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En 1977, lorsque Notes of a Dirty Old Man sort à Paris sous le titre Mémoires d’un vieux dégueulasse, la légende d’un Bukowski, « ivrogne, laid, sale, qui pue des pieds », à en croire ses éditeurs français d’alors, rejoint dans l’imaginaire de l’après-68 le gros dégueulasse de Reiser, génial archétype du franchouia pleurnichard et délateur. Sauf que Bukowski ni ne geint, ni ne collabore.

Est-on d’ailleurs un dégueulasse pour ne pas changer tous les jours de chaussettes ? Au mieux, ne serait-ce pas plutôt qu’on est propre sur soi (ah ! ah !) ? Ou, au pis, qu’on n’en a pas une paire de rechange (oh ! oh !) ? Il aurait pourtant suffi de prêter un peu plus d’attention à ce que Bukowski découvrait de lui-même dans ce livre, pour s’éviter pareille méprise. Quitte à lui en coller une, pourquoi ne pas lui avoir appliqué l’étiquette qu’il s’était forgée depuis l’enfance ? A savoir, celle de l’Homme Frigorifié.

Autre chose : quand, dans À bout de souffle, Belmondo, dénoncé par Jean Seberg, crève sous les balles des flics, que murmure-t-il sinon que sa donneuse est une dégueulasse ? Comme l’étaient les gens honnêtes qui caftaient à la gestapo. Comme le sont les citoyens modèles qui ferment les yeux quand on tabasse un immigré…

Aussi avais-je envisagé de traduire différemment ce Dirty Old Man. C’est le sexe – le désir pour tout dire – qui fait bouger Buko, pas la médisance, ni la calomnie, qui sont généralement les signes de l’impuissance. J’avais donc songé à obsédé, à va-de-la-queue (qu’on entendait naguère dans les bistrots du Paris populaire), et même, hommage au Céline que Buko chérissait, à saldingue.

Mais on m’a fait remarquer que l’usage devait l’emporter sur le sens, que Mémoires d’un vieux dégueulasse était ce que l’on appelle un livre culte, et que… Bref, j’ai maintenu dégueulasse mais pas question de céder sur Mémoires, puisqu’au contraire de Saint-Simon et de Chateaubriand, à l’instant où Charles Bukowski entreprend de rédiger ces Notes, il ne revient sur le passé qu’afin de mieux rudoyer le présent. Il ne s’inscrit pas dans la postérité, il est dans l’immédiateté. Dans la folie ordinaire.

Je me souviens de notre première rencontre dans le bar de son hôtel, rue des Saints-Pères. Ce jour-là, à peine venions-nous de nous asseoir autour d’une bière que l’un de nous – mais ce n’était ni Pacadis ni Martinet – s’employa à lancer Bukowski sur Saroyan auquel, avec quelque raison, on pouvait l’apparenter. Comme indifférent au compliment, le « vieux dégueulasse » réclama mon opinion sur la veste de tweed qu’il portait. Bien évidemment, je l’en complimentai, elle n’était pas si mal, du gros chevron gris anthracite, comme les aime un autre Américain de mes amis, William Humphrey.

Sans m’écouter, Bukowski me prit la main pour m’obliger à en apprécier le tissu, avant de conclure avec le sourire de l’homme comblé : « Brook’s Brothers ! » L’équivalent, outre-Atlantique, de l’Old England de chez nous, une confection sans faute et passe-partout. C’est d’ailleurs dans sa succursale de San Francisco que j’ai croisé, une fois, Philip K. Dick en train de s’acheter une chemise. Preuve qu’on a beau interpeller le cosmos, ou fouiller dans la poubelle, on ne crache pas, lorsqu’on en a les moyens, sur le linge propre.

Voilà pour le pue-des-pieds !