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Première vague de l’avenir : l’hyperempire

Beaucoup, aux États-Unis comme ailleurs, prédisent que l’Histoire ne racontera désormais jamais plus rien d’autre que la généralisation du marché, puis de la démocratie, à l’intérieur des frontières de chaque pays ; c’est ce qu’ils nomment la fin de l’Histoire. Cette évolution, disent-ils, se fera naturellement, pacifiquement. Selon eux, elle n’exigera pas une guerre des démocraties contre les ultimes dictatures ; ce n’est pas, expliquent-ils, en bombardant Moscou qu’on en a fini avec l’Union soviétique, ni en bombardant et occupant Bagdad qu’on « démocratisera » l’Irak. Ni même en recourant à des sanctions économiques : aucun embargo, plaident-ils, n’a jamais vaincu une seule dictature. Les peuples, espèrent-ils, se libéreront eux-mêmes, par le simple jeu de la croissance économique, de la transparence de l’information et de l’expansion des classes moyennes. L’Ordre marchand, prévoient-ils, sera alors polycentrique, c’est-à-dire une juxtaposition d’un nombre croissant de démocraties de marché autour de quelques puissances dominantes.

Un tel scénario aura bien lieu : Entre 2025 et 2035, quand la neuvième forme s’effacera, elle laissera place à un monde sans maître, vaguement coordonné par quelques puissances relatives. Mais je ne crois pas que celui-ci puisse durer ; un tout autre monde, dans le droit-fil de l’Histoire, se mettra ensuite en place : un marché sans démocratie.

Vers 2050, sous le poids des exigences du marché et grâce à de nouveaux moyens technologiques, l’ordre du monde s’unifiera autour d’un marché devenu planétaire, sans État. Commencera ce que je nommerai l’hyperempire, déconstruisant les services publics, puis la démocratie, puis les États et les nations mêmes.

Ce marché mondial unifié et sans États restera durablement fidèle aux valeurs de l’ancien « cœur » californien. Comme les valeurs culturelles de Londres ressemblèrent longtemps à celles d’Amsterdam, celles de Boston à celles de Londres et celles de Los Angeles à celles de New York, l’hyper-empire demeurera partiellement américain ; ses objets de consommation, on le verra, seront encore très largement la prolongation des objets nomades, tout comme le seront sa culture (métissée), son mode de vie (précaire), ses valeurs (individualistes), son idéal (narcissique).

Ainsi débutera la première phase de l’avenir. Puis viendra, on le verra, une série de guerres d’une extrême violence, conduisant à un hyperconflit. Enfin, devant l’échec de l’hyperempire et de l’hyperconflit, de nouvelles valeurs conduiront à un rééquilibrage entre démocratie et marché à l’échelle du monde, à une hyperdémocratie planétaire.

La généralisation de la démocratie de marché : le monde polycentrique

Partout où ce n’est pas encore le cas, c’est-à-dire essentiellement en Chine et dans le monde musulman, la croissance marchande créera vers 2035 une classe moyenne qui mettra à bas la dictature et installera une démocratie parlementaire.

On continuera dès lors à assister, comme depuis deux siècles, à la généralisation au monde entier, progressive et parallèle, chaotique et irréversible, du marché puis de la démocratie, c’est-à-dire de la démocratie de marché. Le phénomène concernera même l’Égypte, l’Indonésie, le Nigeria, le Congo, la Chine et l’Iran. Tous ces pays seront emportés, intacts ou par morceaux, par la logique qui naguère renversa la dictature au Chili, en Espagne, en Russie ou en Turquie. L’islam, l’hindouisme, le confucianisme ne s’opposeront plus à la démocratie ; chacune de ces vieilles sagesses en revendiquera même la paternité.

La mise en place d’élections libres ne suffira évidemment pas à instaurer durablement ces démocraties de marché : les exemples irakien, algérien ou ivoirien démontrent que des élections, même libres, si elles ne sont pas accompagnées de la mise en place d’institutions stables, économiques et politiques, et si n’existe pas un véritable désir des citoyens de vivre ensemble, peuvent au contraire faire reculer la démocratie. Il faudra que, progressivement, ces pays, comme l’ont fait tous les autres avant eux, se dotent de constitutions laïques, de parlements, de partis politiques, de systèmes juridiques et policiers respectant les droits de l’homme, d’une véritable pluralité de l’information. Cela leur prendra du temps : il ne faudra pas exiger de l’Asie et de l’Afrique ce que nul, à l’époque, n’exigea de l’Europe.

Pour les y aider, les nations déjà démocratiques devront se servir de leurs propres valeurs et de leurs institutions plus que de leurs missiles ; elles devront ouvrir leurs marchés aux entreprises, aux produits et aux étudiants venus de ces pays ; elles devront y financer des investissements créateurs d’emplois, y soutenir de nouveaux médias, y favoriser la naissance d’une agriculture moderne, d’un système bancaire, d’une sécurité sociale, d’un système judiciaire et policier, enfin y promouvoir des journaux, des radios, de nouvelles élites et des organisations non gouvernementales.

Au fil de ce processus, des ethnies, des régions, des peuples décideront de ne plus vivre les uns avec les autres ; des régions riches se débarrasseront du faix de régions pauvres, comme on a vu la Tchéquie se séparer de la Slovaquie. Parmi les démocraties existantes, la Flandre pourrait décider de se séparer de la Wallonie ; l’Italie du Nord, de celle du Sud ; la Catalogne, du reste de l’Espagne ; l’Écosse réclamer son indépendance ; les Kurdes pourraient se dissocier des autres Irakiens ; les Indiens ou les Indonésiens pourraient même s’éloigner les uns des autres. Les États créés artificiellement par la colonisation en Afrique et en Asie voleraient ainsi en éclats. Plus de cent nations nouvelles pourraient naître avant la fin du siècle.

Dans chacune de ces futures démocraties, comme dans les anciennes, une part croissante du revenu national passera pour un temps par les budgets publics et par des systèmes d’assurances, sociales et privées, qui mutualiseront les risques de santé et ceux liés au vieillissement. Ce processus s’accompagnera de l’effacement progressif des classes paysanne et ouvrière, et de l’essor de classes moyennes, moins soumises à la pénibilité du travail, mieux à même de se contenter de libertés formelles et de bien-être matériel.

Aussi longtemps que démocratie et marché resteront de forces égales, ils se partageront leurs champs de compétence et respecteront leurs frontières ; l’Ordre marchand s’organisera comme une juxtaposition de démocraties de marché ; le monde sera polycentrique, avec une ou deux puissances majeures sur chaque continent : les États-Unis, le Brésil, le Mexique, la Chine, l’Inde, l’Égypte, la Russie et l’Union européenne (même si celle-ci ne présentera pas tous les attributs d’un État). Le Nigeria s’y joindra, s’il existe encore, ce qui est peu probable. Ensemble, ces neuf nations, devenues maîtresses de l’ordre polycentrique, formeront un gouvernement informel du monde dont j’aurai à reparler dans la troisième vague de l’avenir. On les retrouvera d’abord au Conseil de sécurité des Nations unies et au G8.

Un tel ordre polycentrique ne pourra pas se maintenir : par nature, le marché est conquérant ; il n’accepte pas de limites, de partage de territoires, de trêves. Il ne signera pas de traité de paix avec les États. Il refusera de leur laisser des compétences. Il s’étendra bientôt à tous les services publics et videra les gouvernements (même ceux des maîtres de l’ordre polycentrique) de leurs ultimes prérogatives, y compris celles de la souveraineté.

Même si, pour un temps, des nations, des agences de régulation et des organisations internationales vont tenter de contenir et de limiter les marchés, les puissances industrielles, financières, technologiques, qu’elles soient légales ou illégales, refuseront d’accepter tout équilibre polycentrique, bouleverseront sans cesse les frontières et concurrenceront tous les services publics les uns après les autres. Puis les services d’éducation, de santé, ceux liés à l’exercice de la souveraineté, aujourd’hui remplis pour l’essentiel par des agents publics, cesseront totalement d’être publics : médecins, professeurs, puis juges et soldats deviendront des salariés du secteur privé.

Enfin, comme d’autres avant eux, ces services, devenus de plus en plus coûteux, en temps et en argent, du fait du vieillissement de la planète, de l’urbanisation massive, de l’insécurité croissante, des enjeux écologiques et de la nécessité de se former en permanence, seront remplacés par des objets industriels produits en série.

Commencera, commence déjà, une formidable bataille géopolitique, entre les démocraties de marché et le marché, pour la suprématie planétaire. Cette bataille conduira à la victoire, impensable aujourd’hui, du capitalisme sur les États-Unis, et même du marché sur la démocratie. En voici l’histoire.

L’objet substitut de l’État : de l’hypersurveillance à l’autosurveillance

Progressivement, les marchés trouveront de nouvelles sources de rentabilité dans les activités aujourd’hui exercées par les services publics : éducation, santé, environnement, souveraineté. Des entreprises privées voudront commercialiser ces fonctions, puis les remplaceront par des produits de consommation fabriqués en série, qui entreront parfaitement dans la dynamique du progrès technique à l’œuvre depuis les débuts de l’Ordre marchand.

D’abord, on cherchera (et on trouvera) de nouveaux moyens d’accumuler de plus en plus d’information et d’énergie dans des volumes de plus en plus réduits. En particulier, pour diminuer la consommation d’énergie, de matières premières et d’eau, et les conséquences sur l’environnement. Cela passera par des technologies conduisant à stocker énergie et information sur des entités nanométriques : d’où l’appellation de nanotechnologies. On ira vers la construction de nanomachines par assemblage de molécules, ce qui exigera de repérer les atomes, de les manipuler et de les positionner. Diverses technologies permettront d’économiser eau, forêts et pétrole, d’utiliser des ressources encore incertaines comme les richesses maritimes et celles de l’espace. Des microprocesseurs utiliseront des biomolécules de l’ADN et des peptides. Ils serviront à fabriquer des nano-ordinateurs. Des nanocentrales d’énergie utiliseront des piles à hydrogène. Des autorépliqueurs seront capables de se réparer eux-mêmes et de se reproduire. Par ailleurs, des progrès techniques majeurs amélioreront l’efficacité écologique des matériaux, de la propulsion, de l’aérodynamique, des structures, des combustibles, des moteurs, des systèmes.

Ces technologies modifieront radicalement la façon dont sont produits les objets actuels. Elles permettront de consommer beaucoup moins d’énergie par unité produite, de mieux gérer l’eau potable, les déchets urbains et les émissions polluantes ; elles amélioreront les caractéristiques des produits alimentaires, des vêtements, des logements, des véhicules, des équipements ménagers et des objets nomades.

D’autres objets nomades miniaturiseront les moyens d’informer, de distraire, de communiquer, de transporter, augmentant massivement l’ubiquité nomade. L’objet nomade unique sera intégré au corps d’une façon ou d’une autre. Il servira de capteur et de contrôleur. Des matières plastiques spécifiques, récupérables et recyclables, permettront de transformer les vêtements en objets nomades connectés. D’autres matières plastiques deviendront des écrans jetables, ce qui permettra de réaliser des murs-images dans les lieux publics et dans des maisons connectées ; cela bouleversera la façon d’éclairer, de construire, de lire, d’habiter, de vivre le nomadisme. Des robots personnalisés aideront les invalides, puis les valides, dans leur vie quotidienne ; ils permettront de participer simultanément à plusieurs réunions virtuelles, et de reproduire  – au moins virtuellement  – une personne disparue ou fantasmée. Des voitures autoguidées permettront de ne plus avoir à conduire, du moins sur autoroute. Des avions hypersoniques mettront Tokyo et Los Angeles à moins de quatre heures de n’importe quel point du Pacifique ; des bateaux mettront tous les ports d’Asie à moins de vingt-quatre heures les uns des autres et réduiront la traversée du Pacifique à trois jours. Diverses sociétés privées enverront des touristes dans des hôtels placés en orbite ; elles organiseront des voyages vers la Lune, puis vers Mars.

Vers 2040, s’amorcera l’essentiel, qui diminuera massivement le coût d’organisation des démocraties de marché, rétablira la rentabilité de l’industrie, réduira progressivement à néant le rôle des États et détruira peu à peu l’ordre polycentrique : des objets nouveaux prendront, comme moteurs de la croissance, le relais des automobiles, des machines à laver, des objets nomades : il s’agira d’objets de surveillance, remplaçant de nombreuses fonctions de l’État que je nommerai surveilleurs.

Les services d’éducation, de santé, de souveraineté seront ainsi progressivement remplacés  – comme ce fut le cas avec les transports, les services domestiques, la communication  – par des machines produites en série ; ce qui ouvrira, une nouvelle fois, de nouveaux marchés aux entreprises et augmentera la productivité de l’économie. Comme il s’agira là de toucher à des services essentiels à l’ordre social, constitutifs même des États et des peuples, cela modifiera radicalement les relations à l’imaginaire individuel et collectif, à l’identité, à la vie, à la souveraineté, au savoir, au pouvoir, à la nation, à la culture, à la géopolitique.

Là se situe la plus profonde révolution qui nous attend dans le prochain demi-siècle.

Ces surveilleurs ne surgiront pas tout prêts de l’imagination de chercheurs farfelus ou de techniciens illuminés ; ils répondront aux impératifs financiers de l’Ordre marchand, toujours à l’affût de nouveaux moyens de réduire le temps nécessaire à la production des objets existants, d’augmenter la capacité des réseaux, de réduire les dépenses collectives, de valoriser l’usage du temps, de transformer des désirs et des besoins en richesses marchandes.

Ce processus se déroulera en deux étapes, que je nomme hypersurveillance et autosurveillance.

Quand la loi du marché commencera à l’emporter sur celle de la démocratie, les services publics d’éducation, de soins, de sécurité, puis de justice et de souveraineté commenceront à être concurrencés par des entreprises privées. Les États seront tenus de traiter les chaînes de cliniques étrangères comme les hôpitaux publics, les filiales d’universités privées étrangères comme les universités nationales.

Des compagnies privées de sécurité, de police, de renseignement concurrenceront les polices nationales dans la surveillance des mouvements et des données, pour le compte de compagnies d’assurances et d’entreprises, qui voudront tout savoir de leurs employés, de leurs clients, de leurs fournisseurs, de leurs concurrents, de leurs risques ; et qui voudront protéger leurs actifs, matériels, financiers, intellectuels, contre diverses menaces. Ce transfert vers le privé réduira peu à peu les dépenses publiques et aidera à économiser les ressources rares. Il s’inscrira, comme on l’a vu précédemment, dans la foulée de l’apparition de services permettant de suivre à la trace objets et gens. L’ubiquité nomade ouvre à l’hypersurveillance quand celui qui est connecté laisse trace de son passage.

Des services privés géreront ensuite les droits sociaux et les services administratifs. On pourra recevoir un document administratif ou une allocation plus rapidement en payant plus cher : c’est déjà le cas en Grande-Bretagne. D’ores et déjà, l’État s’est déchargé, en beaucoup de lieux, d’innombrables décisions, confiées à de hautes autorités indépendantes qui le dégagent de toute responsabilité.

Autrement dit, en échange d’une baisse d’impôt qui avantagera surtout les plus riches, les services publics deviendront payants, ce qui pénalisera les plus pauvres. Et comme ces entreprises privées en concurrence devront dépenser des sommes considérables pour attirer les clients, ce que n’a pas à faire un service public, le coût final du service pour le client augmentera d’autant.

Les usagers, personnes privées ou entreprises, deviendront des consommateurs, tenus de payer directement leurs services, soit sous forme d’achat direct aux prestataires, soit sous forme de primes versées à des compagnies d’assurances  – privées ou publiques  –, substituts aux impôts, qui diminueront massivement.

Ces compagnies d’assurances exigeront non seulement que leurs clients paient leurs primes (pour s’assurer contre la maladie, le chômage, le décès, le vol, l’incendie, l’insécurité), mais elles vérifieront aussi qu’ils se conforment à des normes pour minimiser les risques qu’elles auront à couvrir. Elles en viendront progressivement à dicter des normes planétaires (quoi manger ? quoi savoir ? comment conduire ? comment se conduire ? comment se protéger ? comment consommer ? comment produire ?). Elles pénaliseront les fumeurs, les buveurs, les obèses, les inemployables, les mal protégés, les agressifs, les imprudents, les maladroits, les distraits, les gaspilleurs. L’ignorance, l’exposition aux risques, les gaspillages, la vulnérabilité seront considérés comme des maladies. Les autres entreprises devront elles aussi obéir à des normes afin de réduire les risques de catastrophes industrielles, d’accidents du travail ou d’agressions externes voire de gaspillages de ressources réelles. D’une certaine façon, toutes les entreprises seront ainsi poussées à tenir compte dans leurs décisions de l’intérêt général. Certaines feront même de leur « citoyenneté » une des dimensions de leur image et de leur action.

La montée des risques liés au vieillissement, à la croissance urbaine, aux catastrophes provoquées par les dérèglements écologiques, aux attentats augmentera peu à peu la part de ces primes d’assurances dans le revenu national, en même temps que baissera la part des prélèvements obligatoires.

Les entreprises devront à la fois respecter les normes que leur imposeront les compagnies d’assurances et imposer à leurs collaborateurs  – dont ils paieront une partie des cotisations  – de respecter d’autres normes : surveiller sa santé, son savoir, sa vigilance, ses propriétés, économiser les ressources rares, se soigner, se former, se protéger  – et plus généralement être en forme  – deviendront des comportements socialement nécessaires.

Pour que les compagnies d’assurances soient économiquement rentables, chacun  – personne privée, entreprise  – devra ainsi accepter qu’un tiers vérifie sa conformité aux normes ; pour cela, chacun devra accepter d’être surveillé.

« Surveillance » : maître mot des temps à venir.

Ainsi verra d’abord le jour une hypersurveillance. Les technologies permettront de tout savoir des origines des produits et du mouvement des hommes, ce qui aura aussi, dans un avenir plus lointain, des applications militaires essentielles. Des capteurs et des caméras miniatures placés dans tous les lieux publics, puis privés, dans les bureaux et les lieux de repos, et finalement sur les objets nomades eux-mêmes, surveilleront les allées et venues ; le téléphone permet déjà de communiquer et d’être repéré ; des techniques biométriques (empreintes, iris, forme de la main et du visage) permettront la surveillance des voyageurs, des travailleurs, des consommateurs. D’innombrables machines d’analyse permettront de surveiller la santé d’un corps, d’un esprit ou d’un produit.

L’objet nomade unique sera en permanence localisable. Toutes les données qu’il contiendra, y compris les images de la vie quotidienne de chacun, seront stockées et vendues à des entreprises spécialisées et à des polices publiques et privées. Les données individuelles de santé et de compétences seront tenues à jour par des bases de données privées qui permettront d’organiser des tests prédictifs en vue de traitements préventifs. La prison elle-même sera remplacée progressivement par la surveillance à distance d’un confinement à domicile.

Plus rien ne restera caché ; la discrétion, jusqu’ici condition de la vie en société, n’aura plus de raison d’être. Tout le monde saura tout sur tout le monde ; on évoluera vers moins de culpabilité et plus de tolérance. L’oubli était teinté hier de remords ; demain, la transparence incitera à ne plus en avoir. La curiosité, fondée sur le secret, disparaîtra aussi, pour le plus grand malheur des journaux à scandales. Du coup, la célébrité aussi.

Un peu plus tard, vers 2050, le marché ne se contentera pas d’organiser la surveillance à distance : des objets industriels produits en série permettront à chacun d’autosurveiller sa propre conformité aux normes : des autosurveilleurs apparaîtront. Des machines permettront à chacun  – entreprise ou personne privée  – de surveiller sa consommation d’énergie, d’eau, de matières premières, etc. ; d’autres encore d’autosurveiller son épargne et son patrimoine. Ces machines permettront aussi de gagner du temps de vie. Déjà le miroir, la balance, le thermomètre, l’alcootest, les tests de grossesse, les électrocardiographes, d’innombrables capteurs mesurent des paramètres, les comparent à une valeur dite normale et annoncent à chacun le résultat du test. Des technologies démultiplieront ces moyens de surveillance portative : des ordinateurs seront intégrés aux vêtements par des nanofibres et miniaturiseront davantage encore ces autosurveilleurs du corps. Des puces électroniques sous-cutanées enregistreront continuellement les battements du cœur, la pression artérielle, le taux de cholestérol. Des microprocesseurs branchés sur différents organes surveilleront leurs écarts de fonctionnement par rapport à des normes. Des caméras miniatures, des senseurs électroniques, des biomarqueurs, des nanomoteurs, des nanotubes (capteurs microscopiques qu’on pourra introduire dans les alvéoles pulmonaires ou dans le sang) permettront à chacun de mesurer en permanence  – ou périodiquement  – les paramètres de son propre corps.

De même apparaîtront, en matière d’éducation et d’information, des instruments et des logiciels d’autosurveillance de la conformité à des normes de savoir ; ils organiseront la vérification des connaissances : l’ubiquité nomade de l’information deviendra contrôle permanent du savoir.

Pendant quelque temps encore, seuls médecins et professeurs (qui collaboreront à la production et à l’expérimentation de ces autosurveilleurs) seront autorisés à s’en servir. Puis ces objets seront miniaturisés, simplifiés, fabriqués à coût très bas et rendus disponibles à tous, en dépit de la forte opposition des experts qu’ils concurrenceront. La surveillance deviendra nomade et autonome. Chacun renouvellera avec passion ces instruments : la peur de la dégradation physique et de l’ignorance, la familiarité croissante avec les objets nomades, la méfiance grandissante envers les corporations médicale et enseignante, la foi dans l’infaillibilité technologique ouvriront d’énormes marchés à ces diverses gammes d’appareils. Les compagnies d’assurances y pousseront, soucieuses d’ajuster en permanence leurs primes à l’évaluation des risques encourus par chacun de leurs clients. Elles exigeront donc de leurs clients qu’ils fassent la preuve qu’ils utilisent des autosurveilleurs.

Les praticiens se trouveront alors un nouveau rôle en soignant des maladies qui, auparavant, n’auraient pas été détectées ; des professeurs deviendront les tuteurs de ceux qui auront été repérés comme réfractaires au savoir.

Une nouvelle fois, des services collectifs, cette fois étatiques, deviendront des objets industriels produits en série. Tout ce qui se met en place depuis quelques décennies trouvera son aboutissement. Chacun sera devenu son propre gardien de prison.

En même temps la liberté individuelle aura atteint son paroxysme, au moins dans l’imaginaire.

Au-delà des autosurveilleurs viendront  – viennent déjà  – des autoréparateurs permettant d’amender les erreurs détectées par les autosurveilleurs. Une des premières formes de cette autoréparation aura été les industries du maquillage, de la beauté, de la mode, de la diététique, de la gymnastique, de la remise en forme, de la chirurgie esthétique. Le vieillissement du monde en augmentera la nécessité. On commencera par intégrer des dispositifs d’autoréparation dans des systèmes artificiels tels que machines, ponts, immeubles, automobiles, équipements ménagers, objets nomades. Puis des microprocesseurs, d’abord fabriqués avec des matériaux organiques, ensuite à partir de biomatériaux, s’occuperont de réparer les corps. Ils délivreront des médicaments à intervalles réguliers ; des microcapsules seront introduites dans le sang avec mission de repérer et détruire l’amorce d’un cancer, de lutter contre le vieillissement du cerveau et du corps. Si l’on vient à connaître les mécanismes génétiques des dépendances, on pourra aussi tenter d’en bloquer ainsi les manifestations. Il sera même possible un jour de manipuler l’intérieur de cellules sans les altérer pour réparer in vivo les organes humains.

Au-delà de ces objets, chacun voudra aussi disposer de services et d’accessoires de voyage pour l’ultime traversée : la valorisation du temps s’étendra à la mise sur le marché de moyens d’atteindre à l’éternité. Au lieu de vendre, comme jadis l’Église, des « indulgences », le marché vendra des services de suicide, de mort médicalement assistée, de cryogénisation, puis on commercialisera des machines permettant d’organiser des simulacres d’agonie, des semi-suicides, des expériences de presque-mort, des aventures extrêmes sans garantie de retour.

Ultérieurement, les progrès des neurosciences permettront d’aller chercher, par un acte purement mental, des connaissances ou des informations dans des bases de données externes, sans avoir eu à les stocker dans sa propre mémoire. Des prothèses bioniques, branchées directement sur le cerveau, aideront à lancer des ponts entre des savoirs, à produire des images mentales, à voyager, à apprendre, à fantasmer, à communiquer avec d’autres esprits. On sait déjà déplacer un curseur sur un écran grâce à une image mentale transmise à un ordinateur par le biais d’un implant électronique placé dans le cortex moteur. Cela permet déjà à un tétraplégique d’écrire quinze mots à la minute, par simple transmission de pensée, et de les envoyer par e-mail. La télépathie est ainsi, déjà, une réalité. Demain, ces processus permettront de fournir de nouvelles formes de communication directe par l’esprit, d’améliorer le processus d’apprentissage et de création en réseau. On en fera aussi une source d’émotions artistiques nouvelles.

La déconstruction des États

Ces technologies interviendront au moment où les dépenses mutualisées seront de plus en plus importantes. Pays par pays, secteur par secteur, elles réduiront progressivement le rôle de l’Etat et des institutions de prévoyance publiques. Ainsi, après avoir augmenté, la part des dépenses collectives dans le revenu national de chaque pays diminuera massivement.

La croissance des marchés dans le monde polycentrique agira alors dans le même sens que ces technologies et contribuera, elle aussi, à affaiblir massivement les États. D’abord, les grandes entreprises, appuyées sur des milliers de sociétés spécialisées, influeront sur les médias  – par un chantage à la publicité  – afin d’orienter le choix des citoyens. Puis elles affaibliront les États.

Dans un premier temps, quand les riches minorités se rendront compte qu’elles ont davantage intérêt à ce qu’un domaine soit soumis au marché plutôt qu’au vote, elles feront tout pour que ce domaine soit privatisé. Ainsi, par exemple, quand une minorité riche pensera que le système des retraites par répartition n’est plus conforme à ses intérêts, elle le fera basculer, en nouant des alliances passagères, dans un système de retraites par capitalisation, de telle sorte que ses pensions ne dépendent plus d’une décision majoritaire qui pourrait lui être défavorable. De même pour la santé, la police, l’éducation, l’environnement.

Puis le marché, par nature planétaire, transgressera les lois de la démocratie, par nature locale. Les plus riches des membres de la classe créative (quelque cent millions sur les deux milliards de détenteurs d’actions, d’actifs mobiles et de savoir nomade) considéreront leur séjour dans tout pays (y compris celui de leur naissance, et fût-ce un des maîtres de l’ordre polycentrique) comme un contrat individuel excluant toute loyauté et toute solidarité avec leurs compatriotes ; ils s’expatrieront s’ils estiment ne pas en avoir pour leur argent.

De même, quand des entreprises  – y compris celles des nations devenues maîtresses de l’ordre polycentrique  – estimeront que la fiscalité et le droit qui leur sont applicables ne sont pas les meilleurs qu’elles puissent espérer, elles déplaceront leurs centres de décision hors de leur pays d’origine.

Les États se feront alors concurrence par une baisse massive des impôts sur le capital et sur la classe créative, ce qui les privera progressivement de l’essentiel de leurs ressources ; exsangues, et poussés aussi par l’apparition des autosurveilleurs, les États abandonneront au marché le soin de proposer la plupart des services relevant de l’éducation, de la santé, de la sécurité et même de la souveraineté. D’abord en délocalisant les services publics dans les pays à bas coût de main-d’œuvre, puis en les privatisant. Alors les impôts baisseront, les revenus minima et les statuts protégeant les plus faibles seront balayés ; la précarité se généralisera.

Faute d’État, les entreprises favoriseront ainsi de plus en plus les consommateurs contre les travailleurs dont les revenus diminueront. Les technologies de l’autosurveillance organiseront et accéléreront ce processus en favorisant le consommateur contre l’usager du service public, le profit contre le salaire, en donnant toujours plus de pouvoir aux compagnies d’assurances et de distraction aux producteurs d’autosurveilleurs.

Commencera alors, au plus tard vers 2050, une lente déconstruction des États, nés pour certains il y a plus de mille ans. La classe moyenne, principal acteur de la démocratie de marché, retrouvera la précarité à laquelle elle croyait avoir échappé en se détachant de la classe ouvrière ; le contrat l’emportera de plus en plus sur la loi ; les mercenaires, sur les armées et sur les polices ; les arbitres, sur les juges. Les juristes de droit privé feront florès.

Pendant un certain temps, les États des pays maîtres de l’ordre polycentrique pourront encore fixer quelques règles de leur vie sociale. La majorité politique y rejoindra la majorité économique, c’est-à-dire l’âge auquel l’enfant deviendra un consommateur autonome. Dans chaque pays, les partis politiques, en plein désarroi, chercheront  – de plus en plus en vain  – des domaines de compétence : ni la gauche ni la droite ne pourront empêcher la privatisation progressive de l’éducation, de la santé, de la sécurité, de l’assurance, ni le remplacement de ces services par des objets produits en série, ni, bientôt, l’avènement de l’hyperempire. La droite en accélérera même l’avènement par des privatisations. La gauche en fera autant, en donnant à la classe moyenne les moyens d’accéder plus équitablement à la marchandisation du temps et à la consommation privée. L’appropriation publique des grandes entreprises ne sera plus une solution crédible ; le mouvement social n’aura plus la force de s’opposer à la marchandisation du monde. Des gouvernements médiocres, appuyés sur de rares fonctionnaires et des parlementaires discrédités, manipulés par des groupe de pression, continueront à donner un spectacle de moins en moins fréquenté, de moins en moins pris au sérieux. L’opinion ne s’intéressera pas beaucoup plus à leurs faits et gestes qu’elle ne s’intéresse aujourd’hui à ceux des tout derniers monarques du continent européen.

Les nations ne seront plus que des oasis en compétition pour attirer des caravanes de passage ; leur train de vie sera limité par les rares ressources qu’apporteront ceux des nomades qui accepteront d’y faire halte assez longtemps pour y produire, y commercer, s’y distraire. Les pays ne seront plus habités durablement que par les sédentaires  – forcés d’être là parce que trop ennemis du risque, trop fragiles, trop jeunes ou trop vieux  –, et par les plus faibles, pour certains venus d’ailleurs pour y trouver un cadre de vie plus décent.

Seuls se développeront les États qui auront su s’attirer la loyauté de leurs citoyens en favorisant leur créativité, leur intégration et leur mobilité sociale. Certaines nations de tradition social-démocrate et certaines minuscules entités étatiques résisteront mieux que d’autres. Ironie de l’Histoire : avec l’avènement de l’hyperempire, on assistera ainsi au retour de ces cités-États qui dominèrent les débuts de l’Ordre marchand.

Dans certains pays, pour empêcher cette destruction de l’identité nationale, et pour faire face aux vagues d’immigration qui s’ensuivront, des dictateurs racistes, théocratiques ou laïcs, prendront le pouvoir. En particulier, ce qui se jouera bientôt dans des pays comme les Pays-Bas ou la Belgique, premiers « cœurs » du monde marchand, démocraties parmi les plus anciennes, sera révélateur de l’évolution qui touchera ensuite les États les plus robustes et les plus soucieux de leurs libertés. On en reparlera plus loin avec la deuxième vague de l’avenir.

Tandis que l’Afrique s’évertuera en vain à se construire, le reste du monde commencera à se déconstruire sous les coups de la globalisation. L’Afrique de demain ne ressemblera donc pas à l’Occident d’aujourd’hui ; c’est bien plutôt l’Occident de demain qui ressemblera à l’Afrique d’aujourd’hui.

Puis, à mon sens avant même la fin du XXIe siècle, le gouvernement des États-Unis lui aussi perdra  – le dernier sans doute au sein de ce monde polycentrique  – l’essentiel des instruments de sa souveraineté.

Ce sera d’abord le cas dans le monde virtuel : tout comme l’imprimerie, on l’a vu, joua contre les pouvoirs en place, Internet jouera contre les États-Unis. Il commencera par ne pas servir les intérêts de Washington, puis, en favorisant la gratuité, en démultipliant les sources d’information, en libérant les contrôles exercés sur celle-ci par les plus riches, il videra le gouvernement des États-Unis, comme celui des autres pays, de nombre de ses pouvoirs les plus importants. Beaucoup de gens revendiqueront même la citoyenneté de l’univers virtuel, abandonnant celle de tout État réel, même celle des États-Unis d’Amérique.

Dans le monde réel, les entreprises d’origine américaine délocaliseront leurs centres de recherches et leurs sièges sociaux ; elles feront ainsi perdre à l’État fédéral américain l’essentiel de ses ressources. Le financement des fonctions de souveraineté, en particulier de la défense, sera de plus en plus ardu. Enfin les citoyens ne voudront plus voir mourir leurs enfants au combat et ne souhaiteront plus être contraints de participer à la défense de leur pays.

Certaines forces, en particulier militaires, tenteront alors de redonner à l’État fédéral des moyens d’agir en nationalisant des entreprises stratégiques, en fermant les frontières, en affrontant, si nécessaire, d’anciens alliés. En vain : à terme, Washington devra abandonner le contrôle des grandes décisions économiques et politiques au profit de chacun des États de l’Union et des grandes firmes. Les services administratifs seront les uns après les autres privatisés. Les prisons deviendront des entreprises privées à coût de main-d’œuvre nul. L’armée elle-même, dernier refuge de la souveraineté, d’abord constituée de mercenaires, sera ensuite privatisée, comme le reste.

Alors, comme autrefois l’Empire romain, l’Empire américain disparaîtra, sans laisser d’autorité politique en place dans la nouvelle Rome. Les États et les nations auront encore une place, apparences nostalgiques, fantômes évanescents, boucs émissaires impuissants et faciles de la marchandisation absolue du temps.

La marchandisation absolue du temps

Le capitalisme ira alors à son terme : il détruira tout ce qui n’est pas lui. Il transformera le monde en un immense marché, au destin déconnecté de celui des nations, et dégagé des exigences et servitudes d’un « cœur ». Cet hyperempire aura, comme l’Empire américain avant lui, et comme chacune des neuf formes de l’Ordre marchand, des aspects formidablement libérateurs, mais aussi des dimensions extrêmement aliénantes. Il parachèvera ce qu’a commencé le marché depuis ses origines : faire de chaque minute de la vie une occasion de produire, d’échanger ou de consommer de la valeur marchande.

Comme les vainqueurs de l’Empire romain, les marchés s’empresseront d’endosser les habits des vaincus ; la société américaine inspirera pour longtemps encore le modèle que l’hyperempire proposera au monde. L’hyperempire poussera aussi les entreprises à entrer sur tous les marchés de la surveillance ; il incitera tout étudiant à financer ses propres études supérieures et sa formation permanente. Pour défendre la propriété privée des biens, des idées, des brevets et des personnes en l’absence d’un État, mais aussi pour protéger l’environnement, le marché fera surgir polices, armées, justices privées, mercenaires et arbitres.

Tout temps passé à autre chose que consommer  – ou accumuler des objets à consommer de manière différée  – sera considéré comme perdu ; on en viendra à dissoudre les sièges sociaux, les usines, les ateliers pour que les gens puissent consommer depuis chez eux tout en travaillant, en jouant, en s’informant, en apprenant, en se surveillant ; l’âge limite de la retraite disparaîtra ; les transports deviendront des lieux de commerce ; les hôpitaux et les écoles laisseront la place, pour l’essentiel, à des lieux de vente et à des services après-vente d’autosurveilleurs et d’autoréparateurs qui deviendront, on le verra, les germes de la troisième vague de l’avenir.

Plus l’homme sera seul, plus il consommera, plus il se surveillera et se distraira afin de meubler sa solitude. Une liberté individuelle sans cesse augmentée  – du moins en apparence  – par les autosurveilleurs conduira de plus en plus chacun à se considérer comme responsable de sa seule sphère personnelle, professionnelle et privée, à n’obéir en apparence qu’à son propre caprice et en fait aux normes fixant les exigences de sa propre survie.

Alors que le nomade des premières sociétés, comme le citoyen des démocraties de marché, obéissait, on l’a vu, à un ensemble de règles complexes, expression d’ambitions collectives multiples, le citoyen de l’hyperempire ne sera plus tenu par le moindre contrat social. En situation d’ubiquité nomade, l’homme de demain percevra le monde comme une totalité à son service, dans la limite des normes imposées par les assurances à son comportement individuel ; il ne verra l’autre que comme un outil de son propre bonheur, un moyen de se procurer du plaisir ou de l’argent, voire les deux. Nul ne songera plus à se soucier d’autrui : pourquoi partager quand il faut se battre ? Pourquoi faire ensemble quand on est concurrents ? Plus personne ne pensera que le bonheur d’autrui puisse lui être utile. Encore moins cherchera-t-on son bonheur dans celui de l’autre. Toute action collective semblera impensable, tout changement politique, de ce fait, inconcevable.

La solitude commencera dès l’enfance. Personne ne pourra plus forcer des parents, biologiques ou adoptifs, à respecter et aimer leurs enfants assez longtemps pour les élever. Adultes précoces, les plus jeunes souffriront d’une solitude que ne compensera plus aucun des réseaux des sociétés antérieures. De même, de plus en plus de gens âgés, vivant davantage et donc plus longtemps seuls que par le passé, ne connaîtront un jour presque plus personne parmi les vivants. Le monde ne sera alors qu’une juxtaposition de solitudes, et l’amour une juxtaposition de masturbations.

Pour contrecarrer cette solitude, beaucoup choisiront de partager à tout âge, avec d’autres, provisoirement ou durablement, un toit, des biens, des avantages, des combats, des jeux, en l’absence même de toute vie sexuelle commune, en tout cas sans obligation de fidélité, en acceptant la multiplicité de leurs partenaires respectifs. Beaucoup chercheront dans ces réseaux d’infinies occasions de rencontres précaires, rémunérées ou non. Ils trouveront dans les objets d’autosurveillance et les drogues d’autoréparation des substituts à leur solitude.

Pour gérer le temps marchand, les deux industries dominantes resteront l’assurance et la distraction. Les compagnies d’assurances (et les institutions de couverture des risques des marchés financiers) créeront des polices privées qui organiseront d’abord l’hypersurveillance des entreprises, des consommateurs et des travailleurs. Elles dépenseront des sommes considérables pour façonner l’opinion publique et s’attacher leurs clients ; elles exigeront d’eux l’obligation du respect des normes, puis l’achat d’autosurveilleurs. Pour les plus pauvres, la micro-assurance ne sera plus, comme dans la neuvième forme, un instrument de promotion de la démocratie, mais son substitut. De même, les industries du divertissement utiliseront les technologies de la surveillance, en proposant des spectacles sans cesse adaptés aux réactions des spectateurs, dont les émotions seront en permanence captées, surveillées, et intégrées dans le spectacle. La gratuité résiduelle servira de support à de nouvelles consommations. L’autosurveillance se grimera en information, enjeu ou en distraction pour ne pas paraître se réduire à la gestion d’une peur. Ce qui subsistera de la politique deviendra aussi pure mise en scène d’une représentation donnée par les politiciens, intermittents d’un spectacle délaissé.

Les entreprises nomades

Dès 2020, soit bien avant que l’hyperempire ne renverse les nations, beaucoup d’entreprises commenceront à ne plus avoir de base sédentaire. Elles seront soit des regroupements provisoires d’individus, soit des rassemblements durables de tribus. Dans les deux cas, en compétition féroce les unes contre les autres pour conquérir clients et investisseurs.

Les premières, organisées sur le modèle des troupes de théâtre, rassembleront  – rassemblent déjà  – des compétences et des capitaux pour remplir une tâche déterminée. Leur durée de vie dépendra des projets de ceux qui les auront fondées, de leurs capacités à inventer des produits nouveaux, de la décision de leurs financiers et de leurs clients. Comme l’espérance de vie des gens aura beaucoup augmenté, ces entreprises vivront bien moins longtemps que ceux qui y travailleront. La plupart d’entre elles disparaîtront au plus tard avec leurs créateurs ; leurs employés seront des intérimaires embauchés pour remplir une tâche donnée. Leur travail, de plus en plus contraint par les exigences de la rentabilité, du juste-à-temps, du sur mesure, sera de plus en plus stressant, flexible et précaire. Ces « troupes »  – des entreprises  – joueront dans des « théâtres »  – les marchés qui les accueillent  – aussi longtemps qu’elles auront des « spectateurs »  – des clients. Elles se disperseront après avoir monté une « pièce »  – un produit  – ou plusieurs. Les micro-entreprises construiront l’essentiel de ces « compagnies théâtrales ». Beaucoup seront des multinationales minuscules, composées de quelques associés localisés en tout lieu de la planète.

Les entreprises de la seconde catégorie, beaucoup plus rares, seront durablement organisées selon le modèle des cirques ou des studios de cinéma, c’est-à-dire autour d’un nom, d’une histoire, d’un projet. Elles rassembleront plusieurs troupes (employées intérimaires, sans cesse remplacées par d’autres). Elles donneront leurs représentations en des lieux sans cesse changeants, là où se trouveront les marchés. Le public sera attiré par la renommée passée du cirque, et viendra consommer leurs produits sans les connaître à l’avance  – alors qu’il devra connaître avec précision ceux des « théâtres » avant de s’y rendre. Leur première qualité sera de savoir sélectionner les spectacles à proposer chaque saison. Leurs cultures, leurs langues, leurs localisations seront mobiles et précaires. Leurs conseils d’administration seront formés de professionnels de la gouvernance très bien rémunérés. Leurs dirigeants devront avoir le temps de penser le long terme pour chercher de nouvelles attractions ; ils devront gérer des processus de production flexibles, des équipes de commercialisation locales, des marketings spécifiques avec des équipes spécialisées dans la coordination mondiale. Ils devront tout faire pour développer la créativité de leurs collaborateurs, même de passage, et la loyauté de leurs clients, même épisodiques.

Ces firmes seront en fait des assembleurs, des « ensembliers » réunissant des modules fabriqués par des sous-traitants spécialisés, eux-mêmes « troupes de théâtre » en compétition impitoyable les unes avec les autres. Elles seront, pour l’essentiel, des réseaux d’associés nomades. Pour garder ceux de leurs collaborateurs auxquels elles tiendront, elles leur offriront tout ce qu’un État procurait : du cadre de vie à la sécurité, de l’assurance à la formation. Leur principal actif sera leur marque, qu’elles protégeront et feront vivre, pour donner envie aux consommateurs de leurs produits futurs. Elles financeront d’énormes programmes de communication afin de se constituer en références dans un univers particulier. Elles incarneront des valeurs que chaque consommateur voudra à son tour incarner, des lieux où chacun souhaitera se rendre. Elles prendront en compte les valeurs environnementales et sociales, et remplaceront en partie les fonctions abandonnées par les gouvernements, au moins en finançant largement les ONG. Les principaux « cirques » seront des entreprises industrielles travaillant dans les infrastructures, les machines-outils, les moteurs, l’alimentation, l’équipement ménager, le vêtement, le transport, le tourisme, la distribution, la beauté, la forme, la distraction, l’énergie, l’information, la finance, l’assurance, la défense, la santé, l’éducation. On en verra surgir aussi dans les domaines de l’environnement, de la sécurité privée, du mercenariat, de l’arbitrage, des surveilleurs, des infrastructures de réseaux, en particulier de finance, de voirie, d’équipements urbains, d’environnement, de transports et de communication. De gigantesques marchés s’ouvriront plus que jamais pour les produits destinés aux plus pauvres. En particulier, le microcrédit deviendra plus important que le système bancaire traditionnel. Des compagnies d’assurances se porteront acquéreurs des principaux de ces « cirques » et en assureront la croissance.

Des « cirques » auront l’audace et l’intelligence de changer radicalement de positionnement, comme l’ont fait Nokia ou General Electric.

Les premiers « cirques » seront essentiellement d’origine américaine ou rattachés à des valeurs américaines ; car c’est là que se trouveront les entités les mieux capables de réunir les moyens d’un projet mondial durable. On peut déjà nommer parmi eux : AIG pour l’assurance, City Group pour la banque, Disney pour la distraction, Bechtel pour l’ingénierie, Whirlpool pour l’équipement ménager, United Health Group pour la santé, Pearson pour l’éducation, Wal-Mart pour la distribution, Exxon pour l’énergie, Microsoft pour le logiciel, Boeing pour la défense et l’aviation, Nike pour le vêtement, Motorola pour la communication, Coca-Cola pour les boissons et l’alimentation. Peu seront européennes : peut-être Nokia, L’Oréal, Nestlé, Danone, Mercedes, Vuitton, HSBC, Sanofi. Les « cirques » seront ensuite indiens, brésiliens, japonais, chinois, russes, mexicains.

Puis ces firmes se détacheront d’une base nationale et deviendront totalement nomades. Elles dureront en général beaucoup plus longtemps que les empires financiers ou les fonds d’investissement qui en seront temporairement propriétaires. Les entreprises cesseront d’être hiérarchiques pour devenir labyrinthiques ; d’être uniformes pour devenir des conglomérats d’entreprises locales, produisant à la demande des biens sur mesure.

Certains de ces « cirques » iront  – vont déjà, pour certains  – jusqu’à créer leur propre monnaie, afin de fidéliser leurs fournisseurs et leurs clients. Ils le feront sous forme de « points » offerts en cadeau à leurs partenaires ; puis ils organiseront la transférabilité de ces points hors de leurs propres circuits. Personne, bientôt, pas même le gouvernement des États-Unis, ne pourra s’y opposer.

Si, dans un demi-siècle ou moins, des compagnies d’assurances parviennent à contrôler les principales entreprises et à imposer leurs normes aux États, si des mercenaires privés remplacent les armées, si des monnaies d’entreprises se substituent aux principales devises, alors l’hyperempire aura triomphé.

Face aux États affaiblis, agonisants, voire volatilisés, dans la négation du droit et l’impunité qu’impliquera l’hyperempire, se développeront deux autres catégories d’entreprises : pirates et relationnelles.

D’abord se renforceront celles des entreprises que les États n’auront plus les moyens d’interdire : présentes depuis les débuts de l’Ordre marchand, les entreprises pirates verront leur marché s’élargir. Certaines exerceront des activités licites sans respecter toutes les lois (en particulier fiscales). D’autres exerceront des activités criminelles (trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains, jeux illicites, trafic d’influence, blanchiment d’argent, copies de produits de marque) et utiliseront la violence. Leur chiffre d’affaires dépassera même un jour celui de l’économie licite. Elles blanchiront leur argent, qui reviendra en partie sur le marché légal, qu’elles perturberont de plus en plus. Elles s’interpénétreront même avec des entreprises de l’économie de marché qu’elles financeront et établiront avec elles des entreprises conjointes. Pour triompher, elles se doteront de tous les attributs des États en voie de déshérence : réseaux de communication, instruments de collecte de ressources, armements. Elles se doteront de systèmes de microfinance, nourris par l’argent sale, pour séduire et financer les plus déshérités. Elles seront aussi, on le verra au chapitre suivant, les acteurs clés et les initiateurs de la deuxième vague de l’avenir, celle de l’hyperconflit.

Ensuite, en réaction contre ces contradictions de la globalisation marchande, des entreprises à but non lucratif, relationnelles, viendront exercer certaines des fonctions que les États ne sauront plus remplir : les ONG, les fondations, du Sud et du Nord, en font déjà partie. En recréant de la gratuité et du bénévolat, elles aussi s’imbriqueront dans le marché, qui les financera et établira avec elles des entreprises conjointes. Elles feront naître, par leur existence même, la troisième vague de l’avenir, l’hyperdémocratie, où, on le verra, des institutions démocratiques planétaires contribueront à équilibrer l’hyperempire.

Les maîtres de l’hyperempire : les hypernomades

Les maîtres de l’hyperempire seront les vedettes des « cirques » et des « compagnies théâtrales » : détenteurs du capital des « entreprises-cirques » et d’un actif nomade, stratèges financiers ou d’entreprises, patrons des compagnies d’assurances et de loisirs, architectes de logiciels, créateurs, juristes, financiers, auteurs, designers, artistes, matriceurs d’objets nomades, je les nomme ici hypernomades.

Ils seront quelques dizaines de millions, femmes autant qu’hommes, pour beaucoup employés d’eux-mêmes, vaquant de « théâtre » en « cirque », impitoyables compétiteurs, ni employés ni employeurs mais occupant parfois plusieurs emplois à la fois, gérant leur vie comme un portefeuille d’actions.

Par le jeu d’une compétition très sélective, ils constitueront une nouvelle classe créative, une hyperclasse, qui dirigera l’hyperempire. Ils vivront dans tous les « cœurs » du monde polycentrique. Ils devront défendre la propriété de leurs capitaux, de leurs créations, de leurs logiciels, de leurs brevets, de leurs tours de main, de leurs recettes et de leurs œuvres d’art. Ils parleront de plus en plus de langues, aidés en cela par des machines à traduire. A la fois hypocondriaques, paranoïdes et mégalomanes, narcissiques et égocentriques, les hypernomades chercheront à avoir accès aux autosurveilleurs les plus récents et aux drogues électroniques et chimiques délivrées par des autoréparateurs. Ils voudront vivre plus vieux que tous les autres ; ils expérimenteront des techniques qui leur permettront d’espérer doubler leur temps de vie. Ils sacrifieront à toutes les recettes de la méditation, de la relaxation et de l’apprentissage de l’amour de soi.

Pour eux, l’apprentissage sera une nécessité vitale ; la curiosité, une exigence absolue ; la manipulation, une pratique courante. Spécifiques seront leurs canons esthétiques, leurs distractions, leur culture. Celle-ci sera plus que jamais labyrinthique ; leur besoin de modeler et d’inventer les conduira à faire disparaître pour eux-mêmes les frontières entre travailler, consommer, créer, se distancer.

Ils inventeront ainsi le meilleur et le pire d’une société planétaire volatile, insouciante, égoïste et précaire. Arbitres des élégances, maîtres des richesses et des médias, ils ne se reconnaîtront aucune allégeance, ni nationale, ni politique, ni culturelle. Ils se vêtiront de plus en plus comme des nomades, rappelant par leurs tenues leurs périples, leurs prothèses et leurs réseaux. Ils seront les mécènes d’artistes multiformes qui mêleront des formes d’art virtuel dans lesquelles les émotions seront suscitées, mesurées, captées et modifiées par des autosurveilleurs. Ils vivront dans des cités privées, à l’abri de murs gardés par des mercenaires. Greenwich, dans le Connecticut, en est déjà un premier exemple. Ils feront monter les prix des œuvres d’art et de l’immobilier.

Le couple ne sera plus leur principale base de vie et de sexualité ; ils choisiront plutôt, dans la transparence, les amours simultanées, polygames ou polyandres. Collectionneurs, hommes et femmes, plus intéressés par la chasse que par les proies, accumulant et exhibant leurs trophées, sans cesse mobiles pour s’étourdir, ils seront, pour beaucoup, les enfants de familles mouvantes, recomposées, sans base géographique ou culturelle. Ils ne seront loyaux qu’à eux-mêmes, s’intéresseront davantage à leurs conquêtes, à leur cave à vins, à leurs autosurveilleurs, à leurs collections d’œuvre d’art, à l’organisation de leur vie érotique et de leur suicide qu’à l’avenir de leur progéniture, à laquelle ils ne légueront plus ni fortune ni pouvoir. Ils n’aspireront pas non plus à diriger les affaires publiques ni à être au-devant de la scène ; la célébrité passera, à leurs yeux, pour une malédiction.

Quelques-uns, plus cyniques que les autres, se mettront au service de l’économie pirate et en deviendront les maîtres. On les retrouvera comme les acteurs principaux de la deuxième vague de l’avenir.

D’autres, au contraire, développeront une conscience aiguë des enjeux planétaires et investiront, fortune faite, dans l’action humanitaire ; ils deviendront  – parfois simplement pour se donner une posture  – altruistes. Ils seront les animateurs des entreprises relationnelles, les tenants d’une démocratie planétaire. On les retrouvera parmi les principaux acteurs de la troisième vague de l’avenir.

Comme toutes les autres classes créatives avant elle, celle-ci exercera une influence déterminante sur le mode de vie de ceux qui s’évertueront à l’imiter.

Les nomades virtuels : des sports au spectacle vivant

Juste en dessous des hypernomades, quelque quatre milliards de sédentaires salariés et leurs familles seront, en 2040, les principaux consommateurs solvables : cols blancs, commerçants, médecins, infirmières, avocats, juges, policiers, administrateurs, enseignants, développeurs, chercheurs en laboratoire, techniciens de l’industrie, ouvriers qualifiés, employés de service. La plupart d’entre eux n’auront plus de lieu de travail fixe. Sans cesse joignables, ils devront surveiller en permanence leur « employabilité », c’est-à-dire leur forme (pour travailler physiquement) et leur savoir (pour travailler intellectuellement). Pour les plus jeunes, voyager sera signe d’une progression vers l’hyperclasse : plus un employé sédentaire voyagera, plus il gravira les échelons dans la hiérarchie de sa firme.

Comme les travailleurs manuels non qualifiés furent la force sociale et politique dominante des trois premiers quarts du XXe siècle, les masses de sédentaires qualifiés domineront la scène sociale et politique des trois prochaines décennies.

Ils auront à souffrir du retour du nomadisme : la délocalisation des entreprises et l’immigration des travailleurs feront baisser leurs revenus. Ils regretteront le temps où les frontières étant fermées l’emploi était assuré pour la vie, les objets durables, les mariages scellés une fois pour toutes, les lois intangibles. Ils idéaliseront le statut de fonctionnaire ; ils assimileront un emploi garanti à vie à un patrimoine, et le traitement correspondant à une rente. Ceux qui travailleront pour ce qu’il restera de l’État ou de ses dépendances seront de moins en moins nombreux ; leur statut sera de plus en plus précaire. Ceux-là feront tout pour retarder la déconstruction des États, y compris par la violence.

Les classes moyennes, sédentaires par nature, prendront peur des maladies dont le nomadisme accélérera la propagation. Ils revendiqueront le droit à l’enracinement, à la lenteur. Certains se cloîtreront dans l’autisme d’une pratique assidue des objets nomades, dans l’obsession narcissique des autosurveilleurs, à l’instar des otaku japonais, ces fanatiques du nomadisme virtuel, de l’écoute autistique de la musique et de l’autosurveillance du corps. D’autres choisiront de refuser le mouvement par l’obésité : un quart des adultes américains, un cinquième des Européens sont aujourd’hui considérés comme obèses ; à terme, plus de la moitié de la population sédentaire pourrait être affectée par ce fléau, reflet d’un refus du nomadisme à venir.

Pour ces classes moyennes, s’assurer et se distraire seront les réponses majeures aux enjeux du monde. S’assurer : telle sera leur obsession. Se distraire : leur façon d’oublier.

Les industriels de l’assurance développeront pour ces milliards de sédentaires des produits spécifiques couvrant les risques de précarité, de chômage, de maladie, de mouvement, d’incertitude, de désordre, et ce dans tous les domaines, économiques, financiers, culturels : ils pourront même un jour s’assurer contre le chagrin d’amour, l’impuissance sexuelle, l’insuffisance intellectuelle ou la privation d’amour maternel.

Les industriels de la distraction inventeront de nouvelles façons de leur faire partager  – virtuellement  – l’existence des hypernomades et de leur donner ainsi accès à un nomadisme virtuel.

Les classes moyennes, en particulier, vivront par procuration la vie des hypernomades par la pratique de quatre sports principaux, tous simulacres du mouvement, tous solitaires, représentations idéalisées de la compétition dans l’hyperempire, où chacun sera supposé avoir sa chance ; tous pratiqués par d’anciennes élites des « cœurs » précédents, tous praticables et permettant de progresser : l’équitation, le golf, la voile et la danse. Ces simulacres de voyages leur permettront de mimer une rupture avec le monde tout en bénéficiant de sa logistique : à travers des parcours sûrs, dans des forêts domestiquées, le long de côtes sans pirates, avec des services de secours efficaces, des club-houses, des havres, des refuges accueillants. Pour être bon cavalier, bon golfeur, bon marin ou bon danseur, il faudra faire montre des qualités du voyageur (habileté, intuition, tolérance, grâce, ténacité, courage, lucidité, prudence, sens du partage, équilibre) sans en endurer les fatigues. Des autosurveilleurs permettront de s’entourer, pour chacun de ces sports à domicile, d’univers virtuels en trois dimensions ou de les pratiquer virtuellement. Ces sports permettront aussi aux sédentaires de vivre de façon ludique les exigences de la compétition, de trouver du plaisir à progresser, de se familiariser avec les autosurveilleurs, d’éprouver l’illusion d’être des hypernomades alors même que ceux-ci auront depuis longtemps abandonné ces distractions. Ils devront prouver des émotions de plus en plus fortes.

Les sédentaires paieront aussi de plus en plus cher pour assister en temps réel au spectacle de sports d’équipe, eux aussi simulacres sophistiqués de la vie des hypernomades : les acteurs de ces matches, en concurrence impitoyable, aux règles de plus en plus violentes, rapides, meurtrières tentent de pénétrer dans une citadelle adverse défendue par un sédentaire (le goal au football) ou par d’autres nomades (au basket, au football américain, au rugby ou au base-ball). Ces spectacles, derniers lieux de rencontre, seront aussi les ultimes sujets de conversation. Les nouvelles technologies permettront d’y donner accès sur tous les médias, à deux ou à trois dimensions, et de s’en servir même pour autosurveiller ses propres émotions. Les spectateurs pourront se livrer en ligne à des matchs de football opposant des milliers de joueurs. Les grandes compétitions de ces sports, et d’abord celles du premier d’entre eux, le football, constitueront des marchés importants pour des « entreprises-cirques » organisatrices de spectacles.

Toujours imitateurs des hypernomades, certains de ces nomades virtuels iront aussi grossir les rangs des consommateurs de drogues : alcool, cannabis, opium, morphine, héroïne, cocaïne, produits de synthèse (amphétamines, méthamphétamines, ecstasy). Des drogues chimiques, biologiques, électroniques, distribuées par des « autoréparateurs », deviendront des produits de consommation de masse d’un monde sans loi ni police dont les principales victimes seront les infranomades.

Les victimes de l’hyperempire : les infranomades

L’hyperempire fera en effet triompher le marché à l’échelle du monde, mais n’en fera pas disparaître la pauvreté, qui touchera encore une part croissante de l’humanité : le nombre de ceux que je nomme infranomades, qui vivront en dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de deux dollars par jour, dépassera les 3,5 milliards en 2035 au lieu de 2,5 milliards en 2006.

Les États, affaiblis, ne pourront plus financer des revenus décents d’assistance ; les tentatives pour réduire le nombre des plus pauvres par le seul jeu des forces du marché se solderont par un échec : la croissance ne fournira pas assez d’emplois ; la production de biens spécifiques destinés à cette catégorie ne suffira pas à la faire accéder aux biens de base ; le marché ne saura pas, par lui-même, installer dans les mégalopoles les infrastructures rendues nécessaires par la croissance du nombre des citadins.

Les infranomades seront, dès lors, de plus en plus vulnérables aux épidémies, au manque d’eau, à la désertification, au réchauffement climatique ; ils seront de plus en plus contraints de se déplacer de la campagne vers la ville, puis de ville en ville, pour fuir la misère, la sécheresse, chercher un emploi et un logement.

Ils seront de plus en plus disponibles pour toutes les révoltes et nourriront l’économie pirate. Ils seront aussi les principales cibles des marchands d’utopies et deviendront les acteurs majeurs, et les premières victimes, de l’hyperconflit, s’il a lieu. Mais ils seront aussi les principaux enjeux et les grands vainqueurs de l’hyperdémocratie, si celle-ci se matérialise.

En attendant, pire défaite, nul ne saura plus organiser la gouvernance de l’hyperempire.

La gouvernance de l’hyperempire

Cette victoire du marché sur la démocratie créera une situation pratiquement inédite : un marché sans État. Or, tous les théoriciens reconnaissent qu’un tel marché suscite l’apparition de cartels, sous-utilise les forces productives, pousse à la spéculation financière, favorise le chômage, gaspille les ressources naturelles, libère l’économie criminelle, donne le pouvoir aux pirates. Tel fut en particulier le sort de la Chine en 1912, de la Somalie en 1990, de l’Afghanistan en 2002, de l’Irak en 2006. Tel sera celui de l’hyperempire.

Les États, ou ce qui en restera vers 2050, n’y seront plus que les relais des entreprises dans l’opinion. Nul ne sera plus capable d’assurer l’égalité de traitement des citoyens, l’impartialité des élections, la liberté de l’information.

Le marché lui-même ne pourra se satisfaire d’une telle situation : il a toujours eu besoin, partout où il s’est installé, d’un État fort pour exister ; à l’échelle mondiale, il aura besoin que soient respectées quelques règles, pour que les mauvais joueurs ne faussent pas la concurrence, pour que la loi des armes ne vienne pas se substituer à celle de l’échange, pour que le droit de propriété ne soit pas enfreint, pour que les consommateurs restent solvables et pour que la violence soit socialement maîtrisée.

Les entreprises de l’assurance et de la distraction, principales forces du marché, tenteront de jouer ces rôles : elles produiront des normes permettant à chacun de trouver sa place dans l’hyperempire et offriront des spectacles permettant de s’en évader. Elles devront s’appuyer, pour y parvenir, sur des organisations spécialisées, corporatives, formes de gouvernance autoproclamée.

Les banques et les institutions financières se doteront  – se dotent déjà  – d’organismes prudentiels mondiaux réunissant tous les mois à la Banque des règlements internationaux, à Bâle, les présidents des principales banques centrales du monde. Ce comité a déjà édicté (sous le nom de « Bâle I », puis « Bâle II ») des règles comptables et financières applicables, sans qu’aucune loi mondiale en décide, à toutes les banques de la planète. Un tel organisme de coordination de toutes les banques centrales tentera un jour, de sa propre autorité, de fixer une parité stable entre les principales monnaies du monde en imposant des normes budgétaires aux États. Puis il fera émerger une quasi-monnaie mondiale et tentera de contrer les monnaies privées.

D’autres organisations définiront des règles de contrôle de l’origine des capitaux pour lutter contre l’économie pirate. D’abord publiques, puis privées, ces instances compléteront, puis remplaceront l’action des polices en s’appuyant sur des mercenaires.

De très nombreuses autres professions (comptables, avocats, publicitaires, informaticiens, médecins, pharmaciens, architectes, enseignants, ingénieurs), poussées elles aussi par les compagnies d’assurances, édicteront des normes. Elles créeront des organisations spécialisées, financées par des quasi-impôts, pour surveiller leurs membres et éviter les scandales. Elles utiliseront à cette fin toutes les technologies de l’hypersurveillance.

D’autres institutions de gouvernance du même type verront le jour à l’échelon national ou continental, en particulier dans les domaines de l’énergie et des télécommunications, de la santé ou de l’éducation.

Enfin des agences de notation établiront des normes d’orthodoxie financière, sociale, écologique, ethique. Elles influeront sur le comportement des entreprises et des États, soucieux de faire bonne figure face aux marchés. En particulier, dans le domaine de l’environnement, les compagnies d’assurances exigeront que les entreprises obéissent à des normes édictées par de telles agences de notation pour réduire les dérèglements du climat et les dégâts causés par les catastrophes naturelles qu’ils peuvent entraîner.

La « gouvernance » deviendra donc en elle-même un secteur économique particulièrement rentable. Des entreprises s’y spécialiseront pour épauler les compagnies d’assurances qui les auront fait naître. Elles relaieront peu à peu au niveau planétaire les régulateurs nationaux. L’emporteront celles qui pourront se doter d’autorités policières privées pour pallier la faiblesse des armées et des polices publiques, et pour vérifier l’application des normes et la véracité des déclarations de sinistres. Des entreprises de gouvernance apparaîtront aussi pour fournir aux entreprises des membres compétents pour leurs conseils d’administration.

Ces organismes de surveillance seront d’abord dominés par l’Empire américain : l’ICANN, qui gère aujourd’hui Internet, constitue un bel exemple d’une instance internationale autoproclamée, masquant en fait le gouvernement américain. Ces organismes étendront le droit américain au reste du monde avant de créer le leur.

Notateurs et assureurs seront ainsi les maîtres fragiles de la gouvernance de l’hyperempire. Ils seront concurrencés, menacés, soudoyés par des organisations criminelles qui tenteront de les éliminer, et par d’autres, relationnelles, qu’ils tenteront, eux, d’éliminer.

Le football, dont j’ai parlé plus haut comme du premier spectacle de la planète, constitue dès aujourd’hui un exemple particulièrement achevé de ce que sera, demain, cette gouvernance d’ensemble de l’hyperempire. De fait, aucune instance internationale n’est, dans son domaine, aussi puissante que ne l’est la Fédération internationale de football, même si les États-Unis n’y jouent qu’un rôle mineur. Elle contrôle déjà les recettes considérables que les médias déversent sur ce sport, sans que la légitimité de ceux qui la dirigent soit établie, ni que soit contrôlé l’usage qu’elle fait de ces ressources. Elle a ses propres laboratoires de contrôle antidopage, qu’elle utilise à sa guise. Le moindre club de quartier du bout du monde se sent tenu de respecter la plus infime modification du règlement qu’elle édicte depuis Lausanne. Le droit du travail nomade et universel y est très en avance sur les droits nationaux.

Il en va de même pour toutes les autres fédérations internationales des grands sports mondiaux, et davantage encore du Comité international olympique, lui aussi installé à Lausanne...

À l’instar de ces organisations sportives, les autres institutions de gouvernance de l’hyperempire seront des institutions autoproclamées, pour le plus grand bénéfice de leurs maîtres, d’abord américains, puis hypernomades, légaux ou criminels. Leur doctrine  – l’apologie de la compétition  – constituera une représentation idéalisée de l’hyperempire.

Ces fédérations seront de plus en plus contrôlées par les compagnies d’assurances qui en couvriront les risques majeurs : ainsi, en 2003, la FIFA a émis un emprunt spécifique pour couvrir à hauteur de 262 millions de dollars le risque d’une annulation de la finale de la Coupe du monde 2006, en raison notamment d’actes terroristes. Cela a donné aux compagnies d’assurances et de réassurances le contrôle réel de l’événement.

Si ces institutions de gouvernance viennent à basculer dans l’économie criminelle, elles prépareront le moment où l’hyperempire sera, dans la deuxième vague de l’avenir, broyé par les pirates. En revanche, si elles réussissent à faire éclore un intérêt général planétaire, elles contribueront à faire advenir le temps où la troisième vague de l’avenir les rassemblera au sein d’un gouvernement démocratique planétaire.

La fin de la liberté, au nom de la liberté

L’hyperempire sera, vers 2050, un monde de déséquilibres extrêmes et de grandes contradictions. Il échouera et s’effondrera, pris dans ses propres filets. Tandis que la transparence rendra plus visibles et moins tolérables les inégalités, les cycles économiques, politiques, militaires y seront d’une amplitude de plus en plus grande. Sous prétexte d’aider les hommes à sortir de la rareté, le marché devra en créer de nouvelles ; les entreprises industrielles prendront de moins en moins de risques tout en exigeant, sous la pression des assureurs, une rentabilité maximale ; les salariés réclameront en vain que leur part du revenu ne décroisse pas ; les consommateurs, électeurs de surcroît, revendiqueront des baisses de prix. La priorité croissante accordée au court terme, à l’immédiat, au précaire, à la déloyauté, rendra de plus en plus difficile de financer toute recherche et de collecter l’impôt. Les assurances seront incapables de couvrir tous les risques. La distraction et l’information ne sauront plus divertir du vacarme des tragédies. La croissance, qui permet aujourd’hui à chacun d’espérer, ne pourra plus servir d’alibi.

Le nomadisme, à la source même de la dynamique de l’Ordre marchand, sera lui-même peu à peu bloqué par les limites techniques opposées aux voyages : les exigences écologiques conduiront à limiter les voyages en avion ; on colonisera vers 2030 la Lune ; on rendra commerciaux un peu plus tard des vols à l’intérieur du système solaire. Mais on ne pourra aller beaucoup plus loin : à la vitesse de la lumière, il faudrait en effet quatre ans et trois mois pour atteindre l’étoile la plus proche ; pour aller plus loin, les astronautes devraient vivre une vie entière à bord, progressivement remplacés par leurs propres enfants qu’ils initieraient au pilotage...

L’hypermonde de l’hyperempire ne pourra supporter de rester ainsi encagé à l’intérieur de frontières ; il ne pourra accepter que la Terre soit à la fois la prison et l’oasis de l’humanité. Il tentera alors  – il tente déjà  – ce dernier coup de force : sortir de lui-même. C’est là qu’il retrouvera son dialogue infiniment recommencé avec sa propre sexualité. Il essaiera de se produire comme un objet pour tenter d’aller vivre ailleurs qu’en lui-même.

Depuis toujours, l’espèce humaine cherche à prendre des distances avec son propre mode de reproduction. Pour se distinguer du règne animal, elle s’est d’abord efforcée de nier la fonction reproductive de la sexualité, puis de lui donner une autre signification. Dans l’ordre rituel, la plupart des cosmogonies affirment d’ailleurs que le propre des dieux est de ne pas être issus d’une relation sexuelle ; en particulier les religions monothéistes considèrent la sexualité comme une contrainte imposée aux hommes par les forces du mal. L’Ordre marchand, au contraire, choisit de l’admettre, tout en lui reconnaissant une fonction autre que la reproduction : le plaisir ; la reproduction reste ainsi, dans l’Ordre marchand comme dans les ordres antérieurs, une contrainte animale que la psychanalyse vise ensuite, à partir de la fin du XIXe siècle, à rendre tolérable. Au XXe siècle, l’Ordre marchand s’emploie à évacuer le rôle reproductif de la sexualité en artificialisant la maternité par des techniques de plus en plus sophistiquées : pilule, accouchement prématuré, fécondation in vitro, mères porteuses. Dans l’hyperempire, l’Ordre marchand ira jusqu’à dissocier reproduction et sexualité : la sexualité sera le règne du plaisir, la reproduction celui des machines.

L’hypersurveillance, l’autosurveillance, puis l’auto-réparation y pourvoiront : après avoir réparé les organes malades, on voudra les produire, puis créer des corps de remplacement. On produira d’abord des lignées de cellules souches, sans détruire l’embryon, ce qui rendra éthiquement acceptable la thérapie génique, puis le clonage thérapeutique, puis le clonage reproductif. On fabriquera enfin l’être humain comme un artefact sur mesure, dans des utérus artificiels, avec des caractéristiques choisies d’avance. L’être humain sera alors devenu un objet marchand.

Grâce aux formidables progrès à attendre des nanosciences, chacun espérera même transférer sa conscience de soi dans un autre corps, se procurer son propre double, les copies de gens aimés, d’hommes et de femmes de rêve, des hybrides fabriqués avec des traits particuliers sélectionnés pour atteindre des objectifs précis. Certains chercheront même à organiser le dépassement de l’espèce humaine par une forme de vie et d’intelligence différente, supérieure.

Dans cette version ultime de l’hyperempire, la mort sera repoussée jusqu’à la disparition du dernier clone de soi ayant conscience de lui-même, voire jusqu’à l’oubli de tous les clones issus de soi par tous les autres clones issus d’autrui.

Puis l’homme, fabriqué enfin comme un artefact, ne connaîtra plus la mort : à l’instar de tous les objets industriels, il ne pourra plus mourir, puisqu’il ne sera jamais né.

Mais ce meurtre ultime n’aura pas lieu : bien avant que l’humanité ne se soit ainsi transformée en machines, bien avant que ne s’instaure l’hyperempire, l’homme aura su résister à cette perspective  – il y résiste déjà. L’hyperempire échouera. Il se fracassera sur la rive. Les hommes mettront tout en œuvre pour empêcher un tel cauchemar.

Après la violence de l’argent, viendra  – vient déjà  – celle des armes.