24 – LE DERNIER TABLEAU

Cependant, une foule houleuse réclamait le lever du rideau. La salle de spectacle était bondée. C’était un samedi soir, et du rez-de-chaussée aux dernières galeries, les spectateurs étaient pressés les uns contre les autres, car le théâtre n’était pas très grand et devait contenir beaucoup de monde.

Toutes les places, même les meilleures, étaient fort étroites.

Tout ce monde-là, d’ailleurs, vociférait avec un bel ensemble. Depuis vingt minutes déjà la seconde partie du spectacle aurait dû être commencée, on attendait toujours. Que se passait-il donc ?

Du haut des galeries tombaient des exclamations ironiques, des ordres brutaux.

— Grouillez-vous ! De quoi qu’y retourne ? Au rideau ! Quand c’est qu’on commence ?

Quelques-uns, plus hardis que les autres, et fort au courant sans doute du personnel du théâtre, interpellaient directement le personnage qu’ils croyaient responsable de ce retard. Et comme on savait que c’était Beaumôme qui avait pour mission de lever le rideau, des amis connus ou inconnus l’apostrophaient des galeries, en disant :

— C’est-y qu’il a la cosse ? faudrait voir, Beaumôme, à en mettre un coup ! Probable qu’il a encore des bras neufs, ce soir !

Ces interjections semaient un peu de gaieté dans la salle. Le public bon enfant, comprenant qu’il devait se passer quelque chose d’anormal dans les coulisses, fit quelques instants de silence, puis le tapage reprit de plus belle.

La clientèle du Théâtre Ornano était très mêlée. À côté de petits commerçants, on apercevait des figures farouches d’apaches et de pierreuses. Et tout ce monde-là, qui cependant ne frayait jamais ensemble dans la vie courante, au théâtre liait connaissance, se faisait des amabilités.

Quelques personnages qui, au début de la soirée étaient passés les uns à côté des autres sans avoir l’air de se connaître, paraissaient peu à peu s’enhardir. On les entendait s’interpeller, ils se faisaient d’abord de petits signes hésitants et discrets, puis, peu à peu, s’accoutumant, voyant que l’énoncé de leurs noms ne provoquait aucun scandale, ils se parlaient à haute voix à travers la salle.

Et c’est ainsi que lorsqu’une voix cria d’une galerie :

— Ça va toujours, Bec-de-Gaz ?

On en entendit une autre répondre de la galerie d’en face :

— Eh oui, ça colle, Œil-de-Bœuf.

Quelques jeunes apprentis apaches se désignaient avec admiration et respect la silhouette massive du Bedeau venu tout seul au théâtre, et qui affectait plus que jamais un air sinistre et préoccupé.

— C’est vraiment un mec costaud. Il en a une dégaine épatante !

— Oui, j’crois ben que depuis que sa gonzesse a claqué, y n’en a jamais reluqué une autre.

Depuis les aventures de l’autobus et de la Banque de France, tous les complices de Fantômas s’étaient tenus tranquilles, ne se terrant pas dans un repaire ignoré, déroutant la police en ne se cachant pas.

Certes, les agents avaient arrêté quelques rôdeurs, et découvert dans les bouges des récidivistes, que bon gré mal gré on avait impliqué dans les affaires de la place Clichy et du quai de l’Hôtel-de-Ville. Mais en réalité, les véritables acteurs de ces deux drames tragiques n’avaient pas été découverts, et depuis que l’opinion publique s’était calmée, la police, impuissante à intervenir, relâchait sa surveillance. Les secrets d’ailleurs, étaient fort bien gardés dans la bande. Et si d’aventure des haines naissaient entre ceux qui la constituaient, les uns et les autres s’arrangeaient pour vider entre eux les querelles, mais nul n’aurait osé moucharder les camarades, dénoncer des faits aussi graves, sachant par expérience que si la justice décidait d’épargner l’indicateur, celui-ci serait certainement châtié par ceux qu’il aurait dénoncés.

Cependant, Œil-de-Bœuf qui s’ennuyait à sa place était venu rejoindre son inséparable ami Bec-de-Gaz.

Il le vit avec une femme et il interrogea en la désignant :

— C’est donc que tu te mets en ménage, Bec-de-Gaz ?

Mais le grand apache haussa les épaules :

— Tu l’as pas regardée la gonzesse, fit-il. C’est Adèle.

C’était Adèle en effet, et l’apache qui posait la question savait que l’ancienne bonne vivait avec Beaumôme.

Adèle avait un visage courroucé et, volontiers, elle profita de l’occasion pour faire connaître ses sentiments :

— Sûr que je ne voudrais pas de Bec-de-Gaz, déclara-t-elle. C’est bon pour être copains, mais pas pour autre chose. Quant à Beaumôme, j’y tiens pas plus que cela. D’ailleurs, c’est un salaud, et un lâcheur ! Un homme qui fait ce qu’il fait est capable de tout.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, avec des mines graves, approuvèrent la pierreuse. Ils savaient, en effet, ce que celle-ci reprochait à Beaumôme. N’avait-il pas eu pendant un certain temps deux maîtresses, elle et Rose Coutureau, et désormais ne préférait-il pas cette dernière à Adèle qui, pourtant, s’était dévouée ?

— Puisqu’y m’plaque, j’m’en fous, disait Adèle, J’vas prendre un autre homme, le Bedeau, par exemple qui, sans doute est un peu vieux, mais c’est un type sérieux, solide, et bien capable de défendre sa môme à l’occasion.

— Le Bedeau, déclara Bec-de-Gaz, il en a sa claque des gonzesses. Rapport à ce qu’il a toujours des embêtements avec elles. Rappelle-toi plutôt ce qui est arrivé quand il était avec Fleur-de-Rogue ?

— Oui, poursuivit Œil-de-Bœuf, sûrement que tu n’aurais rien à faire avec le Bedeau, et moi j’ai comme une idée que nous pourrions te proposer une bien meilleure combine.

Œil-de-Bœuf regarda Bec-de-Gaz, lequel devinant ce qu’il allait offrir à Adèle, l’approuva d’un hochement de tête.

Œil-de-Bœuf poursuivit :

— En somme, on est tous les deux, Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, de bons, de très bons copains. Comme qui dirait les deux doigts de la main, seulement ce qui nous manque, c’est une femme. Alors pourrait-on pas s’arranger pour vivre tous les trois en ménage ?

La proposition aussi nettement formulée, ne parut pas scandaliser outre mesure Adèle qui, décidément, tenait surtout à ne pas rester sur la mauvaise impression que produisait autour d’elle le lâchage de Beaumôme.

Et, pendant quelques instants, les trois interlocuteurs se mirent à étudier de très près ce projet.

Au parterre, cependant, deux hommes qui s’étaient rencontrés poussaient chacun une exclamation de surprise :

— La Carafe !

— Tête-de-Lard !

C’était la première fois que les deux apaches se rencontraient, depuis le fameux jour où ils avaient été si brutalement séparés l’un de l’autre, lorsque Fantômas leur avait joué le mauvais tour de les précipiter à la Seine.

On avait vaguement raconté dans les milieux interlopes que Tête-de-Lard avait été sauvé par la police, puis bouclé. Les mauvaises langues ajoutaient qu’il avait même servi d’indicateur. Aussi, pendant huit jours, avait-on proféré à son égard des menaces terribles, et décidé que l’on mettrait à mort cet ancien charcutier au visage gras, fuyant et peu net. Puis, nul n’ayant été arrêté, on était revenu sur cette opinion et d’autre part, Tête-de-Lard semblait avoir été réhabilité par Fantômas lui-même lorsque celui-ci lui avait manifesté ainsi qu’au Bedeau, sa confiance, en le faisant intervenir dans l’affaire de la grande Berthe. Dans un groupe, quelques apaches d’ailleurs, auxquels se joignaient désormais La Carafe et Tête-de-Lard, félicitaient la grande Berthe d’être sortie de prison. Bébé déclarait admiratif :

— Pour une combine épatante, c’en est une. T’as vraiment du talent, la môme. Mais qui c’est qui t’a aidée, et pourquoi qu’t’as fait sauver la Rose Coutureau de la taule ?

Mais la grande Berthe ne voulait donner aucun renseignement à ce sujet.

Le tapage, cependant, croissait dans la salle et, sur l’air des Lampions, la foule impatiente réclamait :

— Le rideau ! Le rideau !

Puis, le bruit peu à peu augmenta, devint un véritable vacarme. Ensuite, par enchantement, on se tut et les spectateurs, résignés, reprirent le cours de leur conversation.

Tout d’un coup, le silence se fit définitivement dans la salle, puis, brusquement, on applaudit frénétiquement :

Les trois coups venaient enfin d’être frappés. Il y eut un remue-ménage au parterre et aux galeries. Pendant cinq minutes, on se bouscula consciencieusement pour gagner sa place, puis tout se tut. Le rideau se levait.

***

Cependant, depuis trois quarts d’heure environ, l’affolement le plus complet, le désarroi le plus intense, régnaient dans la coulisse.

Toutes les cinq minutes, Beaumôme, préposé aux manœuvres du rideau, était venu de son air cafard et en se dandinant sur ses courtes jambes, demander à M. Rigou, régisseur général :

— C’est-y qu’on peut lever ?

Et, chaque fois, M. Rigou avait répondu sur un ton énervé :

— On ne peut pas. Dick n’est pas encore arrivé.

Beaumôme, indifférent, haussait les épaules, retournait à son poste, traînant ses espadrilles sur le plancher poussiéreux du théâtre.

Puis, il revenait encore au bout de quelques instants :

— C’est-y qu’on peut lever ?

Il obtenait la même réponse. À la troisième fois, il fit observer :

— Les types rouspètent dans la salle ! Sûr qu’ils vont tout casser.

M. Rigou serra les poings, leva les yeux au ciel, mais il ne pouvait donner l’ordre de lever le rideau, Dick, le principal interprète, n’était pas là.

Et M. Rigou qui assumait toutes les responsabilités, sentit le désespoir l’envahir.

On avait fait, ce soir-là, une si bonne recette, que, bien avant l’heure à laquelle devait commencer la représentation, la salle était comble, et c’est pourquoi, contrairement aux usages, M. Rigou avait pu venir dans les coulisses, avant la seconde partie du spectacle, alors qu’en temps ordinaire il restait au contrôle jusqu’à la fin du deuxième acte, pour surveiller la caisse qui vendait encore des places à des retardataires.

Les affaires du théâtre marchaient bien et, depuis quelques jours, on était tombé sur un excellent programme que certainement on pourrait faire tenir pendant toute une quinzaine.

La pièce principale s’appelait Les Amours du Bourreau ou L’Enfant de la Guillotine. C’était un drame sombre, en vingt-sept tableaux, de telle sorte que la moitié du temps se passait en entractes pour que l’on pût opérer les changements. Malgré ces inconvénients matériels, l’œuvre théâtrale, due à un professionnel du roman-feuilleton, remportait un vif succès.

Elle avait d’excellents interprètes, parmi lesquels le jeune acteur Dick, qui tenait superbement le rôle du bourreau Sanson.

Or, voici qu’il manquait, qu’il était absent sans avoir prévenu, sans que l’on sût pourquoi. Que fallait-il donc faire ? Pour rien au monde, M. Rigou n’aurait voulu rembourser les places, ce qui était d’ailleurs impossible, une partie de la recette ayant déjà été distribuée aux acteurs pour le règlement de leur semaine. Les artistes, habitués à ne s’émouvoir de rien, demeuraient silencieux et résignés, dans les coulisses, derrière les portants.

Dans un coin des coulisses, près du rideau, se trouvaient Beaumôme et Rose. Les deux amants s’entretenaient à voix basse, et, malgré les plaisanteries dont l’apache émaillait sa conversation, sa maîtresse demeurait sombre :

— Je suis sûre, murmurait Rose Coutureau, qu’il est arrivé quelque chose de fâcheux à mon vieux. Qu’est-ce qu’il a pu devenir, pourquoi n’est-il pas rentré ?

Beaumôme, qui se souciait fort peu du père Coutureau, essayait pourtant de la rassurer :

— Tu t’étais bien débinée toi-même, probable que le vieux en a profité pour aller faire la bombe. Il aime bien se soûler la figure, il a dû s’envoyer quelque muflée dans un bistrot des environs.

— Ça se pourrait, déclarait la gamine, mais ça m’étonne, car il tombait de sommeil le jour où je l’ai quitté. Pour qu’il soit sorti de la taule, faut qu’il se soit passé quelque chose de grave, il faut surtout, poursuivit-elle, qu’il y ait eu un événement extraordinaire, puisqu’il n’est pas encore là.

Et, de fait, le père Coutureau, tout comme l’acteur Dick, manquait au théâtre. Mais cela n’avait pas la même importance. Les artistes s’étaient passés du vieil habilleur, et la figuration aurait un chef de moins. Cela ne pouvait empêcher le spectacle de se dérouler normalement.

— C’est égal, j’ai peur, disait Rose Coutureau. Il se passe des choses, depuis quelques jours, qui me donnent de terribles émotions.

— Tu t’en fais une bile, dit Beaumôme. Faut-y que les femmes soient gourdes.

— Je sais ce que je sais, et d’ailleurs, tous ceux qui, comme nous, comme le père et moi, ont eu des rapports avec Fantômas, en tirent toujours des embêtements. Vois plutôt cette histoire de l’avenue Niel. Oh moi, je suis décidée ! Ça peut pas durer plus longtemps, et plutôt que de me retourner les sangs, nuit et jour dans la crainte d’être mêlée à ces affaires-là, j’irai plutôt casser le morceau à la police. Oui, dès demain, j’irai leur dire ce que j’ai vu, ce que je sais.

Tandis que Rose s’exprimait ainsi quelqu’un s’approchait du régisseur général.

— Pardon, monsieur ?

M. Rigou se retourna tout d’une pièce. Un vieil homme à l’allure minable, s’adressait à lui en hésitant. M. Rigou haussa les épaules, tourna les talons, et répondit, furieux :

— Il s’agit bien de vous ! Est-ce que tu crois, par hasard, que j’ai le temps de m’occuper de ça ? Quand je pense que mon premier rôle n’est toujours pas arrivé et que le troisième acte devrait être commencé depuis plus d’une demi-heure, j’ai autre chose à faire que de distribuer la figuration !

M. Rigou avait bien la mentalité des gens de théâtre, qui sont, à certains moments, très aimables, font des offres mirifiques et, tout à coup, sans raison, ont de grands airs affairés et semblent ignorer les gens qu’ils tutoyaient et appelaient leur cher ami deux minutes auparavant.

L’interrupteur que M. Rigou venait de rabrouer ne se tint pas pour battu cependant. Il se rapprocha du régisseur général :

— Je sais le rôle, déclara-t-il, tu n’as qu’à me le donner et je m’en vais le jouer !

M. Rigou regarda alors avec une certaine complaisance le mystérieux personnage aux allures de vieux comédien qui, ce jour même, à l’heure de l’apéritif, avait rencontré, au Café du Triangle, le régisseur général du Théâtre Ornano, dont il avait conquis la sympathie en faisant de très bonnes imitations des grands acteurs.

C’était ce cabot qui avait prétendu s’appeler, à l’instar du grand ancêtre, tout simplement : Talma, mais Talma Junior.

— Tu as déjà vu jouer la pièce et tu connais le rôle de Dick ?

— Parfaitement !

— Rose Coutureau, et vous autres, les artistes de la scène du début, arrivez ici !

On s’empressa sur le plateau.

— Commencez à voix basse, dit-il, et voyez si le camarade peut tenir le rôle. Je lui enverrai les répliques, pour l’aider.

On commençait une première scène et, en l’espace de quelques instants, M. Rigou fut transfiguré :

— Mais c’est épatant ! cria-t-il. Mon cher Talma, tu connais le rôle aussi bien que Dick lui-même. Pourras-tu continuer comme ça jusqu’au bout ?

— Jusqu’au bout, je n’ai pas peur.

— Risquons le paquet ! dit M. Rigou.

Et aussitôt, se précipitant vers Beaumôme, il lui cria :

— Frappe les trois coups, mon vieux, et allons-y, au rideau !

Avec trente-cinq minutes de retard, le spectacle reprit, la dernière recommandation de M. Rigou avait été :

— Enchaînez vivement vos répliques, mes enfants, pour que nous puissions finir à l’heure.

Et les artistes, stimulés à l’idée qu’ils pourraient très probablement terminer à temps pour prendre leur métro, interprétaient leurs rôles respectifs avec entrain, ce qui donnait à la pièce une saveur toute nouvelle et du meilleur aloi.

Ce fut un long cri de surprise, des murmures étonnés dans la salle lorsque l’on vit apparaître le bourreau Sanson. Les habitués, en effet, connaissaient l’interprète du rôle : le jeune et beau comédien Dick, la coqueluche de toutes les femmes et l’artiste que les hommes n’osaient pas critiquer, tant il était notoirement adroit et remarquable.

Or, voici qu’un vieillard, ou tout comme, le remplaçait et instinctivement la foule se disposait à faire un mauvais accueil au comédien qui avait eu l’audace de se substituer à Dick, sans que l’on ait fait au préalable une annonce, sans qu’il se soit excusé de prendre une si grande liberté. Certes, la salle était mal disposée à l’égard du nouveau. On murmurait bien des : « Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? Non mais, il en a du culot de vouloir remplacer Dick ! » et quelques pelures d’oranges vinrent même s’abattre sur la scène mais celui qui s’était donné pour Talma Junior plongea sur la foule son regard énergique cependant qu’avec netteté il débitait son rôle.

C’était quelqu’un que cet artiste et assurément s’il ne jouait pas de la même façon que Dick, il avait sa manière à lui de camper le personnage du bourreau, qu’il faisait terrible et redoutable rien que par les gestes et le ton.

M. Rigou, installé dans la boîte du souffleur et qui, tout en suivant attentivement le manuscrit, n’avait pas vu commencer le spectacle sans une certaine appréhension, se rassurait.

Lorsque le troisième acte fut terminé, une salve d’applaudissements consacra le succès définitif du comédien qui avait remplacé le beau Dick au pied levé.

Il fallut que Talma revienne saluer, et il le fit avec une humilité courtoise, une véritable aménité, s’inclinant jusqu’à terre, cependant que son regard perçant semblait fouiller dans le trou noir que, à ses yeux, représentait la salle.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz n’avaient pas hésité à consacrer la gloire du comédien :

— Il est épatant, ce mec-là ! avaient-ils déclaré.

Et Adèle, oubliant soudain qu’elle venait de conclure une alliance quasi matrimoniale avec les deux amis, ajoutait, enthousiasmée :

— Tout vieux qu’il est, s’il voulait, ça ne lui coûterait pas cher !

Pendant l’entracte, on félicita le comédien sur le plateau.

— Tu as été sublime, déclarait le régisseur général avec conviction.

Mais Talma se déroba aux ovations et demanda à se reposer seul, à demeurer dans un angle obscur, pendant les quelques instants de loisir dont il bénéficiait. M. Rigou lui avait apporté le manuscrit, Talma junior repassait attentivement le texte de l’acte suivant.

Assurément, l’homme était grimé merveilleusement, doublement même. Non seulement il s’était fait la tête du bourreau de la Révolution, une tête un peu fantaisiste sans doute, mais encore sa silhouette de vieux comédien n’était que le plus audacieux des maquillages, que la plus formelle des contrefaçons. Car, en réalité, et c’était là une chose que tout le monde ignorait, c’était encore Fantômas qui se dissimulait sous ce nouveau déguisement.

Pourquoi l’homme terrible était-il là ?

Pourquoi assumait-il la dangereuse responsabilité d’interpréter le rôle d’un artiste aussi en vue que l’était Dick ? Et pourquoi, enfin, se trouvait-il que, par suite d’un hasard extraordinaire, ce dernier manquait précisément le jour où Fantômas réussissait à se faire embaucher au Théâtre Ornano comme pour le remplacer au pied levé ? Mystérieuse coïncidence ou bien résolution étudiée du Maître de l’Effroi ?

Cependant, le spectacle continuait et le succès du vieux comédien s’affirmait.

La pièce était tragique au possible, très mouvementée aussi. Il y avait notamment, au cours de ce spectacle sensationnel, deux clous destinés à provoquer l’admiration des spectateurs et aussi à les faire frissonner :

Le premier qui avait lieu à la fin du quatrième acte, était une scène qui se passait au cours d’une assemblée populaire ; certains personnages y injuriaient le bourreau, lui reprochant d’exercer un métier aussi affreux. Et Sanson, grandiloquent et superbe, leur répondait victorieusement en faisant l’apologie de sa profession et en exaltant le bras qui servait la noble cause du Devoir et de la Nation ! Fantômas, dans le rôle du bourreau, était vraiment superbe, et lorsqu’il eut déclaré avec emphase :

— Je suis le bras vengeur de la Nation. C’est moi le grand jardinier rouge, dont la tâche sublime est de purger la France de toutes les mauvaises herbes gui empêchent la Liberté, l’Égalité, la Fraternité de régner sur le pays, ce fut une salve frénétique d’applaudissements.

Fantômas, acteur merveilleux, continuait de sa voix cinglante et terrible :

— Aristocrates infâmes, bourgeois poltrons et prêtres sournois, je les égalise tous. Pour en débarrasser le peuple, je les nivelle au ras des épaules.

Il y avait là une belle tirade, un superbe effet, et, chaque soir, lorsque Dick la déclamait, il remportait un grand succès. Lorsque ce fut le nouveau comédien qui vint à la proférer, lorsqu’on le vit s’avancer jusqu’au ras de la rampe, et, d’une voix énergique, déclamer les phrases sonores et ronflantes qui constituaient la plus belle page du rôle du bourreau Sanson, ce fut un enthousiasme indescriptible qui enleva la salle entière :

Cinq ou six fois de suite, il fallut relever le rideau pour que l’acteur pût venir saluer ; ce n’était pas un succès qu’il remportait, mais un triomphe.

Dans la coulisse, Rigou l’embrassa :

— Ce n’est pas deux francs, déclarait-il, mais c’est… cinquante sous que je te donnerai. Tu as été vraiment superbe, et tu peux être sûr que je te ferai une situation. T’es de la maison désormais ! Demain nous annoncerons par les affiches que Talma Junior vient de signer un engagement magnifique avec le Théâtre Ornano, qui lui fait un pont d’or.

Fantômas, impassible, reçut ces compliments sans prononcer un mot.

Cependant, Rose Coutureau descendait de sa loge où elle venait de se changer pour la troisième fois. La jeune artiste, au cours du spectacle, interprétait plusieurs rôles. Là, elle revenait dans le costume qui lui plaisait le mieux : il n’avait pourtant rien de bien sensationnel, ce costume. Rose ne portait pas de perruque poudrée, de robe à paniers, de petits souliers de satin comme elle faisait au début de la pièce. Elle était au contraire, simplement vêtue d’une jupe sombre et d’une chemisette de grosse toile. Ses cheveux étaient hâtivement noués et c’étaient ses cheveux réels, non point la perruque classique ; elle portait sur la tête un petit bonnet blanc, mais elle était heureuse et fière de cette simplicité même. Désormais, en effet, elle allait avoir un rôle sensationnel, tragique, terrible, poignant. C’était elle, en effet, qui faisait la souveraine. Le dernier tableau du spectacle représentait l’échafaud, l’exécution par le bourreau Sanson de Marie-Antoinette, ex-reine de France.

Tel était le second clou de la pièce sensationnelle que représentait le Théâtre Ornano.

Rose Coutureau était descendue et, devisant sans cesse avec Beaumôme, elle attendait le moment de paraître en scène. Il ne restait plus qu’un tableau avant celui de l’échafaud, c’était le Tribunal révolutionnaire, au cours duquel la femme Capet allait avoir à répondre des accusations portées contre elle. Rose Coutureau, d’ordinaire, aimait beaucoup cette scène, où elle était fréquemment applaudie comme artiste, cependant que la foule houleuse huait le personnage qu’elle interprétait. Toutefois, ce soir-là, elle était bien trop préoccupée, bien trop émue pour prêter attention à son art.

Ses soucis personnels retenaient tout son esprit et Rose Coutureau éprouvait de plus en plus une angoisse secrète. Elle se sentait environnée de dangers, de mystère, et bien que Beaumôme, qui commençait à être alarmé lui aussi par l’attitude angoissée de sa maîtresse, fît l’impossible pour la rassurer, elle avait peur, très peur, peur de rien, peur de tout, peur de l’inconnu, de l’avenir, du présent.

— Je ne sais pas ce que j’ai, disait la jeune fille, mais il me semble qu’il va m’arriver quelque chose d’effroyable. J’ai peur…

— Mais de quoi, voyons ? disait Beaumôme. T’as rien à craindre.

Et, pour faire diversion, le jeune apache, qui semblait beaucoup aimer sa nouvelle maîtresse, essayait de plaisanter :

— C’est pas parce que tu vas être zigouillée au dernier tableau dans le rôle de Marie-Antoinette, que t’as besoin d’avoir la trouille. C’est du carton. La « veuve » est pas méchante, quoi. T’as déjà eu affaire à elle tous ces derniers soirs. Elle t’a pas fait de bobo.

Rose Coutureau sourit gentiment à son amant ; évidemment la jeune artiste ne pensait pas même au rôle tragique qu’elle interprétait et les plaisanteries de Beaumôme étaient tout à fait indifférentes à la reine Marie-Antoinette de la pièce. Elle n’y répondit même pas et se contenta de murmurer à l’oreille de son amant :

— C’est curieux, je trouve que ce type qui est venu juste pour remplacer Dick a un drôle d’air, il a des yeux effrayants. Cet espèce de Talma ne me revient pas du tout. Il a une tête qui me fait peur.

La guillotine était dressée au premier plan, et si l’on avait attendu quelques instants de plus qu’à l’ordinaire pour monter le décor, c’est parce que le vieil acteur qui remplaçait Dick avait voulu s’assurer lui-même des dispositions du « praticable » et de la mise en scène.

Il avait passé quelques instants seul sur le plateau à côté de la hideuse machine, merveilleusement reconstituée d’après les documents exacts de l’époque.

L’exécution faite devant le public était simulée avec un art parfait. L’artiste qui jouait le rôle de Marie-Antoinette devait en effet se laisser basculer sur la planche sinistre et se prendre le cou dans la lunette. Un éclair brillait alors au sommet de l’échafaud et on laissait tomber un cartonnage qui figurait le couperet fatal.

Le rôle du bourreau alors, ou pour mieux dire de l’acteur qui jouait Sanson, consistait à s’interposer entre le public et la guillotine afin de dissimuler par son corps celui de la victime. Il prenait d’ailleurs dans un panier une tête de carton et la levait au bout du bras pour montrer au peuple que justice était faite. Et c’est à ce moment que le rideau tombait.

On avait expliqué à Talma le jeu de scène de ce tableau et lui-même avait été vérifier l’échafaud.

Fantômas le bourreau, était allé changer de costume. Au moment où on levait le rideau, il se dissimula derrière un portant attendant son entrée.

Les apprêts du supplice, l’arrivée sur la scène de la charrette amenant la veuve Capet, prenaient environ dix bonnes minutes et le bourreau n’apparaissait pas tout de suite, il ne devait surgir de derrière le « praticable » qu’au moment où la reine s’approchait.

Comme toujours, l’apparition de la guillotine, placée en plein milieu de la scène, provoqua des murmures divers dans la salle véritablement empoignée par l’intérêt du spectacle.

C’est qu’il y avait là nombre de gens pour qui la vue de la sinistre machine était comme une indication, comme une menace. Savait-on jamais si quelque aventure fâcheuse ne vous amènerait pas un jour à subir pour de bon le supplice que l’on allait applaudir au théâtre ?

Cependant, un brouhaha se produisit dans les coulisses.

— Ah te voilà tout de même ! s’écria M. Rigou, qui, désormais sûr de son interprète, avait jugé inutile de retourner dans le trou du souffleur, et qui restait sur le plateau d’où, d’ailleurs, il pouvait envoyer les répliques, si besoin en était, aussi bien que de sa boîte. Te voilà ! s’écriait-il.

C’était Dick en effet qui, après ses péripéties, arrivait enfin. Il était onze heures trois quarts.

Le jeune artiste, pâle, défait, essoufflé, redoutant les pires événements, était arrivé au théâtre, convaincu que son absence avait déterminé des cataclysmes et qu’il allait trouver la salle mise au pillage par une foule exaspérée, les décors en morceaux, les artistes en fuite.

Au contraire, tout semblait s’être passé très normalement, et, comme d’ordinaire, à onze heures trois quarts, on montait la guillotine sur le « praticable » représentant l’échafaud.

M. Rigou jouit quelques instants de l’ébahissement du jeune artiste. Dick, en effet, écarquillait les yeux, ne trouvait pas une question à poser tant il était abasourdi, stupéfait. Il lâcha enfin :

— Vous m’avez donc doublé ?

— Oui, mon cher, répliqua Rigou qui, triomphalement ajoutait : « Et par Talma lui-même ! »

Le dernier tableau cependant était sur le point de s’achever. Les soldats avaient amené Marie-Antoinette au pied de l’échafaud. La salle était haletante et seule peut-être n’éprouvait aucune émotion celle qui était pourtant l’héroïne de ce terrible drame. Rose Coutureau qui montait automatiquement sur l’échafaud, ne se préoccupait pas du sinistre appareil sur lequel elle allait s’étendre dans un instant. Beaucoup plus prosaïquement, elle regarda dans la coulisse et elle fut fort surprise d’y apercevoir Dick, arrivé depuis quelques instants, se tenant immobile à côté du rideau. Elle pensa, un peu rassérénée, à l’idée que le spectacle allait finir :

— Qu’est-ce qu’il va prendre pour être arrivé si en retard.

Elle songeait en même temps :

— Encore dix minutes et c’est la fuite.

Elle souriait à Beaumôme qui, la main posée sur le fil destiné à manœuvrer le rideau, attendait l’instant propice pour signaler au public la fin du spectacle.

Rose était si peu à ce qu’elle faisait qu’elle entendit à peine la clameur soudaine qui s’éleva de la salle au moment où surgissait à côté d’elle l’acteur qui interprétait aux lieu et place de Dick, la dernière scène, celle de l’exécution.

Sanson, en effet, parut.

Si jusqu’alors le nouveau comédien qui jouait le rôle avait bouleversé la foule et surpris le public par ses attitudes et ses façons d’être, il déroutait désormais tout le monde.

Certes, il n’avait rien de classique ni de conforme à la tradition, ce bourreau qui montait sur l’échafaud pour exécuter Marie-Antoinette.

Il n’avait pas le costume du temps. Le bourreau en effet qui surgissait devant la foule était drapé entièrement dans un grand manteau rouge et son visage était dissimulé derrière une sorte de cagoule, rouge également.

Il était ganté de rouge. C’était effarant et l’on se demandait ce que cela voulait dire, mais les artistes cependant qui n’osaient interrompre et exécutaient leurs mouvements avec des gestes automatiques, précipitaient le dénouement.

Fantômas, dans le rôle de Sanson, s’avançait vers la guillotine. Le Maître de l’Effroi, fixement, regardait Rose Coutureau interprétant Marie-Antoinette, et, tandis que les acteurs figurant les aides la faisaient basculer sur la planche fatale, le faux Talma Junior murmurait entre ses dents, tandis qu’un sourire sarcastique effleurait ses lèvres :

— Ma vengeance commence. D’abord celle-là, les autres après.

Fantômas arrivait près de la guillotine. Comme un bourreau véritable, le Maître de l’Effroi faisait tomber le couperet de l’instrument de supplice.

Quelques secondes passèrent. Puis soudain des hurlements effroyables retentirent de toutes parts.

Les artistes qui entouraient la guillotine avaient distraitement regardé la scène à laquelle ils étaient accoutumés, mais au bout d’un quart de seconde les uns après les autres avaient compris ce qu’ils venaient de voir malgré eux. Et voici que, tandis que certains poussaient des cris épouvantables, d’autres s’évanouissaient, s’enfuyaient en courant. Dans la salle on applaudissait à tout rompre.

— Ce que c’est bien imité, disait-on.

Puis cet enthousiasme brusquement se changea en terreur et une panique indescriptible éclatait dans l’assistance.

— Du sang, du vrai sang, hurlèrent les spectateurs des premiers rangs.

Il n’y avait pas à en douter, ce n’était point une supercherie, ni un tour de passe-passe, et un sang noir giclait sur le plancher de la scène, jaillissant partout, éclaboussant aussi bien les figurants que les spectateurs. C’était du sang véritable, du sang humain.

La guillotine avait fonctionné pour de bon, et la tête de Rose Coutureau était réellement tombée, tranchée par le couperet du Bourreau Rouge, coupée par Fantômas.