Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno
Le Collectionneur

Les éditions de la courte échelle inc.
5243, boul. Saint-Laurent
Montréal (Québec) H2T 1S4
Directrice de collection:
Annie Langlois
Révision:
Jean-Pierre Leroux
Conception graphique de la couverture:
Elastik
Dépôt légal, 1er trimestre 2006
Bibliothèque nationale du Québec
Copyright © 2006 Les éditions de la courte échelle inc.
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Brouillet, Chrystine
Le collectionneur
3e éd.
(Livre de poche; 1)
Publ. à l'origine dans la coll.: Roman 16/96. c1995.
ISBN 2-89021-854-6
I. Titre.
PS8553.R684C63 2006
C2005-942326-9
PS9553.R684C63 2006
Imprimé au Canada
L’auteure tient à remercier
Gilles Langlois et JeanPierre Leroux
de leur précieuse collaboration.
À Claude Dessureault
Chapitre 1
Maud Graham éteignit le téléviseur d’un geste brusque, choquée par ce qu’elle venait d’apprendre. Un quinquagénaire promenait son chien quand il avait découvert un cadavre étrangement mutilé au parc du MontRoyal. L’hiver avait conservé le corps et même si les policiers avaient demandé aux journalistes d’être discrets, la population savait maintenant qu’on avait amputé un pied, un sein et un poignet à la morte.
Un reporter n’avait pas manqué de rappeler la similitude entre ce crime et celui d’une touriste québécoise, Diane Péloquin, commis trois ans auparavant, dans le Maine. La femme avait été étranglée et mutilée. Le meurtrier lui avait coupé le sein droit et le pied gauche. Il ne fallait pas oublier non plus cette pénible affaire, à Miami, vingt mois plus tard, qui avait peutêtre un lien avec ces deux crimes. On ne pouvait rien affirmer, car le cadavre était quasiment réduit à l’état de squelette, mais il manquait à ce macchabée le tibia, le péroné, le fémur, le tarse et le métatarse de la jambe gauche. On n’avait jamais pu identifier la victime et les journalistes l’avaient appelée Lucy, du nom d’une tornade qui avait ravagé la Floride la semaine précédente et ainsi déterré le squelette.
Personne n’avait alors parlé de tueur en série.
Jacques Mathieu y songerait avant la parution de son article, avant l’aube. Graham savait qu’elle lirait un éditorial alarmant sur les émules des assassins Jeffrey Dahmer et Ted Bundy, une colonne qui se terminerait par une question aux policiers : que feraientils pour démasquer le tueur et prévenir d’autres meurtres au Québec ? Le phénomène des serial killers était typiquement américain — même si les AngloSaxons avaient eu leur Jack l’Éventreur — et il devait le demeurer. Les touristes québécois redoutaient déjà la trop violente Floride, il était 9
inconcevable que les monstres américains viennent les terroriser dans leur propre pays.
Graham plaignit ses collègues montréalais ; ils seraient critiqués et harcelés avant même d’avoir bougé. Louis Pelchat, le pro des relations publiques, devrait participer à vingt tribunes téléphoniques afin de calmer la population. Si la détective comprenait l’angoisse qu’une telle nouvelle pouvait susciter, si elle acceptait que les journalistes fassent leur métier et informent leurs lecteurs et leurs auditeurs, elle admettait mal qu’on saute aux conclusions avant même qu’une enquête ne soit commencée et qu’on condamne les policiers qui n’avaient pas découvert le cadavre juste après l’assassinat. Ils avaient en ce moment si peu d’indices qu’il faudrait un miracle pour trouver le coupable.
Maud Graham pensa au mari de cette victime, à ses amis, à ses parents qui pourraient enfin l’ensevelir. Ils n’exposeraient pas le corps, mais ils voudraient de vraies funérailles. Ils seraient furieux que les journalistes essaient d’y assister, même si leur présence et la photo de la tombe dans les journaux prouveraient que Muriel Danais était bien morte et bien enterrée. Elle les hanterait, mais ils n’erreraient plus. Ils sauraient. Ils ne regarderaient pas les lilas fleurir en se demandant si Muriel les voyait aussi, ou si elle avait été enlevée et emmenée loin de Montréal, forcée à se prostituer dans un pays où poussent des fleurs d’oranger, comment elle avait disparu — car tous rejetaient l’idée saugrenue qu’elle soit partie avec un autre homme —, si elle vivait toujours, où, comment et si elle reviendrait, si elle était devenue folle, si elle s’était enfuie, si elle mourrait du cancer, du sida, si on l’avait tuée, si on l’avait torturée avant de l’assassiner.
Oui, n’aimerait pas répondre Graham à ceux qui aimaient Muriel Danais, oui, on lui avait coupé un sein, un poignet et un pied. Et l’enquêtrice devinait qu’on l’avait piquée, comme Diane Péloquin.
L’été dernier, Graham avait reparlé du meurtre de cette touriste avec Rouaix, mais elle n’avait pas dit que l’instrument 10
avec lequel on avait piqué la victime avant sa mort lui rappelait l’outil dont on usait jadis pour déceler la marque diabolique chez une sorcière. Les inquisiteurs enfonçaient le long stylet plusieurs fois dans le corps de leur victime jusqu’à ce qu’ils trouvent ce qu’ils cherchaient. Ou non. Ça ne changeait rien ; la femme était exécutée. La Femme.
Estce que le tueur détestait les femmes autant que les inquisiteurs moyenâgeux ? Les torturaitil avec le même plaisir ?
Croyaitil, lui aussi, obéir à une loi divine ? Ou, mieux encore, être audessus des lois ?
Et voulaitil en tuer des dizaines, des centaines ?
Rouaix avait déclaré qu’un meurtre commis aux ÉtatsUnis ne les concernait pas, même s’il s’agissait d’une compatriote : on avait assez à faire au Québec. Graham avait acquiescé, mais elle ne pouvait chasser de son esprit l’image du corps meurtri, semblable à celui des milliers de sorcières condamnées sans procès.
Elle y repensait quand Léo miaula. Elle souleva son chat gris et le tint contre son épaule en lui grattant le cou. Lui au moins ne finirait pas au bûcher. Graham effleura les vibrisses en constatant qu’elles avaient pâli. Léo vieillissaitil ? Son poil avait légèrement bruni durant l’hiver. Un interminable hiver ; il n’était sorti qu’une douzaine de fois. Quand Graham partait travailler, il la regardait s’éloigner par la fenêtre en la plaignant sincèrement d’affronter des froids pareils.
— Je t’ai acheté des éperlans, mon beau Léo. Juremoi de ne pas les cacher sous le tapis de la salle de bains ! Jure !
Le matou passa une patte derrière son oreille ; il pourrait toujours dire qu’il n’avait rien entendu.
— Les lilas seront en fleur dans deux mois, Léo. Te rendstu compte ?
Graham fronçait le nez en déballant les poissons :
— Ça pue ! Je t’aime vraiment pour t’en offrir !
Elle agita le poisson argenté par la queue et Léo le fit valser sur le mur d’un coup de patte nerveux. Il courut vers sa proie, 11
la saisit entre ses crocs avant de décider qu’il la mangerait derrière la table de la cuisine.
Estce que le tueur avait dissimulé le corps de sa victime loin du lieu où il l’avait exécutée ? Qu’avaitil fait de ses trophées sanguinolents ?
Graham déglutit ; elle n’avait jamais rencontré de cannibale et ne le souhaitait pas.
Que signifiaient ces piqûres ?
Elle frissonna, trois heures plus tard, quand elle épingla un sphinx sur un carton blanc. Elle aussi piquait ses victimes.
Pourraitelle s’intéresser encore longtemps à sa collection d’insectes ? Les timbres ne lui disaient rien, la monnaie non plus, les étiquettes des grands crus encore moins. Mais il fallait qu’elle ait une collection. C’était la seule manière d’oublier un peu son travail. Faire semblant de se passionner pour autre chose. La méthode Coué. Graham avait déjà vu une photo d’Émile Coué et s’était demandé comment il avait pu persuader tant de gens de l’efficacité de sa méthode d’autosuggestion. Il avait de petits yeux et des joues flasques. Il avait l’air d’un canard. Couécoincoin. On ne croit pas un tel homme. Elle se répétait pourtant qu’il n’y avait pas que le boulot dans la vie.
Elle admirait les ailes jaune et bleu de la queued’hirondelle, comptait les taches amarante qui faisaient briller les lignes noires et s’extasiait sur la perfection de la nature. Tous les samedis, ou presque, elle se passionnait pour les lépidoptères.
Elle se frotta les paupières, se rappela qu’Yves disait qu’elle avait de beaux yeux. Le pensaitil vraiment? L’avaitil aimée ?
Physiquement ? Aimaitil réellement ses rondeurs ? Il l’affirmait régulièrement. Pour la convaincre ou s’en convaincre?
Émile Coué, encore. Elle cherchait le regard d’Yves quand il caressait son ventre, mais il avait toujours les yeux fermés. Elle aurait voulu savoir s’il trouvait ses courbes maternelles, si elles le rassuraient. Non, par pitié. Elle ne voulait pas être la mère de son amant. Il l’aurait nié de toute manière. Elle supposait cependant qu’Yves était franc lorsqu’il louait sa chevelure rousse, car 12
sa première femme l’était aussi. Mais elle avait les yeux noirs.
Comme la brune qui vivait maintenant avec Yves. Et elle pesait cinquantecinq kilos.
On n’avait jamais su de quelle teinte qualifier les yeux de Graham. Certains les croyaient verts, vert bouteille, avec des éclats porphyre, mais plusieurs les voyaient bleus. Plus pâles que l’ardoise ou l’anthracite, ils étaient peutêtre grisbleu ?
Mais de quel gris et de quel bleu s’agissaitil ? Ni perle, ni cendrés, ni royal, ni saphir, ni pétrole, ni ciel, ni outremer, ni turquoise, ni marine. Opalins peutêtre ?
Les suspects les voyaient bleu acier. Couleur menottes ou canon de revolver.
Ils étaient fleuve d’automne vers seize heures quand le vent balaie le soleil aussi aisément que les feuilles mortes.
Alain Gagnon l’aurait dit à Maud Graham si elle avait voulu l’écouter.
Léo s’étira dans son fauteuil. Graham l’imita. Il lissa sa moustache, elle passa une mèche cuivrée derrière son oreille.
Elle était tentée, comme lui, de se rouler en boule quand on frappa à la porte.
Graham se leva en souplesse, courut vers l’entrée ; il n’y avait que Grégoire pour se présenter chez elle après minuit.
— J’ai vu de la lumière, ditil. Tu t’amusais avec tes bibites ?
Sa veste de cuir était grande ouverte sur sa frêle poitrine. Sa camisole verte très échancrée découvrait son sternum. Il n’avait presque pas de poils. Il n’en aurait peutêtre jamais davantage. Il
n’était pas certain qu’il vieillisse. Le sida et l’ overdose se disputent âprement les jeunes prostitués. Grégoire disait qu’il était prudent. Graham ne le croyait pas tellement.
Il secoua son épaisse chevelure noire et l’enquêtrice songea qu’il lui faisait penser à un poulain sauvage, frémissant, fringant. Mais pouvaitil ruer quand on le maintenait par la crinière ? Qui avait fouillé plus tôt les boucles sombres ? Grégoire n’avait pas l’air trop las ; le dernier client devait avoir été gentil.
Graham proposa de faire des sandwiches.
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— Non, j’ai mangé avant de venir. Au cas où t’aurais été couchée. Mais j’ai soif.
— Je ne m’endormais pas. Peutêtre parce que les jours allongent.
— Oui, dit Grégoire d’un ton neutre en se dirigeant vers le réfrigérateur. L’été va finir par arriver.
S’il buvait, c’est qu’il retournerait travailler après sa visite. Il
ne se prostituait pas à jeun.
— Je vais avoir plus d’ouvrage, certain.
On n’aurait pu dire s’il était satisfait ou non. Il l’ignorait luimême. Il s’avança vers Léo qui cligna gentiment des yeux ; il reconnaissait l’odeur enfantine de Grégoire qui lui rappelait un grand papyrus. Il distinguait ce parfum vert sous la sueur et la fumée de cigarette et de joint. Il ronronna quand Grégoire lui caressa les oreilles.
— Il est fin, ton chat. Presque aussi fin que moi.
— Presque.
— J’avais un bon client ce soir. Un gars tranquille. Il a une tache de vin dans le cou. Il était un peu gêné. Il reste à Sillery.
Il m’a bien payé. Il est professeur.
Graham hocha la tête tandis que Grégoire allumait une cigarette. Il aspira lentement la fumée, la rejeta avec volupté, sourit à l’enquêtrice.
— T’as pas recommencé ? Ça te dérange que je fume ?
— Non. Oui. Mais tu peux continuer. Ça va toujours me déranger.
Grégoire fit mine d’éteindre. Il avait voulu la narguer, mais il regrettait déjà son geste. Elle l’arrêta :
— Il faut que je m’habitue. Comme ça, j’aurai l’air moins bête quand quelqu’un en grillera une dans mon bureau.
— Ça fait longtemps que j’ai pas été au poste de police.
— Tant mieux.
— Oui, tant mieux.
Grégoire but une gorgée de bière, reposa la bouteille, se cala dans le fauteuil.
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— Astu entendu parler du cadavre apode ?
— Pardon ?
Graham savait parfaitement de quel corps il s’agissait. Elle savait aussi que Grégoire était venu pour l’épater avec ce mot qu’il utilisait pour la première fois.
— Ça veut dire sans pieds, fit le jeune homme sur le ton de l’évidence.
Il contenait son sourire, mais ses yeux pétillaient. Il pouvait en montrer à Graham, certain !
— Tu as écouté les nouvelles ?
— Oui, chez le Prof. Je l’appelle comme ça. On a trouvé ça bizarre comme crime. Je lui ai dit que j’en saurais plus, mais sans parler de toi. Il comprendrait pas, même s’il est très intelligent.
Qui pouvait comprendre quels liens unissaient Grégoire, prostitué de seize ans, et Graham, enquêtrice de quarantedeux printemps ? Ou quarantedeux hivers ? Elle se sentait parfois si vieille, si usée. Encore deux enfants et cinq femmes battus ce matin, une gamine de douze ans droguée jusqu’aux os, une nonagénaire qui ne voulait pas se séparer de ses huit chats en allant à l’asile. La travailleuse sociale avait parlé d’un foyer, mais Graham et l’aïeule devinaient que l’asile était le terme exact. Graham avait songé qu’elle aussi se retenait pour ne pas adopter d’autres chats. Finiraitelle à l’asile ?
— À quoi tu penses, Biscuit ?
— À une dame de l’âge d’or. Pourquoi parleton de l’âge d’or ? En général, on a encore moins d’argent quand on est vieux.
— La fille qu’on a tuée, à Montréal, était pas vieille.
Graham haussa les épaules ; Muriel Danais avait maintenant l’éternité devant elle.
— Le maniaque tue toujours des filles, hein, Biscuit ?
Grégoire voulait aussi être rassuré ? Elle n’y veillerait pas. Elle tenait à ce qu’il ait peur et lui dévoilait fréquemment les horreurs reliées à son métier. Elle n’essayait pas de le 15
convaincre de s’arrêter ; elle voulait simplement qu’il reste sur ses gardes.
— On ne peut pas encore parler de maniaque. On n’a trouvé qu’un corps !
— Et ceux des États ? Ils en ont parlé après à la radio.
Graham expliqua que les meurtres présentaient des similitudes, mais on ne pouvait rien affirmer tant qu’on n’aurait pas enquêté plus longuement.
— En tout cas, c’étaient trois filles, insista Grégoire. Il tue pas les gais.
— Et ça fait longtemps. Le corps a été caché à l’automne.
— Il doit être retourné aux States.
Graham hocha la tête trop vite. Sa précipitation ne pouvait échapper à Grégoire ; il avoua que le Professeur pensait que le meurtrier allait recommencer. L’enquêtrice s’énerva :
— Il est prof de quoi, au juste, ton client ?
— Prof en arts. Il dessine super bien. Il a griffonné mon portrait sur le bord d’une nappe en papier. Vraiment pas pire!
— Je ne vois pas quelles compétences il pourrait avoir en matière de crime. Manet n’était pas un meurtrier, ni Renoir ni Chagall !
Grégoire resta interdit ; son amie s’emportait rarement.
— Qu’estce qu’il y a, Biscuit ? Astu peur pour vrai ?
Graham marmonna qu’il n’y avait pas de raison. Pourquoi un tueur américain viendraitil œuvrer à Québec ?
— Les Américains aiment bien la ville! Je les entends crier quand je travaille sur SaintDenis. Chaque fois qu’ils voient un canon, ils gueulent : « Look, mom, I have a good idea ! »
— Ils s’assoient à califourchon sur le canon ?
Grégoire applaudit en secouant sa belle tête. Il se remémorait les corps uniformément dorés, les cheveux blonds, parfois platine, les épaules larges, les fesses carrées, les grands pieds, les sourires épatés, les tenues aussi carnavalesques que sportives des Améri
cains. Il ne les détestait pas, bien qu’il n’ait jamais fait beaucoup d’argent avec eux. Les Américains qu’il croisait près du château 16
Frontenac voyageaient en famille. Les enfants ressemblaient à leurs parents et tous en étaient étonnamment fiers. On corrigerait les dents de Chris quand elle aurait dix ans et Brad porterait des lunettes d’aviateur comme son père qui avait toujours cru avoir un petit quelque chose de Peter Fonda. Oh! il y avait des gais parmi ces sages troupeaux, mais ils étaient habituellement accompagnés.
Ils se regardaient s’extasier devant le SaintLaurent qui n’aurait pas été si beau sans les gloussements admiratifs du copain.
Grégoire contemplait toujours le fleuve seul. Il ne voulait surtout pas partager le sentiment de plénitude et d’harmonie qu’il ressentait devant le SaintLaurent. Qui aurait cru qu’il avait l’impression d’être lavé de ses nuits sordides quand le soleil constellait les vagues de milliers de prismes ? Il clignait des yeux et se demandait s’il aurait un jour le courage de se jeter en bas du pont du traversier.
Il avait fait l’allerretour entre Lévis et Québec au moins cinquante fois. Toujours seul. Mais peutêtre proposeraitil à Graham de l’accompagner quand viendrait l’été.
— Il commence à faire moins froid. Ça fond pas mal, ces joursci.
— Léo va être content de ressortir, approuva Graham.
Elle se demandait si elle pouvait encore offrir à Grégoire de l’héberger pour la nuit et s’il allait encore refuser. S’il s’était parfois assoupi, il n’avait jamais dormi chez elle. N’était jamais entré dans la chambre d’amis. Elle aurait aimé qu’il y séjourne parfois. Elle avait changé les draps du lit sept mois auparavant ; personne n’était venu depuis la visite de Léa Boyer.
Étaitce sa seule amie ?
Elle décida qu’elle ne supporterait pas un refus ce soirlà. Pas le jour de l’anniversaire d’Yves. Elle se reprochait de ne jamais l’avoir vraiment fêté ; si elle lui avait organisé, au moins une fois, un beau party, il l’aurait peutêtre trouvée moins sévère, moins triste.
Elle avait tenté de lui expliquer qu’elle n’était pas triste, juste normale. Elle ne pouvait évidemment pas sourire quand elle 17
rentrait chez elle, non, chez eux, après une journée d’enfer.
C’était ainsi. C’était son métier, il aurait dû le comprendre. Yves répondait que son collègue Rouaix s’amusait avec son fils Martin quand il regagnait son domicile. Qu’il laissait ses soucis au poste de police. Elle répondait qu’elle n’avait pas d’enfant et ne pouvait comprendre ce que Rouaix vivait. Yves disait qu’elle était butée. Il avait raison. Mais il aurait pu accepter qu’elle mette un peu de temps à oublier son travail. Une heure au moins.
Une douche ne suffisait pas à la débarrasser d’une journée d’angoisse et de contrariétés. Ou d’excitation. De jubilation. Car ses journées n’étaient pas toutes un calvaire. Graham aimait son boulot. Férocement. Elle détestait la paperasserie, mais rien n’aurait pu remplacer la joie qu’elle éprouvait quand elle tenait un indice déterminant. Elle avait des picotements au bout des doigts et des orteils, ses cheveux la brûlaient comme s’ils avaient été de cuivre véritable et elle respirait plus lentement.
Comme si elle recherchait l’apnée, comme si elle allait plonger.
Et elle plongeait. Au fond des choses. Elle déterrait des secrets repoussants et faisait des vagues en les ramenant à la surface. Déranger ne la gênait guère si elle découvrait le fin mot des histoires qu’on lui confiait.
— Je peux rester à coucher ? demanda Grégoire.
Graham écarquilla les yeux : comment pouvaitil savoir si souvent à quoi elle pensait ?
— Tu veux pas ?
Il se levait déjà, froissé par son silence.
— Arrête ! protestatelle. Je suis contente. Je peux même te dire pourquoi.
— Certain ? Je suis fatigué. J’ai pas envie de rentrer.
Elle nota qu’il ne disait pas rentrer « à la maison » ou « chez moi ». Il n’avait jamais voulu lui dire où il habitait, même s’il savait qu’elle savait qu’il demeurait dans le quartier SaintJean
Baptiste.
— J’ai une chambre d’amis, ditelle en regardant fixement le plancher pour ménager leur pudeur respective.
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Grégoire n’aimait pas plus qu’elle exprimer ses sentiments.
Les vivre leur suffisait amplement.
— C’est pas nécessaire. Je peux dormir sur le divan.
— Non, non, tu vas être mieux dans la chambre. Comme ça, je ne te réveillerai pas si je suis appelée durant la nuit. Ou demain matin quand je partirai. La porte se verrouille toute seule.
— Je vais m’en aller en même temps que toi, certain.
— On verra.
Grégoire ne put s’empêcher de tâter le lit comme s’il vérifiait s’il lui plaisait. Il ne voulait pas montrer trop d’enthousiasme à dormir chez Graham ; elle s’imaginerait ensuite l’avoir amadoué. Il n’était pas si facile à apprivoiser. Il ne s’appelait pas Léo.
Il espéra que le chat viendrait se coucher avec lui et l’empêcherait de rêver du tueur. Il ne pouvait chasser l’image d’une main coupée refaisant cent fois un signe de croix en suppliant le bourreau de l’épargner. Il se souvenait de son oncle qui l’obligeait à prier pour expier ses péchés après l’avoir sodomisé. Le tueur ne pouvait être pire, malgré tout ce qu’en diraient les journaux.
Graham regarda Léo en souriant. Il se dirigeait lentement vers la chambre d’amis.
* * *
— Vous me laisserez juste au coin, dit Johanne Turgeon au chauffeur de taxi.Claude Brunet acquiesça et ralentit. Il regarda la jeune femme dans son rétroviseur. Elle était vraiment jolie. Elle avait ce sourire de femme comblée, ce sourire béat qui ne trompe pas ; elle venait de quitter son amoureux et pensait encore à lui.
— Ça fait cinq dollars vingtcinq, madame.
— Madame ?
Elle eut un petit rire qui rappelait le ricanement nasillard des mésanges, expliqua qu’elle avait l’impression qu’on s’adressait 19
à sa mère quand on l’appelait « madame ». Brunet s’esclaffa aussi en allumant le plafonnier. Elle lui tendit six dollars en lui faisant signe de garder la monnaie, puis elle chercha la clé de son appartement avant de sortir de la voiture.
Il la vit monter les trois marches de l’entrée, pousser la porte.
Il leva la tête; au bout de trois minutes, il vit de la lumière au
deuxième étage. Sa cliente était rentrée chez elle. Bien.
Brunet démarra en trombe. À cette heure, il y avait peu de chances pour qu’un policier l’arrête et la vitesse le calmerait. Il
ralentit, pourtant, après quelques minutes ; il ne pouvait pas prendre de risques. Il connaissait bien les policiers ; ils l’interrogeraient, questionneraient ses voisins, sa famille, fouilleraient chez lui et découvriraient fatalement son secret. Il ralentit encore en songeant à son hypothétique arrestation, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Non, personne ne le suivait rue Maguire. Aucune voiture, même banalisée. Il s’inquiétait pour rien.
Ah ! Un client. Il avait bien fait de regarder derrière. Il klaxonna pour lui signifier qu’il l’avait aperçu. Au même moment, une femme sortit d’une maison voisine. L’homme se retourna, puis courut quasiment jusqu’à la voiture, ouvrit la portière avec brusquerie. Il s’engouffra si subitement dans l’auto que Brunet se demanda s’il fuyait la femme. Son épouse ?
L’homme se ressaisit pour donner son adresse d’une belle voix grave. Brunet l’envia ; les femmes devaient fondre en l’entendant parler. Peutêtre qu’il était animateur de radio ?
— Non, répondit simplement le client. Pas du tout.
— Il commence à faire plus chaud, reprit Brunet.
L’homme approuva mollement.
— On est toujours contents que le printemps arrive. On y a goûté cet hiver.
L’inconnu fit oui distraitement. Bon, il ne voulait pas parler.
On ne parlerait pas. Plutôt rare, tout de même, la nuit. La majorité des clients, ivres ou sobres, tenaient à relater leur soirée ou se donnaient l’illusion de la poursuivre en devisant avec 20
Brunet. Certains l’invitaient même à prendre un verre avec eux, s’il connaissait un endroit où on servait encore de l’alcool après trois heures du matin. Les clients taciturnes étaient ceux qui venaient de se lever pour aller travailler ; ils se réveillaient lentement durant le trajet. Ils étaient peu nombreux. Les infirmières, les éboueurs, les employés en entretien ménager ne circulent pas en taxi. Il y avait bien les animateurs de radio, ça, oui, il en conduisait parfois aux principales stations. Et les voyageurs, ceux qui prenaient le premier avion pour Montréal ou Toronto, mais ces genslà appelaient un taxi depuis leur domicile. Ils ne le hélaient pas en pleine rue comme l’avait fait le dernier client.
Qui n’avait pas de valise, de toute manière, qu’un petit sac de sport. Tiens, c’était curieux, car l’homme portait une chemise blanche et une cravate sous son imper. Pourquoi n’avaitil pas un attachécase ?
Brunet aurait voulu parler. Pour se distraire. Il n’aimait pas penser aux policiers. Il ne pouvait pourtant s’en empêcher. Ils ne l’attraperaient pas, car il était très prudent, c’est sûr, mais il frissonnait chaque fois qu’il apercevait une voiture bleu et blanc.
— Aimezvous mieux que je prenne par Laurier ou par… ?
— Comme vous voulez.
Le ton était si sec ! Ne pouvant insister, Brunet se renfrogna ; qu’il y avait donc des clients bêtes ! Incapables de comprendre qu’un chauffeur de taxi puisse avoir envie de jaser pour se changer les idées.
À un feu, il se retourna à demi pour regarder son client.
Celuici se crispa et s’efforça de sourire, mais parut soulagé quand Brunet redémarra. Ce dernier n’aurait pourtant pas continué à observer longtemps son client : il était si banal. Brunet était habitué à des passagers plus colorés. Durant la nuit, les bars vomissaient une faune étrange, parfois inquiétante, souvent risible, cuir et jeans troués, camisoles et paillettes, maxirobes et minijupes, très jolies les minis, bas résille et cheveux roses, queues de cheval et crânes rasés. Et des gants noirs coupés 21
Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD
à la deuxième phalange. Durant la soirée, il avait embarqué quatre personnes qui en portaient. Une nouvelle mode ? Coup d’œil furtif ; les gants de son client étaient normaux.
L’homme les garda pour payer Brunet. Il tira adroitement un billet de dix dollars de la poche gauche de son manteau et le tendit au chauffeur tout en ouvrant la portière.
Brunet démarra en se demandant pourquoi son client s’était dirigé vers une voiture. Il pensait le conduire chez lui ; or l’homme n’entrait pas à l’adresse qu’il lui avait donnée. Brunet avait roulé, mais avait eu le temps de constater que le type déverrouillait la portière gauche d’une Chevrolet 1991. Pourquoi n’avaitil pas pris sa voiture pour circuler cette nuitlà ?
Un prudent. Ça devait être un citoyen responsable qui ne voulait pas conduire lorsqu’il avait trop bu. Ou il n’avait pas prévu qu’il irait souper dans un restaurant si éloigné de l’endroit où il avait garé sa voiture. Un collègue de bureau devait l’avoir entraîné. Ils étaient peutêtre allés voir des danseuses ?
Au coin des rues Berthelot et RenéLévesque, une femme agitait amplement les bras pour attirer l’attention du chauffeur de taxi. Elle ressemblait à un moulin à vent, songea Brunet en ralentissant. Il paria qu’elle serait plus bavarde que l’homme aux gants de peau.
Il avait raison. Elle narra sa soirée. Comme elle aimait danser
— elle serait devenue professionnelle si son père ne l’avait pas forcée à être secrétaire —, elle regrettait qu’il n’y ait pas beaucoup d’hommes qui sachent danser. Lui, dansaitil ?
— Ça m’arrive, répondit Brunet. Mais je ne suis pas très bon.
— Je vais être contente d’enlever mes souliers en arrivant chez nous ! ditelle.
— J’imagine. Vastu toujours à la même place ?
— Oui. Je connais les serveurs, j’aime mieux ça. Ils peuvent me dire si le gars qui veut danser avec moi est correct.
— Correct ?
— S’il est malade, Tony me le dirait. S’il le savait, évidemment.
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— Malade ?
La blonde s’impatienta ; le chauffeur n’était pas atteint mentalement, mais il était un peu lent.
— Je veux dire maniaque. Il y en a aujourd’hui ! Une de mes amies a eu des problèmes avec un gars. Il paraît que la fille qui a été tuée à Montréal sortait d’un club de danse.
— Ah oui ? Ils n’en ont pas parlé à la radio. Ni dans les journaux.
— Non, mais j’ai une amie, son frère est policier et elle dit que c’est ça qui est arrivé.
— Ah oui ? répéta Brunet. C’est bizarre.
— Pourquoi ?
— Il y a trop longtemps qu’elle a été tuée. Qui peut se rappeler ce qu’elle a fait ce soirlà ?
Décidément sot, songea MarieFrance. Dommage, il n’était pas vilain. Il avait de grands yeux et des cheveux. À trentesept ans, elle rencontrait beaucoup de chauves. Elle ne trouvait pas ça si laid. Il y en avait à qui la calvitie apportait une certaine distinction. Seulement, quand elle dansait le tango, elle aimait glisser sa main gauche dans une épaisse chevelure. C’était sexy.
Elle l’avait vu faire dans un show et avait retenu la leçon. Ce chauffeur avait vraiment de belles boucles. Quel gaspillage !
MarieFrance alluma une cigarette avant d’expliquer que les amies de la morte se souvenaient sûrement très bien du soir de sa disparition.
— Moi, si mon amie Claire s’évanouissait dans la brume, je m’en rappellerais ! En tout cas, on est mieux de danser dans des places connues. Tu danses vraiment pas bien ?
— Pas si pire que ça, admit Brunet.
— C’est la prochaine rue à gauche.
Elle se désintéressait déjà de lui. Elle pensait à ses pieds endoloris. Elle les ferait tremper une demiheure dans l’eau salée même s’il était tard. Elle claqua la portière sans un regard vers Brunet.
Chapitre 2
Maud Graham secouait vigoureusement son imperméable quand le téléphone sonna. Déjà ! À peine sept heures et quart.
Elle croisa les doigts ; qu’il ne s’agisse ni d’un viol ni d’un meurtre, par pitié. Elle avait si peu dormi. Grégoire s’était relevé à cinq heures, expliquant qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps. Il était parti en s’excusant : « Une autre fois peut
être, je suis pas habitué. » Habitué à quoi ? À dormir dans un lit confortable ? À dormir seul, sans personne pour exiger une fellation, sans personne pour lui tâter les fesses ? À dormir tout court ?
Il avait ajouté que Léo avait été bien fin avec lui, puis il s’était effacé aux premières lueurs du jour. Graham avait regardé sa mince silhouette s’éloigner dans l’aube indigo. Qu’il était beau ! Sa gorge se serra ; Grégoire l’émouvait trop. Elle avait tiré le rideau d’un geste saccadé, oppressée, inquiète. Où traîneraitil jusqu’à l’ouverture des centres commerciaux ? À la gare, probablement.
Léo l’avait rejointe dans son lit, s’était collé contre son ventre et n’avait pas tardé à ronfler. Graham avait souri ; ce ronflement signifiait tant d’abandon, tant de confiance. Un jour, Grégoire ronflerait peutêtre dans la chambre d’amis. Elle s’était assoupie.
À son réveil, une heure plus tard, une pluie fine l’avait étonnée. L’aube promettait mieux. Elle avait bu un café distraitement, pensant à Grégoire. Puis à Rouaix qui ferait de nouveau équipe avec elle. Il semblait s’être enfin remis de sa pneumonie. Nicole, sa femme, avait confié à Graham que le médecin avait redouté des complications. « C’est dément, non ? Je m’imagine toujours qu’André va recevoir une balle, mais il peut mourir des poumons. »
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C’était dément, oui, qu’un ami puisse mourir, avait pensé Graham qui n’avait jamais vraiment eu peur pour Rouaix. Jusqu’à ce jour, elle réservait son inquiétude pour Grégoire ; meurtre, overdose ou suicide étaient au menu de bien des prostitués. Puis Rouaix avait été absent durant plusieurs semaines et Graham avait compris qu’elle était terriblement attachée à lui.
C’était plus qu’un collègue, c’était un frère. Elle avait parlé à Nicole très souvent. Au début, elle croyait qu’elle la rassurait avec ses paroles optimistes, puis elle avait dû reconnaître que c’était exactement l’inverse. Nicole Rouaix était comme son mari : un chêne.
« À force de vivre en couple, on finit par se ressembler », avaitelle dit à Maud Graham. Elle savait toujours ce que pensait son époux, ce qu’il éprouvait. S’il y avait un problème sérieux au bureau, elle le devinait. Il n’avait même pas besoin d’en parler ; ses silences étaient suffisamment éloquents. S’il vivait une situation périlleuse, elle la vivait aussi. Elle avait l’impression que son pouls s’accélérait, que le temps s’arrêtait. Elle pensait si intensément à son mari qu’il devait sentir sa présence à ses côtés alors qu’il poursuivait un voleur ou négociait avec un preneur d’otage. Et parce qu’elle était avec lui, elle avait un peu moins peur. C’était la seule façon d’accepter le travail de Rouaix. Le partager.
Graham l’enviait ; elle n’avait pas vécu assez longtemps avec Yves pour être télépathe. Peutêtre que tout aurait été différent si elle avait pu ressentir toutes ses émotions.
La détective grimaça. Elle se rappela qu’en revoyant Rouaix elle retrouverait Trottier. Ses chapelets de plaisanteries, par dizaines. Par centaines, même. Il reprenait à peine son souffle entre deux histoires. Trottier ne semblait pas remarquer que Graham souriait poliment. Non, il ne voulait pas remarquer.
Et si c’était lui ? se demandatelle en décrochant le récepteur.
— Maud Graham à l’appareil. Quoi ? Qu’estce qui se passe, Josette ?
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La répartitrice était entrée dans son bureau en courant :
— Un moment, je vous prie, ditelle à son interlocuteur.
— Un meurtre ! balbutia Josette.
— Un meurtre ?
— On vient d’appeler. Un joggeur a trouvé un corps. Je n’ai pas tout compris, le gars était trop énervé. Mais ça ressemble au tueur des États. Il paraît qu’il manque une jambe et un bras à la victime.
Graham ferma les yeux. Un goût de métal la fit grimacer. Ce goût de métal qui accompagnait ses funestes pressentiments.
Les gens qui sont piqués et empoisonnés par des guêpes connaissent ce goût de fer. Elle vérifierait sans tarder si ses intuitions étaient venimeuses.
— J’y vais. Préviens Rouaix. Et Alain Gagnon.
Elle reprenait son imperméable quand Josette lui désigna timidement le téléphone. Graham reprit le récepteur.
— Graham. Ah ! Grégoire, je… je ne peux pas te parler. Non, attends, je… Et merde !
L’enquêtrice se dirigea vers le classeur. Lettre C. Pour cigarettes. Elle devait y avoir caché un paquet. Il n’était plus là. Elle se souvint de l’avoir donné à Grégoire. Grégoire. Elle n’aurait pas dû lui répondre ainsi ; il mettrait peutêtre des semaines à la rappeler. Des jours en tout cas.
Elle quêterait une cigarette à un policier. Rouaix, qui avait cessé de fumer, la réprimanderait. Il sacrerait sûrement contre la pluie qui les obligerait à travailler à toute vitesse, avant que les indices s’effacent.
Il y avait déjà beaucoup de monde qui s’affairait autour du corps. Elle reconnut un journaliste, frémit en constatant que le cadavre était découvert. Paul Darveau écrirait un papier bien sordide, détaillerait les blessures avec soin, évoquant le professionnalisme, le souci d’informer correctement les lecteurs. Il était un peu pâle, malgré sa joie d’être arrivé le premier sur les lieux.
Il s’approcha de Maud Graham, mais son regard polaire l’arrêta. Il se détourna, il attendrait qu’elle ait vu le corps. Peutêtre 26
qu’émue elle se laisserait aller à une mince confidence. Sinon, il interrogerait André Rouaix. Même si Graham était plus populaire. Parce que c’était une femme et qu’elles sont plutôt rares chez les flics. Ça intriguait les gens ; ils voulaient en savoir plus sur l’inspectrice. Qui n’était pas inspectrice d’ailleurs, mais détective, enquêtrice. Ce n’était pourtant pas le genre de poupée qui emballe les hommes. Elle était bien trop ronde et trop petite. Elle avait les cheveux roux, d’accord, et de beaux yeux, mais elle ne souriait quasiment jamais. Le pire air bête de Québec.
Seulement, le public l’aimait depuis qu’un journaliste concurrent avait fait son portrait, un beau jeudi du mois de septembre. Une page entière à décrire les méthodes peu orthodoxes de Graham, une page à rappeler, à raconter ses succès, une page à vanter son humanité. Il en avait tartiné épais sur le centre pour femmes battues, le service d’écoute pour les enfants abusés et sa passion pour l’entomologie.
Maud Graham avait piqué toute une colère après avoir lu l’article, disant que ça lui nuirait d’être trop connue. Encore une manière de se faire de la publicité. Paul Darveau soupira; il n’avait pas le choix, il devrait arracher quelques mots à l’enquêtrice. Il la vit se pencher vers le corps, porter une main à sa bouche comme si elle retenait un cri. Ou un hautlecœur. Elle ne vomirait pas. Ce serait trop beau !
Graham s’agenouilla. Elle demeura longtemps immobile, même si elle ne priait pas pour l’âme de Josiane Girard. Elle ne pouvait détacher son regard des blessures : on avait coupé le bras très haut, sous l’épaule, et en le détachant, le meurtrier n’avait même pas abîmé le trapèze. Les chairs avaient été tranchées proprement. Chirurgicalement. Même méthode pour la jambe droite. Le criminel avait tranché la cuisse très haut, à l’aine, comme s’il suivait la marque d’un imaginaire bikini en amputant sa victime. Qui ne portait pas de sousvêtement. Il le lui avait enlevé avant de commencer son travail. On avait retrouvé la culotte de coton à trois mètres du corps. L’enquêtrice 27
compta trois piqûres très prononcées au ventre. La victime montréalaise avait aussi été marquée trois fois. On ne pouvait vérifier avec celle de Miami, mais la touriste Diane Péloquin avait été piquée.
Graham se tourna vers André Rouaix qui venait de s’accroupir près d’elle.
— C’est écœurant, hein ?
— Oui, fitelle. Le photographe ?
— Il est allé vomir. Mais il a déjà pris des photos. L’averse venait juste de commencer. J’ai demandé des renforts pour empêcher le monde d’approcher. Elle n’a pas été tuée ici.
— Comment te senstu ? demanda Graham en effleurant le bras de son ami.
Rouaix lui sourit. Il avait maigri, mais ses yeux avaient retrouvé cette lueur taquine qui lui plaisait. Et l’agaçait parfois. Il lui enleva ses lunettes, tira un grand mouchoir de sa poche et entreprit de les essuyer. Il avait le geste calme, placide même.
Il lui rendit ses lunettes en livrant ses premières constatations : le corps avait été déposé dans le banc de neige dissimulé derrière les bateaux. Il n’y avait aucune trace de lutte, que des traces de pas que la pluie gommait doucement. On devinait toutefois que c’étaient les pas d’une seule personne. Qui portait des bottes massives.
— Le tueur doit être grand. Il chausse du 13 ou du 14. Je pense que c’est des semelles de Kodiak. Il n’y a presque pas de sang près du corps. Il l’a charcutée avant de l’emmener ici. Les gens vont paniquer !
— Oui, ils pourront lire tout ça dans le journal, murmura Graham en désignant Darveau.
— Il fait sa job, commenta Rouaix.
Graham haussa les épaules, chercha Savard du regard ; elle savait qu’il fumait. Elle lui quêta une cigarette. Savard fouilla dans ses poches, en tira un paquet froissé. Des Camel. Oh, non ! Elle ne fumerait pas des Camel. C’était la sorte de son ex. Pourquoi disaitelle « mon ex » ? Ils n’avaient jamais été mariés. Mais 28
cinq ans de vie commune comptent beaucoup. Et elle était trop pudique pour dire « mon examant ». Ex tout court. Comme exit.
Elle prit pourtant la cigarette et aspira une longue bouffée qui la fit tousser. Elle pensa à jeter la cigarette, mais elle ne voulait pas vexer Savard.
— L’hélicoptère ? demanda Rouaix. C’est obligé ? Ça va attirer bien du monde.
Graham hocha la tête ; les photos aériennes pouvaient être utiles quand il s’agissait de meurtres en série. Et c’était le cas, elle n’en doutait guère. On devait ramasser le maximum d’informations sur le territoire de chasse de l’assassin, photographier sous tous les angles la victime. Les images aériennes, comme la vidéo qu’on devait tourner à l’instant, révéleraient peutêtre certains détails quand on les comparerait aux photos du meurtre précédent. Le tueur déposaitil ses victimes dans le même genre d’endroit ? Y avaitil toujours des arbres dans les environs immédiats ? À quelle distance de la rue se trouvaitil ?
Combien de temps pouvaitil mettre à venir de la route en portant un cadavre ?
— Je me demande où il l’a tuée, dit André Rouaix. Et pourquoi il a déposé le corps ici ; c’est discret, sans plus.
— Je sais. Et l’assassin était déjà dans un endroit plus discret pour tuer et mutiler sa victime. Il avait besoin de temps et de calme pour la découper. Qu’estce qui l’a incité à la changer de place ? Y atil des témoins ?
— Non, que des curieux qui ne savent rien. Pour l’instant.
Trop tôt. Il y aura peutêtre des voisins qui se souviendront de quelque chose. Mais rien n’est moins sûr. Les plus proches sont encore bien éloignés. La marina, c’est plutôt désert. Nos gars commencent pourtant à faire le tour du quartier.
Tandis que Graham félicitait Rouaix de sa célérité, elle aper
çut la voiture d’Alain Gagnon. Elle délaissa le cadavre pour accueillir le médecin légiste. Il faillit voir le sourire qu’elle lui adressait, mais Graham choisit le moment où il se penchait 29
pour prendre sa trousse. L’instant suivant, elle lui confiait sa peur.
— Le tueur des États, comme on commence déjà à le surnommer. Je pense que c’est lui. Ou quelqu’un qui l’imite. Mais ça m’étonnerait.
— Moi aussi, dit Alain Gagnon. Je me suis renseigné sur ce criminel ; il inflige des blessures particulièrement nettes à ses victimes. Sectionner si précisément des membres n’est vraiment pas aisé.
Gagnon ne disait pas « facile », il disait « aisé ». Il était le seul à utiliser ce genre de mot sans affectation. Graham goûtait cette manière de s’exprimer, sans oser toutefois complimenter le jeune médecin. Jeune. Il n’avait que six ans de moins qu’elle. Mais elle avait l’impression d’en paraître douze de plus.
— Tu veux dire qu’il s’y connaît en dépeçage ? Il pourrait être boucher ? chirurgien ?
— Oui. Et même légiste, comme moi.
— Ou chasseur. Il y en a qui sont très doués pour découper leur orignal.
Alain Gagnon toussa et s’approcha du cadavre. Maud Graham savaitelle qu’il aimait le gibier? Il détestait la chasse et n’aurait jamais pu tirer sur un animal, mais comment résister à un civet de lièvre, une pintade farcie, un steak d’orignal, des cailles en timbale ? Il sentait le regard de l’enquêtrice dans son cou ; pouvaitelle deviner ses pensées ? Non, il était idiot. Elle observait comme lui le corps de Josiane Girard. Elle ne penserait plus qu’à ce meurtre durant les prochains jours. C’était normal. Et embêtant. Il ne voyait Graham qu’en ces sordides occasions. Elle était alors si obnubilée par le crime qu’il ne pouvait l’intéresser qu’en lui parlant de l’impact d’une balle ou des lacérations post mortem. Il aurait préféré l’inviter au cinéma ou au restaurant. Ses désirs manquaient d’originalité, ils ne pouvaient choquer Maud. Alain Gagnon murmurait « Maud »
quand il pensait à elle, mais il ne s’était jamais permis de l’ap30
peler par son prénom. Il disait « Graham », comme tout le monde. Alors qu’il ne voulait justement pas être comme tout le monde pour elle.
— Alors ?
— J’ai bien peur qu’on ait un…
Des exclamations interrompirent le légiste : un des policiers qui inspectaient les environs venait de découvrir le pied de la victime. Coupé à la cheville.
— Il a pris la jambe, mais n’aimait pas le pied ? fit Rouaix. Ça
n’a pas de bon sens.
— Non. Mais c’est logique, dit Graham. Il en a déjà un. Il en a même deux : il a aussi amputé un pied de Muriel Danais. Et de Diane Péloquin.
Alain Gagnon examinait le membre ; le tueur travaillait re
marquablement bien. Il avait lu les articles qu’on avait consacrés aux deux meurtres précédents ; on y mentionnait invariablement l’extrême habileté avec laquelle le serial killer amputait ses victimes. Le sein gauche et le pied droit de Muriel Danais, le pied gauche et le sein droit de Diane Péloquin et maintenant la jambe droite et le bras gauche de Josiane Girard.
Rouaix gémit en même temps que Graham ; cette enquête les mènerait en enfer. Des victimes atrocement mutilées, des journalistes bien excités parce que les polices de Montréal, de Québec et des ÉtatsUnis devraient collaborer entre elles, des supérieurs plutôt énervés et une montagne de paperasse.
— Je vais rédiger mon rapport le plus rapidement possible, dit Alain Gagnon afin de remonter le moral des enquêteurs.
Pour l’autopsie, ça va dépendre…
— J’irai le chercher, fit Graham.
— Non, je vais l’apporter. La journée va être très longue pour vous.
L’enquêtrice frissonna, releva le col de son imperméable.
— Fatiguée ? murmura Alain Gagnon.
— Je n’ai pas dormi de la nuit.
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— Il faut boire des jus de fruits. Et porter de la laine. Ce n’est pas le légiste qui parle, mais le médecin. Plusieurs personnes sont grippées en avril…
Il avait raison. Mais elle n’avait pas pris le temps de mettre son écharpe en sortant de chez elle. Ni de manger une pomme.
Gagnon, évidemment, était frais et dispos. Comme toujours. Il ne recueillait pas les prostitués, lui.
— J’avais de la visite, ditelle d’un ton rogue. Qui m’a empêchée de dormir.
— Grégoire ? avançatil.
Graham raconta brièvement leur nuit. Son appel écourté, plus tôt, par sa faute.
— Tu avais raison de l’interrompre. Il faut qu’il respecte ton travail ! Il ne restera pas fâché longtemps.
— J’espère.
Graham fouillait dans ses poches. Gagnon lui tendit son stylo. Elle pencha légèrement la tête de côté pour prendre des notes, ses lunettes glissèrent sur le bout de son nez et il eut envie de les remonter.
— Que pensestu du meurtre ?
— Nous avons affaire à un être intelligent.
— Un tueur organisé.
— Très bien organisé.
— On sait déjà qu’il n’a pas tué sa victime ici. Il avait sûrement un véhicule pour transporter le corps.
— C’est vraiment curieux qu’il ait apporté le cadavre dans un lieu plus exposé que celui où il l’a dépecé. Ça ne correspond pas au comportement habituel de ce genre de psychopathe.
Pourquoi ne l’atil pas mieux caché ?
— Il n’a pas laissé tant d’indices… Il est très fort.
Graham repoussa l’idée qui s’imposait : le tueur était très expérimenté. Il ne devait pas en être à son troisième, ni même à son quatrième meurtre, pour agir avec tant d’assurance.
— On examine les traces de pneus, mais comme il a plu cette nuit… Pour cet aprèsmidi ?
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Alain Gagnon hocha la tête. Il tiendrait sa promesse ; elle aurait son rapport préliminaire avant le coucher du soleil. Heureusement, les jours étaient longs maintenant.
La pluie avait cessé. Plusieurs enfants sortiraient leurs bicyclettes du garage même s’il restait des îlots de neige, du sable et du gravier dans les rues. Il faudrait redoubler de prudence, car les petits, ivres de liberté, ne voyaient rien, n’entendaient rien. Ni lumières, ni klaxons, ni cris, ni panneaux. Le printemps leur appartenait, comme la ville. Des ailes leur avaient poussé durant l’hiver, ils l’auraient juré, des ailes qui s’étiraient comme celles des papillons à peine éclos, des ailes qu’ils rêvaient d’étrenner, qui les transformaient en kamikazes. Ils s’élançaient, un conducteur freinait brusquement, blêmissait, son cœur s’arrêtait de battre quand il comprenait qu’il avait heurté une fillette qui ressemblait au Petit Chaperon rouge, mais qui ne dégusterait plus jamais de galettes. Et le sang sur la chaussée dégoûterait à jamais le chauffeur des confitures.
Graham grimaça en voyant Darveau s’avancer.
— Il y a très peu de sang, docteur Gagnon, dit Paul Darveau en évitant de regarder l’inspectrice. Comment expliquezvous ça?
— La pluie ?
— Ne vous moquez pas de moi. Que pensezvous du crime?
— Rien.
Le journaliste s’impatienta, pointa le doigt vers Graham :
— Vous n’avez rien à déclarer, vous non plus ? Vous êtes habituée à trouver des corps auxquels il manque un bras et une jambe ?
Alain Gagnon hésita, consulta Graham, puis Rouaix du regard :
— Les blessures sont l’œuvre d’un homme qui sait comment faire des amputations.
Rouaix ajouta qu’on supposait que l’assassin était doué d’une certaine force physique pour couper les membres et pour transporter le corps avec autant d’aplomb : les traces de pas 33
dans la neige étaient régulières. Le tueur ne titubait pas sous le poids de son fardeau. Enfin, il avait perpétré son crime ailleurs.
— C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant, conclutil.
Paul Darveau rangea son carnet dans une poche :
— Ça sera toujours ça. Pour l’identité de la…
André Rouaix s’emporta :
— Tu le sauras quand sa famille aura été prévenue. Pareil pour les photos.
— Mais la télé sera là dans cinq minutes ! Ils vont filmer avant que mon papier sorte !
— Non ! Personne ne va la voir. C’est toi qui en sais le plus pour le moment.
Graham ajouta d’un ton méprisant que Darveau en avait assez pour pondre quelque chose de bien sanglant.
— Comme le tueur ? C’est ça, inspectrice ?
— Je ne suis pas inspectrice. Maintenant, j’ai du travail, excusezmoi.
Elle regagna sa voiture d’un pas décidé.
— Ciboire ! éructa Darveau. Une vraie sauvage !
Alain Gagnon aurait pris la défense de l’enquêtrice s’il n’avait redouté qu’on devine son sentiment pour elle. Il n’aurait plus aucune chance si elle apprenait sa flamme par les insinuations d’un journaliste !
Rouaix l’assura qu’il enverrait très bientôt le corps à l’hôpital. Gagnon pourrait alors commencer l’autopsie. Il examinerait la bouche, les cheveux blonds, les poils plus sombres. Il chercherait des traces de sperme, de sueur, de larmes. Il scruterait à la loupe les ongles vernis, espérant y recueillir des particules de peau. La peau de l’assassin que Josiane avait peutêtre griffée, la peau qui pourrait trahir un coupable. Il essaierait de trouver quelle arme avait utilisée l’assassin. Quelles armes plutôt ; Josiane Girard avait été poignardée avec un couteau court et mince. Il doutait que le même outil ait servi à dépecer le corps.
Le tueur avait exécuté son travail avec la dextérité d’un chirurgien. Un de ses collègues étaitil devenu fou ?
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Non, non, il ne pouvait connaître l’assassin ; le tueur était probablement américain. À moins qu’il ne l’ait rencontré à un congrès ?
Alain Gagnon s’assit dans sa voiture et contempla le ciel.
Des souvenirs d’orage fonçaient l’horizon ; durant huit secondes, l’azur imita la colère dans les prunelles de Graham. De Maud… Il aimait cette fureur, elle lui était familière ; il l’avait ressentie, douze ans plus tôt, quand il avait eu un accident de ski. Les médecins l’avaient d’abord condamné au fauteuil roulant, avaient ensuite parlé de béquilles et de canne pour le reste de ses jours, mais Gagnon était si enragé qu’on décide de son sort qu’il avait voulu l’infléchir ; durant des mois, il s’était entraîné comme un membre de l’équipe olympique. Et il avait retrouvé l’usage de ses membres. Il savait qu’il fallait parfois se fâcher. Ce n’était pas pour rien qu’il adorait l’actrice Anna Magnani et les volcans qui couvaient au fond de ses iris charbonneux.
* * *
Le tueur se souvenait de la première fois qu’il avait vu Elvis Presley à la télévision. Des cris d’admiration de sa mère. Elvis était encore plus beau que Jerry Lee Lewis. Estce qu’il y avait de plus belles fesses au monde ?Ce n’étaient sûrement pas les siennes, en tout cas. Sa mère lui répétait tous les jours qu’il ressemblerait à son père s’il ne faisait rien pour contrer sa nature de mollusque. Elle le comparait à une palourde, et même à une méduse. Elle avait horreur des chairs molles. Ellemême s’entraînait plusieurs heures par semaine. Elle avait été Miss avant de se marier, avant d’être infirmière. Elle regardait l’album des photos de sa gloire tous les dimanches après la messe.
Elle le faisait asseoir près d’elle et lui expliquait comment elle avait gravi les marches du podium, lentement, félinement, lascivement. Les juges n’avaient pu détacher leurs regards de 35
ses jambes, de ses seins, de ses fesses si fermes ! Pas comme celles de son fils… Avaitil au moins couru une heure depuis son réveil ? Et ses exercices, qu’elle avait mis au point exprès pour lui ? Les faisaitil quand elle était au travail? Ce n’était pas la peine de s’échiner à préparer un programme de gymnastique s’il ne le suivait pas ! Étirement, musculation, respiration, souplesse et force, avaitil bien compris ces préceptes ? On n’arrivait à rien sans peine. Avaitil avalé ses vitamines ? Il devait prendre exemple sur leur voisin, ce policier qui s’entraînait si régulièrement et qui devait être la fierté de sa patrouille. Ses cuisses étaient en béton ! Bien sûr, il n’était pas aussi beau qu’Elvis. Qui pouvait rivaliser avec lui? Cette belle gueule d’amour, et ce déhanchement! Et il aimait sa mère, Elvis; il l’avait gâtée dès qu’il avait commencé à gagner de l’argent.
Oh! comme elle aurait voulu avoir un fils qui lui ressemble!
Lui, tandis qu’elle parlait, regardait briller les cheveux noirs du chanteur sous les projecteurs et se jurait de devenir aussi célèbre. Il songeait que la chanson avait duré exactement trois minutes vingt secondes. Les oiseaux qu’il enfermait dans un bocal où il avait placé un tampon d’éther mettaient un tout petit peu plus de temps à mourir. Pour les insectes, bien sûr, c’était plus rapide. Quant aux souris, il avait découvert récemment qu’il était plus économique, plus simple et plus agréable, surtout, de les étrangler. Au début, il avait eu peur de se faire mordre, mais il avait volé une paire de gants au centre commercial et il n’avait jamais été blessé par une bestiole. Il s’était entraîné comme le lui ordonnait sa mère et il avait pu, quelques mois plus tard, étouffer des rats. Enfin ! il était las des insectes et des vers de terre. Il avait bien tué le chien des voisins à coups de pierre, mais ce n’était pas aussi satisfaisant.
Il avait dix ans et huit mois quand il avait étranglé son premier chat. Il l’avait attendu des heures près d’un bol de nourriture. Quand il avait commencé à serrer le cou du félin de sa main gauche, il avait eu l’impression que ses doigts avaient une érection. Comme son sexe ! Ils étaient durs, si durs, plus durs 36
que l’acier et que n’importe quelle paire de fesses ! C’était tout à fait étonnant. Et grisant. Ses reins étaient en feu, agités par un grand tremblement. Un tremblement plus fort que tous les déhanchements du King. Il avait éjaculé sans un cri, suffoqué d’émoi quand les yeux du chat s’étaient révulsés. Le sentiment de puissance qu’il avait alors éprouvé l’avait assez longtemps habité pour qu’il supporte le mépris de sa mère durant plusieurs semaines.
Le tueur écouta Love Me Tender pour la dixième fois. Il aimait rouler en voiture en écoutant Elvis. Enfin, l’Elvis des premières années. Avant qu’il ne soit bouffi, gras, monstrueux.
La sonnerie du téléphone l’agaça, mais il répondit poliment, finit par sourire ; il rencontrerait peutêtre sa prochaine victime.
Non, il rêvait : on ne déniche pas si facilement la proie idéale.
* * *
Frédéric avait convaincu son père de lui donner de l’argent pour son douzième anniversaire. Il avait soutenu qu’il n’avait plus l’âge des surprises, ni des cadeaux. M. Jalbert avait acquiescé à sa demande en se disant que ses enfants vieillissaient aussi vite que lui. Anouk avait adopté un rouge à lèvres à rendre jalouse une clinique de sang et Frédéric délaissait déjà les jeux vidéo. Il préférait économiser pour s’acheter une superbicyclette à l’été. M. Jalbert se félicitait que son fils n’aille pas dépenser son argent dans les arcades. Il ne se droguait pas non plus. Et il n’avait sûrement pas envie de boire ; l’exemple de sa mère devait être dissuasif. Il faudrait prendre une décision à ce sujet ; Denyse buvait vraiment trop de scotch.Mais pourquoi étaitelle déprimée, grand Dieu ! Pourquoi ?
Elle avait une belle maison, de beaux enfants, autant de cartes de crédit que son portefeuille pouvait en contenir, une voiture neuve et un mari qui n’était ni alcoolique, ni joueur, ni violent.
La tentation était pourtant grande de secouer, et même de gifler Denyse quand, en rentrant de l’hôpital, il la trouvait affalée sur 37
le divan du salon, gémissant qu’elle n’était pas heureuse. Il lui avait donné des comprimés pour l’égayer. Il n’avait pas prévu qu’elle les adopterait au point de ne plus pouvoir s’en passer. Et qu’elle voudrait ensuite des pilules pour dormir, se réveiller, manger. Et qu’elle les avalerait un jour avec du scotch ou du vin blanc. C’était récent, l’alcool. Et souverainement déplaisant : qui voudrait sortir en société avec une femme qui boit ? Il y avait les enfants, aussi, il fallait y penser ; il n’avait pas le temps de s’occuper d’eux. Il avait trop à faire à la clinique, Denyse devrait le comprendre et se reprendre en main.
— Papa, dit Frédéric, je vais aller coucher chez Dan la fin de semaine prochaine. C’est sa fête à lui aussi.
— Ah ! Ta mère est d’accord ?
Pourquoi ajoutaitil cela ? Qu’estce que ça changerait que Denyse approuve ou non ce projet ?
— Je pense, oui.
— Tu nous donneras l’adresse et le numéro de téléphone de ses parents, dit M. Jalbert en regardant son fils.
Frédéric soutint son regard ; il savait que son père pensait à sa fugue de l’automne dernier, mais n’en parlerait pas. Sujet tabou.
— Et tes devoirs ?
— Je les ai faits avant le souper.
François Jalbert faillit demander « Quel souper ? », mais il se retint ; Frédéric semblait content de se gaver de pizza surgelée.
— Où est Anouk ?
— Chez Stéphanie, mentit Frédéric avant de regagner sa chambre.
Il ne pouvait tout de même pas trahir sa sœur. Elle était amoureuse d’Olivier Michaud. Que lui trouvaitelle ? Elle prétendait qu’il était beau et fin et qu’il s’occupait d’elle.
Frédéric ouvrit son cartable, en tira une feuille verte où il avait inscrit ce qu’il devait faire avant de quitter Montréal. Il raya « photos » ; la veille, il avait jeté toutes ses photos récentes.
Il biffa également « couteau » ; il avait subtilisé le laguiole que 38
son père avait rapporté de France. Il mordilla le bout de son crayon, repoussa sa longue mèche blonde avant de rajouter
« kodak » à sa liste. Il pourrait peutêtre prendre des photos polaroïd des touristes devant le château Frontenac sur la terrasse Dufferin ? Il trouverait aussi un cocher qui l’engagerait pour panser son cheval. Il y a toujours des calèches à Québec, même en hiver, même au printemps. La neige était presque toute fondue, les touristes reviendraient vite. Il apporterait son sac de couchage ; il pourrait l’utiliser dès la mimai. Il n’était pas frileux comme sa sœur. En attendant, il irait dans une auberge de jeunesse.
Daniel et Sébastien l’admiraient secrètement. Il leur avait proposé de l’accompagner à Québec, juste une fin de semaine
— s’ils avaient trop peur de partir longtemps —, mais ils avaient prétendu qu’ils se feraient tuer s’ils fuguaient.
En tout cas, Dan avait promis de mentir à sa mère vendredi soir ; il ramènerait même Frédéric Dussault qui l’énervait un peu. Si M. ou Mme Jalbert téléphonait chez les parents de Daniel, ceuxci répondraient que Frédéric et leur fils étaient allés voir un film. Ça devrait suffire.
* * *
Tandis qu’elle montait l’escalier qui menait à son bureau, un rayon de soleil caressa la nuque de Graham si gentiment qu’elle crut un instant qu’un homme la flattait d’une main chaude. Elle aurait tant aimé qu’on lui masse le cou, là, maintenant. Elle se tourna vers la fenêtre ; elle aurait bien prié Râ, Phébus ou Apollon de l’aider dans son enquête si elle avait pensé qu’un des dieux solaires pouvait l’éclairer. Elle ôta ses lunettes et se frotta les yeux trop longuement en soupirant ; elle devrait relire toutes ses notes avant de commencer à rédiger son journal d’enquête. Elle y consignerait la plus fugace impression, la plus infime intuition, la plus bête des idées. Elle ferait plus tard le tri en remettant son rapport au directeur. Elle préférait tout écrire, la 39visite au club sportif, Sylvie Dupuis, les voisins, et jeter ensuite des éléments au lieu de rejeter une hypothèse, l’oublier et la regretter.
Encore fallaitil avoir une opinion.
Maud Graham but son neuvième verre d’eau de la journée.
Elle résistait à l’envie de s’acheter un sac de chips, même si elle avait l’excuse d’avoir faim. À dixsept heures, pas avant, décidatelle. Elle aurait dû quitter la centrale à seize heures, mais la découverte du corps de Josiane Girard avait modifié les horaires de plusieurs policiers. Overtime. Graham y était habituée. Le téléphone avait sonné sans arrêt, on avait envoyé de nombreuses télécopies à Montréal et à Miami et on en avait reçu plusieurs. À midi, on avait déjà rédigé un appel à témoins que Rouaix s’était chargé de transmettre à Paul Darveau. Qui avait vu une personne près de la marina la veille au soir ? Ou une fourgonnette gris métallisé, garée jusqu’à vingt et une heures en face de Sport 2000 et retrouvée rue Maguire ?
On avait su tout de suite que la fourgonnette appartenait à Josiane Girard, car une photocopie de son permis de conduire était rangée dans le coffre à gants. On avait remorqué le véhicule au laboratoire de la police en espérant que le meurtrier avait laissé des empreintes ou un indice. Rouaix avait vite trouvé de minus
cules éclats de verre et de porcelaine sous le siège avant droit. Au
laboratoire, on tenterait de reconstituer l’objet brisé. Mais dans la fourgonnette, il y avait surtout du sang. Les sièges en étaient imprégnés, le tableau de bord était éclaboussé, le tapis imbibé, collé. Malgré le froid matinal, l’odeur était forte et Graham songea que la chair humaine est de la charogne comme celle de n’importe quelle bête. Seulement, ce n’était pas un aigle qui avait déchiqueté sa proie, mais un homme. Graham voulait
qu’Alain Gagnon lui dise que Josiane Girard avait été violée. Enfin, non, elle ne souhaitait pas le viol en tant que tel, mais la découverte des traces de sperme. Recherche d’ADN possible. On
supposait que Muriel Danais avait été violée, mais bien sûr, après des mois dans la nature, il n’y avait plus de traces de sperme.
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C’est une vieille dame, rue Maguire, qui, très tôt le matin, avait alerté la police en remarquant la fourgonnette dans l’entrée de ses voisins, les Dufour. Ils étaient en vacances en Europe et ne devaient pas rentrer avant dix jours ; qui donc osait garer sa voiture chez eux ?
En attendant d’avoir les rapports des policiers qui interrogeaient les résidants et les commerçants de la rue Maguire, Graham était retournée avec Rouaix chez Josiane Girard. Son amie Sylvie Dupuis y était toujours. Son mari, qui l’avait rejointe, la serrait contre lui chaque fois qu’elle recommençait à pleurer.
— Vous pouvez rentrer chez vous, avait dit Maud Graham aux Dupuis.
— On va rester encore un peu. Je ne veux pas que n’importe qui…
— Fouille dans ses affaires ? C’est ça ?
Sylvie Dupuis avait baissé les yeux ; elle ne voulait pas insulter les policiers qui faisaient leur travail, mais ils n’avaient pas connu Josiane.
Au lieu de déclarer à Sylvie Dupuis que Josiane ne se soucierait plus jamais de la disposition de ses chandails dans son armoire, Graham avait tenté de la rassurer :
— Nous remettrons tout en place quand nous aurons fini, madame. Vous nous avez dit que Josiane ne s’entraînait pas régulièrement. Quelqu’un l’auraitil décidée à aller au club sportif hier soir ?
— Je ne sais pas. Non. Elle avait essayé de nous persuader de nous inscrire en même temps qu’elle.
— Qui, nous ? avait demandé Rouaix.
— MarieClaude et moi. On se connaît depuis le cégep. On sort souvent ensemble, mais MarieClaude s’est cassé un bras en ski et moi, j’aime mieux le tennis. Mais si je l’avais accompagnée…
Graham avait aussitôt désamorcé son sentiment de culpabilité : 41
— Non, Sylvie. Vous ne pouviez pas deviner ce qui lui arriverait. Mais vous pouvez nous aider à trouver le coupable en nous disant tout ce que vous savez sur votre amie.
— Quoi, tout ? Je vous ai déjà répondu.
Elle avait effectivement beaucoup parlé durant la matinée, après avoir identifié le corps. Elle avait appris aux détectives que Josiane Girard avait une boutique de vêtements féminins, que ses parents étaient morts depuis deux ans, qu’elle s’était mise au régime le mois précédent, qu’elle avait une bonne santé, qu’elle n’avait jamais touché à la drogue. Elle appréciait un verre de vin, mais ne faisait pas d’abus. Elle visitait chaque année un pays différent, elle collectionnait les objets représentant des chouettes, elle n’avait pas d’ennemis.
— Estce qu’elle accordait sa confiance facilement ?
— Josiane ? Oh, non ! Elle ne répondait même pas à la porte quand elle ne connaissait pas les visiteurs. Elle disait que les gens n’avaient qu’à téléphoner avant de sonner chez elle.
— Étaitelle passionnée ?
Graham avait posé la question en espérant qu’on ne lui demanderait pas d’expliquer ce qu’était la passion. Elle ne voulait pas parler d’elle, mais le ferait immanquablement si elle devait expliquer un tel sentiment. On ne peut pas discourir sur l’amour sans se découvrir un peu.
— Passionnée ? avait répété Sylvie Dupuis. Vous voulez dire amoureuse ?
— Je ne sais pas, avait murmuré Graham, mais la jeune femme ne l’avait pas entendue ; elle consultait son mari.
Elle avait fini par secouer la tête :
— Non. Elle venait de quitter Marcel. Ils ne se sont pas chicanés. C’est juste qu’ils n’avaient plus rien à se dire.
Juste ?
— Elle n’aurait pas suivi un homme qui lui aurait plu ? avait suggéré Rouaix. Un type qu’elle aurait rencontré au club sportif, par exemple, et qui l’aurait invitée à prendre un verre ?
— Dès la première fois ? Oh, non ! Ce n’était pas son genre.
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— C’était quoi, son genre ?
— Le genre correct.
Le ton de Sylvie Dupuis indiquait qu’elle approuvait les choix de son amie.
— Elle avait peutêtre vu cet homme avant ? S’ils fréquentent le même club sportif…
— Elle m’en aurait parlé !
— Mme Girard n’avait pas de problèmes financiers ?
— Elle venait d’acheter cet appartement !
La voix virait à l’aigu ; Graham avait tenté sans succès de calmer Sylvie Dupuis. Celleci les avait accusés de salir la mémoire de son amie ; c’était elle la victime, mais on s’acharnait à faire d’elle une coureuse, une droguée ou une ratée ! Et le criminel, lui, estce qu’on y pensait un peu ? C’était lui qu’il fallait interroger !
— C’est ce que nous souhaitons, madame, avait dit Rouaix en se levant.
Dehors, il avait demandé à Graham s’ils y parviendraient. Ils avaient si peu d’indices.
— Nos collègues montréalais en avaient encore moins.
— Leur astu parlé du club sportif ?
— Ça fait trop longtemps. Personne ne se souvient si Muriel Danais était allée s’entraîner le jour où elle a été tuée.
— Mais elle fréquentait un club sportif.
Graham avait hoché la tête.
— C’est un point commun entre les deux victimes. Quoique l’une allait au Nautilus et l’autre à Sport 2000.
Avant d’entrer dans la voiture, Graham s’était félicitée de l’absence de Trottier sur les lieux du crime. Puis elle avait cru voir des bourgeons aux arbres de la rue Bourlamaque. Il était encore trop tôt, mais elle se réjouissait à l’avance de leur tendre lumière. Elle n’aimait aucune couleur autant que ce vert frais et brillant. Elle s’était promis de trouver un blouson de cette teinte pour Grégoire. Luimême avait fait la folie de lui offrir un chandail aubergine. Il adorait faire des cadeaux, mais elle 43
n’était pas capable de lui expliquer qu’elle l’aimerait autant s’il ne la gâtait pas. La plupart des prostitués dépensaient leur argent aussi vite qu’ils le gagnaient, comme s’ils étaient pressés de s’en débarrasser. La patronne d’un restaurant français lui avait expliqué qu’elle avait toutes les peines du monde à refréner la générosité de certaines de ses clientes. « Elles veulent que j’accepte leurs cadeaux. Si je refuse, je les vexe. Comme si je ne voulais pas d’un présent acheté avec l’argent d’une passe.
Comme si je les méprisais. » Elle avait montré à Graham un bracelet et un foulard de soie, secoué la tête avec affection :
« Tu vois, elles exagèrent ! »
Grégoire les imitait trop bien.
Chapitre 3
Les roses, orange, verts et bleus que portaient les clients du club sportif avaient déplu à Graham. Si elle constatait l’utilité d’un teeshirt fluo pour un enfant, elle comprenait mal les adultes qui s’imaginaient rajeunir en arborant ces violets violents et ces jaunes criards, hurleurs même. Les femmes étaient moulées dans des combinaisons rutilantes et plusieurs hommes les concurren
çaient avec des shorts et des camisoles en lycra pour leur rappeler que, dans la nature, ce sont les mâles qui sont les mieux parés.
Le tueur suivaitil la mode ou s’en tenaitil aux bons vieux pantalons de coton molletonné gris ou marine ?
Le directeur de Sport 2000 avait rejoint Graham et Rouaix à la réception du club et s’était empressé de les emmener dans son bureau en espérant les convaincre d’enquêter discrètement.
Les journalistes apprendraient bien assez vite que la victime fréquentait le club. Quelle publicité ! « Josiane quitte Sport 2000 ; on l’assassine à la sortie ! »
— Vous comprenez mon point de vue, inspecteur…
Il ne s’adressait qu’à Rouaix, supposant que la femme qui l’accompagnait — et qui aurait dû fréquenter le club pour perdre quelques kilos — était sa subalterne.
— Avezvous la liste des clients qui sont venus hier soir ?
Jean Casgrain avait levé les yeux au ciel : une liste ? Avec l’inscription de l’heure d’arrivée et de départ de chaque membre du club tant qu’à y être ?
— Non, bien sûr que non. Nos membres ne poinçonnent pas quand ils arrivent ici. Sauf les invités, évidemment. Je peux vous donner leurs noms et ceux de leurs hôtes, mais en ce qui concerne les autres…
Graham lui avait dit de faire un petit effort pour se souvenir.
Il l’avait dévisagée avant de répéter :
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— Un petit effort ? Je n’ai pas que…
— Vous avez un fichier ? avait fait Rouaix. Consultezle. La mémoire vous reviendra peutêtre.
Jean Casgrain s’était exécuté. Au bout de dix minutes, il avait imprimé une liste et décrivait sommairement les clients en question. De vrais sportifs pour la plupart qui s’entraînaient chaque jour au lieu de regarder les matches à la télévision.
Quelques femmes, des célibataires qui travaillaient trop la semaine pour avoir le temps de passer au club. Elles venaient en groupe.
— Et Josiane Girard ? Elle avait retrouvé une copine, ici ?
— Non. Elle ne parlait à personne. Sauf au moniteur, bien sûr.
— Bien sûr. On peut le voir, ce moniteur ?
— Je suppose que Bob est chez lui. Vous pouvez l’appeler.
Graham avait promis qu’elle le ferait, avant de poursuivre :
— Parleznous donc des nouveaux membres.
Casgrain avait soupiré, consulté son ordinateur et imprimé une seconde liste qu’il avait tendue à Rouaix. Celuici lui avait souri, complice. Casgrain s’était détendu, avait plaint l’enquêteur d’avoir à supporter Graham.
— La liste est courte, avaitil expliqué, car nos membres sont fidèles depuis des années.
Il n’allait tout de même pas avouer que l’ouverture du club de l’Avenir lui avait enlevé une partie de sa clientèle !
— Josiane est partie à neuf heures, avait fait Graham.
— Comme je vous l’ai dit. Elle avait l’air contente ; elle s’était entraînée deux heures : bicyclette, exerciseur, poids, rameur, course. Elle avait tout fait. C’est vraiment bête qu’elle soit morte, car elle devenait bonne !
Il avait précisé qu’elle était sortie seule du club. Elle avait fouillé dans son sac pour trouver les clés de sa voiture. Il avait supposé qu’elle l’avait garée tout près du club sportif.
— Personne ne l’a suivie ?
— Comment voulezvous que je le sache ? Personne ne l’accompagnait quand elle a quitté le club, mais je ne peux pas sa46
voir si on la guettait à l’extérieur. Moi, je m’occupe seulement de ce qui se passe ici.
— Vous n’avez rien remarqué ? Un client qui lui aurait parlé durant la soirée ?
— Je vous répète que non.
Graham avait rangé son carnet, exigé une visite des lieux.
Casgrain avait gémi, mais il n’avait pas le choix ! Rouaix et Graham s’étaient promenés à travers le gymnase. Tranquillement, comme s’ils faisaient une balade ! Et ils étaient sortis en promettant de revenir.
— Et si on demandait au moniteur de venir faire un tour au bureau ? avait proposé Rouaix en quittant Sport 2000.
Graham avait approuvé. Bob Carpentier s’était pointé à quatorze heures. Il avait rapporté les derniers propos de Josiane ; elle avait parlé de sport et de son prochain voyage. Non, aucun homme n’était venu discuter avec elle.
— On ne sait rien de plus, avait soupiré Graham.
— On sait que si c’est un membre du club, elle ne lui avait pas parlé avant de le faire monter dans sa voiture. Alors pourquoi atelle accepté ?
Parce que le tueur avait trouvé un moyen de la convaincre de le prendre à bord.
— Le tristement célèbre Ted Bundy faisait semblant d’être blessé ; il avait des béquilles ou un bras en écharpe et demandait de l’aide pour porter un paquet jusqu’à sa voiture. Et là, il assommait sa victime. Ses victimes. On ne sait même pas combien il en a tué.
— Mais c’était sa voiture à elle, avait objecté Rouaix.
— Elle connaissait le tueur, j’en suis certaine.
— Ah ?
Graham pensait qu’une femme seule, et méfiante, n’aurait jamais ouvert sa portière à un étranger. Elle avait déjà vu son meur
trier. Si ce n’était pas un membre du club qui l’avait attendue, abordée et amenée à le laisser monter dans sa voiture, c’était un homme qu’elle avait rencontré auparavant. Et plus d’une fois.
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— Il y aurait donc un lien entre le tueur et ses victimes, avait conclu Rouaix. Et entre les victimes…
Il avait soupiré, sachant très bien ce que cela signifiait. Il faudrait éplucher le passé des deux femmes : que partageaientelles ?
Avaientelles étudié, travaillé, voyagé ensemble ? Venaientelles du même quartier, avaientelles un amant, des amis, un ennemi communs ? Avaientelles fréquenté les mêmes lieux ? Quand ? Se ressemblaientelles ?
— Physiquement, elles sont parentes, si j’en juge par les photos qu’on nous a envoyées de Montréal. Blondes, plus ou moins un mètre soixante, environ soixante kilos. Pensestu que le tueur veuille se venger de sa mère ?
Rouaix avait posé cette question d’un ton léger, mais Graham savait déceler l’inquiétude derrière l’ironie. Il faisait allusion au fait que plusieurs tueurs en série avaient trucidé des femmes qui évoquaient étrangement leurs mères.
— Il a guetté Josiane, l’a persuadée de le laisser monter dans sa fourgonnette, l’a tuée dans ce véhicule, l’a dépecée sur place, puis l’a ramenée jusqu’à la marina. Il y a déposé le corps, a repris la camionnette de Josiane Girard qu’il a garée sans s’énerver chez des inconnus, puis il est rentré calmement chez lui. Notre homme n’en est pas à son deuxième meurtre.
Rouaix avait approuvé, demandé à relire les rapports d’Interpol et du FBI sur des cas similaires. Il avait ajouté qu’il ne comprenait toujours pas pourquoi l’assassin n’avait pas utilisé sa voiture pour kidnapper Josiane.
— Il devait avoir une bonne raison. On le saura !
Alors qu’ils quittaient le club sportif, le cellulaire de Rouaix avait retenti : un collègue les informait qu’une femme avait vu un taxi s’arrêter près de la maison des Dufour, ses voisins, vers une heure du matin. Elle se souvenait du numéro de la compagnie, car elle venait justement d’appeler pour avoir une voiture.
Elle avait cru que le taxi qui s’arrêtait devant chez elle lui était destiné, quand elle avait vu un homme ouvrir la portière et dis48
paraître à l’intérieur. Une seconde voiture, la sienne, était arrivée deux minutes plus tard.
— Elle devrait être décorée de l’ordre du mérite ! avait dit Rouaix, ragaillardi. Je vais aller la voir.
— Moi, je retourne au bureau, avait répondu Graham, perdue dans ses pensées.
Le tueur pouvait être un chauffeur de taxi, à qui on fait spontanément confiance. Ellemême ne se posait jamais de questions quand elle hélait une voiture. Mais non, Josiane avait la sienne. Et si elle avait demandé un renseignement à un chauffeur ? Il avait pu monter à bord de sa voiture, une minute seulement, pour lui expliquer la route à suivre ? Ou sa voiture avait eu un ennui mécanique et le chauffeur s’était offert à chercher une solution ? Ou…
* * *
Quand le tueur avait monté la côte de l’Église, il avait repensé à ses treize ans. Pour son anniversaire, il avait décidé d’escalader un mur du couvent NotreDamedeBellevue : les pensionnaires seraient affolées. Il avait voulu parier, mais personne ne s’y risquait plus à l’école. On savait qu’il était assez téméraire pour faire ce qu’il annonçait.N’estce pas lui qui avait grimpé sur le toit de l’église ? Aucun autre garçon n’avait son courage. L’année suivante, quand ses parents avaient divorcé, il avait emprunté la voiture d’un professeur et l’avait conduite jusque dans le fleuve. Pierre et Louis avaient été témoins de la chute dans le SaintLaurent glacé. Ils étaient aussi blêmes que lui quand il était ressorti de l’eau. Il avait ri en voyant leurs têtes. Des poules mouillées. Il
était entouré de poules mouillées. À commencer par sa bellemère ; la nouvelle compagne de son père le craignait, il le sentait bien. Il se demandait seulement si c’était parce qu’elle devinait quelle force coulait en lui ou si elle savait qu’il avait éventré son dalmatien durant les vacances de l’Action de 49
grâces. C’était très joli le rouge sur le pelage noir et blanc. Un dalmatien trois couleurs, s’il vous plaît !
Pour emporter ?
Non, pour manger sur place.
Pour goûter plutôt. Juste un peu. Ça manquait d’épices. Il aimait les mets relevés. Cela dit, aucun piment, aucun poivre n’aurait pu lui échauffer les sens autant que le bruit de la lame qui s’enfonçait dans les flancs du chien. En plus, il ne l’entendrait plus japper quand il irait voir son père. Une fin de semaine sur trois. Puis une sur quatre.
Son père l’avait mis pensionnaire. Pour son bien. Au début, il avait espéré être renvoyé, mais finalement il impressionnait ses camarades à un point tel qu’il avait préféré rester au collège.
C’était quand même plus excitant de concocter ses coups en douce. Il avait ainsi monté un commerce d’alcool et gagné pas mal de fric avant d’être dénoncé par un élève qui n’avait pu payer sa bière et qu’il avait malmené pour récupérer son dû.
Les directeurs lui avaient dit qu’il était chanceux de ne pas être placé dans un centre de redressement. Ils avaient raison ; on l’aurait arrêté si on avait connu le coup des portraits. Il en était encore fier ! Par trois fois, il avait proposé à des filles de faire leur portrait. Elles avaient accepté. Il les avait emmenées sur les Plaines pour travailler en toute tranquillité… Puis il les avait agressées. Il n’avait conclu l’acte sexuel qu’avec une qui avait eu bien trop peur pour songer ensuite à parler.
Puis son père l’avait accompagné à l’aéroport et il s’était retrouvé à Miami pour fêter ses quinze ans. Sa mère l’avait accueilli froidement, répétant qu’il aurait dû aller chez son mari et sa bellemère qui vivaient à Sherbrooke, c’était plus logique, non ? Enfin, elle ne supporterait pas qu’il lui fasse des ennuis.
Il avait eu le privilège d’étudier dans des collèges huppés, mais il n’avait pas su en profiter même s’il était doué pour les sciences et le dessin. Tant pis pour lui. Il travaillerait. Elle lui avait trouvé un boulot au club sportif où elle s’entraînait entre deux tours de garde au Memorial Hospital. Il s’était rapidement dis50
puté avec le directeur qui voulait lui imposer un uniforme, mais il avait trouvé du travail dans un autre club, à Fort Lauderdale, où on savait l’apprécier. On lui avait vite confié des tâches plus compliquées que l’entretien ménager. Le jour de ses dixhuit ans, son patron lui avait offert de suivre un stage en informatique.
Avaitil déjà deviné que cette formation lui permettrait de choisir ses victimes ? Non, il ne s’en était aperçu qu’après avoir repéré Joan. Elle avait des jambes parfaites. Hélas, il manquait d’expérience ; après lui avoir coupé le pied, il avait dû admettre qu’il avait fait un boulot de cochon. Les chairs étaient déchiquetées, les muscles broyés et il avait cassé le métatarse en l’immobilisant pour scier la cheville. Il ne pensait pas que l’os serait si dur à scier. Pourtant, il avait déjà empaillé un loup et il s’en était bien tiré.
Mais il n’était pas aussi excité.
Quant à sa mère, c’était différent. Il n’avait pu la tuer, un chauffard l’avait déjà décapitée. Il avait dû attendre quelques jours avant que la morgue lui remette le corps et la tête de sa mère. Il avait refusé l’incinération même si c’était le désir de la défunte. Elle aurait compris qu’il ne pouvait la voir réduite en cendres. Il était retourné au cimetière le soir de l’inhumation. Il aimait l’atmosphère de calme qui régnait en ces lieux, la propreté, les tombes bien alignées. La terre fraîchement remuée était encore molle et il avait déterré Francine avec plus de facilité qu’il ne l’aurait cru. C’est tout juste s’il transpirait. Son cœur battait quand il avait ouvert le cercueil ; il avait eu si peur qu’on ne lui rende pas sa mère. La belle tête de Francine. Il l’avait mise dans la glacière et, trois jours plus tard, il avait pu commencer à l’empailler. Il avait travaillé des heures et des heures tant c’était difficile. Il manquait d’expérience. Enfin, il était content d’avoir un souvenir de sa mère.
Joan faisait de l’autostop. À Miami ! Alors que les viols et les meurtres sont quotidiens. Elle était assez vieille pour savoir qu’elle prenait un risque. C’était de la provocation. Elle s’était 51
mise à crier après avoir constaté que la portière droite était verrouillée. Elle l’avait supplié, avait tenté de le mordre, avait réussi à le griffer, mais il avait sorti son revolver et l’avait matraquée. Il l’avait ensuite emmenée dans un parc peu fréquenté, l’avait déshabillée et violée. Joan s’était alors réveillée et avait recommencé à hurler. Il l’avait poignardée à plusieurs reprises — là encore, il avait été étonné de constater qu’elle ne mourait pas aux premiers coups. Ses soubresauts avaient accéléré sa jouissance.
Il s’était détaché d’elle pour prendre ses outils. Il avait failli garder le pied, en souvenir, mais il n’était vraiment pas utilisable.
Il avait enseveli la fille. Il était encore excité en rentrant chez lui.
Il avait repensé à cette scène des dizaines, des centaines de fois, se répétant qu’il ferait mieux la prochaine fois. D’abord, il aurait des outils de qualité supérieure. Comment peuton faire du bon travail quand on n’est pas bien équipé ?
Neuf mois plus tard, il avait remarqué la jambe gauche d’une grande blonde. Il l’avait violée sans qu’elle bouge, sans qu’elle proteste, comme si elle était paralysée. Il avait beaucoup ri quand il avait lu par la suite qu’on la surnommait Lucy à cause de la tornade ; elle avait été une si faible proie. C’était la dernière fois qu’il avait éjaculé sans protection. Il ne pouvait plus rigoler avec l’ADN. Et puis, il y avait le sida. Il n’avait aucun mal à dérouler le condom sur son sexe ; il était si excité par les plaintes de ses victimes. Il était si puissant ! Lucy n’avait eu qu’un couinement quand il lui avait tranché la gorge. Comme Diane Péloquin, la précédente, qui avait été si contente de rencontrer quelqu’un qui parlait français dans un garage du Maine.
Muriel Danais, elle, s’était défendue avec la rage du désespoir.
Josiane Girard aussi.
Quelles chances avaientelles face à lui ? Il était si fort. Et si discret. Au travail, il ne montrait pas ses biceps en portant des teeshirts. Non, il respectait sa clientèle et était toujours bien vêtu, d’une chemise blanche ou d’un chandail immaculé. Il y 52
avait un tel laisseraller maintenant ! Il était consterné en lisant les journaux ; des amateurs avaient tué un chauffeur de taxi pour le voler et s’étaient fait pincer le lendemain du meurtre, car ils avaient laissé un million d’empreintes dans la voiture.
Ce n’était pas à lui qu’arriverait une telle chose. Il était trop
malin pour ça. Sa mère lui avait toujours répété qu’il était empoté, manchot comme son père ; il lui prouvait aujourd’hui le contraire. Il était remarquablement organisé. Il imaginait la scène du meurtre si précisément avant de passer à l’action ! Le lieu, ses propres gestes, ceux de sa proie, ses cris, tout se déroulait dans son esprit comme un film. Un film qu’il se repassait inlassablement. Quand la tension était trop grande, il pouvait tuer sans s’inquiéter ; tout était prévu pour favoriser la bonne marche des opérations. Les policiers avaient beau prétendre que l’enquête progressait, il savait qu’il n’en était rien. On avait retrouvé le corps de Josiane Girard une semaine plus tôt, mais aucun agent ne l’avait interrogé. Bien mieux : il continuait à prendre son petit déjeuner au restaurant de quartier où plusieurs flics buvaient leur café. S’il ne s’attendait pas à ce qu’ils révèlent des détails de l’enquête devant lui, il pouvait cependant vérifier leur ignorance, leur impuissance. Il s’autorisait même à les saluer.
On ne remonterait jamais jusqu’à lui. Il pouvait continuer son œuvre.
Il devrait s’arrêter à la quincaillerie pour racheter du borax et de la poudre d’amiante.
À sa grande surprise, il avait déjà trouvé sa prochaine victime. Mais c’est la suivante qui lui donnerait plus de fil à retordre. Quoique, de nos jours, les enfants de douze ans courent les rues.
* * *
Frédéric était descendu le dernier de l’autobus. Il n’était pas pressé et il avait les jambes engourdies. C’était bien normal après deux heures quarantesept minutes d’immobilité. Il avait 53aussi une roche dans l’estomac, mais ça devait être à cause des trois bananes qu’il avait mangées à la gare d’autobus de Montréal. Il avait eu peur, à la dernière minute, de les écraser dans son sac et de salir ses vêtements. Outre son sac de couchage, il avait apporté un jean et trois chandails, deux caleçons et deux paires de bas; il les laverait dans les toilettes de la gare quand ce serait nécessaire.
Le soleil était si ardent qu’il inondait la salle d’attente. Les voyageurs semblaient surpris de voir toute cette lumière qui accentuait la blancheur des murs. Frédéric comptait ranger son sac à dos dans un des casiers, mais la location revenait à deux dollars par jour. Juste pour poser un petit sac !
Il le traînerait avec lui. Il sortit du côté de la rue SaintAndré et demanda à un gars vêtu d’une veste de cuir comment rejoindre le Quartier latin.
Grégoire, qui venait d’apercevoir la voiture d’un de ses clients, répondit à Frédéric en songeant que le garçon n’avait pas plus de douze ans et qu’il semblait un peu perdu. Il n’avait pas été maltraité et ses yeux étaient plutôt gais, malgré une certaine appréhension. Le prostitué eut envie de lui dire d’être prudent, mais son client klaxonna, nerveux, redoutant d’être vu en compagnie d’un adolescent, et Grégoire sourit à Frédéric en lui indiquant brièvement la route à suivre.
Il n’avait qu’à monter la côte de la Canoterie, puis la rue SainteFamille, il arriverait au Petit Séminaire de Québec. Il verrait la rue Buade ; la terrasse Dufferin était juste derrière, un peu plus haut. Il ne pouvait pas la manquer.
Frédéric reconnut les tourelles du château Frontenac avec soulagement. Il fut frappé par la couleur du SaintLaurent, un bleu si pur que les oiseaux le confondaient avec le ciel, un bleu pareil à celui qu’on voyait dans ce clip conçu comme une carte postale, un bleu superbe qui lui rappelait les yeux d’Anouk. Il éloigna sa sœur de ses pensées et se dirigea vers le kiosque qui abritait l’entrée du funiculaire ; peutêtre quelqu’un pourraitil le renseigner sur les auberges de jeunesse.
54
Le préposé au funiculaire regarda Frédéric et lui dit qu’il était bien jeune pour voyager seul.
— Je suis avec mon frère, mais il est avec sa blonde sur la terrasse. Il m’a envoyé m’informer.
Le préposé parut rassuré. Il n’en était pas certain, mais il croyait qu’il y avait une auberge rue Couillard, à côté d’un restaurant où le café était trop fort à son goût. Frédéric le remercia poliment sans oser demander où était la rue Couillard. Il demeura près d’une heure sur la terrasse. Il la quitta désenchanté ; il y avait bien moins de touristes qu’il ne l’avait espéré. Se serviraitil de son appareil photo ?
On pourrait peutêtre lui en dire davantage à l’auberge. Il se souvint subitement d’une petite rue, derrière la côte de la Fabrique, qu’il avait remarquée plus tôt. En descendant vers l’auberge, il songea qu’il parlerait de nouveau de son grand frère ; on serait moins soupçonneux à son égard. Il conta donc que Philippe devait le rejoindre dans la soirée, qu’il avait dixhuit ans, mais il voulait être tranquille avec sa copine tout l’aprèsmidi.
Il avait demandé à son cadet de l’attendre à l’auberge. Frédéric proposa de payer tout de suite son lit pour rassurer l’employé qui hésitait à accueillir un mineur. Toutefois, si son frère revenait bientôt…
Frédéric promit tout ce qu’on voulait. Il s’allongea sur son lit pour réfléchir. Les choses ne se passaient pas exactement comme il l’avait imaginé. Son jeune âge était vraiment un obstacle. Et quand on constaterait que son grand frère n’existait pas, on lui poserait sûrement beaucoup de questions. Il dirait que Philippe était allé chez sa blonde Josée, pour avoir plus d’intimité. Mais le stratagème ne fonctionnerait pas durant des jours et des jours. Et il n’avait pas les moyens de rester à l’auberge plus d’une semaine. Il se demanda ce que Sébas et Dan faisaient à cette heure. Trois heures quarantecinq. Ils jouaient peutêtre dans les arcades.
Frédéric releva le col de son Chevignon. Sa mère le lui avait
offert pour Noël. Il avait été surpris qu’elle ait compris ce qu’il 55
désirait ; il était certain qu’elle aurait oublié. Il était toujours honteux en repensant au manque de confiance qu’il témoignait à Denyse. Pourtant, il l’aimait. C’est juste qu’il aurait préféré qu’elle soit comme les mères de ses amis. Le temps s’était rafraîchi et le soleil déclinait rapidement derrière les immeubles de la rue SaintJean. Les jeunes qui discutaient près de la porte serraient les pans de leur veste de cuir contre leur poitrine. Les néons du Capitole étaient allumés et le serein nimbait les lampadaires du carré d’Youville d’une brume opalescente. Le ciel mauve virerait à l’indigo avant une demiheure ; il ferait nuit quand Frédéric sortirait des arcades. Il y pensa, mais il avait trop besoin de se distraire pour se préoccuper maintenant de la soirée.
Il fit le tour des jeux avant de se décider ; il cherchait une machine dont il connaissait bien les faiblesses. Il ne devait pas perdre d’argent. Il jouait depuis vingt minutes et n’avait raté qu’une partie quand un homme l’approcha et lui proposa un pari : s’il gagnait cinq parties de suite, il lui paierait son souper, sinon, eh bien, tant pis…
Frédéric fronça les sourcils :
— Si je perds, je n’ai rien, c’est tout ? C’est ça ?
— C’est ça.
— Pourquoi m’inviteriezvous à manger ? On ne se connaît même pas.
Il n’était pas si idiot ! Un étranger l’abordait pour lui offrir à bouffer, comme ça, par gentillesse, et il le croirait ? Il avait tout de même entendu parler de prostitution !
— Je n’ai pas faim.
— Plus tard, peutêtre. Il faut que tu gagnes tes cinq parties.
Pourquoi parlaitil de parties s’il avait envie de l’entraîner dans un coin sombre ? Frédéric ne s’était jamais prostitué, mais il devinait que les clients devaient être plutôt pressés de partir avec leur choix.
— Cinq parties ?
— Oui. Je vais t’expliquer. Je cherche un crack de ces jeux.
Un as.
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— Un as ?
— Tu m’as l’air plutôt doué. Tu pourrais m’aider.
L’homme expliqua à Frédéric qu’il venait d’inventer un nouveau jeu, mais il cherchait à l’améliorer et à le tester avec des adolescents. Bien sûr, il fallait que ceuxci maîtrisent bien les machines à boules.
— Je t’ai observé depuis que tu es entré ici ; tu n’as perdu qu’une partie. Tu es vraiment bon.
Frédéric se détendait, l’homme le devinait, s’en réjouissait.
Le coup des jeux marchait chaque fois. Il amènerait le blondinet chez lui, le nourrirait, lui montrerait sa machine — car elle existait réellement —, Frédéric la testerait, ils parleraient longuement, il lui offrirait de rester à dormir chez lui. Plus tard, dans la nuit, il lui expliquerait qu’il y avait des jeux plus excitants que ceux des arcades. Il savait très bien que le garçon n’était pas vénal.
— J’habite près d’ici, mais on peut manger avant, où tu veux, aussi vite que tu auras gagné tes parties.
Frédéric n’hésita plus. Il actionna une manette, puis une autre, se concentrant sur le mouvement des boules. Il sentait les vibrations de l’appareil contre son ventre. Il regardait les chiffres grimper dans le coin gauche; il allait gagner. Il était si pris par le jeu qu’il ne vit pas Grégoire s’approcher d’eux. C’est juste quand il
entendit l’homme protester que Frédéric s’avisa de sa présence. Il
ne le reconnut pas tout de suite, mais lui sourit poliment. Grégoire lui fit signe de s’écarter de la machine. L’homme s’interposa:
— Va jouer ailleurs.
— Non, c’est toi qui vas t’en aller. Tu sais bien que si tu restes trop longtemps avec moi, la police va venir nous écœurer. T’aimeraistu ça ?
— Mêletoi de tes affaires, crisse, je ne fais rien de mal.
— Ben non, je suppose que tu lui proposais de voir ton nouveau jeu vidéo. Mais tu y disais pas que c’était une drôle de machine, avec un gros canon. Un gros canon que tu lui fourrerais dans la gueule ou dans le cul ? Vat’en !
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Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD
— Si les bœufs viennent, tu ne seras pas mieux que moi.
— C’est vrai. On va tous s’en aller.
Grégoire ramassa le sac à dos de Frédéric et se dirigea vers la sortie. Frédéric courut derrière lui.
— Eh ! c’est mon sac !
— Je le sais. Mais il est pas pesant.
— Il est presque vide.
— Comme ta tête ! Tu serais parti avec le gros porc si j’avais pas été là.
Frédéric haussa les épaules :
— Je ne sais pas.
— Moi, oui. Je l’ai suivi, il y a trois ans.
Ils marchèrent en silence durant quelques minutes, puis Grégoire tendit son sac à Frédéric en lui recommandant d’un ton sec d’être plus prudent à l’avenir.
— T’es fâché ?
— Non.
— Où tu vas ?
— Travailler. Salut.
Grégoire fit un geste de la main et tourna le dos à l’adolescent. Frédéric hésita quelques secondes, puis rattrapa Grégoire.
— Saistu où je pourrais dormir demain ?
— Demain ?
— Je vais à l’auberge de jeunesse ce soir. J’ai inventé une histoire. Mais je ne veux pas être obligé de retourner chez mon père.
— Pis ta mère ?
— Non plus.
Grégoire examina Frédéric, soupira, grogna qu’il n’était pas mère Teresa, que personne ne s’était occupé de lui quand il avait quitté le domicile familial. Frédéric s’immobilisa, tendit la main à Grégoire :
— Ce n’est pas grave, je vais me débrouiller. Merci pour le bonhomme, tantôt.
— Câlice ! C’est quoi, ton nom ?
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— Fred.
Grégoire répéta « Fred » deux fois, puis il se présenta. Ils marchèrent durant dix autres minutes avant que l’adolescent rompe le silence, mais Grégoire, déjà, appréciait ce garçon qui savait cheminer sans bavasser continuellement. Grégoire aimait beaucoup partager le silence. C’était peutêtre pour cette raison qu’il avait adopté Graham.
Parleraitil de Fred à Biscuit ?
— On va se retrouver demain, Grégoire ?
— Oui. Attendsmoi sur la terrasse Dufferin à midi.
— J’y serai, n’aie pas peur.
— J’ai jamais peur, mentit le prostitué.
— Moi non plus.
— Continue tout droit sur SaintJean pour te rendre à l’auberge.
— Je sais où je suis ! affirma Frédéric.
— Mais tu sais pas encore qui tu es.
Grégoire tourna si vite au coin de la côte SainteGeneviève que Frédéric ne put lui demander d’explication. Il savait qui il était, voyons ! Ce n’était pas parce qu’il avait donné un faux nom à l’auberge qu’il en avait oublié le véritable. Grégoire était un peu bizarre. Il parlait d’un ton tranchant, mais ses gestes étaient doux et souples. Il regretta qu’il se prostitue ; il devrait lui préciser le lendemain qu’il n’avait pas l’intention de l’imiter.
* * *
Claude Brunet tremblait tellement qu’il manqua renverser son café. La compagnie de taxis avait demandé à tous ceux qui travaillaient le soir du meurtre de se présenter au poste de police.Il n’irait pas. Il partirait quelques jours à Montréal. Deux semaines, s’il le fallait. Il ne parlerait pas aux enquêteurs.
Ils devaient avoir déjà sa fiche. Et savoir qu’il en avait pris pour onze ans. Vol à main armée. Mais ce n’était pas lui qui 59
avait tué la fille Girard. On ne le croirait pas. Et si on apprenait ce qui se passait avec Juliette ? Il retournerait au pen. Oh non, jamais ! Plus jamais.
Il faisait frais, mais Claude Brunet transpirait. Il reconnaissait l’odeur âcre de la peur. Il avait sué cette acidité durant des années. Chaque fois qu’un autre détenu s’approchait de lui. Le jour et la nuit, à la cafétéria, à l’atelier, dans la cour, chez le directeur, aux douches bien sûr, à l’infirmerie, partout. Tout le temps. Quand il était sorti de prison, il avait eu envie de travailler dans une poissonnerie afin qu’une odeur plus forte chasse celle de la peur. Puis il avait trouvé cet emploi de chauffeur. Il fumait dans sa voiture. Ses vêtements sentaient le tabac, ses cheveux, sa peau, et c’était très bien ainsi. Juliette fumait aussi, ça ne la gênait pas.
De toute manière, il ne se souvenait pas de tous les clients qu’il avait fait monter ce soirlà. Il voyait tant de monde dans une nuit ! Et s’il regardait les femmes avec un peu plus d’attention, il ne remarquait pas les hommes, sauf s’ils étaient très excentriques. Même s’il le voulait, il ne serait d’aucun secours aux policiers.
En verrouillant les portières de sa voiture, Claude Brunet constata qu’un client avait laissé Le journal de Québec sur la banquette. Il le prit, même s’il l’avait lu, et observa de nouveau les photos relatives au meurtre. Le corps était recouvert d’un drap, mais le regard des policiers sur la photo de la page de gauche en disait long sur l’horreur de la découverte.
Il relut le dernier paragraphe ; le journaliste prédisait que le criminel recommencerait.
Comment pouvaitil le savoir ? Connaissaitil tant de meurtriers ? Lui en avait côtoyé en taule, et il pensait que les neuf dixièmes de ces assassins ne récidiveraient pas. Pourquoi le tueur frapperaitil encore ?
Il ne pouvait pas l’en empêcher, de toute façon. À quoi bon se ronger les sangs ? Il jeta le journal dans une poubelle avant de chercher la clé de son appartement. Il verrait Juliette, puis 60
quitterait Québec. Juliette lui en voudrait, mais il ne l’emmènerait pas avec lui. C’était beaucoup trop dangereux. La voir le mettait en péril. Il attendrait des lustres avant de voyager avec elle. Et pourtant, il ne pouvait se passer d’elle. De sa bouche cerise, de son petit nez, de ses seins ronds et de ses yeux légèrement bridés. Elle avait ri quand il lui avait offert un kimono en satin bleu, mais elle le portait chaque fois qu’ils se rencontraient. Elle le glissait dans son grand sacpanda et le sortait au cours de la soirée. Le satin s’étirait hors de la tête noir et blanc de l’animal en peluche et ce mélange d’enfance et de promesses de plaisir troublait profondément Claude. Il regrettait parfois de lui avoir acheté le vêtement. Mais pas très longtemps. Ses scrupules étaient balayés dès que le kimono bâillait sur les seins fermes, s’ouvrait sur les jambes fuselées. Juliette.
Elle l’avait appelé Roméo, une fois. Il avait adoré ça, mais il ne le lui avait pas dit. Ce qu’elle aimait en lui, c’était son dur passé de prisonnier, ses tatouages gravés en cellule. Elle flattait le diable rouge et noir chaque fois qu’il la prenait. Pour son anniversaire, il se ferait tatouer « Juliette » sur l’avantbras gauche, elle serait épatée !
Elle avait dit qu’elle réussirait à lui téléphoner vers dixneuf heures. Il était dixhuit heures trente. Il avait tout juste le temps de manger un sandwich et de préparer sa valise. Il la cacherait jusqu’à la fin de la soirée. Il n’allait pas gâcher les deux heures qu’ils pouvaient passer ensemble.
Deux heures ! C’était vraiment très peu. Au début, il pensait que ça lui conviendrait, qu’il aurait l’impression de conserver
sa liberté. Maintenant, ça l’ennuyait. Il aurait voulu la voir plus longtemps, plus souvent.
Mais c’était impossible.
Chapitre 4
Graham plia hâtivement son kimono de judo ; elle ne voulait pas être en retard au bureau. Elle n’avait pas prévu qu’elle s’entraînerait si longtemps, mais elle était tellement furieuse qu’une vraie détente était nécessaire. La veille, une retraitée avait porté plainte pour vol. Et de six ! Comme si on n’avait pas assez du tueur.
Maudite solitude. Les vieilles dames n’auraient jamais fait confiance au pseudopeintre si elles ne s’ennuyaient pas tant. Il était grand, plutôt bel homme, très poli. Et pas du tout négligé comme certains artistes. Il portait des mocassins de daim, des vestons bien coupés, des chemises empesées, un foulard de soie ou une cravate. Il abordait ses victimes dans la rue. Elles avaient peur, au début, mais il procédait toujours en plein jour, dans des endroits publics. Il prétendait qu’elles ressemblaient à une amie, trop tôt disparue. Il était peintre et s’il osait…
« Oser ? » avaientelles toutes dit. « J’aimerais faire votre portrait, je retrouverais un peu ma chère Arlette. » Elles étaient touchées, les retraitées. Il leur proposait un café, il esquissait leurs traits sur la nappe en papier. Elles lui trouvaient du talent. Certaines précisaient quand même qu’elles ne voulaient pas payer pour le portrait. Il se vexait ! C’était lui qui devrait les payer si elles acceptaient ; il les dérangeait, abusait de leur temps. Elles protestaient à leur tour ; elles n’avaient pas grandchose à faire.
Il finissait par aller chez elles où il installait son chevalet et ses couleurs. Il commençait son travail. Il insistait pour inviter l’élue dans un excellent restaurant. Elles se confiaient après quelques têteàtête. Il les flattait, les faisait rire, les plaignait.
Et les conseillait en matière de finances, car il avait un cousin qui lui avait permis de gagner beaucoup d’argent en investissant dans l’immobilier. Un concept nouveau, inspiré d’un 62
modèle européen, norvégien même : des villas pour des gens de l’âge d’or. Mais attention ! des personnes autonomes. En forme. Handicapés, séniles, grabataires s’abstenir. On voulait jouer au tennis et au golf, danser, sortir. Une sorte de club privé qui ferait aussi pension. Antoine jurait qu’il retirait déjà des intérêts du premier immeuble. Il montrait des plans des prochaines villas, des dessins d’architecte. Il glissait adroitement qu’elles pourraient retrouver leur mise de fonds si jamais elles décidaient, plus tard, bien plus tard, de ne pas s’installer dans une des villas.
Elles lui confiaient leurs économies. Antoine disparaissait avec.
Qui étaitil ? Graham avait distribué un portraitrobot à tous les restaurateurs et marchands de matériel d’artiste ; sans succès. Pierre Beauchemin s’était pourtant appliqué en dessinant le fraudeur. Il avait écouté attentivement les directives de ses victimes, mais le suspect était somme toute assez banal.
C’étaient les souvenirs d’un verre au Concorde, d’un brunch au château Frontenac, d’un souper chez Laurie Raphaël qui embellissaient le voleur. Graham, elle, le trouvait quelconque. Il avait des yeux, un nez, une bouche tout à fait ordinaires ; aucun signe distinctif. Les commerçants voulaient collaborer avec la police, mais ils n’étaient pas détectives. De plus, l’homme était assez jeune pour être le fils des femmes trompées ; comment différencier un garçon aimant d’un fraudeur séduisant ?
Graham avait épluché tous les fichiers concernant les escrocs. Consulté les répertoires d’étudiants en arts et en architecture. Rencontré les professeurs de peinture des cégeps et de l’université. Aucun ne correspondait au suspect. Tiens, elle devait avoir rencontré le Prof de Grégoire sans le savoir.
Comment arrêteraitelle le fraudeur ? Elle se doucha en se demandant si elle serait aussi vulnérable quand elle aurait soixantecinq ans. Non, elle serait habituée depuis longtemps à la solitude. Elle recommençait déjà à s’y faire. Elle avait très bien vécu seule, avant Yves. Elle n’aurait pas dû lui téléphoner 63
pour son anniversaire. Les souvenirs avaient afflué, brisé sa résistance. La débâcle, la mémoire qui s’impose comme l’eau qui gronde, rugit et rompt les glaces. Elle voulait juste être gentille, lui offrir ses vœux. Il était étonné, mais l’avait remerciée, s’était informé de son travail, de Rouaix, de ses parents. Elle avait répondu tout en essayant d’imaginer comment il était habillé ; portaitil toujours le chandail turquoise qu’elle lui avait donné pour leur premier Noël ? Avaitil encore cette chemise en rayonne champagne qui lui allait si bien ? Avaitil grossi, minci, vieilli ? Elle espéra qu’il avait plus de cheveux blancs. Mesquine, va. Il devait l’avoir vue dans le journal, au début de la semaine, et avoir trouvé qu’elle avait engraissé. Sûrement.
En sortant du gymnase, Graham avait acheté un yaourt et une pomme verte dans un distributeur en s’en félicitant intérieurement, car elle avait louché vers les chips au ketchup. Elle avait éternué en regardant le soleil et pensé qu’il y aurait beaucoup de monde sur les Plaines durant la fin de semaine s’il continuait à faire beau. On annonçait un record de chaleur. Elle y croyait ; elle avait vu des hirondelles en se levant et des roselins en prenant son petit déjeuner. Ils s’affairaient tant à ramasser des brindilles, des bouts de fil, des poils, des plumes pour les nids qu’elle les envia de savoir exactement ce qu’ils devaient faire.
Ils fondaient en vrille, en piqué sur le matériau convoité ; aucune hésitation, jamais. Graham apprenait beaucoup en observant les oiseaux.
Oui, il ferait beau. Les gens seraient heureux, ivres de printemps, soulagés de voir disparaître les dernières plaques de neige, aussi excités que leurs enfants à l’idée de huiler les patins à roulettes ou de préparer un piquenique. Les gens seraient si contents qu’ils oublieraient peutêtre le tueur.
Mais celuici ne les oublierait pas, Graham en était intimement persuadée. Elle avait relu entièrement l’importante documentation concernant les tueurs en série et ne s’illusionnait pas ; il recommencerait. À Québec. Elle n’allait pas confier à Rouaix qu’elle pensait même que l’assassin voudrait la défier. Parce 64
qu’elle était une femme. Son coéquipier la trouvait déjà paranoïaque. Il avait peutêtre raison. Elle l’espérait. Le rapport d’autopsie l’avait écœurée ; nombreux coups avant la mort, trois piqûres et amputations faites par un professionnel. Même s’il n’y avait pas de sperme, Gagnon penchait pour le viol, vu les graves contusions vaginales.
On avait consulté tous les dossiers des meurtriers de la région et de la province, mais aucun des types fichés n’avait montré de goût pour ce genre de mutilations. Restaient les médecins, et les bouchers, plus aptes que la plupart des gens à faire de parfaites incisions. Et plus équipés ; il faut de bons outils pour réussir à couper un membre sans le déchiqueter, Alain Gagnon le lui avait répété.
On avait aussi pensé aux embaumeurs, même si ceuxci ne se déplaçaient pas sur de longues distances pour faire leur travail.
Les bouchers avaient parfois des livraisons ou des achats importants dans une autre ville, comme les médecins avaient des congrès, mais les embaumeurs…
On les interrogerait quand même. Très discrètement. Comme les autres. Et on n’aurait pas rencontré la moitié des médecins que le tueur aurait frappé de nouveau. Graham était prête à parier cent dollars.
Il fallait aussi penser que le criminel pouvait s’être déguisé en prêtre ou en policier pour vaincre la méfiance de sa victime.
Graham se souvenait de ce violeur qui sonnait à la porte de ses proies en se faisant passer pour un fleuriste. Estce qu’on se méfie d’un livreur de roses ? d’un curé ? d’un représentant de l’ordre ? ou même d’un préposé d’HydroQuébec ? Non, on ouvre très facilement sa porte.
Plus tard, entre la cinquième et la sixième marche de l’escalier qui menait à son bureau, Graham croisa les doigts, souhaitant que la piste du taxi ait apporté des résultats. Rouaix s’approcha d’elle alors qu’elle déposait la Granny Smith sur son bureau.
— Tiens, on a sept chauffeurs qui sont venus témoigner. Ils ne se souviennent pas trop de leurs clients, mais à cette heure, 65
il y en a seulement un qui a pris une femme en charge dans cette rue.
— D’autres chauffeurs vont encore venir. Quelqu’un a conduit ce meurtrier.
— Ben, justement, il y a un gars qui n’est pas venu. Un nommé Brunet.
— Pourquoi ?
Le patron de Brunet, expliqua Rouaix, avait dit que son employé, dont il était satisfait, était pourtant un repris de justice.
« Je ne suis pas un stool, mais j’ai une femme et une fille et je ne voudrais pas qu’il leur arrive pareil qu’à Josiane Girard », avaitil ajouté.
— Alors ?
— Claude Brunet a quitté son appartement hier. Avec une valise.
— Une valise ?
— On a donné son signalement un peu partout : aéroports, douanes. On attend. On a son profil. Vol à main armée. Son troisième et dernier.
— Il n’a jamais tué ? violé ?
— Pas qu’on sache. Il ne ressemble pas à un tueur en série.
— Non, soupira Graham, pas du tout. Je me demande ce qu’il fuit. Pensestu qu’il connaissait le tueur ?
— Peutêtre. Peutêtre qu’il l’a côtoyé en prison et qu’il a peur de lui, qu’il sait de quoi il est capable. Il est peutêtre complice. Ou forcé de l’être. J’ai fait sortir la liste des gars qui ont été en dedans en même temps que Brunet. En voilà une copie.
Je l’ai lue sans rien trouver.
Graham prit la liste tandis que Rouaix attrapait son veston. Il
le palpa, sourit :
— La semaine prochaine, je vais en mettre un en toile. Il fait tellement beau ! Je me rends à l’île d’Orléans avec Nicole ce soir. Pour voir les oies. Même si elles sont presque toutes arrivées.
— Chanceux !
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Le retour des oies blanches était un spectacle qui enchantait Graham. C’était son père qui l’avait amenée à la pointe de l’île la première fois. Il avait tendu l’index vers le ciel, désignant un énorme nuage sombre qui fonçait sur eux. Puis la rumeur qui s’amplifiait, les battements d’ailes par milliers, la rumeur qui volait audessus de leurs têtes en formation fléchée, la rumeur qui descendait pour s’égailler sur les battures. Les longs cous bruns, les becs noirs, les grandes ailes blanches frémissantes avaient charmé Graham pour la vie, même si elle savait qu’elle n’aurait jamais autant de discipline que ces oiseaux. Elle savait que chaque élément est important dans une équipe ; les oies ne pourraient traverser les mers si elles ne cédaient à tour de rôle la première position, mais elle ne pouvait travailler en harmonie avec Roger Moreau. C’était trop lui demander.
— Des nouvelles de Mme Goulet ?
— Non, Graham. Rien de plus. Notre artistepeintre a assez d’argent pour tenir un petit bout de temps. Même en logeant au Hilton.
— Les hôtels ?
— Personne n’a téléphoné. Aucun client ne correspond au signalement du fraudeur.
Rouaix sorti, Graham saisit la pomme et la mordit d’un coup de dents rageur. Rien sur le meurtrier, rien sur le fraudeur, un suspect en fuite. Elle lut le dossier de Claude Brunet et le referma avec la conviction que Rouaix avait raison ; Brunet n’était pas de la race des tueurs en série. Il fallait pourtant le retrouver. Elle pensa à tous les policiers qui le rechercheraient et revit le déploiement des oies.
L’enquêtrice remonta les manches de son pull aubergine et entreprit de rédiger un rapport sur la fraude dont avait été victime Mme Goulet. Elle n’avait pas osé décourager cette dernière, mais même si on arrêtait le bel Antoine, il aurait probablement tout dépensé son argent. Supporteraitelle en plus les frais d’un procès qui ne lui rapporterait sans doute rien ? Les victimes payaient souvent deux fois pour leur malheur. On se 67
fait arnaquer, mais les assurances ne remboursent pas tout ; on avait mal lu la petite clause en bas à gauche. On se fait violer et on doit subir un procès. On se fait voler et on poursuit un plus pauvre que soi. On perd toujours quand on est victime, Graham le savait, mais elle admettait mal que la justice ne puisse aider davantage les citoyens.
Comment, par exemple, pourraitelle secourir Josiane Girard ?
Graham remonta ses lunettes pour la trentième fois de la journée, regarda l’énorme horloge de la salle voisine. Seize heures cinquante. Deux heures de paperasserie déjà ! Elle repoussa les rapports, se leva, s’étira comme son chat, fit quelques flexions et se rassit sagement, reprit le dossier du FBI sur Lucy et Diane Péloquin et celui sur Muriel Danais. Elle les connaissait par cœur, mais espérait trouver un détail qui lui ouvrirait une piste. Des seins, des pieds, des jambes ; le tueur étaitil fétichiste ? Ou avaitil été privé de l’usage des jambes ?
Par une femme ?
Elle était idiote ! Comment un handicapé auraitil pu capturer sa proie, la tuer, la découper et aller porter le corps dans un endroit désert ? Graham devinait que bien des handicapés étaient plus autonomes et débrouillards que certains de ses collègues ou de ses voisins, mais il ne fallait rien exagérer. Elle devait avoir faim pour avoir des idées aussi saugrenues. Elle ne bougea pourtant pas de sa chaise, sachant que les chemins de traverse qu’empruntait sa pensée la conduisaient souvent à une forme de solution. Elle repensa aux handicapés, leurs membres coupés, remplacés par des prothèses.
Prothésiste ?
Pourquoi ? Quel but pousserait un prothésiste à collectionner des membres vivants ? Pour mieux les copier ? Ridicule. Elle inscrivit pourtant le mot « prothésiste » dans le rapport. Elle en parlerait à Rouaix.
Une lumière clignota sur son appareil téléphonique : des nouvelles du chauffeur de taxi ?
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C’était Grégoire.
— Salut, Biscuit.
— Salut.
— Tu travailles encore ?
— Jusqu’à minuit. Tu as l’air en forme.
Elle regrettait cette question chaque fois qu’elle la posait ; Grégoire pouvaitil être bien dans sa peau en se prostituant et en se droguant ? Il prenait moins de coke depuis quelques semaines, mais ce n’était pas suffisant pour parler de sérénité.
— C’est correct. J’ai passé la journée avec quelqu’un.
— Ton Prof ?
— Non. Mon petit cousin.
— Ton cousin ? demanda doucement Graham.
Elle était toujours prudente quand elle parlait de sa famille à Grégoire.
Celuici hésita et transigea avec sa conscience. Il détestait mentir à Graham. Heureusement qu’elle était la seule personne qui lui faisait cet effet.
— Un cousin éloigné. Il s’est engueulé avec son père. Je vais m’en occuper cette semaine.
— Tu l’aimes bien ?
— Exagère pas, ricana Grégoire, je le connais même pas.
— Mais c’est ton cousin.
— Tu connais tous tes cousins, toi ?
Graham admit qu’il avait raison.
— Ça m’arrive souvent. C’est pas parce que je vends mon cul que je suis pas intelligent. C’est pas mon cerveau qui s’use, c’est mes fesses.
— Arrête !
— O.K., Biscuit.
— Voulaistu quelque chose ?
Erreur. Elle venait de commettre une gaffe, elle le devinait d’après l’épaisseur du silence de Grégoire. Il était vexé. Il penserait qu’elle insinuait qu’il était intéressé, qu’il l’appelait dans un but précis.
69
— Non, rien. Salut.
Il raccrocha avant qu’elle ait le temps de réagir. C’était toujours la même histoire. Il était plus vite qu’elle. Et tout aussi orgueilleux.
* * *
Le tueur était allé se promener près du parc Victoria, misant sur le fait que le beau temps agirait sur les policiers comme sur les citoyens qu’ils réussissaient parfois à protéger. Ils seraient distraits, béats, cool. Ils remarqueraient davantage les jambes des filles, les décapotables, les cowboys en Harley qu’un joggeur solitaire rôdant autour de la centrale de police. Au pire, si on l’interpellait, il dirait qu’il voulait rencontrer Turcotte, qu’il avait entendu son nom au restaurant du coin, qu’il désirait lui remettre un portefeuille qu’il avait trouvé dans la rue. Au pire, mais ça n’arriverait pas. Il le sentait.Il voulait voir Graham. Même de loin, ça l’excitait.
Il avait eu très envie d’écrire au journal pour dire qu’il continuerait à tuer sans s’inquiéter, puisque c’était une femme qui menait l’enquête, puis il s’était ravisé. Il ne s’inquiétait pas, de toute manière. Satan en personne aurait pu jouer au détective qu’il aurait persévéré. Il n’allait pas s’arrêter maintenant, si près du but.
Il était étonné qu’avec la fonte des neiges on n’ait pas encore trouvé le corps de Mathilde Choquette. On avait bien découvert celui de Muriel Danais à Montréal. Il l’avait bien caché, mais les chiens adorent les restes. Il est vrai que les pauvres bêtes n’avaient pas le loisir de courir souvent sans laisse ; le règlement était de plus en plus sévère à ce sujet. Dommage, avec la chaleur, le corps se décomposerait. Cela déplairait sûrement à l’inspectrice.
Non qu’elle eût trouvé plus d’indices avec de la chair fraîche ; il n’avait rien négligé, il le savait. Il procédait avec tant de méthode. Mathilde Choquette avait été si facile à piéger, aussi 70
intelligente qu’une perdrix ! Elle n’était pas la seule à être sotte, loin de là. Combien de femmes se promenaient le soir dans des endroits déserts ? Attendaient l’autobus à minuit dans une rue trop tranquille ? Et ces raccourcis, à travers un parc de stationnement ou un terrain vague ? Une ruelle ou les bois de l’université ? Il fallait être de sacrées imbéciles pour les emprunter.
Mathilde Choquette l’avait suivi jusqu’à sa voiture sans hésiter ; il avait montré ses lunettes cassées, expliqué qu’un chien l’avait agressé et qu’il n’y voyait rien. Pouvaitelle l’aider à retrouver son auto ? Il avait des lunettes fumées dans le coffre à gants qui pourraient le dépanner. C’était une Chevrolet 1991 de couleur bleue. Au bout de la rue, croyaitil. L’idiote l’avait accompagné, lui avait même pris le bras comme s’il était aveugle.
Elle avait ouvert la portière. Il l’avait poussée. Elle s’était assommée contre la portière. Il l’avait attachée. Ensuite, il avait roulé durant une vingtaine de minutes pour atteindre l’endroit rêvé : sous les boulevardséchangeurs. Jamais personne ne traînait par là. Elle était revenue à elle, avait commencé à crier. Il lui avait montré son poignard en lui disant de se taire. Elle l’avait supplié. À genoux dans la neige. Son mascara coulait et lui faisait des yeux de raton laveur. Ça l’avait excité. Ses cheveux ressemblaient au poil de l’animal. Dorés, non, bronze. Il l’appelait Rackoon en la poignardant. Il ne l’avait pas violée. Il faisait trop froid, 27 °C. De toute manière, ce n’était pas ce qui lui plaisait le plus. La pénétration de la lame dans la chair valait bien des coïts. Ce n’est pas qu’il avait des problèmes à bander. Il n’avait jamais vraiment eu d’ennuis de ce côtélà. Jamais.
Non, c’est juste qu’il fallait manquer d’imagination pour se contenter d’une petite baise à la papa quand on peut ressentir mille fois mieux. Il s’étonnait qu’il n’y ait pas plus de meurtres.
C’est le premier pas qui compte ; les hommes n’osaient pas tuer malgré leur envie. Des cons. Tous des cons.
Comme ces policiers qui croyaient qu’ils l’arrêteraient.
On verrait ça !
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Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD
* * *
Frédéric remonta la couverture de laine sous son menton.
Comme sa mère le faisait. Non, il ne fallait pas penser à Denyse. Elle devait savoir qu’il avait fugué maintenant. Dan ou Sébas avaient sûrement tout dit. Bah, ce n’est pas ça qui permettrait qu’on le retrouve.
Qui viendrait le chercher chez un copain de Grégoire ?
C’était évidemment moins beau que chez lui, à Montréal, mais on l’hébergeait gratuitement. Grégoire avait expliqué qu’il habitait rue Ferland pour deux ou trois semaines pendant qu’un copain était en voyage. C’était un studio où il n’y avait qu’un lit, une table, deux chaises et un petit frigo. Et un vieux réchaud, l’ami détestait cuisiner. Frédéric n’avait pas osé demander s’il se
prostituait aussi; la discrétion de Grégoire l’incitait à l’imiter. Ce
dernier ne lui avait posé aucune question. Il lui avait dit qu’il pouvait rester avec lui rue Ferland. Il lui avait conseillé de traîner au Salon du livre durant la journée.
— Il y a tellement de monde qu’on te remarquera pas. Et c’est pas là que tu vas te faire achaler.
En regardant un livre sur le tennis, Frédéric avait décidé de proposer ses services dans un club sportif. S’il travaillait après quatre heures et les fins de semaine, le patron ne se douterait pas qu’il n’allait plus à l’école.
Il ne gagnerait pas autant d’argent que Grégoire, mais il ne voulait pas se prostituer.
Estce que son ami hantait les centres commerciaux depuis longtemps ? Grégoire lui avait conté que de nombreux hommes, magasinant en famille, aimaient se faire sucer entre deux courses. Ils plantaient là femme et enfants une petite heure, prétextant un achat ennuyeux dans une quincaillerie, ils repéraient le jeune qui leur plaisait et partaient avec lui. Tout se faisait très vite et c’était moins dangereux que la rue. Frédéric n’aimait pas ce genre d’histoires, mais il ne voulait pas que Grégoire s’imagine qu’il le méprisait, c’est pourquoi il l’écoutait attentive72
ment. Il aurait préféré que son nouvel ami lui raconte pour quelle raison il avait aussi fugué. Estce que sa mère consommait autant de pilules que la sienne ? Estce que sa vie était aussi plate ? L’école, les amis, les vidéos, l’école, les amis, les vidéos ? Même Dan et Sébas lui paraissaient bien fades maintenant, timorés, depuis qu’il connaissait Grégoire.
Lui, c’était un king.
La vie était bien étrange ; il avait menti en s’inventant un frère et le hasard lui en envoyait quasiment un. Il ferait tout son possible pour ne pas le déranger. Il voulait rester avec lui. Mais où ? Grégoire n’avait pas de domicile fixe. Il devait trouver rapidement une solution.
Il n’avait pas tellement goûté que Grégoire ait une amie policière. Biscuit ? C’est ça, Biscuit Graham. Il lui avait montré sa photo dans Le journal de Québec. Frédéric savait que son copain ne le dénoncerait pas à cette enquêtrice, mais s’il parlait trop sans le faire exprès ? Graham devait avoir la liste et les photos des fugueurs de toute la province dans son bureau. Elle l’identifierait et demanderait à Grégoire où il se cachait.
Il entendit un bruit de clé; Grégoire rentrait. Frédéric regarda sa montre: cinq heures. Il ferait clair dans trente minutes. Il écouta les pas de son ami, il était content qu’il revienne. Il devina qu’il allait prendre sa douche avant même que l’eau jaillisse.
Il s’endormit en souriant ; il était chanceux d’avoir rencontré Grégoire.
* * *
Graham esquissa un sourire avant de suivre Rouaix dans la salle d’interrogatoires.— On l’a arrêté par hasard, expliqua Rouaix, excès de vitesse.
Claude Brunet était assis sur le bord de sa chaise et menaçait de tomber à chaque respiration. Il était livide, tressaillait au moindre bruit, se mordait sans cesse les lèvres. Il était évidemment coupable. De quoi ?
73
Graham s’installa face à lui et l’observa durant deux minutes.
Elle entendait son cœur battre. Qu’avaitil à cacher ? Elle ne pensait pas qu’il eût tué et mutilé Josiane Girard ; l’assassin devait avoir plus de sangfroid que cet homme qui se liquéfiait devant elle. Mais il pouvait être son complice.
— Vous êtes chauffeur de taxi depuis longtemps ? ditelle enfin.
Il sursauta, ses paupières papillotèrent :
— Depuis que je suis sorti de taule, vous le savez bien.
— Aimezvous ça ?
— Être dehors ou chauffeur ? ironisa Brunet. Les deux.
J’aime les deux.
Rouaix lui offrit un café, qu’il accepta, sortit le chercher afin que Graham reste seule quelques minutes avec Brunet.
— Êtesvous marié ? demanda l’enquêtrice.
— Marié ? bredouilla Brunet. Quel rapport avec le taxi ?
— Aucun, répondit Graham en notant le trouble de Brunet, aucun. C’est juste que j’aime connaître les gens avec qui je parle.
— Allezvous me garder longtemps ici ? Je n’ai rien fait !
— C’est vrai.
Brunet la dévisagea, plissa les yeux, méfiant : on essayait de l’amadouer pour qu’il se trahisse. On lui envoyait une femme pour poser des questions, pensant qu’il serait moins vigilant ? Il avait fait onze ans ! L’avaientils oublié ? Il restait silencieux, attendant que Graham se découvre.
— Je sais que vous n’avez pas tué Josiane Girard. Vous êtes droitier et l’assassin est gaucher.
Elle semblait sincère. Elle prit une enveloppe, en tira des photos qu’elle tendit à Brunet. Il grimaça, jura en reconnaissant un cadavre mutilé. Il laissa tomber les photos à terre. Graham se pencha pour les ramasser, se releva lentement.
— Ce n’est pas joli, non ?
— Qu’estce que vous voulez que je vous dise ?
— Pourquoi vous avez quitté Québec si promptement.
74
— On n’a pas le droit d’aller se promener à Montréal, maintenant ?
— Bien sûr. Il doit faire encore plus beau qu’ici. Estce que les lilas sont en fleur ?
Claude Brunet se renfrogna ; elle se moquait de lui. Ou non ?
Elle continuait à parler, elle évoquait les funérailles de Josiane Girard ; les bourgeons des tilleuls qui bordaient l’allée centrale du cimetière commençaient à poindre. Elle adorait ce vert printemps qui était de la même couleur que les yeux de son chat.
Claude Brunet avait presque hâte de revoir Rouaix ; Graham était trop bizarre. Il s’étira le cou pour regarder dans le corridor.
— Il va revenir, dit Graham. Rouaix revient toujours. Contrairement aux meurtriers. Ce n’est pas si vrai que ça qu’ils retournent sur les lieux de leur crime. Ça serait trop facile pour nous !
Êtesvous d’accord ?
— Je… je ne sais pas.
— Mais vous avez rencontré des assassins en prison, non ?
Claude Brunet haussa les épaules.
— Seriezvous capable d’en reconnaître un ?
— Je ne sais pas.
— Estce que votre femme allait vous voir en prison ?
— Je ne suis pas marié !
— Une petite amie ?
Il évita la question et en posa une autre :
— Qu’estce que vous voulez ?
— On veut savoir si vous connaissez un assassin.
— Comment ?
— Tu travaillais la nuit du meurtre, dit Rouaix en poussant la porte. On veut juste savoir si tu as fait monter un homme vers une heure du matin, dans le bout de Maguire. Tiens, voilà ton café. J’ai mis du sucre et du lait.
— Merci.
L’arrivée de Rouaix soulageait visiblement Brunet. À moins qu’il ne fût rassuré par sa question ? Une heure du matin ; bien 75
sûr qu’il roulait. Il n’était pas avec Juliette, il n’était jamais avec elle si tard dans la nuit.
— Je ne me souviens pas trop.
— On veut des détails.
— Toute la soirée ?
Il était avec Juliette jusqu’à onze heures. Il ne le leur dirait jamais.
— Un petit effort, Brunet. Tu pourrais être soupçonné de complicité.
— Vous êtes malades ! Je n’ai rien fait.
— Mais tu es un bon suspect, expliqua Rouaix. Antécédents judiciaires, chauffeur de taxi et dehors au moment du crime.
C’est pas mal…
— Qu’estce que vous avez contre les chauffeurs de taxi ?
— On s’est dit que la victime avait fait confiance à quelqu’un pour qu’il l’embarque facilement. On ne se pose pas de questions quand on prend un taxi, non ?
Non ? Encore ! Cette manière de terminer ses phrases énervait Claude Brunet.
— Oui. Et c’est une chance pour moi, sinon je n’aurais pas de job. Mais je vais la perdre si vous me gardez ici trop longtemps.
— Tu as juste à nous dire pourquoi tu es parti si vite à Montréal, fit Rouaix. On verra s’il y a un rapport avec le meurtre.
— Il n’y en a pas, baptême ! Je vous le jure ! Je n’ai rien à voir avec le meurtre ! Je ne suis pas fou, moi !
— Non, mais pas loin.
— Vous ne pouvez pas comprendre ! Ça ne vous est jamais arrivé !
— Quoi ? De tuer quelqu’un ? De le découper ? Tu vas nous expliquer tout ça ?
— Pourquoi estce que vous pensez que c’est moi ? Vous n’avez pas de preuves !
Rouaix se pencha vers Brunet, lui expliqua qu’une femme avait relevé les numéros de sa plaque d’immatriculation. S’il 76
Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD
s’était présenté spontanément au poste de police, on aurait cru plus volontiers à son innocence, mais maintenant, il devait s’attendre à retourner en prison.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! cria Brunet. Vous n’avez pas le droit !
— Tu sais très bien qu’on a beaucoup de droits, dit Rouaix.
Bon, on a assez perdu de temps avec toi. Je l’emmène ? ditil à l’adresse de Graham.
— Oui. Avezvous un message pour votre amie ? Je ne suis pas vache, je le lui ferai, qu’elle ne s’inquiète pas.
Claude Brunet s’effondra, se couvrit le visage pour raconter qu’il sortait avec une fille de quinze ans.
— Juliette est supermature. Je pensais qu’elle avait vingt ans quand je l’ai rencontrée. On s’aime. Je ne veux pas retourner en dedans pour détournement de mineure.
Rouaix soupira profondément en regardant Graham ; ils avaient perdu tout ce temps pour une histoire de cul? Maudite job !
— Tu étais avec elle le soir du meurtre ?
— Oui, mais je ne veux pas qu’elle soit mêlée à ça. Ses parents sont sévères.
— Pauvre type ! marmonna Rouaix. Tu ne peux pas prendre des filles de ton âge ?
— On ne choisit pas, chuchota Brunet. On ne choisit jamais.
— C’est jeune, quinze ans, dit Graham.
— Je n’étais pas le premier. Et je suppose que je ne serai pas le dernier.
Résigné. Brunet était résigné.
— Tu l’as quittée à quelle heure ?
— Onze heures moins quart. Ensuite, j’ai roulé. J’étais trop tendu. Ça me stresse quand je vois Juliette.
— Pourquoi ? demanda Graham.
— Parce que.
— Tu te souviens des clients que tu as eus après onze heures ?
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Claude Brunet se frotta les tempes, le front, repoussa une mèche de cheveux.
— Je ne sais pas. Pas de tout le monde… Mais il y a eu une fille, une énervante qui n’arrêtait pas de parler de danse. Elle revenait d’une discothèque. Elle avait mal aux pieds. Elle m’a regardé comme si j’étais une merde. Alors qu’elle n’arrive pas à la cheville de Juliette.
Il se tut, puis secoua la tête, ajouta que le client précédent était bête, lui aussi.
— Ce n’était pas ma soirée.
— Comment était ce client ?
— C’est le gars que vous cherchez ? C’est juste pour ça que vous m’avez amené ici ? Vous auriez pu le dire !
Rouaix s’impatienta :
— Comment il était ?
— Ordinaire. Tellement ordinaire. Sauf sa voix. Une voix grave. Je lui ai même demandé s’il travaillait à la radio. Mais non.
— Tu pourrais l’identifier ?
— Je ne pense pas. Il était comme tout le monde. Habillé propre, avec une chemise blanche, je pense. Rien de spécial. Ça m’a juste surpris qu’il se fasse conduire à sa voiture.
— Sa voiture ?
— Je l’ai embarqué près de Maguire, puis je l’ai laissé sur Aberdeen, au coin de Bourlamaque. Je pensais qu’il sortait d’un restaurant et se rendait chez lui. Non, il se rendait à son auto. Vous ne m’achalerez pas avec mon histoire avec Juliette?
— Tu sais la marque de la voiture ?
— Et Juliette ?
Graham fulminait, mais Rouaix hocha la tête, promit.
— C’était une Chevrolet 90 ou 91.
— Quelle couleur ?
Brunet s’excusa, il était légèrement daltonien. Et c’était la nuit.
— Foncée, en tout cas, très foncée. C’est tout ?
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— Ton client n’a pas parlé ?
— Rien. J’ai essayé de jaser pour me changer les idées, mais il se taisait. Par contre, il m’a donné un bon pourboire. Ah ! ses gants.
— Ses gants ?
— Il ne les a jamais enlevés. Même pour me payer.
Rouaix raccompagna Claude Brunet en lui demandant de rester dans les parages, puis rejoignit Graham.
Elle était allée s’acheter un sac de chips barbecue.
— Une Chevrolet, c’est tout ce qu’on a. Combien de concessionnaires en ont vendu depuis trois ans ? On ne sait même pas si le tueur l’a achetée ici. Peutêtre aux ÉtatsUnis. Il a commencé sa carrière en Floride, non ?
Rouaix se laissa pesamment tomber sur une chaise, desserra sa cravate.
— Quinze ans ! Sa Juliette est de l’âge de Martin. Des fois, je suis content de ne pas avoir eu de filles. Je m’inquiéterais bien trop !
— Grégoire a seize ans.
Rouaix dévisagea Graham. Une lassitude voilait son regard, mais il ne trouvait rien à dire pour la rassurer ; son protégé n’avait pas d’avenir. Il frissonna : estce que son fils en avait vraiment un ?
Chapitre 5
Il referma vivement le journal. Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit pour permettre à une mouche de retrouver sa liberté. La première de l’année. Il aimait beaucoup les insectes. Comme l’inspectrice. La semaine précédente, il avait appris qu’elle se passionnait pour l’entomologie ; en parleraientils un jour ensemble ?
Non. Car Graham ne l’arrêterait jamais.
Il avait vu son visage fermé au journal télévisé du soir. Juste une seconde. Elle se tenait derrière son patron tandis qu’il expliquait qu’on avait trouvé un autre cadavre mutilé, mais il ne pouvait rien ajouter, puisque le corps était dans un état lamentable.
Il mentait. Et Graham, en hochant la tête derrière son boss, se faisait sa complice. Même si des bêtes et le temps avaient rongé les chairs de Mathilde Choquette, le médecin légiste pouvait dire qu’il lui manquait le bras droit et la main gauche ! Découvriraientils qu’il l’avait également amputée de ses organes sexuels ?
Il rouvrit le journal, relut l’article concernant la découverte du cadavre. Un journaliste avait consulté un psy pour éclairer les lecteurs sur la mentalité de l’ennemi public numéro un. Le spécialiste parlait de « psychopathe qui se prend pour un dieu, ivre de puissance, en quête de sensations de plus en plus fortes ». Il ajoutait que « le crime est un état d’esprit constant chez ce genre de meurtrier, et que ce dernier veut asservir l’univers à son désir, tout mettre en place pour réaliser son fantasme. Un fantasme qu’il perfectionne à chaque nouveau crime. Il est possible que le tueur veuille se venger de sa mère et cherche la gloire, la célébrité. »
Le tueur cracha sur le journal. Fuck.
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Ce journaliste et ce psy étaient idiots ! Ils se trompaient sur toute la ligne, hormis le fait qu’il était un perfectionniste. Il avait déjà la célébrité ! On ne parlait que de lui dans cette petite ville. C’était bien plus excitant qu’à Miami où il se commettait trop de crimes. À Québec, tous les projecteurs étaient braqués sur lui. Si sa mère pouvait voir ça !
Se venger de sa mère ? C’était ridicule. Au contraire, il lui semblait qu’elle lui souriait dans sa boîte de fibre de verre. Les docteurs du cerveau n’avaient rien compris. Encore une fois.
Il plia soigneusement le journal et le déposa dans le bac de récupération, à côté d’une bouteille bien rincée. Il appréciait beaucoup ce nouveau souci de l’environnement chez les Québécois. Quand il était parti vivre aux ÉtatsUnis chez sa mère, les gens ne saisissaient pas l’importance de ces milliers de petits gestes qui concourraient à sauver la planète. Son père l’avait compris avant sa mère. Il s’était d’ailleurs remarié avec une femme qui militait contre l’implantation de centrales nucléaires. Elle prônait aussi le végétarisme.
Ça, bien sûr, il n’y adhérerait jamais. Il aimait trop la chair pour s’en priver. Et ne voyait d’ailleurs pas pourquoi ; la nature offrait mille exemples de cannibalisme. C’était tout à fait normal de manger de la viande. On avait des dents et un système digestif conçus pour ça.
Il ouvrit le réfrigérateur. Il choisit du foie de veau. Il aimait sa texture. Comme le boudin. Du sang. Il goûtait toujours le sang de ses victimes. Il fit cuire le foie avec des oignons et des pommes et se félicita de ses talents de cuisinier ; il sourit en pensant qu’il pourrait publier ses recettes. Il fit la vaisselle, puis rangea sa chambre et se mit au travail. Il devait réparer un moniteur pour mercredi.
Il l’avait promis à Jean Casgrain et il tenait toujours parole.
Casgrain était si nerveux depuis l’ouverture du club concurrent, ce n’était pas le moment de lui déplaire. Au club de l’Avenir, on était plus détendus qu’à Sport 2000. Il était content de travailler pour les deux clubs sportifs. Si l’un ou l’autre fermait, il 81
ne se retrouverait pas devant rien. Il y avait tous les gymnases des cégeps et des universités, bien sûr, de New York à Toronto,
en passant par Chicoutimi. Il n’avait pas peur des distances, la route ne le fatiguait pas. Heureusement ! Il avait bien fait d’étudier en informatique, puis en électronique. C’était M. Jones qui lui avait donné sa première chance, qui avait deviné son potentiel. Il ne l’avait jamais déçu. Chaque fois qu’il retournait aux ÉtatsUnis, il revoyait M. Jones et ajustait tous les appareils du club sportif gratuitement, pour le plaisir. Il lui conseillait d’acheter tel rameur, ou tel exerciseur, expliquait les merveilles technologiques qui attireraient les clients. Il aurait pu être un excellent vendeur, car il était bon orateur. Il aurait pu être avocat s’il l’avait voulu. Ou politicien.
Jean Casgrain, d’ailleurs, commençait à l’écouter avec plus d’attention. Il l’avait même invité à luncher pour discuter du profil de sa clientèle. Casgrain avait changé d’avis sur lui quand il l’avait vu s’entraîner pour vérifier le rameur. Il l’avait impressionné en lui contant qu’il devait « sentir » ses appareils. L’imbécile l’avait cru alors qu’il voulait simplement rester plus longtemps à Sport 2000, car il venait de repérer Josiane Girard.
Casgrain avait été estomaqué quand il l’avait vu lever des hal
tères de trentecinq kilos. Il ne se doutait pas qu’il était si musclé sous son impeccable chandail blanc. Il lui avait alors expliqué que sa mère l’avait poussé à s’entraîner dès son jeune âge et qu’il ne l’avait jamais regretté. Il avait reposé les haltères dès que Josiane s’était approchée d’eux. Il avait pris sa trousse d’outils et s’était mis à réparer un appareil sans la regarder. Il avait fait mine, tout à coup, de s’apercevoir de sa présence et l’avait saluée poliment avant de recommencer à travailler.
Il avait trafiqué l’appareil afin d’avoir une raison de revenir rapidement au club sportif. Et de revoir Josiane Girard ; elle avait exactement le bras qu’il cherchait. Et la jambe ! Idéale.
Elle ne l’avait pas déçue. Les pieds, c’était plus difficile, les gens portaient toujours des chaussures. On ne pouvait pas deviner si les orteils étaient mignons ou tordus, si l’arc était joli82
ment cambré. Mais Josiane n’avait pas besoin d’avoir un beau pied, il avait déjà ceux de Muriel Danais et de Diane Péloquin.
Les pieds lui donnaient des sueurs froides ; la peau était si inégale. Très fine entre les orteils, rugueuse, parfois cornée à la plante, plissée audessus du talon. Que d’échecs avant d’obtenir ce qu’il voulait ! Mais un artiste tel que lui ne pouvait se contenter d’un résultat approximatif. Il atteindrait la perfection.
Il était si tenace. Il ne s’avouait jamais vaincu.
Il avait lu la même chose au sujet de Maud Graham, qu’elle était la pire des entêtées. Il se demanda ce qu’elle pensait à cet instant même. Il aurait aimé lui parler, lui expliquer sa philosophie. C’était impossible pour le moment. Dommage.
Il mit plus de temps que prévu pour réparer le moniteur couleur. Avant de se coucher, il regarda de nouveau le journal télévisé : on parlait toujours de la découverte du corps. On n’en savait pas davantage. L’identité de la victime était encore inconnue et les enquêteurs se refusaient à tout commentaire. Ils avaient très peu d’indices, puisque le corps avait été abandonné plusieurs semaines auparavant. Les recherches effectuées auprès des chauffeurs de taxi n’avaient donné aucun résultat. On continuait les investigations du côté des habitudes ou du passé des victimes, cherchant quels liens les unissaient.
Les policiers ne savaient toujours rien.
Ça ne changerait pas, il y veillerait.
Il se demanda si sa prochaine victime serait au club mercredi.
Sûrement. Il l’avait vue deux semaines d’affilée. Sa proie semblait avoir un horaire régulier.
* * *
Grégoire eut un fou rire en regardant les photos que lui tendait le Prof.— Il faut tripper sur soi en câlice pour se faire mouler la queue !
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Le Prof tenta de se justifier :
— C’était une mode. On se trouvait cool. La liberté sexuelle.
— T’en as moulé beaucoup, constata Grégoire en comptant les photos.
— Ça me payait bien. Puis j’aimais ça, faut être honnête.
Le Prof prit une photo, la regarda, la reposa sur la table du salon. C’est vrai qu’il s’amusait autant à mouler des sexes que des visages, car pas deux n’étaient semblables. Il faisait les masques des célébrités quand un chanteur rock lui avait demandé de mouler son membre. Il voulait offrir à sa fiancée une réplique de son attribut. En or. Le Prof avait si bien réussi son travail que plusieurs vedettes avaient trouvé l’idée amusante. On venait dans l’atelier l’aprèsmidi, rasé de près pour se faire appliquer de la cire et du plâtre sur le sexe, puis on revenait plus tard chercher son phallus d’argent ou de bronze. En 1977, à Paris, il y avait autant d’hétéros que de gais qui fréquentaient l’atelier du Prof. Certains demandaient qu’on perce l’objet de façon qu’il serve de soliflore, d’autres voulaient qu’on multiplie ses dimensions par dix de manière à en faire un pied de lampe.
— Une lampe ? Tu me niaises ! dit Grégoire.
— Non, je te le jure. C’était psychédélique, délirant. On ne se prenait pas au sérieux.
— En astu refait quand t’es rentré au Québec ?
Le Prof ramassa les photos, dévisagea Grégoire :
— Pourquoi ? Ça te dirait ?
— Mais non !
— J’ai encore mon matériel. C’est mon hobby, la sculpture.
J’ai même loué un atelier.
— Ah oui ? Tu moules toujours la même chose ? D’après nature ?
Le ton ironique ne pouvait échapper au Prof. Il se rebiffa.
— Il n’y a pas que le sexe, tu sauras. C’est tout le corps qui m’intéresse. Je suis très bon en anatomie. J’ai failli être médecin, mais j’aimais trop les arts. Je voulais être peintre avant d’être sculpteur. Finalement, j’enseigne.
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— Tes élèves te trouveraient cool s’ils savaient que tu coules des bites en acier.
— Pas en acier, n’exagère pas !
— Je pourrais en parler à certains de mes clients. Peutêtre que ça les intéresserait ? Tu me donnerais une commission, bien entendu…
Le Prof secoua la tête avec nervosité ; il n’était pas question que Grégoire raconte cette histoire à n’importe qui. Il ne voulait pas avoir d’ennuis.
— Mais y’a aucune loi interdisant de mouler des queues, je vois pas pourquoi tu t’énerves.
— C’était un àcôté, quand j’étais étudiant à Paris. Ce n’est plus mon gagnepain. J’étais prêt à t’immortaliser, mais j’ai des projets plus intéressants en chantier. Je n’ai pas de temps à perdre à m’occuper des sexes de tes clients. Ça ne m’excite même pas d’y penser.
Grégoire haussa les épaules, puis leva son verre vide. Son hôte protesta :
— Tu as assez bu.
— Je suis capable d’en prendre.
— Je sais, mais…
— Mais quoi ?
L’homme soupira, se dirigea vers le réfrigérateur, prit une bière et la tendit à Grégoire qui refusa.
— Ça me tente plus. Je m’en vais.
— Tu n’es pas bien ici ?
— Oui, mais je peux pas rester pour tes beaux yeux, comprendstu ça ? On s’est entendus au départ et t’as eu ce que tu voulais.
— Je le sais… Ah ! Encore ?
L’homme poussa un soupir d’exaspération en entendant la sonnerie du téléphone. Il attrapa le combiné sans quitter Grégoire des yeux comme s’il craignait que celuici n’en profite pour partir sans le saluer. Il lui fit signe qu’il en avait pour deux minutes.
85
— Oui ? Quoi ? Antoine, je t’ai dit cent fois que je ne voulais plus te voir. C’est archiclair. Tu fais ce que tu veux, mais moi, j’ai le droit de ne pas aimer ça. Non ! J’ai dit non ! Comptetoi chanceux que je ne te dénonce pas. Salut.
Il reposa violemment le récepteur, ferma les yeux, inspira profondément.
— C’était qui ? Un ex ?
— Non. Oui. Juste une aventure.
— Qu’estce qu’il fait ? Il vend de la dope ?
— Ça t’intéresse toujours ?
Grégoire s’impatienta, dit qu’il était assez vieux pour faire ce qu’il voulait de son corps. Et que certaines de ses habitudes plaisaient énormément aux adultes.
— Je te parle de drogue, Grégoire.
— Moi, je te parle d’âge. Je suis bien plus vieux que tu le penses.
— Antoine ne vend pas de dope, il arnaque les vieilles dames. Et peutêtre les jeunes aussi…
— Quoi ?
— Tu ne répéteras pas tout ça à ta copine Graham ?
— Tu sais son nom ?
— J’ai deviné. Je l’ai aperçue au téléjournal. Il n’y a pas des douzaines de femmes flics.
— Tu sais donc qu’elle s’occupe de meurtres. Pour l’instant, l’assassin n’a pas tué de grandsmères.
— Tu sais, je l’ai peutêtre vu, le tueur.
Grégoire se pencha vers le Prof qui lui expliqua qu’il fréquentait le même club sportif que Josiane Girard.
— Elle, je ne l’ai jamais remarquée. Je ne regarde pas trop les filles. Mais lui, je lui ai peutêtre parlé… C’est peutêtre un beau gars. Quand on regarde les photos des criminels, ils n’ont pas tous une mine patibulaire. Et puis j’aime assez les voyous.
Grégoire sourit d’un air entendu, avant de dire à son client qu’il rentrait parce qu’il avait laissé son cousin seul.
— Ton cousin ?
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— Oui, il m’attend chez Victor.
— Victor ?
— C’est un restaurant. Trippant. Les meilleurs club sandwiches. La serveuse me regarde pas comme si j’étais une poubelle.
— Pourquoi t’occupestu de ton cousin ?
— Parce que. J’ai pas le choix. Il se ferait fourrer. Dans tous les sens du mot. Il faut que je trouve une place où rester.
— Qu’estce que tu me racontes ?
Grégoire décapsula la bière, se rassit devant le Prof et énuméra ses problèmes. Il n’avait plus son logement de la rue SaintOlivier parce que les voisins avaient porté plainte contre lui et qu’il avait préféré partir plutôt que de s’expliquer avec des policiers. Son ami reprenait son appartement rue Ferland et si lui, Grégoire, pouvait vivre dans la rue et dormir à droite et à gauche, il n’était pas question que Frédéric traîne ainsi.
— Estu amoureux de lui ?
Grégoire dévisagea son hôte avant de hurler en lançant sa bouteille sur le mur. Le bruit de son explosion ne couvrit pas les cris de l’adolescent.
— Hostie de malade ! Il a juste douze ans !
L’odeur de la bière était moins amère que les pensées qui assaillaient Grégoire. Douze ans. Son oncle. Sur lui, dans lui.
Parce qu’il l’avait surpris avec son ami JeanMarc. Mais Jean
Marc avait douze ans, comme lui. Ils regardaient leurs sexes et s’interrogeaient sans pouvoir le dire. Étaientils de la bonne taille, de la bonne grosseur ? Estce que les autres gars de la classe bandaient durant la nuit ? Et le jour ? Son oncle lui avait dit qu’il était vicieux et qu’il savait ce qu’aimaient les petits cochons comme lui.
L’odeur de la bière était si douce à côté du goût de putréfaction qui emplissait la bouche, la tête de Grégoire quand il pensait à son oncle Bob. Il aurait préféré manger un cadavre plutôt que de sucer cet oncle. Et quand il y était forcé, il se répétait que son bourreau mourrait comme tout le monde et que cette 87
queue qui le forçait pourrirait aussi. Puis il imaginait qu’il enterrait plutôt son oncle vivant afin qu’il sente les insectes lui ronger le sexe.
L’odeur de la bière était chaude alors que la voix d’oncle Bob était glaciale.
— Grégoire ?
Le prostitué sursauta quand on lui effleura l’épaule.
— Pardonnemoi. Je pensais que… Non, je n’ai pas pensé du tout avant de poser ma question. Ça ne me regarde pas. Je supposais que ton cousin avait le même âge que toi.
Grégoire regarda les éclats de verre qui mouchetaient le sol, le mur blanc éclaboussé de coulures dorées, le tapis taché. Il n’avait pas envie de s’excuser. Il se contenta de sourire :
— Je calerais bien une autre bière.
— Tu bois trop, dit le Prof en s’avançant vers le réfrigérateur.
Bon Dieu ! Qu’estce qui m’arrive ? J’ai un délinquant dans mon salon qui lance des bouteilles sur les murs et je lui apporte des munitions. Pourquoi fautil qu’il ressemble à Tadzio ? Estce que je me prends pour Dick Bogarde ? Je suis fou. Je ne mourrai certainement pas à Venise. Je suis juste un client. Un client gentil, mais un client. Il ne m’aime pas plus que les autres. Qu’estce que je vais faire ? Je ne peux pas le voir toutes les semaines. Ça ne me plaît pas. Mais lui, je l’aime. Pourquoi estce que je suis si vieux ? Pourquoi estce que j’ai vingtcinq ans de plus que lui ? Je peux bien lui parler de drogue, je ne vaux pas mieux.
— Merci, dit Grégoire en prenant la bouteille. Comme ça, tu penses que t’as déjà vu le meurtrier ?
— Je ne sais pas. C’est possible, c’est tout.
— T’as remarqué quelqu’un de bizarre au club ?
— Non, pas vraiment.
— C’est plate, t’aurais pu aider Biscuit. Graham, je veux dire.
— Si je repense à quelque chose, je te le dirai. Ton cousin est de Québec ?
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Grégoire secoua la tête. Non, Frédéric venait de Montréal.
Oui, il avait fugué.
Grégoire posa sa bouteille à moitié pleine sur la table du salon et se dirigea vers la sortie. Sans se retourner, il fit, du bout des doigts, un signe amical à son hôte. Un de ces gestes si gracieux, si aimables, si sincères, si « grégoriens » que le Prof réprima un gémissement.
Il prit la bouteille de Grégoire et but ce qui restait de bière en espérant connaître les pensées du prostitué, puis il entreprit de ramasser les éclats de verre. Il s’aperçut plus tard, bien plus tard, qu’il s’était agenouillé sur un tesson. Il n’avait rien senti, obsédé par la perfection de l’Adonis en veste de cuir. En épongeant son sang, il songea au jeune cousin de Grégoire. Étaitil aussi beau que ce dernier ? Aussi parfait ?
* * *
Frédéric avait envie de pleurer depuis le matin. Il ne comprenait pas pourquoi Grégoire voulait le renvoyer chez lui. Ils s’entendaient si bien. Frédéric avait pourtant trouvé un petit boulot : il distribuait des circulaires après les heures scolaires.L’homme qui l’avait engagé ne se doutait pas qu’il avait fugué.
Étaitce une fugue ? Retourneraitil un jour chez lui ? Grégoire n’avait jamais retrouvé sa famille ; officiellement, il vivait toujours avec sa mère, mais celleci s’était désintéressée du sort de son fils depuis longtemps. À l’école, quand on s’était inquiété de l’absence de Grégoire, elle avait prétendu qu’il avait rejoint son père à Montréal. Elle avait enfin la paix, Grégoire était si difficile ! Il avait été expulsé de plusieurs écoles de Québec et des environs pour trafic de drogue. Elle avait prétendu qu’il l’avait menacée. Elle ne voulait plus le voir.
— C’est vrai ? avait demandé Frédéric.
— J’ai même pas eu le temps de lui faire peur ; elle m’a sacré dehors assez vite. Tandis que toi…
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Grégoire avait alors tenté de le convaincre de rentrer à Montréal. Que sa mère soit un peu déprimée n’était pas bien grave, il pouvait manger, aller à l’école, voir ses chums quand il le désirait. Il n’était pas obligé de gagner de l’argent avec un père médecin. Grégoire lui avait expliqué qu’ils n’auraient plus de logement le surlendemain et qu’il ne pouvait se charger de lui indéfiniment. Frédéric avait fini par le persuader de le garder encore une semaine.
Ce n’était pourtant pas l’envie de retourner à Montréal qui manquait à Frédéric. Il s’ennuyait de ses amis et même de sa sœur. Grégoire était si souvent absent. Il dormait jusqu’à midi, une heure et parfois deux heures, il jasait un peu avec lui, puis il partait travailler, le laissant seul à l’appartement. Frédéric sortait à son tour, se promenait dans le Quartier latin ou dans SaintJeanBaptiste, mais il connaissait maintenant les rues par cœur ! Ses aprèsmidi étaient vraiment ennuyeux, car il ne pouvait dépenser tout son argent dans les arcades. Ce n’est pas qu’il aimât l’école, mais au moins il y avait Dan et Sébas. Et la prof d’anglais n’était pas si pire. Elle souriait tout le temps. Estce qu’elle s’était inquiétée de son absence ?
Il l’espérait. Ses parents ne devaient pas trop s’en faire, car il n’avait vu sa photo nulle part. Sans doute attendaientils tout simplement qu’il revienne. Mais s’il rentrait, il serait puni. On le mettrait probablement dans un centre pour délinquants.
Il ne savait pas quoi faire. Il n’avait personne à qui parler. Et il avait terriblement envie d’un pâté chinois ; sa mère le réussissait encore assez bien. Il était un peu tanné de manger des sandwiches, des hotdogs et des frites. Il ne voulait pas avoir de boutons comme Tony Dérosiers. La nourriture devait être grasse dans les centres de redressement. Et il ne verrait plus Dan et Sébas.
Mais il ne les voyait pas non plus maintenant…
Il avait un peu peur aussi ; on avait trouvé deux cadavres de femmes depuis son arrivée à Québec. Pour se rassurer, il se répétait que le tueur ne s’en prenait qu’aux filles. Il avait pourtant 90
rêvé la veille qu’un homme armé d’une grande scie le poursuivait au parc JeanneMance.
Frédéric se demandait pourquoi le meurtrier découpait ses victimes ; la presse avait parlé de cannibalisme, mais il ne comprenait pas pour quelle raison le criminel gardait certains membres et dédaignait le reste du corps. Quand il raconterait ça à Dan et Sébas !
Frédéric tressaillit en entendant la sonnerie du téléphone.
Durant une fraction de seconde, il lui sembla avoir entendu la voix d’Anouk criant « Laisse, c’est pour moi ». Ce n’était ni pour elle, ni pour lui, ni pour Grégoire, mais pour leur hôte.
Frédéric expliqua à son interlocuteur que ce dernier reviendrait bientôt à son appartement.
Où dormiraientils alors ? Grégoire affirmait qu’il y avait un centre pour les jeunes itinérants où on était discret, mais Frédéric redoutait d’y aller ; on ne l’accueillerait pas dans un asile de nuit sans poser de questions. Seulement, il n’avait pas tellement le choix.
* * *
— Tu n’as pas le choix, Graham, dit Rouaix.— Je sais. Mais c’est une perte de temps ; je n’ai rien à dire de plus aux journalistes. On ne peut tout de même pas leur demander de nous aider à trouver un borgne, non ?
Graham faisait allusion à l’œil de verre que Rouaix avait découvert dans la voiture. On avait mis du temps à le reconstituer, il y avait trop de colle et il n’aurait jamais pu resservir, mais il indiquait peutêtre que le tueur était borgne, qu’il avait perdu son œil dans sa lutte avec Josiane. On avait vérifié auprès des amis de Josiane, elle ne connaissait aucun borgne. Le patron de Sport 2000 non plus ; aucun de ses clients n’avait ce regard
étrange à la Columbo. On avait donc cherché ailleurs. Dans les fichiers de la police où on n’avait rien trouvé, puis dans les dossiers médicaux. Mais on n’avait pas accès à tous les dossiers.
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Devaiton mettre une annonce et convoquer tous les borgnes de la ville et des environs ?
— Les gens ont vraiment peur.
— Moi aussi ! Toi aussi. Même Alain Gagnon est écœuré.
D’une voix éteinte, le médecin avait expliqué à l’enquêtrice que le tueur avait vraisemblablement prélevé les organes génitaux de la victime. Il ne restait plus grandchose du corps, mais la manière dont on avait brisé les os du bassin ne laissait guère de doute : le tueur avait pris une main, un bras et un vagin.
— Qu’estce qu’il lui manque maintenant ?
Dès la découverte du corps de Josiane Girard, Graham et Rouaix avaient dessiné un corps de femme et avaient identifié les parties dont s’était déjà emparé l’assassin. Avec Mathilde Choquette, il avait quasiment complété son macabre cassetête.
Il lui manquait la tête et le tronc.
— À moins qu’il ne les ait pris à une autre ? avança Rouaix.
— Je pense plutôt qu’il va continuer. Il ne peut plus s’arrêter.
— Même quand il va avoir la tête ?
— Ça me paraît trop beau.
Beau. Elle venait de dire qu’elle apprécierait qu’on ait coupé le tronc d’une inconnue et que ce serait formidable si le criminel cessait de tuer dès qu’il posséderait une tête. On en arrivait à proférer des énormités quand on était dépassé par les événements. Et elle l’était. Comment composer avec un monstre ?
Elle n’aimait pas cette créature qui la forçait à s’interroger sur la mort, une fois de plus. Elle aurait tant voulu faire son travail sans tout remettre en question à chaque nouveau meurtre. Les crimes du tueur en série étaient les plus horribles qu’elle avait vus dans sa carrière. Parce qu’il y avait torture et mutilation. Il serait pourtant inconcevable de conclure que les autres meurtres, par balle ou par strangulation ou d’un seul coup de poignard, étaient moins répréhensibles. Elle détestait l’idée que l’horreur des crimes commis par le tueur atténue l’atrocité des meurtres perpétrés par des assassins moins démonstratifs. Que l’apocalypse excuse la tragédie.
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— Il faut l’amener à se découvrir avant qu’il tue de nouveau, déclaratelle à Rouaix.
— Peutêtre que c’est déjà fait. Qu’on va trouver un autre cadavre. La neige fond à vue d’œil. Il l’aura caché dans un bois.
À l’université ?
— Ou ailleurs. Ou nulle part. Il se prépare à recommencer, parce qu’il touche au but.
— Si son but est d’assembler un corps complet. Mais pourquoi, bordel, pourquoi ?
Graham remonta ses lunettes avant de répondre que des dizaines de psys se penchaient sur le cas de ce tueur. Qu’estce qui le poussait à reconstituer un corps de femme ?
— Je sais, fit Rouaix. Ils prétendent qu’il veut recréer sa mère. Mais je me demande comment. Il ne va pas coudre les bouts de bras et de jambes ensemble ? Il faudrait d’abord qu’il les conserve. Ça voudrait dire qu’il garde tous ces membres dans un immense congélateur en attendant d’avoir la totalité d’un corps ?
Graham regardait le grossier dessin du corps, les pointillés qui marquaient la cheville, frontière entre un membre volé à Josiane Girard et un autre à Muriel Danais.
— Un monstre réinventant un monstre.
— Frankenstein junior. On va se renseigner sur les ventes de congélateurs. Et sur les chambres froides.
— Des restaurants ? On a déjà enquêté sur les bouchers et leurs boucheries, sans succès.
— Je sais. Mais il faut bien que notre type garde les membres quelque part.
— Il travaillerait dans un restaurant et rangerait les morceaux dans la chambre froide ? Sans qu’un seul de ses collègues les remarque ? Ça n’a pas de bon sens, Rouaix. Il a simplement un congélateur. Il doit rester dans un bungalow ou un grand appartement où il y a assez de place pour un vingt pieds cubes. À
moins que certains journalistes n’aient raison et que notre dessin ne serve à rien.
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Rouaix grimaça ; le cannibalisme était une hypothèse plausible. Il se demandait comment il réagirait quand il serait en présence d’un anthropophage. Seraitil capable de le toucher ? Surmonteraitil sa peur et son dégoût ?
— Je ne peux pas croire que toutes ces femmes n’aient rien en commun sinon d’être blondes et seules, soupira Graham.
Les journalistes vont nous massacrer.
— Tu es donc pessimiste !
— Oui, mais j’ai toujours raison.
Rouaix lui tendit son imperméable en lui expliquant que plusieurs journalistes cherchaient à les aider. Qu’il fallait en profiter.
— Ils ont la trouille, eux aussi. Ceux qui ont des femmes ou des filles.
— Ou des sœurs ou des mères. On verra… De toute manière, je vais laisser parler notre boss. Il aime ça plus que moi.
Pourquoi estce qu’il m’oblige à l’accompagner ?
La salle de réunions était pleine à craquer ; les journalistes de Québec discutaient avec leurs confrères de Montréal, de Sherbrooke, d’Ottawa et de Toronto. Les meurtres en série fascinaient bien des lecteurs. Si on trouvait un autre corps, des reporters de tous les pays afflueraient dans la capitale. Les hôtels afficheraient complet. Ce macabre tourisme serait peutêtre payant. Les édiles de Salem l’avaient bien compris ; les gens frémissaient en songeant qu’on avait condamné des innocentes. Ils pénétraient dans la salle du tribunal et imaginaient le juge, les jurés, les témoins accuser de pauvres filles. Ils frissonnaient de plaisir. C’était mieux que la maison des horreurs même s’il n’y avait pas d’effets spéciaux. Ils entendaient les cris des sorcières au bûcher et se disaient que certaines devaient revenir hanter la ville.
Les piqûres. Pourquoi le tueur avaitil piqué Josiane Girard, Muriel Danais, Diane Péloquin ? Alain Gagnon n’avait pu confirmer ce fait concernant Mathilde Choquette, car les chairs étaient décomposées, mais il avait dit à Graham que le meur94
trier avait utilisé une sorte de poinçon pour marquer ses autres victimes. Signaitil ainsi ses crimes ? Si oui, pouvaitelle espérer qu’il les revendiquerait bientôt ? Il fallait le pousser, oh oui ! l’amener à se vanter de ses exploits, l’amener à parler de lui, à se découvrir.
Graham écouta son patron qui répétait que tous les policiers faisaient des heures supplémentaires afin d’élucider les crimes, qu’on étudiait le passé des victimes en espérant y trouver une réponse, qu’on avait revu les dossiers de centaines de criminels qui pourraient correspondre au vague signalement qu’avait donné un chauffeur de taxi, bref, qu’on faisait tout ce qu’on pouvait, mais on recommandait la prudence aux femmes. Elles ne devaient accorder leur confiance à personne. Le patron rappelait que plusieurs criminels avaient joué les handicapés ou les blessés pour tromper leurs victimes. C’était bien dommage pour les vrais infirmes, mais en attendant la capture du meurtrier, il fallait se méfier d’un homme qui vous aborderait avec un bras dans le plâtre ou clopinant et s’aidant d’une béquille.
Le plâtre était peutêtre faux. Il fallait aussi vous garder, mesdames, de sortir avec un homme que vous connaîtriez peu.
Nouveau collègue de travail ? Nouveau voisin ? À éviter !
— Pour combien de temps ? demanda une femme. On va être obligées de s’enfermer combien de temps ? Et mon frère qui vient d’emménager dans un nouveau quartier: ça veut dire que ses voisines le fuiront ? On va tous se regarder comme des chiens de faïence ?
Le patron répondit que le criminel allait commettre une erreur.
Que tous les policiers étaient sur les dents, prêts à intervenir, et que certaines informations, qu’il ne pouvait divulguer, avaient été très utiles aux enquêteurs. Graham pouvait en témoigner.
Elle eut envie d’étrangler son patron et d’expliquer qu’ils étaient moins avancés que jamais, mais elle répondit que le tueur des États était un monstre qu’elle arrêterait bientôt. Elle eut la joie de voir Robert Fecteau s’étouffer : étaitelle devenue folle pour faire pareille promesse ?
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— C’est un malade, renchéritelle. Il est intelligent, mais il a peur des femmes, ce qui me donne un bon avantage sur lui.
— Comment ?
Graham éluda la question en rappelant que plusieurs psychiatres avaient affirmé que la psychose du tueur avait pour origine un grave problème face à sa mère. Il ne pouvait avoir de relations normales avec les femmes.
— Je suis une femme, dit Graham, et, représentant l’autorité, je peux faire figure de mère. Le tueur voudra se mesurer à moi, me prouver sa force. Je l’attends…
— Vous avez peur, inspectrice ?
— Pas autant que lui.
Elle mentait ; elle dormirait très mal. Elle n’imaginait pas qu’il s’attaque directement à elle, non, il ne la tuerait pas. Mais elle frissonnait en sachant qu’il penserait à elle, qu’il regarderait sa photo dans les journaux, qu’il l’épinglerait peutêtre sur le mur de sa chambre, qu’elle l’obséderait, qu’elle pénétrerait ainsi dans sa folie. Elle ne sortirait pas indemne de cet univers ; on ne s’approche pas impunément des frontières du Mal, elle en était consciente. Mais elle n’avait pu s’empêcher de défier le tueur ; elle ne pouvait supporter d’être impuissante, ignorante. Elle lui montrait sa vulnérabilité pour l’obliger à faire de même.
Jeux de caméléons. Elle devait penser comme lui, il devait vivre dans sa peau. Enjeux d’espions.
— Je vous parie qu’il fera une erreur avant la fin du mois, déclaratelle aux journalistes.
Des flashes crépitèrent ; le tueur trouverait la photo de Graham dans tous les journaux de la province.
— Pourquoi ?
— Il se sent supérieur, de plus en plus fort. Trop fort. C’est toujours à ce moment, à ce point de rupture, que les tueurs se trompent. Il n’est pas différent de ses prédécesseurs.
— Quand tueratil de nouveau ?
— Pas si vite. On ne peut répondre à cela, mais il a laissé des indices lors du meurtre de Josiane Girard qui nous permettent 96
de croire qu’on en apprendra davantage à son sujet dans les jours qui viennent.
— Des indices ? Vous pourriez être plus précise ?
— Non.
Elle se tourna vers son patron, qui hésita une seconde avant d’ajouter que le fait de révéler plus de détails nuirait à l’enquête, mais il donnerait personnellement certaines informations aux journalistes au fur et à mesure qu’il le jugerait pertinent.
— C’est à nous de juger ! protesta Paul Darveau. Le public a le droit de savoir ! Qui est menacé ? Pas les flics, mais Madame ToutleMonde !
C’est vrai, il a raison, disonsleuren plus. Une rumeur s’éleva, étourdit Graham. Elle secoua la tête : non, désolée, vous ne saurez rien.
Parce qu’on n’a rien à vous dire.
On avait tenté de retrouver le mystérieux client de Claude Brunet. On avait même interrogé discrètement les animateurs des stations de radio. On les avait enregistrés, on avait fait écouter les bandes au chauffeur de taxi ; il n’avait pas reconnu la voix de son client.
On avait évidemment scruté le passé des victimes, sans découvrir de liens entre elles. Diane venait de TroisRivières, Muriel de Montréal, Josiane de Québec et Mathilde de Chicoutimi. Elles n’avaient pas le même âge, n’avaient pas fréquenté les mêmes écoles, ni les mêmes garçons, les mêmes restaurants, les mêmes clubs sportifs. Elles n’avaient pas été admises dans le même hôpital et n’avaient pas voyagé dans les mêmes pays. Elles ne dépensaient pas leurs salaires dans les mêmes boutiques, ni chez les mêmes dentistes, acupuncteurs, esthéticiennes ou coiffeurs.
Elles travaillaient dans des secteurs différents et ne partageaient aucun hobby, n’appartenaient à aucun club philatélique ni ornithologique. Elles ne jouaient pas aux échecs, ni au scrabble ni aux cartes ; elles n’avaient jamais mis les pieds dans un casino. Une avait pris l’avion, une autre le bateau. On imaginait difficilement qu’elles se soient rencontrées dans un train entre 97
Miami et Québec et que le tueur, également passager, ait décidé de les assassiner toutes les quatre. Toutes les cinq ! Il ne fallait pas oublier Lucy. Graham s’était souvenue la veille que Lucy était aussi le nom qu’on avait donné à un squelette datant de la préhistoire ; des hommes de science avaient analysé ses radius et ses humérus, ses tarses et ses métatarses pour découvrir quelle avait été sa vie. Ils savaient ce qu’elle avait mangé, où elle avait vécu, et supposaient qu’elle avait partagé sa vie avec un mâle et eu des enfants.
Contrairement aux victimes du tueur qui étaient célibataires et sans charge de famille.
Les clubs de rencontres ! Elle n’avait pas pensé aux clubs de rencontres, aux courriers, aux boîtes vocales ! Quelle imbécile !
Chapitre 6
Il regardait fixement la photo de Graham ; il aurait eu pitié de l’inspectrice s’il n’avait pas été aussi déçu. Il avait cru cette adversaire coriace, et voilà qu’elle parlait de ses erreurs! Il n’en avait pas commis. Il le savait bien. Et puis ces insinuations sur sa peur des femmes. C’était vraiment trop simpliste.
Il relut tous les articles consacrés à Maud Graham. Trop de gens s’accordaient pour louer son intelligence. Ses résultats étaient concluants.
Il avait failli se faire piéger. Elle s’était montrée idiote pour endormir sa méfiance. C’est elle qui l’était alors ! Comme quoi on pouvait être bête et intelligent tout à la fois. Il avait toujours pensé cela de son père qui inventait des gadgets aussi utiles qu’amusants, mais qui était incapable de les vendre à des commanditaires. Sa mère s’était bien moquée de ses papiers adhésifs sans colle en disant que personne ne voudrait avoir des tas de bouts de papier sur son bureau, mais quand elle avait vu le succès des notocollants, elle avait accusé son mari de ne pas avoir frappé à la bonne porte et de s’être fait voler son idée. Il se souvenait qu’elle avait eu envie de faire un procès à la compagnie 3M. À cette époque, elle parlait sans cesse de procès.
Elle avait été citée comme témoin quand un médecin avait été accusé d’avoir commis une erreur médicale et cette expérience l’avait enchantée. Elle avait assisté à d’autres procès et en était revenue avec la conviction qu’il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds, qu’il fallait se défendre.
«Se défendre de quoi?» avait dit son mari lors du divorce. Personne ne lui en voulait, pas même lui qui pensait qu’elle devait plutôt être aidée. Qu’elle devait rencontrer un psychologue. Il ne regrettait pas, cependant, qu’elle retourne vivre aux États
Unis. Quelques années plus tard, il avait été soulagé, vraiment 99
soulagé, d’avoir aussi conduit son fils à l’aéroport. Le ciel était bas et il avait craint qu’une tempête de neige ne retarde le départ de Montréal pour Miami. Il avait répété trois fois qu’il continuerait à envoyer de l’argent à sa femme tant que son fils resterait avec elle.
Il avait posté des mandats jusqu’à ce que Francine soit décapitée dans un accident d’auto.
Le tueur se souvenait toujours de l’enterrement avec colère. Il
était injuste qu’un homme lui ait ravi sa mère si subitement, sans qu’il puisse intervenir : personne n’avait le droit de la lui prendre. Il aurait tué le chauffard qui avait fauché Francine si la police l’avait retrouvé. Mais la police de Miami n’était pas plus compétente que celle de Québec et on n’avait jamais arrêté l’ivrogne criminel.
Aux ÉtatsUnis, les enquêteurs aussi avaient parlé d’indices importants après la découverte du squelette de Lucy et du corps de Diane Péloquin. Et ils ne l’avaient pas arrêté. Ils ne l’avaient pas même soupçonné !
Graham mentait comme eux : elle ne savait rien sur lui.
Il avait envie de lui en apprendre davantage.
Le prochain cadavre serait instructif. Et l’amènerait à plus d’humilité.
Et tout d’abord, qu’estce qu’une femme faisait dans la police?
Graham avait confié à un journaliste qu’elle aurait aimé être assistante sociale; bonne idée. Ou être infirmière si elle avait tant envie d’aider les gens. Voilà ce qu’elle aurait dû choisir. Elle aurait ressemblé à un ange. Comme sa mère. Il revoyait la coiffe qui couronnait ses beaux cheveux, l’uniforme blanc avec l’épinglette bleue, les lettres blanches «Francine». Elle disait que les malades pensaient qu’elle venait d’Europe avec un nom si français. Elle ne les détrompait pas. N’avaitelle pas la grâce des mannequins parisiens? Elle aurait pu faire carrière si elle ne s’était pas mariée, si elle n’avait pas eu un enfant. Elle avait été Miss!
Elle aurait bien voulu qu’il soit M. Univers. Mais il n’avait pas réussi à se classer au concours. Il avait développé sa mus100
culature, ça oui, mais il n’y pouvait rien s’il avait des épaules en bouteille et des os menus. Il n’était pas Stallone.
Toutefois, il terrifiait une ville bien plus efficacement que ce M. Muscles. Et sans vraiment se servir de ses muscles. Oh, pour étrangler, peutêtre, et encore… Il savait s’y prendre maintenant. Même sa prochaine victime, plus forte que les autres, ne saurait lui résister. Il se demandait simplement comment il l’attirerait à sa voiture.
Il ferait un numéro de charme.
Et il tuerait avant la fin du mois pour plaire à Graham. Ce serait à son tour de se croire supérieure. C’est elle qui ferait des erreurs. Pas lui. Quelle faute pouvaitil commettre ? Il avait répété la scène des dizaines de fois dans sa tête. Il l’avait même esquissée, comme une bande dessinée. Il s’en délectait à l’avance. Il devinait que les comédiens devaient éprouver la même excitation quand ils montaient sur les planches, quand ils jouaient la scène cent fois redite, quand ils faisaient exactement les gestes appris lors des répétitions. Il avait aiguisé ses outils et aurait été prêt à parier qu’il trancherait les chairs encore plus vite que d’habitude ; il avait acquis beaucoup d’adresse. Il avait toujours été très doué pour les travaux manuels. Il était fier du boulot exécuté sur Josiane Girard ; il savait par cœur les commentaires d’Alain Gagnon rapportés par un journaliste : du travail de professionnel. Il avait été flatté qu’on interroge médecins et bouchers, comparant ainsi son œuvre avec celles de ces hommes habilités par leurs métiers à sectionner des membres.
Il aimait le travail bien fait. Cette pauvre Graham serait ébahie !
* * *
Le jour n’en finissait pas de mourir, comme s’il avait décidé qu’il durerait aussi longtemps qu’en juin. Le soleil avait tant brillé que les immeubles, les arbres, les pelouses délavées par la fonte des neiges gardaient sa lumière. L’air était doré, léger, 101affable et les sizerins qui gazouillaient dans l’érable semblaient inviter Graham à profiter de la douceur du crépuscule.
Elle ouvrit sa fenêtre et Léo se glissa à travers l’ouverture dans le vague espoir d’attraper un de ces petits oiseaux si énervants. Graham le regardait s’avancer vers une mésange sans s’inquiéter pour celleci ; son chat était trop lent pour réussir à la croquer. Elle se demandait même s’il avait une bonne vue : quand elle déposait un morceau de viande dans son assiette, elle devait parfois lui mettre le museau dessus pour qu’il le mange. Comme s’il avait été presbyte et privé d’odorat subitement. Comment expliquer alors ses cris déchirants quand elle rapportait un poulet barbecue ?
Léo rampa vers son but, puis s’immobilisa. Pas un poil de sa fourrure grise ne frémissait. Respiraitil encore ? Il ressemblait aux sculptures qui ornent l’entrée de certains temples asiatiques. Estce que le tueur se changeait en statue de sel pour tromper la vigilance de ses victimes ? Comment réussissaitil à les piéger ? La mésange pépia, Graham devina que les pupilles de Léo se dilataient. Il s’élança. L’oiseau s’envola. Il avait plus de chances que les femmes.
La brise souleva les cheveux de Graham. Elle les lissa.
Devaitelle les faire couper ? Yves trouvait que les cheveux courts lui allaient bien. Elle les gardait milongs depuis qu’il l’avait quittée. Elle en parlerait à Grégoire. Il avait téléphoné, dix minutes plus tôt, pour lui dire qu’il passerait prendre l’écharpe oubliée lors de sa précédente visite. Elle avait eu envie de la laver et de la repasser, mais elle avait eu un doute : peut
être que c’était la mode de la porter fripée et que Grégoire serait
furieux de son initiative. Le fils de Rouaix était si précis quand il s’agissait de vêtements ! Il fallait tel blouson, telles chaussures, tel jean pour être admis dans telle ou telle bande. Rouaix soupirait en sortant sa carte de crédit et se plaignait qu’il coûtait plus cher d’habiller un adolescent qu’un adulte, mais il ne refusait pas le vêtement convoité si son fils lui présentait un bulletin satisfaisant. Même s’il trouvait que suivre la mode était un 102
manque de personnalité. Il aurait aimé que Martin se démarque de ses copains, qu’il ait des projets, un but, un désir d’avenir.
Graham le savait bien. Il lui avait confié ses craintes concernant Martin, qui n’avait aucune passion particulière. Il aimait le hockey, mais ne se serait jamais imposé un entraînement pour en faire une carrière ; il aimait la musique, mais préférait l’écouter allongé par terre dans le soussol plutôt qu’apprendre à jouer d’un instrument ; il était doué pour le dessin, mais passait des heures à tapoter le clavier d’un ordinateur pour créer des images de synthèse qui représentaient invariablement des robots, des vaisseaux spatiaux, des planètes impossibles.
— C’est tout ce qui l’intéresse : la bande dessinée, ses maquettes d’avions et ses robots ! gémissait Rouaix. On dirait qu’il retombe en enfance.
Martin ne se droguait pas, ne buvait pas, répondait alors Graham pour rassurer son collègue. C’était un garçon chaleureux, bien élevé, il ferait sûrement quelque chose dans la vie.
En fait, l’insouciance de Martin l’agaçait un peu ; elle ne pouvait s’empêcher de comparer son univers à celui de Grégoire. Il aurait fallu qu’il vive une journée dans la peau du prostitué pour comprendre sa chance d’être né dans une bonne famille. Elle grimaça, mécontente de son prêchiprêcha : Martin était un adolescent semblable à tous les adolescents du monde. Il critiquait ses parents et leur style de vie avec l’enthousiasme propre à son âge. Il était simplement normal.
N’empêche, il n’avait qu’à ouvrir le réfrigérateur et à se servir quand il avait faim. Sa mère veillait à le remplir.
Estce que Grégoire aurait faim ? Graham referma la fenêtre après avoir vainement appelé Léo et poussa la porte battante de la cuisine. Elle avait acheté des panzaretti chez un traiteur italien ainsi que des pâtes aux épinards et du pesto. Son jeune ami se laisserait peutêtre tenter. Il était tard pour souper, dix heures et demie, mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre d’horaire régulier.
Graham mit de l’eau à bouillir. Tandis qu’elle attendait que l’eau frémisse, elle songea à Mathilde Choquette et à Josiane Girard.
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Elle avait plus d’informations sur elles que sur les autres victimes, puisqu’elles avaient vécu à Québec. Plusieurs personnes avaient témoigné à leur sujet et Graham avait une excellente idée de leur existence. Elle avait rencontré leurs proches, connaissait leurs goûts, leurs manies, leurs espoirs. Et aucune amie de ces deux femmes n’avait pu dire à Graham si Josiane ou Mathilde avaient fréquenté un club pour célibataires. Les journaux n’avaient pas publié la prose de l’une ou de l’autre, mais elles pouvaient avoir répondu à une annonce. Et rencontré un borgne.
Quel genre d’annonce pouvait écrire un tueur en série? Graham avait consulté des pages remplies d’«homme cherchant femme» dans le journal Voir des six derniers mois. Comment deviner s’il y avait un assassin parmi ces gros minets désirant ronronner avec de jolies chattes, ces nonfumeurs aimant la nature et le cinéma, ces sosies de James Dean rêvant de traverser l’Amérique, ces hommes qui repoussaient les obèses, ces «professionnels» souhaitant dresser une fille dans un climat de respect, ces pères à temps partiel offrant un weekend sur deux en tête à tête?
Trois annonces seulement l’avaient touchée ou amusée. Elle s’était dit qu’il était bien trop tard pour répondre au numéro 1247. Elle resterait vieille fille. Qui voudrait d’une enquêtrice de quarante ans ? Léa Boyer lui affirmait que bien des hommes l’admiraient, mais elle ne la croyait pas. Léa jurait que ses collègues l’avaient trouvée fascinante quand ils l’avaient vue au journal télévisé après la découverte des deux corps. Léa disait qu’elle avait une si belle peau, si fine, si claire, de si beaux yeux, de si beaux cheveux. Léa ne pensait pas qu’elle devait les couper. Léa lui avait offert des lentilles cornéennes pour son anniversaire. Léa était sa meilleure amie.
Graham se sentit coupable de ne pas avoir fait davantage d’efforts pour s’habituer à ses lentilles correctrices. Elle les porterait ce soir et s’obligerait à les mettre tous les jours durant au moins trois heures. Et à l’anniversaire de Léa, le 23 mai, elle y serait parfaitement accoutumée.
Le 23 mai. Auraitelle arrêté le tueur à cette date ?
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Licence enqc-13-34642-18890-10246 accordée le 26 juin 2011 à Bruno MOUILLOUD
Elle ouvrit et ferma les yeux plusieurs fois, pleura un peu ; les lentilles l’irritaient déjà. Elle les garderait pourtant. Elle finirait bien par les oublier.
Quand Grégoire sonna à sa porte, elle résistait à l’envie de se frotter les yeux, mais il la complimenta aussitôt en disant qu’elle avait raison de se décider à porter des lentilles, qu’on n’attrape pas les hommes sans montrer ce qu’on a de bien.
— Moi, je tortille toujours mon petit cul.
— Astu faim ?
— Je sais pas. Toi ?
— Un peu. J’ai des fettucinis. Avec de la sauce au basilic.
Mais j’ai aussi du jambon. On peut se faire un sandwich.
— T’as toujours du jambon, hein, Biscuit ?
— C’est pratique.
— Et Léo aime ça ? Il est pas là ?
— Il joue dehors. Il va peutêtre capturer une souris d’ici un an ou deux. Il n’est pas très doué.
— C’est pas un tueur, certain. Je t’ai vue à la télévision.
— Il y a une télévision où tu habites ?
Grégoire expliqua qu’il habitait toujours rue Ferland, mais qu’il s’en irait le surlendemain. Avec son cousin.
— Il est toujours avec toi ? Ça fait longtemps, tu ne trouves pas ?
— C’est ce que je lui dis. Mais il est obstiné. Je le garde encore une semaine, après je le retourne chez lui. Je pense que je vais t’aider, sinon on va manger notre spaghetti pour déjeuner demain matin.
Graham, médusée, découvrit que Grégoire était très efficace dans une cuisine. Tandis que les pâtes cuisaient, il fouillait dans le réfrigérateur. Il trouva une laitue frisée, une tomate, du persil, un demicitron. Il disposa les feuilles joliment, coupa d’une main assurée des quartiers de tomate qu’il arrosa de jus de citron et d’huile d’olive. Il hacha le persil finement, en saupoudra les assiettes, tout en parlant de Frédéric à son amie. Il veillait à ne jamais le nommer.
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— Il faut que je le surveille. Il est si innocent ! Il se fait cruiser sans s’en rendre compte. Le gros Pelletier s’est essayé dans les arcades. Comment ça que vous l’avez pas encore arrêté ?
— Manque de preuves. Tu le sais. Tu ne veux pas témoigner.
Les autres non plus.
Grégoire faillit protester, mais se ravisa ; il préférait changer de sujet. Il n’irait jamais faire une déposition en Cour. Il ne prendrait pas le risque de retourner en dedans. Graham lui répétait qu’il était une victime de Pelletier, mais il savait qu’on n’aurait aucune pitié pour une petite tapette qui vendait son cul : on lui poserait trop de questions et ses réponses lui nuiraient. On arrêterait peutêtre le pédophile, mais lui aussi. Biscuit jurait que non, mais elle devait se tromper parfois.
— Astu peur que le tueur décapite quelqu’un bientôt, Biscuit ?
— C’est Maud, mon prénom, ditelle pour la millième fois en songeant que leur complicité s’évanouirait le jour où Grégoire l’appellerait ainsi.
— Oui, je sais. Les journalistes ont écrit que tu te vantais en disant qu’il ferait une erreur et que tu le piégerais. T’as fait exprès ?
— Oui. C’est si évident ?
Elle était déçue ; si Grégoire décelait la ruse, le tueur en ferait autant.
— Je te connais, Biscuit, expliqua Grégoire. Je sais que tu te vantes pas. Mais lui, il le sait pas. Il va marcher dans ta combine.
— De toute manière, j’étais prête à dire n’importe quoi pour qu’il réagisse. On ne peut pas attendre les bras croisés sans rien faire.
— Vous avancez pas ?
— Non.
Elle repoussa son assiette. Elle n’avait plus faim.
— Mange pareil, fit Grégoire. Pour une fois que c’est pas un sandwich.
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Elle piqua un quartier de tomate pour ne pas le vexer, lui sourit :
— C’est vrai. J’ignorais que tu te débrouillais aussi bien en cuisine ?
— Mon père était cook. Je l’aidais au restaurant quand j’étais petit.
— C’est vraiment bon.
Il protesta ; ce n’était qu’une petite salade. Il n’aimait pas tant que ça faire la cuisine. Et surtout, il ne voulait pas ressembler à son père. Elle aimerait lui dire, plus tard, qu’il ne devait pas se priver d’un avenir par crainte du passé. Il pouvait faire autre chose que vendre son corps. Elle l’avait toujours su, mais n’avait pas d’arguments pour le lui démontrer. Elle sèmerait l’idée d’un travail dans un restaurant. Elle demanderait à Enzo de l’aider à trouver quelque chose.
Et Grégoire refuserait. Il dirait qu’il était habitué à faire de l’argent. Et elle le persuaderait d’essayer. Dans quelques mois, quand ils seraient plus intimes. Elle ne pouvait pas encore lui parler de ses parents ou critiquer sa manière de vivre. Elle se permettait seulement de le prier de renoncer à la drogue. Il avait diminué les quantités et il n’en vendait plus. C’était déjà beaucoup. Elle espérait qu’il mettait des préservatifs comme elle le lui avait conseillé, mais elle n’osait pas le lui demander. Elle aurait pourtant dû lui dire qu’elle tenait à lui ; elle se le reprocherait quand il serait reparti. Mais elle ne savait pas exprimer ses sentiments. Elle ne l’avait jamais su. Yves en avait été dérouté ; il s’attendait à ce que toutes les femmes s’épanchent. Au début, il avait apprécié sa réserve. À la fin, il lui reprochait son silence.
Il la taxait même d’hypocrisie, ou tout au moins de dissimulation : que taisaitelle ainsi ?
Une peur atroce qu’il ne la quitte. Pouvaitelle lui dire qu’elle redoutait terriblement la rupture, puis la solitude ? Yves aurait cru qu’elle s’accrochait à lui et il aurait fui encore plus vite. Elle était prête à tant de concessions pour rester avec lui ; une telle disponibilité l’aurait effaré s’il l’avait su. Et elle était 107
absolument incapable de lui exprimer qu’il y avait une grande liberté dans cette sujétion. Ellemême concevait mal que ses convictions féministes s’accommodent de cette idée. Mais le fait est qu’elle aurait souvent eu envie de laisser Yves tout décider et qu’elle devait se faire violence pour donner son opinion, pour ne pas se fondre en lui, ne pas perdre son identité, demeurer indépendante. C’était pourtant sa nature ; alors ? Elle pensait que c’était parce qu’elle rentrait épuisée du bureau où elle devait toujours tout prévoir, tout juger, tout évaluer. Et sans se tromper. Parce que l’erreur pouvait être fatale.
Yves l’aimait autonome. Et elle l’était, d’une certaine manière. S’il s’agissait de son travail, par exemple. Oui, elle oubliait Yves quand elle était sur une affaire. Non, elle n’aurait pas sacrifié une soirée avec un indic pour souper avec son chum. Peutêtre que son travail avait autant d’importance que son amour. Non, tout de même pas ; elle ne pensait pas qu’à son boulot quand elle sortait avec Yves. Et elle avait été atrocement malheureuse quand il l’avait quittée. Mais elle n’avait jamais perdu son travail; comment réagiraitelle si on la virait ? Ne se sentiraitelle pas aussi démunie, aussi diminuée, aussi rejetée ?
Nulle, laide, stupide, grosse, triste et bête? Il y a des chômeurs qui finissent par se suicider.
— À quoi tu penses, Biscuit ?
— À moi. Je me fais peur. J’essaye d’imaginer que je perds ma job pour me consoler d’être toute seule. C’est drôle, non ?
— Non. Je vais te raconter quelque chose pour te changer les idées.
Grégoire débarrassa les assiettes en lui parlant des moulages qu’exécutait autrefois le Prof. Des sexes en or, en argent, en bronze.
— Il faut être prétentieux en crisse pour vouloir une copie de sa queue !
Graham hocha la tête, tentant de se figurer l’atelier du Prof où s’amoncelaient les moulages des sexes.
— Ton Prof, il n’en fait plus ? Il ne fait plus de sculpture ?
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— Oui, mais pas des sexes. Il fait des choses bizarres. Des bouts de métal collés sur des grillages avec des clous ou de la corde. Il en a suspendu dans son salon. Ça ressemble à rien, mais j’aime ça ses mobiles. Je les trouve vraiment beaux. Il était content que je lui dise. C’est vrai que c’est pas n’importe qui qui doit tripper làdessus. C’est tellement flyé. Il en fume du bon !
— Avec toi ?
Grégoire éclata d’un rire enfantin, content de sa plaisanterie :
— C’est une manière de parler. C’est un gars sérieux. Il pense la même affaire que toi de la dope. Il est très en forme, très sportif. Il s’alimente superbien. Il doit pas boire plus qu’une bière par semaine. Je suis son seul vice…
Il souriait encore, mais les commissures des lèvres s’étaient affaissées et il défiait Graham du regard. Elle lui demanda quel âge avait son client.
— C’est dur à dire ; il s’entretient.
— Estce que vous avez reparlé des meurtres ?
— Oui. Il pense que le tueur va recommencer. Mais tout le monde s’y attend. C’est capoté, cette histoirelà.
Graham approuva : pour être dément, ça l’était. Au lieu de se barricader chez eux, les gens étaient portés à se réunir. Un comité de citoyens s’était constitué pour amasser la somme d’une récompense destinée à quiconque donnerait des informations susceptibles d’entraîner l’arrestation du criminel. Des patrouilles formées d’amateurs arpentaient les rues de Québec, et curieusement, avec la peur qui étreignait les habitants, régnait une sorte d’excitation presque joyeuse. Chacun voulait participer à cette gigantesque chasse à l’homme. On discutait partout, avec n’importe qui, au supermarché, chez le coiffeur, à la Société des alcools, au dépanneur, à la pharmacie. Québec était devenue un gros village où chacun parlait à son voisin comme s’il le connaissait. On savait qu’il y avait un ver dans le fruit, mais le ver ne pouvait être ce voisin, on l’aurait deviné.
— Le Prof, il pense qu’il a peutêtre vu le tueur.
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— Quoi ?
— Il s’entraîne au même club que Josiane Girard.
Graham fut déçue. Elle avait espéré… Quoi, au juste ? Que Grégoire lui livre le nom du coupable sur un plateau d’argent ?
Elle comptait trop sur lui. Parce qu’elle voulait lui donner de l’importance. Qu’il se sente indispensable, précieux, rare.