21
ELLE ne voulait pas se souvenir... Revenir en arrière était trop triste, trop douloureux. Un jour, alors qu'elle était toute petite, Nancy avait attrapé le manche d'une cas-serole sur la cuisinière. Elle se rappelait encore le flot écarlate de soupe à la tomate qui s'était répandu sur elle.
Elle était restée à l'hôpital pendant des semaines et gardait encore des cicatrices sur la poitrine.
... Cari l'avait interrogée à propos de ces cicatrices...
il les avait touchées... « Pauvre petite fille, pauvre petite fille... » Il aimait lui faire répéter le récit de l'accident.
«Cela t'a-t-il fait très mal?» demandait-il.
Se souvenir faisait le même effet... Ça faisait mal...
uniquement mal... Ne pas se souvenir... oublier...
oublier... Je ne veux pas me souvenir...
Mais les questions, incessantes, lointaines... sur Cari...
sur sa mère... Lisa... Peter... Et sa propre voix. Elle parlait. Répondait.
134
« Non, je vous en prie, je ne veux pas en parler
- Mais il le faut. Vous devez nous aider. » La voix îns.stait. Pourquoi? Pourquoi?
« Pourquoi aviez-vous peur de Cari, Nancy ? »
Il fallait répondre, ne serait-ce que pour faire cesser les questions.
Elle entendit sa propre voix, au loin, qui s'efforçait de répondre... Elle avait l'impression de se regarder jouer dans une pièce de théâtre... les scènes prenaient forme.
Sa mère... le dîner... la dernière fois qu'elle avait vu sa mère... son visage préoccupé, le regard fixé sur elle, sur Cari. «D'où vient cette robe, Nancy?» Elle aurait juré que sa mère n'aimait pas le vêtement.
La robe en laine blanche. «Je l'ai choisie avec Cari.
Tu ne l'aimes pas?
- N'est-elle pas un peu... enfantine?»
Sa mère était allée téléphoner. Au Dr Miles? Nancy l'espérait. Elle désirait que sa mère fût heureuse... Peut-
être devrait-elle revenir à la maison avec elle... Peut-être cesserait-elle alors de se sentir si fatiguée. En avait-elle parlé à Cari ?
Cari s'était levé de table. «Excuse-moi, chérie... » Sa mère était revenue avant lui.
«Nancy, il faut que nous ayons une conversation toutes les deux demain... lorsque nous serons seules. Je viendrai te chercher pour le petit déjeuner.»
Cari était revenu.
Et sa mère... l'embrassant sur la joue... « Bonsoir, chê-
ne. À demain 8 heures.» Sa mère montant dans la voiture de location, faisant un signe de la main, s'éloignant sur la route...
Cari l'avait raccompagnée au collège. «Je crains que à mère ne me regarde pas encore d'un très bon œil, ché-
rie. »
L'appel téléphonique... Il est arrivé un accident... la direction de la voiture...
Cari... «Je m'occuperai de toi, ma petite fille... »
L'enterrement.
Le mariage. Une mariée devait s'habiller en blanc.
N _ncy porterait la robe en laine blanche. Elle serait tout
- :ait appropriée pour se rendre à la mairie.
135
Mais elle ne pouvait pas la porter... il y avait une tache de graisse à l'épaule... «Cari, comment ai-je pu faire une tache de graisse sur cette robe ? Je ne l'ai mise que pour le dîner avec maman.
- J e vais la faire nettoyer. » Sa main, familière, qui lui caressait l'épaule.
«Non... non... non... »
La voix. «Qu'y a-t-il, Nancy?
- Je ne sais pas... je ne suis pas sûre... j'ai peur...
- P e u r de Cari?
- Non... il est gentil avec moi... je suis si fatiguée...
toujours si fatiguée... Avale ton médicament... Tu iras mieux... Les enfants... Peter et Lisa... Tout allait bien au début... Cari était gentil... S'il te plaît, Cari, ferme la porte... Je t'en prie, Cari, je n'aime pas ça... Ne me touche pas comme ça... Laisse-moi tranquille...
- Qu'est-ce que vous n'aimiez pas, Nancy?
- Non... Je ne veux pas en parler.
- Cari se montrait-il gentil avec les enfants?
- Il les forçait à obéir... Il voulait qu'ils soient sages...
Peter avait peur de lui... et Lisa... Ainsi, ma petite fille a une petite fille...
- C'est ce que Cari a dit ?
- Oui. Il ne me touche plus... je suis contente... Mais je ne veux plus prendre de médicament après le dîner...
Je suis trop fatiguée... il y a quelque chose d'anormal...
je dois m'en aller. Les enfants... fuir...
- F u i r Cari?
- Je ne suis pas malade... Cari est malade.
- En quoi vous paraît-il malade, Nancy?
- Je ne sais pas.
- Nancy, parlez-nous du jour où Lisa et Peter ont disparu. De quoi vous rappelez-vous ?
- Cari est en colère.
- Pourquoi est-il en colère ?
- Le médicament... hier soir... Il m'a vue le jeter...
Il en a remis... m'a forcée à le boire... Je suis si fatiguée...
j'ai tellement sommeil... Lisa pleure... Cari... avec elle... il faut que je me lève... que j'aille auprès d'elle...
Elle pleure si fort... Cari lui a donné une fessée... il a dit qu'elle avait mouillé son lit... Je dois emmener Lisa 136
loin d'ici... demain matin... Mon anniversaire... Je dirai à Cari...
- Que lui direz-vous?
- Il sait... il se doute...
- Il se doute de quoi, Nancy?
- Je vais m'en aller... emmener les enfants... Il faut que je m'en aille...
- N'aimiez-vous pas Cari, Nancy?
- J e devrais l'aimer. Il a dit : Heureux anniversaire...
Lisa est si sage... Je lui ai promis que nous ferions un gâteau pour mon anniversaire... Elle, Peter et moi...
Nous irions acheter des bougies et du chocolat. Il fait mauvais temps... il commence à pleuvoir... Lisa va peut-être attraper froid...
- Cari s'était-il rendu à ses cours ce jour-là?
- Oui... Il a téléphoné... J'ai dit que nous avions l'intention d'aller au centre commercial... qu'ensuite je passerais chez le médecin pour faire examiner Lisa...
J'étais inquiète. J'ai dit que nous sortirions à 11 heures...
après le programme pour les enfants à la télévision.
- Comment Cari a-t-il réagi en apprenant que vous étiez inquiète au sujet de Lisa?
- Il a dit qu'il faisait froid... que Lisa ne devait pas sortir si elle avait un rhume... J'ai dit qu'ils m'attendraient dans la voiture pendant que je ferais les courses... Ils voulaient préparer le gâteau avec moi... Ils étaient tout excités à l'idée de fêter mon anniversaire. Ils n'avaient ïamais l'occasion de s'amuser. Je n'aurais pas dû laisser Cari se montrer si sévère... c'est ma faute... Je vais par-ier au docteur... je dois lui demander son avis... pour Lisa... Pour moi... Pourquoi dois-je prendre tant de médicaments ?... Rob faisait rire les enfants... Ils étaient si différents en sa présence... Les enfants sont faits pour rire...
- Etiez-vous amoureuse de Rob, Nancy ?
- Non... J'étais enfermée... je devais m'échapper...
avais envie de parler à quelqu'un... Rob a raconté ce _ue je lui avais dit... Ce n'était pas comme ça... pas
:omme ça... » La voix de Nancy devint plus aiguë.
Lendon prit un ton apaisant. «Donc, vous avez emmené les enfants au centre commercial à 11 heures?
137
- Oui. Il pleut... J'ai dit aux enfants de rester dans la voiture... Ils ont promis... des enfants si sages... Je les ai laissés sur le siège arrière . . . J e n e l e s a i j a m a i s revus...
jamais... jamais...
- Nancy, y avait-il beaucoup de voitures dans le parking?
- Non... Je n'ai rencontré personne dans le magasin...
Tellement de vent... si froid... peu de monde...
- Combien de temps êtes-vous restée dans le centre commercial ?
- Pas longtemps... dix minutes... Je n'arrivais pas à trouver les bougies d'anniversaire... Dix minutes... Je suis revenue en courant vers la voiture... Plus d'enfants. »
Sa voix avait un accent incrédule.
«Qu'avez-vous fait, Nancy?
- Je ne sais pas quoi faire... Peut-être sont-ils allés m'acheter un cadeau... Peter a de l'argent... Ils ne seraient pas sortis de la voiture sinon... Ils sont si sages... Ils ont dû sortir pour ça... pour m'acheter un cadeau... Peut-être dans un autre magasin... Chercher au Prisunic... à la confiserie... à la boutique de cadeaux...
à la droguerie... Retourner à la voiture. Chercher, chercher les enfants...
- Avez-vous demandé à quelqu'un si on les avait vus?
- Non... Il ne faut pas que Cari sache... Il sera furieux... Je ne veux pas qu'il punisse les enfants...
- Ainsi, vous avez cherché dans tous les magasins du centre commercial ?
- Ils ont peut-être voulu venir à ma rencontre... et ils se sont perdus... Ils ont cherché dans le parking... peut-
être n'ont-ils pas pu retrouver la voiture... Je commence à les appeler... J'ai peur... Quelqu'un veut avertir la police et mon mari... J'ai dit : Ne prévenez pas mon mari, je vous en supplie... Une femme l'a répété au procès... Je ne voulais pas que Cari se mît en colère, c'est tout...
- Pourquoi ne l'avez-vous pas dit à l'audience ?
- Il ne fallait pas... L'avocat m'a recommandé : Ne racontez pas que Cari était en colère... Ne racontez pas que vous vous étiez disputés au téléphone...
138
Lisa n'avait pas mouillé son lit... les draps é:a secs...
- Que voulez-vous dire ?
- L e s draps étaient secs... Pourquoi Cari lui a-t-il fa:: mal? Pourquoi? Cela n'a pas d'importance... Rien n'a d'importance... Les enfants ont disparu... Michael...
Missy, disparus aussi... Aller les chercher... Je dois aller les chercher...
- Racontez-nous comment vous avez cherché les enfants ce matin.
- Je dois chercher du côté du lac... Peut-être sont-ils allés au bord du lac... Peut-être sont-ils tombés dans l'eau... Vite, vite... Il y a quelque chose dans le lac...
quelque chose au fond de l'eau...
- Qu'y avait-il au fond de l'eau, Nancy?
- D u rouge. Quelque chose de rouge... Peut-être est-ce la moufle de Missy. Je dois l'attraper. L'eau est si froide... Je ne peux pas l'attraper... Ce n'est pas une moufle... C'est froid, froid...
- Qu'avez-vous fait ?
- Les enfants ne sont pas là... Sortir... sortir de eau... C'est si froid... la plage... Je suis tombée sur le sable... Il était là... dans les bois... il me regardait... Je l'ai vu... en train de me regarder... »
Jed Coffin se redressa. Ray bondit brusquement en avant. Lendon leva une main en signe d'avertissement.
- Qui était là, Nancy ? demanda-t-il. Dites-nous qui était là?
- Un homme... Je le connais... C'était... c'était...
Rob Legler... Rob Legler était là... lise cachait... il me regardait.» Sa voix monta, puis se brisa. Elle battit des raupières, ferma les yeux lentement. Ray blêmit.
Dorothy retint sa respiration. Ainsi les deux cas étaient nés.
L'effet du Penthotal est sur le point de se dissiper.
- Ile va bientôt revenir à elle.» Lendon se redressa. Une
:-^mpe au mollet et aux cuisses le fit grimacer.
Docteur, puis-je vous entretenir un instant, vous et
- athan ? » Jed avait pris un ton neutre.
Ne la quittez pas, Ray, conseilla Lendon. Elle risque
:e se réveiller d'un instant à l'autre.»
139
Une fois dans la salle à manger, Jed se retourna vers Lendon et Jonathan. « Docteur, combien de temps cette comédie va-t-elle encore durer?» Sa physionomie était impénétrable. «Je pense qu'il est inutile de questionner Nancy davantage. Avec tout ça, nous avons seulement appris qu'elle avait peur de son mari, qu'elle ne l'aimait manifestement pas et que Rob Legler s'est peut-être trouvé ce matin dans les environs du lac. »
Lendon le fusilla du regard. «Bon sang, n'avez-vous pas entendu ce que disait cette femme ? Ne comprenez-vous pas le sens de ce que vous écoutiez ?
- Je comprends seulement que je n'ai pas entendu une seule chose susceptible de m'aider à remplir ma mission qui est de retrouver les enfants Eldredge. J'ai entendu Nancy Eldredge se croire responsable de la mort de sa mère, réaction naturelle de la part d'un enfant dont l'un des parents meurt en venant lui rendre visite à son collège. Son comportement envers son mari semble tenir de l'hystérie. Elle rejette sur lui la responsabilité d'avoir voulu le quitter.
- Quelle est votre opinion sur Cari Harmon?
- C'est un de ces types possessifs qui épousent une fille plus jeune qu'eux et veulent la dominer. Bon Dieu, la moitié des hommes du Cape lui ressemblent. Je peux vous citer des exemples de maris qui ne donnent pas un rond à leur femme en dehors de l'argent du ménage. J'en connais un qui ne laisse pas sa femme conduire la voiture. Un autre qui ne permet pas à la sienne de sortir seule le soir. Ce genre de situation se retrouve dans le monde entier. C'est peut-être ce qui donne à toute cette bande du Mouvement de libération des femmes des raisons de rouspéter.
- Commissaire, savez-vous ce que l'on entend par pédophilie?» demanda Lendon du même ton calme.
Jonathan hocha la tête. «C'est bien ce que je pensais», dit-il.
Lendon ne laissa pas à Jed le temps de répondre. « En termes juridiques, c'est une déviation sexuelle comprenant tout commerce charnel avec un enfant n'ayant pas encore atteint l'âge de la puberté.
140
- En quoi cela correspond-il avec notre affaire ?
- Cela ne correspond pas... pas complètement. Nancy avait dix-huit ans lorsqu'elle s'est mariée. Mais elle avait l'air d'une enfant. Commissaire, n'avez-vous aucun moyen de faire des recherches sur le passé de Cari Harmon?»
Jed Coffin eut l'air interdit. Lorsqu'il répondit, ce fut d'une voix frémissante de rage contenue. Il désigna la neige fondue qui martelait sans répit la fenêtre.
Docteur, dit-il, vous voyez et vous entendez ç a ?
Quelque part dehors, il y a deux gosses perdus en train de crever de froid ou pris entre les pattes de Dieu sait quel cinglé, et peut-être même sont-ils morts. Mais c'est mon boulot de les retrouver, et de les retrouver maintenant. Nous avons une seule piste pour ça. C'est que Nancy Eldredge et un pompiste ont tous les deux reconnu Rob Legler, personnage assez peu recommandable, dans le voisinage. Voilà le genre d'information dont je peux tirer quelque chose.» Il crachait ses mots d'une voix pleine de mépris. « Et vous me demandez de perdre mon temps à faire des recherches sur un homme mort afin de démontrer une hypothèse complètement loufoque ! »
Le téléphone sonna. Bernie Mills, qui se tenait discrètement dans un coin de la pièce, se précipita pour aller répondre. Les voilà qui parlaient de faire des recherches sur le premier mari de Nancy, à présent. Il allait raconter ça à Jane. Il souleva promptement l'appareil. C'était ie commissariat de police. « Passez-moi le commissaire », aboya le sergent Poler.
Sous le regard de Lendon et de Jonathan, le commissaire Coffin écouta, posa de brèves questions : Depuis quand ? Où ? »
Les deux hommes se regardèrent sans rien dire.
Lendon se surprit en train de prier, implorant à mots inar-ticulés, fervents : Faites qu'il ne s'agisse pas de mauvaises nouvelles des enfants !
Jed raccrocha brutalement le récepteur et se tourna vers eux. « On a repéré Rob Legler en ville dans le motel d'Adams Port ce matin vers 10 h 30. Une voiture qu'il a sans doute volée vient d'être accidentée sur la 141
nationale 6A, mais il s'est enfui. Il se dirige probablement vers le continent. Nous avons placé un dispositif d'alerte générale. Je pars pour diriger les opérations. Je laisse l'agent Mills ici. Nous allons épingler ce Legler et, dès que nous le tiendrons, nous apprendrons certaine-ment ce qui est arrivé à ces gosses. »
Une fois la porte refermée sur le commissaire, Jonathan se tourna vers Lendon. «Que pensez-vous de tout cela?» demanda-t-il.
Lendon attendit un long moment avant de répondre.
Je me sens trop impliqué dans cette histoire, songea-t-il...
Je vois Priscilla au téléphone ce soir-là... en train de m'appeler. Cari Harmon a quitté la table après elle. Où est-il allé? A-t-il surpris ce que Priscilla me disait? Nancy a déclaré que sa robe était tachée de graisse.
Que cherchait-elle à dire ? Que la main de Cari devait être pleine de graisse et qu'il avait sali sa robe en lui touchant l'épaule? N'essayait-elle pas de dire que Cari Harmon avait peut-être trafiqué la voiture de Priscilla ?
Lendon vit se former des images de violence. Mais à quoi bon savoir cela quand Cari Harmon était dans la tombe ?
Jonathan dit : « Si vous raisonnez comme moi, revenir sur la disparition des enfants Harmon ne nous sera d'aucun secours. Vous pensez au père ?
- O u i .
- Et puisqu'il est mort, nous nous tournons vers Rob Legler, l'homme envoyé par Harmon dans sa maison et le seul témoin dont la déposition condamne Nancy. Peut-on se fier aux déclarations de Nancy sur ce qui s'est passé ce matin alors qu'elle est sous sédatif ? »
Lendon secoua la tête. «Je l'ignore. On sait que certains patients peuvent résister à l'action du Penthotal et dissimuler la vérité. Mais je crois qu'elle a vu -
ou cru voir - Rob Legler au bord du lac Maushop. »
Jonathan ajouta : «Et à 10 h 30 ce matin, on l'a repéré dans un motel, seul. »
Lendon hocha la tête.
Sans dire un mot de plus, les deux hommes se retournèrent et regardèrent par la fenêtre dans la direction du lac.
14
LE journal télévisé de 17 heures donna un bref aperçu de la crise au Moyen-Orient, de la montée de l'inflation, de la menace de grèves dans l'industrie automobile et du mauvais classement de l'équipe de base-bail des New England Patriots. Plus d'une demi-heure fut consacrée à la disparition des enfants Eldredge et à la rediffusion du film pris lors de l'incroyable affaire du meurtre Harmon.
Les photos parues dans le Cape Cod Community News furent reproduites à l'écran. On attira l'attention des téléspectateurs sur celle de Rob Legler en train de quitter le tribunal de San Francisco avec le professeur Cari Harmon après la condamnation de Nancy Harmon pour le meurtre prémédité de ses enfants.
La voix du présentateur se fit particulièrement insistante lorsque cette photo apparut. «Rob Legler a été formellement reconnu dans le voisinage de la maison des Eldredge ce matin. Si vous croyez avoir vu cet homme, veuillez appeler le numéro spécial suivant : KL 53 800; la vie des enfants Eldredge est peut-être e n j e u . Si vous croyez détenir une information susceptible d'aider à trouver la ou les personnes responsables de la disparition des enfants, nous vous prions instamment de téléphoner à ce numéro : KL 53 800. Je répète : KL 53 800. »
Les Wiggins avaient fermé le magasin lorsque l'électricité était tombée en panne et ils étaient rentrés chez eux à temps pour prendre les informations sur leur poste de télévision à piles.
«Ce type me rappelle quelqu'un, dit Mme Wiggins.
- Tu dis toujours ça de toute manière, bougonna son mari.
- Non... pas vraiment. Il y a quelque chose... la façon dont il se penche en avant... En tout cas, il n'a rien de bien séduisant.»
Jack Wiggins dévisagea sa femme. « J e pensais 143
justement que c'était exactement le genre de type à tourner la tête d'une jeune fille.
- Lui? Oh, tu parles du jeune homme. Je parlais de l'autre - le professeur. »
Jack regarda sa femme avec condescendance. « Voilà pourquoi je dis toujours que les femmes ne font pas de bons témoins et ne devraient jamais faire partie d'un jury.
Personne ne s'intéresse au professeur Harmon. Il s'est suicidé. Ils parlent de Legler. »
Mme Wiggins se mordit les lèvres. «Je vois. Eh bien, j'espère que tu as raison. C'est seulement... oh, et puis... »
Son mari se leva lourdement. « Le dîner est prêt ?
- Oh, dans un moment. Mais c'est difficile de s'inté-
resser à la cuisine quand on pense aux petits Michael et Missy... Dieu sait où... On aimerait pouvoir les aider.
Je ne crois pas un mot de ce qu'ils racontent sur Nancy Eldredge. On ne la voyait pas souvent au magasin, mais lorsqu'elle venait, j'aimais la regarder avec ses enfants.
Elle se montrait toujours si gentille - jamais agacée, jamais revêche, comme le sont la moitié de toutes ces jeunes mères. À côté de tout ça, nos petits ennuis paraissent bien dérisoires, tu sais.
- Quels petits ennuis ? » Il avait pris un ton sec et soup-
çonneux.
«Eh bien...» Mme Wiggins se mordit les lèvres. Ils avaient eu un tas de problèmes avec les vols à l'étalage l'été dernier. Le simple fait d'en parler mettait Jack dans tous ses états. C'est pourquoi elle n'avait pas cru nécessaire de lui raconter qu'elle était absolument certaine d'avoir vu M. Parrish voler une grosse boîte de talc pour bébé sur le rayonnage ce matin.
23
DANS un modeste foyer à proximité de l'église Saint-François-Xavier à Hyannis Port, la famille de Patrick Keeney s'apprêtait à se mettre à table. C'était l'heure 144
des informations et tous les yeux étaient fixés sur le poste portatif installé dans la petite salle à manger bien remplie.
Ellen Keeney secoua la tête en voyant les visages de Michael et de Missy Eldredge emplir l'écran. Elle jeta un coup d'œil involontaire à ses propres enfants. Neil et Jimmy, Deirdre et Kit... un... deux... trois... quatre.
Chaque fois qu'elle les emmenait à la plage, c'était la même chose. Elle passait son temps à compter leurs têtes.
Mon Dieu, faites qu'il ne leur arrive rien, je vous en supplie, priait-elle invariablement.
Ellen se rendait tous les matins à la messe à Saint-François et elle assistait généralement au même office que Mme Rose Kennedy. Elle se souvint des jours qui avaient suivi la mort du président, puis celle de Bobby. Elle revoyait Mme Kennedy entrer dans l'église, le visage creusé par le chagrin, mais calme et paisible. Ellen ne la regardait jamais pendant la messe. Pauvre femme, au moins ici elle avait droit au respect de sa vie privée. Souvent, Mme Kennedy faisait un petit signe de tête en souriant et elle disait parfois «Bonjour» s'il leur arrivait de sortir au même moment de l'église. Comment fait-elle pour supporter tout cela ? se demandait Ellen. Où trouve-t-elle la force de le supporter ? Et elle pensait la même chose en ce moment. Comment Nancy Eldredge peut-elle le supporter ?... surtout quand on pense que cela lui arrive pour la seconde fois.
Le présentateur commentait l'article paru dans le Community News - il disait que la police recherchait l'auteur de la lettre. Enregistrant à peine ce qu'il disait, Ellen décréta en elle-même que Nancy n'était pas responsable de la mort de ses enfants. C'était tout simplement impossible. Aucune mère ne tue sa propre chair.
Elle vit Pat la regarder et lui sourit vaguement - un sourire qui signifiait : Nous avons de la chance, mon chéri; nous avons de la chance.
«Il est devenu drôlement gros», dit Neil.
Interdite, Ellen fixa son aîné. À sept ans, Neil l'inquié-
tait. Il était si déterminé, tellement imprévisible. Il avait les cheveux blond doré et les yeux gris de Pat. Il était 145
petit pour son âge ; elle savait que cela l'ennuyait un peu, et elle le rassurait de temps en temps. «Papa est grand, ton oncle John est grand, et un jour tu le seras toi aussi. » Néanmoins, Neil paraissait le plus jeune de sa classe.
« Qui est devenu gros, chéri ? demanda-t-elle distraitement en se détournant pour regarder la télévision.
- Cet homme, celui qui marche devant. C'est lui qui m'a donné le dollar pour aller retirer son courrier à la poste le mois dernier. Souviens-toi, je t'ai montré le billet qu'il avait écrit quand tu n'as pas voulu me croire. »
Ellen et Pat fixèrent leurs yeux sur l'écran. On montrait la photo de Rob Legler sortant du tribunal à la suite de Cari Harmon.
«Neil, tu te trompes. Cet homme est mort depuis longtemps. »
Neil prit l'air vexé. « Écoute, tu ne me crois jamais.
Le jour où tu as voulu que je te raconte comment j'avais obtenu ce dollar, tu ne m'as pas cru non plus. Il est beaucoup plus gros et ses cheveux ont poussé, mais lorsqu'il s'est penché à la fenêtre du break, il avait la tête rentrée dans les épaules, comme cet homme. »
Le présentateur poursuivait : «... toute information, même si elle vous paraît hors de propos. »
Pat fronça les sourcils.
«Pourquoi tu as l'air en colère?» demanda anxieu-sement la petite Deirdre du haut de ses cinq ans.
Le visage de Pat se détendit. Neil avait dit : « Comme cet homme. » « Parce que parfois je me rends compte qu'il est difficile d'élever une sacrée petite bande comme la vôtre», répondit-il en passant sa main dans les cheveux courts de la petite fille, heureux de la sentir tout près de lui. «Éteins la télévision, Neil, ordonna-t-il à son fils.
Maintenant, les enfants, avant de dire les grâces, nous allons prier Dieu de ramener les enfants Eldredge sains et saufs chez eux. »
Ellen avait l'esprit ailleurs pendant la prière qui suivit. Ils avaient demandé que toute indication leur soit fournie, même si elle semblait hors de propos, et Neil avait reçu ce dollar pour retirer une lettre à la poste cen-trale. Elle se souvenait exactement du jour : vendredi, 146
il y a quatre semaines. Elle se rappelait la date parce qu'ils devaient dîner de bonne heure à cause d'une réunion de parents d'élèves à l'école et que le retard de Neil l'avait contrariée. Un détail lui revint soudain à la mémoire.
«Neil, est-ce que par hasard tu as gardé le billet que cet homme t'avait remis pour le présenter à la poste ?
demanda-t-elle. Il me semble t'avoir vu le mettre dans ta tirelire avec le dollar.
- Oui, je l'ai toujours.
- Peux-tu aller le chercher, je te prie. Je voudrais voir le nom qui y est inscrit. »
Pat l'examinait. Lorsque Neil quitta la pièce, il la regarda par-dessus la tête des autres enfants. «Ne me dis pas que tu crois ce qu'il raconte... »
Elle se sentit brusquement ridicule. «Oh, finis de manger, chéri. Je suppose que je suis juste un peu nerveuse.
Ce sont les gens comme moi qui dérangent toujours la police pour rien. Kit, passe-moi ton assiette. Je vais te donner l'entame du pain de viande, comme tu l'aimes. »
24
LES choses tournaient mal. Rien ne marchait comme il l'avait prévu. D'abord, il y avait cette idiote qui s'était pointée ici; puis la petite fille... être obligé d'attendre qu'elle se réveille - si elle se réveillait - pour la sentir se tortiller en essayant de lui échapper. Et ensuite, le gar-
çon qui lui avait filé entre les pattes, qui se cachait. Il devait le retrouver.
Courtney eut l'impression qu'il ne contrôlait plus rien. La sensation de plaisir anticipé s'était transformée en rancœur et en déception. Il ne transpirait plus, mais la sueur collait à ses vêtements, les rendant désagréablement poisseux contre sa peau. Il ne ressentait plus aucune délectation à la pensée des grands yeux bleus du petit garçon, si semblables à ceux de Nancy.
Le gosse était une menace. S'il s'enfuyait, ce serait la 147
fin. Mieux valait en terminer avec ces deux-là; mieux valait agir comme l'autre fois. En un instant, il pouvait leur sceller définitivement les lèvres, les narines et les yeux - et dans quelques heures, lorsque la marée serait haute, jeter leurs corps dans le bouillonnement des vagues. Personne n'en saurait jamais rien. Ensuite, il serait à nouveau en sûreté. Rien ne le menacerait; il pourrait tranquillement jouir du tourment de Nancy.
Et demain soir, une fois tout danger dissipé, il parti-rait en voiture en direction du continent. Il rôderait au crépuscule ; et il rencontrerait sans doute une petite fille en train de se promener par là toute seule... il dirait qu'il était le nouveau maître d'école... ça marchait toujours.
Sa décision prise, il se sentit mieux. Il ne désirait qu'une chose à présent : en finir avec cette menace. Cet enfant récalcitrant, tout comme Nancy... contrariant... ingrat...
toujours prêt à s'enfuir... il allait le trouver. Il le ligo-terait, puis il irait chercher le rouleau de film plastique transparent. Il vérifierait qu'il portait une marque que Nancy ait pu acheter chez Lowery. Il appliquerait le plastique en premier sur le garçon, parce qu'il était trop contrariant. Et ensuite... la petite fille... sans attendre elle aussi... c'était trop dangereux de la garder.
La sensation de danger le faisait toujours transpirer davantage. Comme la dernière fois. Il avait quitté le campus en douce pour se diriger vers le centre commercial sans vraiment savoir ce qu'il allait faire. Il savait seulement qu'il ne pouvait pas laisser Nancy emmener Lisa chez le docteur. Il était arrivé avant elle, s'était garé sur la petite route entre le campus et le centre commercial.
Il l'avait vue s'engager dans le parking, parler aux enfants, pénétrer dans le magasin. Aucune voiture aux alentours. En une seconde, il avait su ce qu'il allait faire.
Les enfants s'étaient montrés dociles. Ils avaient paru surpris et effrayés en le voyant ouvrir la portière de la voiture, mais lorsqu'il avait dit : «Vite, on va faire une surprise à maman pour son anniversaire», ils s'étaient introduits dans la malle arrière. Tout avait été terminé en un instant. Le temps de glisser les sacs en plastique par-dessus leurs têtes, de serrer très fort, tenant les 148
petits corps à pleines mains jusqu'à ce qu'ils cessent de se tortiller; de refermer le coffre - et il était retourné à son cours. Moins de huit minutes en tout ; les étudiants absorbés dans leurs expériences de laboratoire n'avaient rien remarqué. Une pleine poignée de témoins prêts à certifier de sa présence s'il en était besoin. Cette nuit-là, il n'avait eu qu'à conduire la voiture près de la plage et à jeter les corps dans l'océan. Il avait su sauter sur l'occasion il y a sept ans, écarter le danger ; aujourd'hui, il fallait à nouveau écarter le danger. « Michael, sors, Michael, je vais te ramener à ta mère. »
Il se trouvait toujours dans la cuisine. Levant la lampe-tempête, il regarda autour de lui. Il n'y avait aucun endroit où se cacher dans cette pièce. Les placards étaient trop haut. Mais il ne serait pas facile de trouver le gosse dans le noir avec cette seule lampe en guise d'éclairage. Cela prendrait des heures, et par où commencer?
«Michael, ne veux-tu pas aller retrouver ta maman à la maison ? appela-t-il à nouveau. Elle n'est pas retournée au ciel. Elle va beaucoup mieux... elle veut te voir... »
Devait-il commencer par le deuxième étage, chercher d'abord dans les chambres?
Non. L'enfant avait dû tenter de sortir par la porte de la cuisine en premier. Il était malin. Il ne serait pas resté en haut. Et s'il s'était dirigé vers la porte principale? Il valait mieux aller voir par là.
Il fit quelques pas dans l'entrée, puis se souvint du petit salon du fond. Si Michael l'avait entendu arriver au moment où il s'apprêtait à s'enfuir par la cuisine, il devait logiquement être allé se cacher dans cette pièce.
Il s'arrêta dans l'embrasure de la porte. Entendait-il un bruit de respiration, ou était-ce seulement le vent qui sifflait le long des murs de la maison? Il avança de quelques pas, pénétra dans la pièce, tenant la lampe bien au-dessus de sa tête. Fouillant l'obscurité du regard, il chercha à distinguer les objets qui l'entouraient. Sur le point de faire demi-tour, il fit osciller la lampe sur sa droite.
Rivé sur place, il éclata alors d'un rire strident.
149
hystérique, semblable à un hennissement. L'ombre d'une silhouette menue pelotonnée derrière le canapé se des-sinait comme un lapin géant sur le plancher en chêne clair.
«Je t'ai trouvé, Michael, s'écria-t-il. Cette fois, tu ne m'échapperas pas. »
25
LA panne d'électricité surprit John Kragopoulos au moment où il quittait la nationale 6A pour s'engager sur la route qui menait à la maison du Guet. Il alluma machinalement les phares. La visibilité restait malgré tout très mauvaise et il conduisit prudemment, attentif à la route glissante et au risque de déraper dans les tournants.
Il se demanda quelle raison invoquer pour venir chercher un petit briquet dans cette maison plongée dans l'obscurité. M. Parrish pouvait avec raison lui conseiller de revenir demain matin ou lui proposer de le chercher lui-même et de le remettre à Dorothy s'il le retrouvait.
John décida de se présenter à la porte d'entrée avec sa torche. Il dirait qu'il était persuadé d'avoir entendu tomber quelque chose en se penchant sur la longue-vue et qu'il s'était demandé si le briquet n'avait pas glissé de sa poche à ce moment-là. C'était plausible. De toute façon, c'était le troisième étage qu'il désirait revoir.
La montée vers la maison du Guet était périlleuse. Au dernier virage, l'avant de la voiture fit un écart. John se cramponna au volant au moment où les pneus accrochaient à nouveau la chaussée. Il avait été à deux doigts de basculer par-dessus le talus en pente et d'aller heurter le gros chêne deux mètres plus loin. Quelques minutes plus tard, il engagea la voiture dans l'allée derrière la maison, renonçant à se garer à l'abri du garage comme l'avait fait Dorothy précédemment. Il désirait se montrer détendu, cordial. Tout au plus son attitude pourrait-elle trahir un léger agacement, comme si quelque chose l'ennuyait. Il dirait qu'il avait constaté la perte de son 150
briquet pendant le dîner et préféré revenir tout de suite avant de quitter la ville plutôt que de téléphoner. En sortant de la voiture, il fut frappé par l'obscurité menaçante de la grande maison. Même le dernier étage était plongé dans le noir. L'homme avait pourtant sûrement des lampes à pétrole. Les pannes d'électricité devaient être courantes au Cape pendant la mauvaise saison. Et si Parrish s'était endormi et n'avait pas remarqué que l'électricité était coupée ? Supposons - supposons seulement - qu'il ait reçu la visite d'une femme ne désirant pas être reconnue. C'était la première fois que cette éventualité lui venait à l'esprit.
Se sentant soudain stupide, il faillit remonter dans sa voiture. La neige fondue lui cinglait le visage. Elle rentrait sous le col et dans les manches de son manteau.
L'impression de douce chaleur que lui avait procurée le dîner se dissipa. Il était gelé, mort de fatigue, et il lui restait un long et pénible trajet à faire. Il allait avoir l'air d'un imbécile avec son histoire inventée de toutes pièces.
Pourquoi n'avait-il pas songé que Parrish pouvait recevoir quelqu'un désireux de garder l'incognito? John se traita d'idiot, d'idiot soupçonneux. Dorothy et lui avaient probablement interrompu un rendez-vous amoureux et rien de plus. Il ne lui restait qu'à quitter les lieux avant de se montrer plus indiscret. Il était sur le point de se remettre au volant lorsqu'il aperçut une lueur provenant de la fenêtre la plus éloignée sur la gauche de la cuisine.
La lueur se déplaçait rapidement et, quelques secondes plus tard, il la vit se refléter dans les fenêtres à droite de la porte de la cuisine. Quelqu'un parcourait la pièce avec une lampe.
John referma avec précaution la portière de sa voiture en s'efforçant de ne pas la claquer. La torche serrée dans sa main, il traversa l'allée, se dirigea vers la fenêtre de la cuisine et regarda à l'intérieur. La lumière semblait venir de l'entrée à présent. Il revit en esprit le plan de la maison. L'escalier du fond donnait dans cette entrée, ainsi que le petit salon de l'autre côté. Restant à l'abri contre les bardeaux usés par les intempéries, il longea rapidement l'arrière de la maison, passa devant la porte de la cuisine, s'avança vers les fenêtres qui 151
devaient être celles du petit salon. La lumière ne bougeait plus, mais son reflet s'intensifia au moment où John s'approchait. Et soudain il aperçut la lampe au bout d'un bras tendu. Il se recula. Il voyait Courtney Parrish à pré-
sent. L'homme cherchait quelque chose... Q u o i ? Il appelait quelqu'un. John tendit l'oreille. Le vent étouf-fait les sons, mais il put discerner le nom «Michael».
Parrish appelait « Michael » !
John sentit une peur affreuse le glacer jusqu'à la moelle. Il ne s'était pas trompé. L'homme était un psy-chopathe et les enfants se trouvaient dans la maison. La lampe en tournoyant mit en évidence l'énorme masse du corps de Parrish. John se sentit totalement démuni. Il n'était pas de taille à se mesurer à cet homme. Il n'avait que sa lampe électrique pour toute arme. Devait-il aller chercher de l'aide ? Michael aurait-il échappé à Parrish ?
Si Parrish le trouvait, même quelques minutes pouvaient être fatales.
Frappé d'horreur, il vit alors Parrish faire osciller la lampe-tempête vers la droite et tirer de derrière le divan une petite silhouette qui tentait désespérément de se débattre. L'homme posa la lampe et, sous les yeux de John, entoura le cou de l'enfant de ses deux mains.
Retrouvant l'instinct qui l'animait dans les combats lorsqu'il était en service commandé pendant la Seconde Guerre mondiale, John lança son bras de toutes ses forces et brisa le carreau avec sa lampe. Courtney se retourna. John introduisit sa main à l'intérieur et déver-rouilla la fenêtre. Avec une énergie décuplée, il releva la fenêtre et enjamba le rebord d'un bond. Il lâcha sa torche au moment où ses pieds touchaient terre, et Parrish se précipita dessus. Tenant toujours la lampe-tempête dans sa main gauche, l'homme saisit la torche dans sa main droite et la brandit au-dessus de sa tête comme une arme.
Le coup était inévitable. Mais John se baissa et se plaqua contre le mur pour gagner du temps. Tout en criant :
«Cours, Michael... va chercher de l'aide», il donna un coup de pied dans la lampe à pétrole qui échappa à Parrish juste avant que celui-ci ne lui assenât un coup de torche sur le crâne.
152
14
IL avait eu tort d'abandonner la voiture. Un acte de pure panique, parfaitement stupide. Rob était persuadé que l'homme forgeait son propre destin. Aujourd'hui, il avait accumulé toutes les conneries. En apercevant Nancy au bord du lac, il aurait dû se barrer en vitesse de Cape Cod.
Au lieu de ça, il s'était imaginé qu'elle était peut-être droguée ou saoule, et qu'il lui suffisait de rester caché un jour avant d'aller les voir, elle et son mari, pour leur soutirer du fric. Il avait tout fait pour se trouver juste où il ne fallait pas, et les enfants de Nancy avaient disparu.
Rob n'avait jamais réellement cru que Nancy fût responsable de la disparition de ses autres enfants; mais à présent, qui sait? Peut-être avait-elle perdu la boule, comme le disait Harmon.
Après avoir abandonné la voiture, Rob s'était dirigé vers le sud en direction de l'autoroute qui traversait le Cape d'un bout à l'autre. Mais il était revenu sur ses pas en voyant une voiture de police passer devant lui à fond de train. Même s'il faisait du stop, il y aurait probablement un barrage à l'entrée du pont. Il valait mieux se diriger vers la baie. Il devait y avoir un tas de villas d'été de ce côté-là. Il pénétrerait par effraction dans l'une d'elles et s'y terrerait pendant un moment. Les gens laissaient sûrement des provisions dans leurs cuisines, et il commençait à avoir faim. Puis, dans deux jours, lorsque le calme serait revenu, il trouverait un camion, se cache-rait à l'arrière et quitterait cette île de malheur.
Il frissonna en pressant le pas le long des routes étroites et sombres. Une bonne chose cependant : par ce temps de merde, il ne risquait pas de tomber sur des promeneurs. Tout au plus deux ou trois voitures.
Mais à un détour de la route, Rob eut à peine le temps de sauter dans la haie touffue pour échapper aux phares d'une voiture. Haletant, il attendit que le véhicule l'eût 153
dépassé en faisant crisser ses pneus. Nom de Dieu ! Une autre voiture de flics. L'endroit en était infesté. Il devait quitter la route. La plage n'était sans doute pas bien loin à présent. Restant à l'abri de la haie, Rob se dirigea rapidement vers les bois qui bordaient l'arrière des maisons.
Il y avait moins de risques de se faire repérer en passant par là, même si cela lui prenait plus longtemps.
Et si Nancy l'avait vu près du lac ? Elle avait vraiment regardé dans sa direction... mais ce n'était peut-être qu'une impression. De toute façon, il nierait s'être trouvé là. Elle n'était pas en état de témoigner qu'elle l'avait vu.
Et il n'y avait pas eu d'autres témoins. Il en était certain.
Sauf... le conducteur de ce break. Sans doute un type du pays. Plaques d'immatriculation du Massachusetts...
8X642... Pourquoi s'en souvenait-il si bien? C'était l'envers... Oh, bien sûr... l'envers de 2-4-6-8. Ça l'avait frappé. Si Rob se faisait pincer, il pourrait parler aux flics de ce break. Il l'avait vu sortir en marche arrière du chemin d'accès à la propriété des Eldredge, et cela juste au moment de la disparition des gosses.
Mais d'un autre côté, supposons que ce break soit simplement une voiture de livraison habituelle ? Il n'avait pas vu le conducteur... il n'y avait pas fait tellement attention... simplement remarqué que c'était un gros type plein de graisse. Si on lui parlait du break, Rob se bor-nerait à dire qu'il s'était trouvé par hasard du côté de la maison des Eldredge.
Non, il n'avouerait rien si les flics l'arrêtaient. Il dirait qu'il avait eu l'intention de rendre visite à Nancy, puis qu'il avait préféré repartir en apercevant sa propre photo dans cet article sur l'affaire Harmon. Sa décision prise, Rob se sentit mieux. À présent, s'il pouvait seulement atteindre la plage et entrer dans une villa...
Il se dépêcha, prenant soin de rester à l'abri du rideau d'arbres dépouillés, trébucha, jura entre ses dents et retrouva son équilibre. C'était aussi glissant qu'une patinoire avec cette foutue neige fondue. Mais il ne pouvait pas aller beaucoup plus loin. Il devait entrer quelque part, sinon il risquait d'être repéré. Se retenant aux troncs d'arbres recouverts d'une couche de glace, il s'efforça d'accélérer le pas.
14
TRANQUILLEMENT assis dans la véranda vitrée à l'arrière de sa maison, Thurston Givens regardait la tempête souffler dans l'obscurité presque totale. À l'âge de quatre-vingts ans, il restait toujours fasciné par les vents du nord-est et savait qu'il lui restait probablement peu d'années pour les voir se déchaîner. Il avait laissé la radio marcher en sourdine ; il venait d'entendre le dernier bul-letin concernant les enfants Eldredge. On était toujours sans nouvelles d'eux.
Thurston regarda vers le fond du jardin, se demandant pourquoi une telle adversité s'abattait sur de jeunes têtes. Son fils unique était mort à l'âge de cinq ans au cours de l'épidémie de grippe de 1917.
Agent immobilier à la retraite, Thurston connaissait bien Ray Eldredge. Il avait été très lié avec son père et également avec son grand-père. Ray était un chic gar-
çon, le type d'homme dont le Cape avait besoin. Il était entreprenant et c'était un bon agent immobilier - pas quelqu'un à se faire de l'argent sur le dos des clients.
Quelle pitié s'il arrivait malheur à ses enfants ! Thurston ne trouvait franchement pas que Nancy fût le genre de femme à tremper dans un meurtre. Il y avait sûrement une autre explication.
Il en était là de ses réflexions lorsqu'un mouvement dans le bois l'arracha à sa rêverie. Il se pencha en avant, plissant les yeux pour mieux y voir. Il y avait quelqu'un dehors, quelqu'un en train de se faufi-ler à travers les arbres, cherchant manifestement à rester caché. Il fallait préparer un mauvais coup pour se trouver dans ces bois par un temps pareil, et les cam-briolages étaient fréquents au Cape, particulièrement dans ce coin.
Thurston tendit la main vers le téléphone. Il composa le numéro du commissariat de police. L'inspecteur 155
Coffin était un vieil ami, mais il était probablement absent. Il devait s'occuper de l'affaire Eldredge.
On décrocha à l'autre bout de la ligne. Une voix prononça : « Commissariat de police d'Adams Port. Sergent Poler... »
Thurston l'interrompit impatiemment. « Ici Thurston Givens. Les gars, je vous informe qu'il y a un rôdeur dans les bois derrière chez moi et qu'il se dirige vers la baie. »