69. JOUTE CONTRE PAN
Un flûte de Pan.
Deux flûtes de Pan.
Des centaines de flûtes de Pan jouent ensemble.
J’ouvre les yeux. Désormais, chaque fois que je me réveille, je me pose cette question : « Quel monde vais-je découvrir derrière le rideau de mes paupières ? »
Je pose le coussin sur ma tête et me rendors. Je crois que finalement le deuxième sommeil est celui qui m’apporte le plus de plaisir car j’ai l’impression de me livrer à quelque chose d’interdit. Lorsque j’étais petit et que je ne voulais pas aller à l’école, je faisais semblant de dormir en espérant que mes parents renonceraient à me déranger.
Dans le deuxième rêve, je vois la petite Coréenne de Terre 1, Eun Bi, celle-là même que je surveillais à la télévision[2]. La jolie jeune fille me parle en articulant exagérément. Elle dit :
« 1er monde : le réel.
2e monde : le rêve.
3e monde : les romans.
4e monde : les films.
5e monde : le virtuel.
6e monde : celui des anges.
7e monde : celui des dieux.
8e monde : celui de Zeus. »
Il existe encore des dimensions que tu ignores : le 9e monde : le monde du Créateur.
Elle énonce quelque chose d’incompréhensible. Puis elle m’implore : « Compte ! Compte, s’il te plaît, compte et tu comprendras. »
Alors elle fait apparaître dans le ciel une lasagne géante dans laquelle les couches-mondes sont numérotées, et elle ajoute : « Si tu sors de la grande lasagne, alors le temps et l’espace n’existent plus. Tu es dans le…» Là encore elle prononce quelque chose que je ne comprends pas. Alors, impatiente, elle répète : « Te rends-tu compte que tu es dans une… ? »
À nouveau elle montre la lasagne géante avec ses strates.
— Une lasagne ?
— Non. Regarde mieux. Lève les yeux. Et compte. Il y a partout des chiffres. Ce sont eux qui te feront prendre conscience que tu es dans un…
— Un quoi ?
Elle articule exagérément la réponse mais je ne peux toujours pas l’entendre. Alors je la retrouve dans un couloir tapissé de portes. J’ouvre la première sur laquelle est écrit RÉEL, et je vois mon ex-femme de ma vie de mortel : Rose. Elle se tient dans notre ancien appartement de l’époque des Thanatonautes. Elle dit : « Ensemble contre les imbéciles. » J’ouvre la deuxième porte et je vois Vénus, la mortelle dont j’avais la charge quand j’étais ange. Elle séjourne dans une villa en Californie de Terre 1. Elle dit : « Plus loin, toujours plus loin. » J’ouvre la troisième porte et je vois Mata Hari à son procès avant son exécution par l’armée française. Elle déclare juste : « Il faut beaucoup me parler et beaucoup m’arroser. » J’ouvre la quatrième porte et je vois Delphine qui articule : « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. » J’ouvre la cinquième porte. Raoul se tient là, qui dit : « Je serai là-haut avant toi. » Sixième porte, c’est le roi Pan qui prononce dans sa salle du trône : « L’amour pour épée, l’humour pour bouclier ? » Il sourit, narquois, puis ajoute : « On va bien voir si le bouclier tient, pour ma part j’ai mon épée toujours tendue. » Et il fait un geste obscène en direction de son bas-ventre en complétant avec un clin d’œil : « Poil au cu… ir chevelu ! » J’ouvre encore une porte et ils sont tous là à répéter : « Je serai là-haut avant toi », « L’amour pour épée, l’humour pour bouclier », « Plus loin, toujours plus loin », « Non, ce ne sont pas des lasagnes, c’est un…». Et chaque fois qu’Eun Bi veut terminer sa phrase je n’entends pas le mot. Delphine vient à ma rescousse et répète le dernier mot d’Eun Bi, toujours inaudible. Je me tourne alors vers la graphiste de Terre 18 : « Je n’entends rien, dessine. » Alors elle trace ce qui me semble être des couches d’univers les unes sur les autres. Elles sont numérotées. « Compte ! S’il te plaît compte ! J’en ai assez, dis-je dans mon rêve, embrasse-moi, embrasse-moi. »
Je m’aperçois que je parle dans la réalité et Aphrodite dans cette même réalité consent à m’étreindre.
J’ouvre les yeux et j’ai un mouvement de recul.
— Tu m’as demandé de t’embrasser, s’étonne-t-elle.
— Excuse-moi, j’ai fait un cauchemar. Enfin, un rêve que je ne comprends pas.
— Raconte.
— Non, je l’ai déjà oublié.
— Les rêves sont comme des oiseaux qui s’envolent, il faut vite leur attraper les ailes, dit-elle, compréhensive.
Sur la table basse quelqu’un a déposé un petit déjeuner : des baies, des grappes de raisin, une boisson transparente qui ressemble à du jus de pomme, et des fruits bizarres. Pour couronner le tout, un hérisson et un écureuil rôtis qui ont encore leur tête.
Je cache dans un tiroir de la commode les deux cadavres et nous mangeons les fruits.
— Aujourd’hui il faut que tu sois drôle, rappelle Aphrodite. Tu as des blagues en mémoire ?
— Elles me reviendront quand il le faudra, éludé-je comme si je me préparais à un oral du bac.
— Mange, dit-elle, tu as besoin de forces.
— Pas de douche, pas de lavabo ?
Je me penche par la fenêtre et distingue une petite cascade dans les arbres, sans doute issue d’une citerne placée au sommet du gigantesque arbre-ville.
Nous allons nous doucher. Les autochtones nous regardent, amusés.
— Vous n’avez pas mieux à faire ? demande Aphrodite.
— « Vous n’avez pas mieux à faire ? » répète un enfant satyre, mais sa mère le gronde aussitôt.
La règle a changé. Il se reprend :
— Poil au nerf ?
Ils ont donc reçu la nouvelle consigne de comique de répétition.
Les autres approuvent : « Poil au nerf », quoiqu’un autre propose « Poil au derrière » ou « Poil à la Terre », deux versions qui ne semblent pas satisfaire l’assistance. Si vraiment ils utilisent la répétition de phrase depuis 870 ans, le changement doit leur produire un sacré bouleversement mental.
Et ils en ont peut-être pour 870 ans à répéter ce gag enfantin.
De retour dans notre chambre, Aphrodite ne semble pas désorientée. Elle ouvre un placard et en sort des tuniques vertes, sèches et propres.
Elle en enfile une et me tend l’autre.
Orphée, Œdipe et Edmond Wells viennent nous rejoindre. Eux aussi sont déguisés en hommes des arbres. Ensemble nous ressemblons à la troupe de Robin des bois en tenue de camouflage.
— Tu te sens prêt ? demande Edmond Wells.
— J’ai combien de temps encore ?
— Une heure.
Je sors rapidement de mon sac à dos le livre de Freddy Meyer intitulé Recueil de blagues pour supporter ce monde dans l’attente d’un monde meilleur.
J’en lis plusieurs et les répète à haute voix comme pour un examen.
— Choisis-les brèves. Plus c’est court, moins c’est risqué.
— Ne le sous-estime pas, ajoute Œdipe. Tu as vu comme il nous a pris de court avec sa boisson blanche ?
Nous avons encore dans la bouche l’arrière-goût de la « blague ».
— Nous ne devons pas sous-estimer l’adversaire, reconnaît Edmond Wells. Surtout que cela fait partie de leur culture. « Sexe et Humour ».
Je ne sais pas si je dois prendre cela pour un compliment.
— L’humour est évidemment relatif, lié à la culture de chaque peuple. Pour l’instant, le seul gag planétaire qui marche dans toutes les cultures vous savez ce que c’est ?
— Un type qui se casse la figure ?
— Non, un chien qui pète, révèle Œdipe.
Je suis dépité.
— Merci du conseil. Me voilà bien avancé.
Mes quatre compagnons m’entourent comme des managers leur boxeur.
— Surprends.
— Et puis mets l’intonation, n’oublie pas que ce sont des saynètes. Adopte une voix différente pour chaque personnage. Ça surprend toujours, conseille Edmond Wells.
— Surtout ne ris jamais de ta propre blague. Au contraire, reste imperturbable.
À nouveau, le chœur des flûtes de Pan résonne dans les frondaisons.
— Allons-y. C’est l’heure.
La joute a lieu sur un lac sylvestre, sorte de flaque géante assez profonde, située dans la cuvette formée par un nœud de branches au-dessus du palais de Pan.
Les satyres ainsi que mes compagnons se sont placés autour afin que personne ne puisse nous souffler une blague.
Pour corser l’épreuve, nous sommes tous les deux debout, en équilibre sur une poutre au-dessus du lac.
Une jeune fille satyre souffle dans une flûte de Pan pour donner le signal de départ.
Pan et moi nous tenons tous les deux par le menton. J’agrippe sa barbichette.
Au début il se tait, se contentant de me fixer avec ironie. Puis soudain il tire la langue. L’effet me surprend mais je me concentre sur la punition en cas d’échec. Si je ris, je me transformerai en bouquetin, je perdrai mes amis, je perdrai Delphine, Aphrodite, je perdrai mon peuple.
Ne pas rire.
Il étire encore quelques grimaces puis voyant que cela ne suffit pas, il enchaîne :
— Deux vaches sont en train de brouter dans un pré. La première rumine : « Dis donc, tu as entendu les actualités ? Ça ne t’inquiète pas, toi, ces histoires de vache folle ? » Et la seconde répond : « Non, personnellement je ne me sens pas concernée, je suis… un lapin. »
Par chance cette blague était dans le recueil de Freddy Meyer. La connaissant déjà, je la digère sans difficulté et mon masque reste impénétrable.
Tout comme pour un duel il a tiré le premier. À moi maintenant. Il a fait court, je vais faire de même et dans le même domaine.
— Deux lapins jouent au poker. Soudain l’un jette les cartes par terre et lance : « Ah non, je ne joue plus avec toi tu as triché ! Tu as mangé tous les trèfles ! »
Il élargit son sourire, très maître de lui, et à nouveau me tire la langue.
Mes compagnons sont inquiets. Ils ont compris que mon adversaire est coriace.
— À moi, dit-il. C’est un petit cyclope qui dit à son père : « Dis papa, pourquoi les cyclopes n’ont qu’un œil ? » Le père fait semblant de ne pas avoir entendu la question et continue à lire son journal. Mais le petit cyclope n’arrête pas de seriner la même question : « Dis papa, pourquoi les cyclopes n’ont qu’un œil ? À l’école tout le monde a deux yeux et moi je n’en ai qu’un. » Alors le père exaspéré lui dit : « Ah là là ! Ne recommence pas à me casser la couille ! »
Ouf, encore une que je connaissais déjà. Je crois que c’est Zeus qui me l’avait racontée, en évoquant d’ailleurs Freddy Meyer. La rencontre avec le roi de l’Olympe m’aura au moins apporté cet avantage.
À moi. Continuons à rebondir sur ses blagues. Trouvons une histoire de père et de fils.
— Sur la banquise un ourson demande à son père : « Dis papa, c’est vrai que je suis un ours polaire ? – Mais bien sûr mon fils, pourquoi cette question ? – Parce que j’ai froid. »
Des rires dans le public de satyres le troublent, mais Pan tient bon et reste imperturbable. Il lance :
— Deux canards sont sur un lac et le premier dit à l’autre : « coin-coin ». Alors l’autre répond : « C’est fou mais j’allais dire exactement la même chose. »
Quelqu’un s’esclaffe derrière moi. Le rire provient de mon propre camp. C’est Orphée. Il faut faire attention, le rire est contagieux. Je crispe la mâchoire. Je commence à perdre l’équilibre sur la poutre. Je me reprends de justesse. Vite : enchaîner.
— C’est toujours les deux canards. L’un dit « coin » et l’autre répond : « Ce qu’il y a d’énervant avec toi… c’est que tu ne termines jamais tes phrases. »
Rires dans la foule des satyres. Il y en a même un qui émet des cris de chèvre assez ridicules. Heureusement nous sommes à bonne distance des bords du lac. Probablement que s’ils étaient près de nous, la contagion serait efficace.
Le regard de mon vis-à-vis pétille. Je sens chez lui un frémissement.
Un peu plus et il allait rire. C’est donc possible.
Pan arme une nouvelle salve et articule :
— Un mortel passe devant un magasin de pompes funèbres et dit au patron : « Tiens, vous avez repeint en rose, pourquoi ? » Alors l’autre répond : « Ah, ça ? C’est pour attirer une clientèle plus jeune. »
Garder mon sang-froid.
La pression monte en moi. Je tire un peu sur la barbichette pour ne pas tomber.
Analyser cet effet comique. Il est dû au contraste entre la visualisation d’un magasin qui vend des pierres tombales, donc lié à la mort, la couleur rose et la notion de clientèle plus jeune. Voilà le poison.
Pan attend ma blague.
Vite en trouver une autre.
Je ferme les yeux. J’essaie de me rappeler mes cours de philosophie au lycée. Le Rire de Bergson. Qu’est-ce qui fait rire ? Les ruptures, les surprises. Je me lance.
— Deux omelettes sont en train de frire dans une poêle. L’une dit à l’autre : « Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud par ici ? » Et l’autre s’écrie : « Au secours ! Il y a à côté de moi une omelette qui parle ! »
Nouveau petit sourire de mon adversaire, rapidement contenu et maîtrisé. Il prend le relais :
— C’est un sanglier qui se promène avec un cochon. Après une petite gêne, le sanglier pose la question qui le préoccupe : « Alors, tu en es où avec ta chimiothérapie ? »
Je serre les dents. Bon sang, il n’a pas peur d’utiliser l’humour noir.
Très noir. Il teste l’ignoble. J’avais oublié que la cruauté faisait rire. Par compensation. Tout le monde a peur du cancer. Restons léger.
— Vous savez pourquoi les satyres rient trois fois quand on leur raconte une blague ?
Il fronce les sourcils. Dans mon camp mes amis reprennent espoir, une blague avec des satyres, c’est forcément du neuf.
— La première fois c’est quand on la leur raconte. La deuxième fois c’est quand on La leur explique. La troisième fois c’est quand ils la comprennent.
Huée de la part du public de satyres. Les miens sont affligés, ils comprennent que je n’ai fait qu’adapter une « vieillerie ». Ce n’est pas l’effet recherché. J’ai raté un tour. Le suspense est à son comble. Je vois mon adversaire qui en affûte une nouvelle.
— Deux filles discutent. L’une demande : « Dis donc, toi tu fumes après l’amour ? » et l’autre de répondre : « Je ne sais pas, j’ai jamais regardé. »
Du machisme misogyne de base. Après l’humour noir, l’humour sexiste. Je ne ris pas et décide de le combattre sur son propre terrain.
— C’est une blonde qui entre dans un magasin de blondes et elle dit : « Je voudrais un livre. » La libraire blonde demande : « Quel auteur ? » La cliente répond : « Oh… je ne sais pas, vingt centimètres. » Et à ce moment la librairie s’exclame : « Vincent qui ? »
Il retient un sourire.
À son tour.
— Un type arrive à la piscine et on lui refuse l’entrée. Il demande pourquoi. « Parce que vous faites pipi dans la piscine. – Et alors ? tout le monde fait pipi dans l’eau de la piscine, je ne vois pas où est le mal. – Mais vous, vous êtes le seul à faire pipi du haut du plongeoir. »
J’encaisse, puis contre-attaque :
— Un Esquimau creuse un trou dans la glace et lance un fil avec un hameçon pour essayer de prendre du poisson. Il entend soudain une voix venant du ciel qui lui dit : « Il n’y a pas de poisson ici. » Il se retourne, ne distingue rien, alors, effrayé, il va un peu plus loin, creuse un autre trou et jette son hameçon. « Il n’y a pas de poisson ici non plus. » Il s’en va, toujours effrayé, et va creuser encore plus loin. À nouveau la voix retentit : « Je vous ai dit qu’il n’y a pas de poisson ici. » Alors l’Esquimau balbutie : « Qui me parle ? Est-ce… est-ce… Dieu ? – Non, répond la voix, c’est le directeur de la patinoire ! »
On rit fort derrière lui. Mais il tient bon et lance :
— Un alpiniste chute dans une crevasse. Alors qu’il ne tient plus que par un bras accroché au rocher, il hurle : « Au secours ! au secours ! je vais tomber, vite, que quelqu’un me vienne en aide ! » À ce moment une voix au loin lui dit : « Voilà, je suis là, c’est moi, c’est Dieu. Fais-moi confiance. Tu peux lâcher, je vais faire un petit coussin au bas de la falaise qui amortira ta chute. Crois en moi, lâche ta prise, tu ne mourras pas et tu seras sauvé. » Alors, après une hésitation, l’alpiniste se met de nouveau à hurler : « Au secours ! Il n’y a pas quelqu’un d’autre ? »
À nouveau la pression terrible comme une chaleur grimpe dans mes poumons. Et le pire c’est que je la connaissais déjà, mais la situation, l’intonation, le thème, l’enjeu autour de la divinité soudain me déstabilisent. À nouveau je verrouille tout, je serre les fesses, je me contracte. Le roi Pan voit bien que je suis en situation de fragilité. Il me gratifie d’un clin d’œil et parachève son coup.
— Si tu as peur de chuter, fais appel au Créateur, il n’est pas loin, dit-il en désignant le sommet de la deuxième Montagne.
Ne pas rire. Surtout ne pas rire.
Je me rappelle quelques instants embarrassants de mon enfance, quand j’ai eu envie de rire alors qu’il ne fallait surtout pas.
Par exemple le jour où mon professeur de mathématique avait sa perruque de travers. Je n’avais pas pu me retenir et quand je m’étais esclaffé, il m’avait puni d’une retenue.
NE PAS RIRE.
J’ai tellement envie d’exploser de rire. De relâcher cette pression accumulée avec le stress des derniers jours.
Je visualise ce rire qui monte comme un liquide, un fleuve, un torrent, et je le gèle. Je le fige à coups d’idées tristes.
Je songe à l’émission de télévision « Bris de verve et morceaux de vies triés » : instants pathétiques de mon existence d’âme. L’émission me ramène à une autre image.
Archibald Goustin avec son fume-cigarette ridicule.
Reprendre le contrôle, vite.
Tout le monde m’observe. Orphée ne peut s’empêcher de pouffer, d’autres rires fusent dans la foule qui déclenchent un effet communicatif que je contiens difficilement. Des petites maisons s’enflamment les unes après les autres dans le village de mon cerveau. L’incendie gagne.
Vite, penser à des images dramatiques.
La guerre. La mort. La bombe atomique. Je visualise des cadavres. Des charniers. Des dictateurs. Des gourous de sectes fanatiques. Joseph Proudhon. Le Purificateur.
Le roi Pan répète :
— Il n’y a pas quelqu’un d’autre pour me sauver ?
Je vais éclater de rire. Je vais choir.
C’est alors que la Moucheronne surgit et vient se poser sur mon nez, ce qui a pour effet immédiat de me faire éternuer. La diversion est suffisante pour me permettre de reprendre le contrôle.
Je tire la langue à mon adversaire pour lui montrer qu’il n’a pas réussi à me vaincre.
En même temps je replace la petite chérubine porte-bonheur sur mon épaule pour qu’elle m’assiste jusqu’à la fin du duel.
La foule commence à s’impatienter.
Il faut vite trouver autre chose.
Moucheronne, inspire-moi.
Je ralentis le temps pour analyser la situation, comme un joueur d’échecs. En fait le roi Pan ne rit pas parce qu’il connaît déjà mes blagues. Il est une mémoire universelle des blagues des mondes. Sur des millénaires de vie, il est logique qu’il ait accumulé plus de blagues que moi. La seule manière de le battre est de lui sortir une blague qu’il ne connaît pas. Créons du sur mesure à partir de petits bouts existants mélangés à du vécu. Inventons un humour personnel. Pan a évoqué le Dieu de Terre 1. Cela me donne une idée.
Je prends une inspiration et me lance :
— C’est l’histoire d’un dieu qui descend sur sa planète. Il rencontre une mortelle en train de le prier dans un temple. Il l’entend psalmodier : « Oh ! mon Dieu, écoutez ma prière. » Alors il va vers elle et lui dit : « Plus la peine de me prier je suis là, à côté de vous, vous n’avez qu’à me parler directement !…»
J’ai reproduit la petite voix de Delphine avec son accent coquin et pour le dieu j’ai imité la voix grave de Zeus, ce qui participe à la mise en scène. Le roi des satyres affiche un air surpris. Déstabilisé, il commence à ricaner. Je poursuis très vite :
— Le dieu rajoute : « C’est moi qui ai inventé votre religion ! » La mortelle ne se laisse pas désarçonner : « Vous l’avez peut-être inventée mais vous êtes incapable de la pratiquer vous-même ! »
Cette fois je le sens basculer. Son ricanement se transforme en un petit rire difficilement contenu. Comme un boxeur, j’enchaîne les uppercuts.
— Alors le dieu dit : « Pouvez-vous m’enseigner comment vous pratiquez MA religion ? » (Je fais le dieu avec une voix bourrue de plus en plus grave et une voix féminine de plus en plus fluette avec un accent prononcé.)
— … Et la fille conclut : « Ce sera difficile, comme vous l’avez inventée elle ne pourra pas marcher sur vous. Vous ne pourrez jamais avoir la foi… en vous-même ! »
Cette fois, le dieu Pan s’esclaffe.
Sous l’effet du rire qui continue de monter, il lâche mon menton pour se tenir les côtes, ses sabots glissent sur le sommet de la poutre, il fait tournoyer ses bras pour retrouver l’équilibre, mais le perd et chute dans l’eau. Le bain ne le calme pas, il continue de rire, tousse, crache, s’étouffe, s’enfonce sous la surface tout en éclaboussant les alentours.
Je plonge et le tire par une patte pour le ramener sur la berge. Une satyre se précipite pour lui faire du bouche-à-bouche, rapidement suivie par d’autres femelles. Visiblement elles n’attendaient que ce prétexte pour se jeter sur leur idole. Lui se relève, crache encore, me voit et continue de rire par spasmes.
— « Vous ne pourrez jamais avoir la foi… en vous-même ! » La mortelle dit au dieu : « Vous ne pourrez jamais avoir la foi ! »
Il me tend la main et je la serre.
— Bravo. Un à zéro.
— Comment ça un à zéro ? Il n’y avait qu’un seul round !
— Bien sûr, je plaisante. Jamais je n’ai autant ri. Je tiendrai parole. Demain matin je vous guiderai vers le seul passage qui permet de gravir la Montagne. Mais d’abord, ce soir soyez mes hôtes pour une fête.
Il pointe un doigt sur mon cœur.
— Vous, Michael Pinson. Je veux vous voir en particulier, que les autres se restaurent.
Pan me guide vers le tronc central. Nous gravissons les marches qui tournent en colimaçon autour du tronc. Nous aboutissons à un croisement de branches qui forment un petit plateau creux. Cette fois pas de lac, pas de maison de branchettes. Le dieu se dirige vers une zone couverte de lierre. Il actionne un mécanisme et aussitôt une porte d’écorce s’ouvre, dévoilant un couloir qui grimpe.
— Un nid d’écureuil ?
Pan me conduit à une cellule creusée dans la branche. Il allume une bougie et la pose au centre de la pièce circulaire. Je découvre alors une table, un bougeoir, et un pot contenant un séquoia nain de 1 mètre de hauteur.
— Un arbre dans l’arbre, murmuré-je.
— Oui, un dieu dans le dieu, un Univers dans l’Univers, un arbre dans l’arbre, mais celui-ci présente une petite particularité qui devrait vous intéresser.
Je m’approche, et vois qu’en guise de fruits il porte des sphères transparentes, presque identiques à celles des sphères-mondes. Elles ne mesurent pas plus de 3 centimètres de diamètre.
— Des mondes ?
— Non. Pas celles-ci. Ce ne sont que des reflets, comme ceux sur lesquels vous travaillez en Olympie. Les vraies sphères contenant des mondes sont rares. Vous en détenez une, je crois. Il s’agit plutôt d’un observatoire, ces sphères étant autant d’écrans de télévision en relief.
Je m’approche et reconnais en effet les planètes que j’ai déjà vues.
— Pourquoi vouliez-vous m’amener ici, roi Pan ?
— À cause de votre blague géniale.
Il me fixe, narquois, et se caresse la barbiche.
— Si j’ai éclaté de rire, c’est que j’ai tout de suite perçu que ce que vous racontiez était la vérité. Vous êtes réellement allé sur une planète que vous contrôliez et vous avez vraiment rencontré une de vos croyantes, n’est-ce pas ?
— Oui.
Il reste songeur. Puis du doigt, il se torsade une bouclette de barbe.
— Et elle vous a dit que même si vous étiez son dieu vous aviez moins la foi qu’elle ?
— Exact.
Il s’esclaffe encore.
— C’est tellement ça. Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Comme Beethoven qui était sourd. On crée de la musique et on ne peut pas l’écouter. Quelle dérision. Vous avez inventé une sagesse et vous n’êtes pas sage. Vous avez inventé une foi et vous êtes incroyant. Quelle dérision ! Racontez-moi tout dans le détail.
— Cette mortelle a commencé à m’enseigner ce que lui avait apporté « ma » religion. Elle m’a appris à méditer, à prier.
Il me fixe et pouffe derechef. Je me cabre :
— Je vais finir par penser que vous vous moquez de moi. Et cela va me vexer.
— Mais non, mais non. C’est la situation qui est comique. Je vous en supplie, continuez à me raconter tout ça. J’adore.
— Cette mortelle ne contestait pas la possibilité que je sois son dieu, mais elle constatait que je ne profitais pas de ma religion parce que je ne l’avais pas vraiment comprise. Alors qu’elle, ayant passé sa vie en croyante fervente, en avait saisi toute la puissance.
— C’est logique. Alors elle voulait vous… convertir ?
— Elle commençait à le faire quand j’ai été ramené ici.
Il tape des sabots sur le plancher, tout à sa joie.
J’attends qu’il ait fini, essayant de ne pas m’en offusquer. Je répète :
— Pourquoi m’avez-vous amené ici ?
— Pour te remercier de m’avoir fait rire autant.
Il se relève et me tend un ankh.
— Tu reconnais quelques-unes de ces planètes ?
À travers l’objet qui me sert de loupe je crois reconnaître Terre 1. Ainsi que d’autres Terres entrevues dans la cave d’Atlas, des Terres aquatiques, des terres avec d’autres technologies, d’autres morales, d’autres moyens de transport.
— Je vais te livrer un premier grand secret. ÉCOUTE BIEN ET COMPRENDS SI TU LE PEUX.
Il prend son temps puis articule posément :
— Il existe des… PASSERELLES entre les mondes.
— Des passerelles ?
Il caresse les sphères-fruits.
— Toutes ces Terres sont semblables, peuplées d’habitants plus ou moins humanoïdes qui vivent un espace-temps similaire. Nous sommes d’accord ?
— Certes.
— Eh bien elles sont comme des planètes sœurs.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Tu as dû te demander pourquoi leurs histoires étaient analogues.
Je commence à saisir et j’éprouve une sensation de vertige.
— Et tu as dû te demander pourquoi certaines informations passaient de l’une à l’autre comme si elles étaient connectées entre elles.
Eun Bi qui invente avec Korean Fox le 5e monde sur Terre 1 et comme par hasard Terre 18 a un jeu qui s’appelle « Le 5e monde ». Certaines phrases : « Je suis comme les plantes, il faut qu’on me parle et qu’on m’arrose », « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ». C’était cela le sens de mon rêve. Les couches de lasagnes sont reliées. Les mondes sont reliés. Les histoires des planètes résonnent les unes avec les autres.
— C’est quoi, votre histoire de passerelles ?
Le dieu Pan se place face à l’arbre et caresse une branche du doigt.
— Tout est arborescence… Des branches relient les mondes-fruits. La même sève coule partout. Les feuilles sont des plans qui prennent la lumière. Et des liens passent entre certains bourgeons de dimensions différentes. Par la prière. Par la méditation. Par l’énergie universelle qui transcende l’espace-temps. La Vie.
Je commence à trouver ce bouquetin très intéressant.
— Ainsi, continue-t-il, rien que par la puissance de la pensée, certaines personnes réussissent à percevoir la feuille sur laquelle elles se trouvent. Elles peuvent dès lors remonter les branches et se connecter d’un plan à l’autre, d’une dimension à l’autre.
D’une couche de lasagne à l’autre.
Ma sensation de vertige se fait plus forte. Je demande à m’asseoir. Il me désigne un fauteuil et s’installe face à moi.
— Les passerelles ? dis-je. Des gens qui sortent de leur corps non pas pour aller vers le Continent des morts, vers le paradis des anges… mais vers d’autres dimensions, d’autres planètes ? C’est cela ?
— Même pas besoin de mourir, de devenir un ange ou un dieu. Même pas besoin d’être croyant. Ce n’est qu’une simple prise de conscience. Il suffit de savoir que c’est possible. Parfois en rêve, parfois en crise épileptique, durant une ivresse alcoolique, un coma.
— Et aussi durant une transe liée à la création, durant des instants d’écriture, j’ai vaguement connu ça quand j’étais l’écrivain Gabriel Askolein.
Le roi Pan se penche et murmure contre mon oreille :
— Mais aussi par la transe chamanique. Parfois en méditant on se décorpore, on visite, on voyage, on explore. Je crois savoir que vous avez été l’un des pionniers de la décorporation sur Terre 1, mon cher Pinson. Et je crois savoir aussi que récemment sur Terre 18, avec votre amie Delphine, vous avez touché à la zone où le futur, le passé et le présent sont confondus.
— En effet, mais je ne savais pas que…
— Que des milliers de gens l’ont fait avant vous ? Ce qui explique que des inventions apparaissent en parallèle sur des Terres sœurs. Parfois même en plusieurs lieux sur la même planète à la même époque.
Je contemple le séquoia bonsaï et commence à comprendre la portée de la révélation de Pan.
— Alors le Purificateur… est une résonance du Hitler de Terre 1 ?
— Certains esprits peuvent aller sur des mondes parallèles pour en ramener des idées. Les meilleures et les pires.
Le Dies irae de Mozart. Identique mais sous un autre nom ! Proudhon sait circuler dans les branches pour récupérer ce qui l’intéresse ! C’est de là qu’il tire sa force.
— Les idées sont donc contagieuses non seulement sur une Terre mais pour toutes les Terres de l’Univers ?
— En effet. C’est pour cela que l’idée d’une seule personne peut provoquer plus de conséquences qu’une guerre touchant des milliers de soldats. Une idée circule dans tout l’arbre et donc dans tous les fruits.
— Comme un virus contamine par le sang tout le corps.
— La bonne sève circule. La mauvaise aussi. La jeune femme mortelle qui t’a reproché de ne pas avoir la foi doit savoir intuitivement ce que je viens de t’apprendre.
Je me souviens maintenant des voyages astraux que Delphine prétendait accomplir dans « sa » religion dauphinienne. Elle assurait visiter d’autres mondes « presque comme le nôtre » où elle recevait des solutions à des problèmes « presque comme les nôtres ».
— Les temples peuvent servir d’amplificateurs, dans la mesure où plusieurs personnes priant ou méditant côte à côte créent un effet de groupe. Cela s’appelle un égrégor.
— Mais s’ils se réunissaient n’importe où ailleurs cela marcherait aussi ?
— Bien sûr. Seul ou en groupe, n’importe qui peut voyager dans les terres parallèles, seulement en prenant conscience que ces excursions sont possibles.
— Sur les autres Terres et sur les autres dimensions ?
— Oui, en largeur, hauteur, et profondeur.
Le roi mi-homme mi-bouquetin commence à m’impressionner. Je ne vois plus en lui le simple obsédé rigolard, mais mon nouveau professeur pour réussir le pas suivant.
— Cela expliquerait la difficulté à construire une histoire alternative, dis-je.
— C’est en effet le nœud du problème. Le premier scénario de Terre 1 a influencé tous les autres scénarios des autres Terres dans le temps et dans l’espace.
Pan se lisse la barbiche.
— Mais vous qui êtes ici, loin de l’Olympe, comment savez-vous ça ?
— Pan. Mon nom signifie « Tout ». Je sais presque tout.
Il darde alors son ankh vers un écran mural et j’aperçois Eun Bi et Korean Fox.
— Eux, je les aime tout particulièrement. Eun Bi… la courageuse petite Coréenne en lutte contre ses parents et son milieu, qui retrouve malgré tout ses racines profondes pour fonder avec un mystérieux inconnu un jeu informatique d’avant-garde. Je me demandais qui était ce Korean Fox. En fait c’est un garçon infirme, frappé par la sclérose en plaques. Une maladie terrible. Mais une âme parfaite. Pure.
Leur image s’affiche sur l’écran. Le couple radieux est accompagné d’un enfant.
— Ils se sont rencontrés, ils se sont aimés. Mais auparavant ils se sont longtemps parlé. Korean Fox craignait qu’elle le repousse quand elle le verrait abîmé par sa maladie incurable. Mais elle avait déjà effectué un long parcours d’évolution d’âme. Elle l’a aimé pour ce qu’il est vraiment et ne s’est pas souciée de son corps meurtri.
— Et Delphine ?
— Delphine est comparable à Eun Bi. Une femme formidable. Au début vous ne la jugiez pas très belle, n’est-ce pas ? Vous avez fini par la voir autrement. Au-delà des apparences.
— Donc vous saviez ?
— Oui. Je sais tout de vous grâce à cet arbre-observatoire. L’Arbre des terres possibles. Et c’est pour cela que j’ai tant ri car j’ai compris qu’enfin vous étiez « vrai ». Vous riiez de vous-même. Et de cette situation abracadabrante : un dieu qui rencontre une de ses croyantes et celle-ci lui fait découvrir sa propre religion !
— Vous m’aviez vu ?
— Évidemment. Je pense que vous avez bien mérité cet éclaircissement. Demain vous continuerez votre chemin vers un plus grand éclaircissement encore.
— Vous pensez qu’il est possible de rencontrer le Créateur ?
Le roi Pan se lève et regarde par la fenêtre de sa maison ronde. Il m’invite à observer aussi, et du doigt, m’indique une région.
— Le territoire vert, annonce-t-il.
— Qui vit là-haut ?
— Votre prochaine épreuve.
— Cessez de faire le mystérieux.
— Vous voulez vraiment savoir. Eh bien… le Diable.
— Le Diable ? Mais il n’y a pas de Diable, dis-je. C’est une invention des mortels afin de s’effrayer entre eux… ou d’exclure les individus qui les gênent.
Pan tortille les boucles de sa barbiche et affiche un sourire étrange.
— Ici, en tout cas, nous ne le nommons pas ainsi.