22 — LE BÉGUIN DU BOXEUR
Sous la tonnelle, une servante avait apporté le café au lait.
Il était environ huit heures, le soleil déjà vif perçait à travers le rideau des branches d’arbres. Dans le bosquet tout ombragé, semé de fleurs, une douce fraîcheur régnait. C’était le printemps.
Bientôt le gravier de l’allée crissa sous des pas rapides. L’Américain Dixon apparut, bien découplé dans son complet de flanelle blanche. Il se pencha sous la baie de verdure qui accédait à la tonnelle et parut dépité de voir qu’elle était vide.
Le robuste boxeur à la silhouette élégante, à la démarche souple, s’en alla au fond du jardin pour patienter en fumant une cigarette blonde et sans autrement manifester ses sentiments, attendit. Évidemment l’Américain ne voulait pas se mettre à déjeuner, avant l’arrivée du compagnon... ou de la compagne, dont la présence avait été prévue par la vieille servante.
Soudain la porte de la maison s’entrebâilla pour livrer passage à une gracieuse apparition : Joséphine.
Drapée dans un kimono de soie claire et souriant à la belle matinée qui s’annonçait, la jeune femme descendit lentement, humant à pleins poumons l’air pur qui l’entourait.
Joséphine descendit les marches. Quelqu’un venait à sa rencontre. Le colosse lui aussi semblait ému.
— Comment allez-vous ce matin, jolie dame ?
— Et vous M. Dixon ?
L’Américain sourit silencieusement, désignant la tonnelle :
— Mademoiselle Finette, le café au lait est servi, vous plairait-il de le prendre maintenant ?
Les deux jeunes gens déjeunèrent en silence, n’échangeant que des monosyllabes, pour se demander un couvert, une assiette, le sucre... enfin, faisant effort, triomphant de sa timidité, Dixon, très bas, supplia :
— Serez-vous toujours aussi farouche ?
— C’est joliment gentil chez vous !
Le boxeur répondait à la jeune femme. Avec une note émue, pleine de grâce, corsée du piquant de son léger accent étranger, il décrivait à Joséphine tout le charme de la vie simple et calme que l’on pouvait mener dans ce nid de verdure.
L’Américain avait peu à peu rapproché sa chaise de celle occupée par Joséphine.
— Pourquoi, demanda-t-il en passant amoureusement son bras autour de la taille souple de la jeune femme, pourquoi, puisque vous avez accepté de venir jusqu’ici m’avez-vous si brutalement repoussé ensuite ? Pourquoi vous êtes-vous entêtée à me résister ?
Joséphine secouait la tête, et s’exécutant :
— J’étais un peu grise hier. Je ne savais pas trop ce que je faisais ni pourquoi je venais chez vous.
« Évidemment, M. Dixon, poursuivit-elle, avec une nuance de tristesse, lorsque vous m’avez rencontrée dans cet établissement bizarre et mal famé vous m’avez prise pour... pour...
Dixon nettement lâcha le mot :
— Je vous l’avoue, je vous avais prise pour une grue.
— Eh bien, continua-t-elle, en prenant machinalement sa façon de parler qui trahissait ses origines et ses fréquentations, eh bien vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Ce n’est pas pour me vanter, mais je peux toujours vous dire une bonne chose, c’est qu’on ne se paie pas la Joséphine comme ça, sur un caprice, ah ! mais non...
— En effet, reconnut l’Américain, légèrement interloqué par cette brusque sortie, j’ai bien vu que vous n’étiez pas une personne... comme les autres !
— Par exemple, reprit Joséphine, en posant affectueusement sa main sur le bras du colosse, ce qui me botte avec vous c’est que vous n’êtes pas mufle ; ainsi hier soir si vous aviez voulu, quand nous étions en tête-à-tête, eh bien, pas vrai ?...
Avec le plus grand calme, mais sans fard, sans hâblerie, l’Américain exposa à Joséphine sa requête.
— Vous me plaisez beaucoup dit-il, beaucoup plus que n’importe quelle autre femme, énormément même ! Peut-être cela tient-il à ce que vous vous êtes refusée à moi ? Mais, j’en doute, car j’éprouve à votre égard un sentiment profond ; vous êtes l’amie qu’il me faut, voulez-vous que nous vivions ensemble ? Dans un mois d’ici je partirai pour l’Amérique... J’ai déjà beaucoup d’argent et j’en gagnerai là-bas, beaucoup encore ; je vous emmène, nous ne nous quitterons plus, voulez-vous ?
Cela valait la peine qu’elle y songeât.
L’Américain, pressé sans doute de savoir à quoi s’en tenir, interrogeait encore d’une voix câline :
— Voudriez-vous, jolie Finette ? Répondez-moi !
Mais Joséphine se tut, d’autres pensées affluaient à son cerveau et la faisaient singulièrement hésiter. Évidemment tout cela était beau, l’aisance, la tranquillité, l’amour bourgeois et l’Amérique...
— Qui sait si je ne dirai pas oui ; qui sait si ça ne sera pas non ! Laissez-moi réfléchir encore un peu.
Dixon, solennellement, se levait :
— Chère et gracieuse amie, déclara-t-il, vous êtes ici chez vous, tant qu’il vous plaira d’y rester, mais je souhaite qu’il vous plaise au moins d’y demeurer jusqu’à ce soir. Acceptez que nous déjeunions ensemble à une heure ; d’ici là, je vous laisse seule, vous pourrez penser à votre aise.
L’Américain informait, en effet, la jeune femme qu’il lui fallait suivre son entraînement quotidien.
Quelques instants après, Joséphine entendait le ronflement de l’automobile.
***
La vieille servante aussi était partie aux provisions, Joséphine restait seule dans la propriété et la jeune femme, qui avait visité du haut en bas la coquette villa de l’Américain, se promenait dans le joli décor du parc.
Oui, la vie devait être douce ainsi. Il y avait, dans ce silence de la campagne, cette pureté de l’air, une opposition si grande avec le quartier de la Chapelle ! Il y avait dans les manières distinguées, flegmatiques de l’Américain Dixon un tel contraste avec le sans-gêne brutal du Loupart, que Joséphine s’interrogeait.
Soudain, au plus épais du petit bois, achevant le parc, tandis qu’elle tournait dans une allée étroite, Joséphine poussa un grand cri.
Le Loupart était devant elle !
Les mains dans les poches et s’avançant lentement en balançant le corps sur les hanches, le Loupart s’approcha de Joséphine, la fixa dans les yeux :
— Ça va bien, fit-il...
Puis, après un silence – la pierreuse, surprise, ne pouvait articuler une parole –, il reprit :
— Ça va bien, mais ça ne durera pas !
— Le Loupart, balbutia Joséphine d’une voix étouffée, tremblante, ne me tue pas, qu’ai-je fait ?
L’apache ricana :
— Tu ne manques pas de culot, ma Joséphine de mon cœur ! ah, je te retiens ! non seulement tu fais la mouche, tu jaspines sur mon compte avec « mossieu » Juve, mais encore tu te laisses enlever par le premier gigolo venu.
Joséphine était tombée à genoux dans le gazon épais. Certes, elle avait courbé la tête lorsque le Loupart l’accusait de l’avoir trahi, et soudain il lui montait au cœur un remords de conscience. Elle était atterrée à l’idée qu’elle avait pu un instant compromettre son amant, renseigner la police sur son compte. Sincèrement elle se désespérait à l’idée qu’il s’en était fallu d’un rien pour que le Loupart ne fût arrêté par sa faute. Oui, le Loupart avait raison dans son reproche, elle méritait d’être punie... Quant à l’avoir trompé, non, ça n’était pas vrai !
Et tout en reconnaissant la vérité du premier grief que formulait contre elle son amant, Joséphine, avec l’accent sincère de la vérité, se défendait de toutes ses forces d’avoir été infidèle.
— Oui, j’ai eu tort d’aller dans ce restaurant de nuit, de parler au boxeur, de l’écouter, surtout de venir chez lui, mais malgré les apparences... le Loupart, crois-moi, je n’ai rien à me reprocher de ce côté là.
Le Loupart hochait la tête, il paraissait moins fâché qu’il ne le disait, mais il voulait en avoir l’air. Avec curiosité plutôt qu’avec colère, il considérait sa maîtresse.
Il l’interrompit d’un haussement d’épaules :
— Et puis, quand ça serait, que tu aurais couché avec cet homme-là...
— Ah, ne dis pas ça, ne dis pas ça, le Loupart, je ne veux pas que tu me parles de la sorte, tiens, j’aime mieux te voir jaloux, brutal avec moi, qu’indifférent... Dis, le Loupart, insista-t-elle en se serrant amoureusement contre l’apache, pas vrai que tu m’aimes encore ?
— C’est à voir, laissons cela : tu vas m’obéir sans un mot, sans un geste, sans une protestation...
Le cœur de Joséphine se serra, elle connaissait ces préambules, Loupart méditait évidemment encore un mauvais coup.
— Mais d’abord, interrogea-t-elle, en feignant une vive curiosité, comment es-tu venu jusqu’ici ?
— Ma pauvre gerce à la manque, dit enfin le Loupart avec un grand sourire silencieux, il y a décidément que toi et les petits oiseaux pour poser des questions aussi bêtes... Comment es-tu venue jusqu’ici toi-même ?
— Mais... dans l’automobile de Dixon...
— Et qui vous a suivis ?
Joséphine resta un instant sans répondre, elle ne comprenait pas.
— Je te demande qui vous a suivis ?
— Mais... personne !
— Personne, ricana l’apache, et alors, qu’est-ce qu’il faisait Juve, dans le taxi qui roulait derrière vous ?...
Joséphine poussait une exclamation de surprise. Le Loupart poursuivait, puis, très satisfait de lui-même :
— ...Et qu’est-ce qu’il faisait Loupart ?... Le malin Loupart, confortablement installé sur les ressorts arrière du taximètre dans lequel se prélassait ce bon M. Juve, le fameux inspecteur de la Sûreté ! Ah ! ma petite, c’était pas bien malin... je te le dis, il n’y a que toi et les petits oiseaux !
L’apache raillait, c’est donc qu’il était redevenu de bonne humeur.
Joséphine se jeta à son cou, l’embrassa :
— Ah ! décidément, assura-t-elle, c’est toi que j’aime... toi seul. C’est entre nous à la vie... à la mort... tiens, je me dégoûte ici, allons-nous-en, emmène-moi, veux-tu ?
Le Loupart se dégageait encore de la câline étreinte :
— Minute, déclara-t-il, il y a le travail.
— Puisque tu es dans la maison comme chez toi – c’est l’Américain qui l’a dit –, faudrait voir à en profiter... tu vas rester là jusqu’à ce soir. Tu seras à cinq heures aux Halles, j’y serai aussi. Tu ne me reconnaîtras pas, mais moi je te verrai, je te parlerai et alors tu me diras où c’est exactement qu’il enferme sa galette, ce boxeur de ton cœur. Il me faut le plan détaillé de la maison, l’empreinte des clés, tout le toutim, quoi !... Ce soir, d’ailleurs, j’aurai encore du neuf pour Juve et sa clique… un tour où tu me serviras…
Joséphine, haletante, n’écoutait pas cette dernière phrase ; le rouge au front, la sueur aux tempes, une grande angoisse lui étreignait le cœur : elle, si docile jusqu’alors, si dévouée, soudain, avait un scrupule immense, une honte affreuse à l’idée de commettre la mauvaise action qu’ordonnait son amant.
Mais le Loupart n’allait pas s’attarder à discuter avec sa maîtresse. Jamais il ne répétait un ordre.
L’apache, pour sceller la réconciliation, posa sur le front de Joséphine un baiser hâtif et distrait, puis il disparut.
Joséphine était seule dans le grand parc de la villa.
***
En tête à tête dans le salon du rez-de-chaussée, Fandor et Dixon prenaient une tasse de thé. Il était quatre heures de l’après-midi. Le boxeur, nullement ennemi de la réclame, avait fait un cordial accueil au journaliste qui venait, avait-il déclaré, lui prendre une interview pour La Capitale sur le grand match qu’il allait disputer le lendemain avec Joé Sam.
Tant que le sportsman lui avait minutieusement décrit ses procédés d’entraînement, le menu de ses repas, le poids de ses gants de boxe et mille autres détails d’une importance extrême au point de vue professionnel, Fandor avait pris des notes.
— Mais... interrogeait Fandor, avec un clignement d’œil... pour se maintenir dans une bonne forme, il faut, pas vrai, Dixon, être sobre comme un chameau, chaste comme un moine ?
L’Américain souriait.
Fandor ne venait-il pas de lui dire qu’il l’avait aperçu, précisément la veille au soir, en train de souper au Crocodile, avec une fort jolie femme ?...
Fandor, sur les indications de Juve, avait, en effet, prétexté d’une interview sportive pour s’introduire chez l’Américain et s’efforcer d’y voir Joséphine qui vraisemblablement s’y trouvait encore. Fandor voulait découvrir, à un indice, à une parole, la nature des relations qu’entretenaient le boxeur et la pierreuse, camouflée en demi-mondaine. Fandor enfin voulait savoir si Joséphine et Dixon s’étaient rencontrés par hasard, s’ignoraient jusqu’alors, ou si leur rencontre procédait d’anciennes relations ? Pour tout dire, Fandor se demandait si Dixon appartenait ou non à la mystérieuse bande dont le Loupart était le chef apparent.
Dixon par le menu conta à Fandor les détails de sa nuit, indiscret comme un amoureux. Les scrupules de Joséphine, sa propre attitude réservée, correcte. L’Américain mettait la jeune femme sur un tel piédestal que Fandor, tantôt se pinçait les lèvres pour ne pas éclater de rire, tantôt se demandait si le boxeur ne le prenait pas pour un imbécile.
Dixon ne s’apercevant de rien, poursuivait sa chimère et ne dissimulait point à Fandor son intention d’enlever Joséphine et de partir bientôt avec elle en Amérique.
Soudain il se leva :
— Venez, dit-il, je vais vous présenter à elle...
L’Américain parcourait déjà la maison, fouillait dans le parc, appelait :
— Finette, mademoiselle Finette, Joséphine...
Fandor resta seul quelques instants dans le salon, assez inquiet de la tournure que prenaient les événements, lorsque l’Américain revint, le visage décomposé, les yeux ternes, la tête basse ; ce n’était plus le même homme.
Effondré, désolé, d’une voix blanche, péniblement il articula :
— La jolie petite femme s’en est allée sans rien me dire !... j’ai bien du chagrin !...
Cinq minutes après, Fandor qui s’était esquivé sans s’éterniser en des adieux inutiles, sautait dans le tramway qui le ramenait à Paris.
Il n’était guère plus renseigné qu’avant sa visite.