du Conseiller.

Warwick n'avait pu faire sonder le cerveau de Dreamers par un mutant, n'ayant aucune confiance dans ce qu'on aurait pu lui dire. Il avait donc préféré interroger Dreamers seul.

Quand le peintre eut fini de parler, Warwick resta un instant silencieux.

Le téléphone intérieur sonna.

Warwick écouta son interlocuteur sans rien dire. Il raccrocha, le visage maussade.

Nous allons passer un marché, dit-il à Dreamers après un bref instant de réflexion.

Dreamers leva la tête, l'air dubitatif.

Je vais vous relâcher...

C'était trop beau. Dreamers se fit plus attentif.

Je vais vous relâcher parce que votre arrestation n'aurait aucun intérêt, ni pour l'Etat, ni pour moi. Et vous allez chercher votre amie.

C'était bien mon intention, Conseiller, mais...

Warwick prit le bras du jeune homme.

Attendez. Laissez-moi finir... Nous avons déjà investi l'usine désaffectée. Vous m'en aviez parlé dès le début. Mes hommes ont encerclé les bâtiments et viennent de fouiller les lieux...

Sophia ?

Elle n'y était pas. Non plus que Paxton, ni l'autre jeune femme, cette... Mathilde. Tout ce qu'ils ont trouvé, à part les signes évidents de votre passage et des plantes carnivores, c'est un nommé Cordelli, assez mal en point d'ailleurs... et incapable de parler avant un bon bout de temps.

Cordelli... Mais que lui est-il arrivé ?

Je n'en sais pas plus que vous, Dreamers. Il a, semble-t-il, été brûlé par je ne sais quoi, un acide, ou quelque chose comme ça...

La dionée !

Oui ! Cette saloperie de plante carnivore géante. Mais, en fait, où sont les autres ?

Warwick reprit:

Ça, c'est à vous de me le dire.

Devant l'air interdit du peintre, le Conseiller ajouta:

Vous allez sortir d'ici et tenter de les retrouver. A mon avis, ils n'ont pu aller très loin. Les issues de la ville sont contrôlées. Nous filtrons toutes les entrées et toutes les sorties.

Vous m'envoyez à l'abattoir !

Allons, allons, dit Warwick en serrant plus fort le bras du jeune homme. C'est bien ce que vous comptiez faire, de toute façon, non ? Alors, rassurez-vous ! Vous passerez devant, certes, mais vous ne serez pas seul. Mes hommes seront derrière vous, et nous interviendrons en temps utile.

« Et puis, réfléchissez: vous n'avez pas vraiment le choix ! » ajouta-t-il en lâchant le bras de Dreamers et en se grattant le menton d'un air enjoué.

Dreamers hocha la tête lentement.

Effectivement, c'était pour lui la seule solution. Le Conseiller à la Sécurité pouvait tout aussi bien le remettre en prison. Adieu Sophia, adieu la peinture... Autant jouer son jeu le temps de retrouver la jeune fille. Après, il serait toujours temps d'aviser.

Il fixa Warwick et lui donna son accord.

L'autre sourit une seconde puis redevint grave.

Vous savez, non, à la réflexion, vous ne le savez peut-être pas, mais nous sommes du même côté. Nous sommes des êtres humains, tous les deux. Cette similitude ne vous a peut-être pas paru importante jusqu'à présent, mais elle signifie au moins une chose.

Laquelle ?

... les mutants ! Nous avons des raisons différentes de les haïr, mais ce n'est pas une raison pour séparer nos forces.

Dreamers fit un signe d'assentiment.

Tout d'un coup, il lui tardait d'être dehors, de quitter ce bureau et de retrouver la ville, aussi laide soit-elle.

La ville... et Sophia !

Je ne vois guère que quatre endroits où nous pourrions chercher les terroristes, reprit Warwick. Le campus, l'usine, le Café de la Paix et ce cimetière de voitures dont vous m'avez parlé.

Dreamers se prit au jeu.

Et on peut déjà en éliminer plusieurs ! Le campus et l'usine qui ont déjà été investis. Reste le Café et le cimetière...

Vous irez d'abord au Café, bien que je n'y croie guère.

Warwick donna quelques consignes par l'interphone et signa un laissez-passer pour Dreamers.

Dix minutes plus tard, le peintre se retrouvait seul, sur les marches du Palais. Le soleil était chaud.

Après le départ de Dreamers, Warwick se mit à rire tout seul. Il avait dit à Goellels qu'il était du même bord que lui, puis il avait assuré le peintre de la même chose.

En somme, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et il serait bientôt gouverneur.

Comme prévu, le Café de la Paix n'avait pas réouvert, et Dreamers ne put mettre la main sur la fille qui y travaillait. Les soldats intervinrent assez vite et Warwick donna ses dernières consignes pour encercler le cimetière des voitures.

En s'avançant entre les rangées de voitures, Dreamers se surprit à ricaner tout seul, nerveusement. Il trouva presque comique l'idée que, s'il retrouvait Sophia, leur nouvelle vie débuterait dans un cimetière.

Dreamers savait que les soldats de Warwick avaient pris position autour des allées circulaires qui entouraient les piles de véhicules, mais il était tout de même inquiet. En cas de coup dur, il leur faudrait se frayer un chemin à travers des monceaux de carrosseries crevées, des monticules de pièces diverses en équilibre instable. Leur progression ne pourrait être silencieuse, ni rapide. Autrement dit, le jeune homme devrait se débrouiller seul au début.

Il reconnut les amoncellements dangereux au milieu desquels il s'était battu avec Cordelli et progressa plus doucement, attentif à ne pas faire le moindre bruit.

Le soleil déclinait déjà et ses rayons orangés se reflétaient sur les pare-brise rayés, colorant les intérieurs des voitures comme du sang.

Sur sa droite, il entendit un faible gémissement, suivi du bruit caractéristique d'une gifle. Son estomac se serra. Ils étaient là, à quelques mètres de lui, en train de torturer Sophia.

Le temps de faire le tour de l'épave d'une camionnette bleue, un long gémissement entrecoupé de sanglots et de mots incohérents s'éleva.

Dreamers tremblait en avançant.

Et, soudain, il découvrit la scène.

Au milieu d'un petit espace d'une dizaine de mètres, entouré sur les quatre côtés par des carcasses vidées et rouillées, Mathilde se tenait debout, les bras croisés. Elle regardait Paxton, en manches de chemise, qui s'approchait lentement de Sophia, attachée par la taille au montant d'une portière.

La jeune fille avait la poitrine nue et ses seins portaient des marques de coups. Elle dodelinait de la tête en voyant Paxton s'approcher.

Dreamers faillit crier, mais il aperçut à temps le revolver que Mathilde tenait contre son bras.

— Passe à autre chose ! cria Mathilde.

Paxton s'arrêta une seconde en face de sa proie. Il se mit à sourire avec cruauté. Dreamers se cramponna à une vitre en voyant ce que l'autre faisait.

Le géant blond empoigna à pleines mains la ceinture du pantalon de Sophia et le tira violemment vers le bas. La jeune fille hurla et tenta de croiser les jambes pour éviter ce qui allait suivre. Mais Paxton était trop fort. Il partit d'un grand éclat de rire et se recula pour mieux juger.

Sophia, maintenue à la taille par une corde qui lui cisaillait la chair, ne pouvait se baisser. Elle était entièrement nue jusqu'aux genoux où son pantalon formait une couronne de tissu déchiré.

Elle tendit ses deux bras en avant, mais le pied de Paxton s'écrasa sur son ventre. Sophia eut un haut-le-cœur et fléchit sur ses genoux. Un filet de sang coula le long de l'une de ses cuisses.

Si seulement Dreamers avait eu une arme... Il leva la tête.

Au-dessus du petit groupe, la pince énorme de la grue broyeuse oscillait lentement, suspendue comme une mandibule aveugle et monstrueuse.

Le jeune homme se glissa derrière une voiture décapotable, rampant sur le sol humide, tandis que Paxton envoyait un second coup de pied à Sophia. Cette fois-là, le rire de Mathilde s'éleva, clair et vif, couvrant le hurlement de douleur. Dreamers serra les dents et se retint pour ne pas vomir.

Accroupi derrière la voiture, il vit, entre les jambes de Sophia, Paxton qui s'emparait d'une barre de fer.

Sans plus attendre, Dreamers atteignit l'échelle de la broyeuse. Il monta souplement les barreaux, jetant un coup d'œil derrière lui pour voir ce que faisaient les deux tortionnaires.

Paxton promenait lentement la barre de fer rouillé sur le ventre et entre les cuisses de la jeune fille, à demi inconsciente.

Mathilde avait le visage rouge, congestionné, comme si la torture infligée à la fille du Professeur Breiz lui procurait de plaisir. Et c'était d'ailleurs le cas.

Dreamers atteignit la cabine. Il pénétra à l'intérieur en écartant la porte.

Attirée par le bruit des gonds encrassés, Mathilde leva les yeux et regarda autour d'elle.

Paxton avait attrapé une jambe de Sophia et promenait la barre métallique contre l'intérieur de sa cuisse, en appuyant pour érafler la peau.

Dans la cabine, sachant que les reflets fumés l'empêchaient d'être vu, Dreamers détailla les leviers. C'était incompréhensible. Il y en avait trop, beaucoup trop. Il ne saurait jamais mettre la machine en marche.

Devant lui, au bout des cinq mètres du bras oscillant, la pince énorme se balançait doucement, au-dessus de Paxton.

Enfin, il avisa un bouton rouge, tiré en arrière, et sur lequel il déchiffra avec difficulté le mot: « REPOS ».

D'un coup d'œil, alors que le hurlement de Sophia s'élevait dans le cimetière désert, le jeune homme vit que Paxton se reculait, les mains vides, un large sourire sur sa face tordue.

Pris de nausée en voyant les deux mains ballantes du géant, Dreamers tendit la main vers le bouton rouge.

Il y eut un grincement de métal, le cri de Mathilde qui venait de voir une ombre à l'intérieur de la cabine de la broyeuse, puis le sifflement des vérins, et la pince d'une tonne s'abattit d'un coup sur Paxton.

Il n'eut même pas le temps de lever les yeux. Son crâne éclata sous le choc de l'ergot métallique. Des fragments de cervelle et des esquilles d'os furent projetés jusque sur les glaces de la cabine.

Sa tête réduite à un informe magma, Paxton tituba par réflexe et s'abattit sur le sol, couvert de sang.

Mathilde hurla et leva son revolver au hasard.

Elle appuya sur la détente à plusieurs reprises. La première balle fracassa l'une des vitres de la broyeuse et ricocha en miaulant sur la tôle du toit. Un autre projectile siffla aux oreilles de Dreamers qui aperçut en se jetant sur le plancher les hommes de

Warwick qui progressaient en silence entre les voitures.

Un troisième projectile perça une conduite d'huile alimentant le vérin principal.

Horrifié, Dreamers vit le bras de la broyeuse s'abaisser lentement au-dessus de la voiture à laquelle était attachée Sophia.

Avant qu'il ait pu faire un geste, la poutre rouillée se posa sur le toit et s'enfonça à l'intérieur comme dans du beurre mou. Il entendit un hurlement et vit le corps de Sophia poussé en avant par le poids, qui s'aplatissait dans la boue, bientôt recouvert par l'armature métallique.

Dreamers ferma les yeux.

Il se sentit devenir fou.

Il serra les poings sur la poignée de la porte, pour résister à l'horreur.

Mathilde avait vidé son chargeur et s'éloignait entre les carcasses brisées en riant comme une démente.

Ce rire fit sur Dreamers l'effet d'un coup de fouet. Il se redressa, repoussa la porte d'un coup de pied et sauta sur le sol.

Devant lui, un soldat apparut, mitraillette au poing. Dreamers lui arracha son arme et partit à la poursuite de Mathilde.

Il la vit un peu plus loin, toujours en train de rire, se heurtant aux véhicules qui barraient son chemin.

Il leva son arme.

Derrière lui, une voix, celle de Warwick peut-être, lui cria de ne pas tirer.

Il s'avança encore.

A un mètre, Mathilde s'était arrêtée de rire. Elle le fixait des yeux, sans le voir.

La femme était trempée d'une sueur malsaine et odorante. Sa chemise épaisse collait par plaques sur son corps gras. Elle respirait avec bruit, les yeux mornes.

Derrière elle, le terrain faisait un ressaut. A une dizaine de mètres en contrebas, la carcasse d'un vieux half-track achevait de pourrir.

Dreamers s'approcha et posa le canon de la mitraillette sur le ventre de Mathilde.

Elle ouvrit la bouche et voulut reculer.

Dreamers ferma les yeux et appuya sur la détente, en poussant l'arme en avant.

Il sentit nettement que l'arme s'enfonçait dans les intestins perforés de la femme.

Des soldats l'entourèrent et l'un d'eux le retint au moment où il s'évanouissait.

En bas du ressaut, Mathilde agonisait, empalée sur la colonne de direction du halftrack, les jambes agitées de soubresauts obscènes.

EPILOGUE

Par la fenêtre ouverte de son nouvel atelier, juste au-dessus des toiles qu'on venait de lui restituer, Dreamers regardait le ballet étrange des oiseaux.

Il y avait un nombre considérable d'hirondelles, ce jour-là, très hautes dans le ciel sans nuages.

Au loin, par-dessus les toitures grises brillantes de soleil, les façades obliques et bleues des tours de verre et d'aluminium étaient parfois rayées, durant une fraction de seconde, par les grands coups d'ailes des oiseaux.

— On dirait des danseurs, pensa Dreamers. Des danseurs qui tourbillonnent à l'assaut du vide...

I! se détourna, plongeant les yeux dans l'ombre de la pièce. Il faudrait faire un peu de rangement pour le lendemain. Il alla se servir une bière et prit encore une fois les deux petits rectangles de papier bleu sur la cheminée.

Les deux télégrammes reçus dans la journée.

Le premier émanait du Secrétariat du Gouvernement. C'était une invitation personnelle du Gouverneur Warwick pour l'inauguration des nouvelles salles du Muséum. Une cérémonie au cours de laquelle le Gouverneur se ferait un plaisir de remettre à Paul Dreamers un diplôme de Citoyen d'Honneur.

Le jeune homme resta pensif. Cela faisait dix fois qu'il relisait ce télégramme. Il n'était pas certain d'en être satisfait.

Qu'on ait cassé son jugement, c'était une bonne chose, un signe que les temps de stupeur et d'abêtissement allaient peut-être finir. Mais pour le reste, les cérémonies, les diplômes, les honneurs, est-ce que cela comptait ?

Est-ce que cela avait quelque chose à voir avec l'art ou avec la vie ?

Après tout, Dreamers estimait n'avoir fait que son devoir.

Il soupira et froissa le papier.

Et puis, surtout, il y avait le second télégramme. Curieux comme un si petit morceau de papier pouvait revêtir une importance si grande !

Celui-là, il pourrait le relire cent fois, mille fois, il ne le connaîtrait jamais assez !

Dreamers le posa bien en évidence sur la tablette de la cheminée, puis se prépara pour la cérémonie.

C'était la première fois qu'il allait revoir Warwick. Il était curieux de savoir si, déjà, le pouvoir aurait imprimé ses empreintes sur le visage de l'homme.

Sur le point de ressortir, le jeune homme se remémora les derniers événements qui avaient secoué la ville. Warwick devenant Gouverneur, écartant habilement les mutants du pouvoir dans toute la Province, les nouvelles encourageantes en provenance des autres villes, des autres provinces, la liesse populaire déferlant dans les rues, pour la première fois depuis soixante ans !

Et Sophia.

Sophia sur son lit d'hôpital, qui commençait à oublier l'horreur marquant sa chair et son esprit...

Sophia l'embrassant sous les yeux amusés des infirmières...

Sophia qui avait fait parvenir le second télégramme...

Dreamers est sorti. La pièce est silencieuse. Un léger vent soulève le coin d'un télégramme sur lequel on peut lire:

« A DEMAIN — JE T'AIME »