15 – LA CATASTROPHE DU SIMPLON-EXPRESS !

Tandis que le Loupart et ses complices, profitant du moment où la rame, dételée du train, s’arrêtait un instant avant de dévaler en arrière sur la rampe, s’échappaient à travers la campagne, l’accident s’était produit.

Une heure après, Fandor s’entretenait avec un employé de la Compagnie :

— Une chance, monsieur, disait le conducteur du train, encore blême d’effroi, à Fandor, une chance que le choc se soit produit dans la courbe, alors que notre vitesse était forcément ralentie... dix minutes avant, personne n’en réchappait !...

— Oui, une chance, répétait le journaliste qui épongeait de son mouchoir sa face couverte de suie, d’escarbilles... à part le malheureux mécanicien, gravement touché, cette pauvre femme que l’on vient d’emporter et qui a les jambes broyées, je crois qu’il n’y a pas d’autres accidents graves !... Les deux voitures télescopées étaient à peu près vides ?

— À peu près...

Fandor s’était prodigué. Bien que la secousse eût été rude, il avait rapidement retrouvé son sang-froid et n’écoutant que son courage, avait été l’un des premiers à prêter la main aux sauveteurs qui, fouillant les décombres, dégageaient les blessés...

Mais les sauveteurs étaient maintenant en nombre.

Fandor, accablé, s’éloigna du lieu de la catastrophe, cherchant où s’étendre sur le sol pour se reposer, réfléchir, aviser...

Comme il faisait quelques mètres le long du remblai, son attention était attirée par les appels d’un gros homme :

— Monsieur !... Monsieur !...

— Oui ?...

— Quelle abomination ! n’est-ce pas ?

Fandor reconnaissait « l’amoureux » de Joséphine, que les voleurs avaient dépouillé de sa ceinture coffre-fort.

— Ah ! répondit-il, nous l’avons échappé belle ! nous pouvons nous féliciter... cependant votre femme, qu’est-elle devenue ?

— Ma femme ? Ah, monsieur ! c’est là ce qu’il y a de terrible ! ce n’est pas ma femme ! c’est une petite amie !... vous comprenez, justement, après cette aventure ma femme, ma vraie, ma légitime, va connaître toute l’histoire, je suis un homme perdu !... fichu !... et puis, je l’aimais cette petite qui m’accompagnait... je ne sais pas même ce qu’elle est devenue !...

— Comment, vous ne savez pas ?...

(Ah ça ! est-ce que le brave homme ne s’était pas aperçu que Joséphine était complice des voleurs ?...)

— Non, je ne le sais pas ! vous avez vu que l’on m’a volé ?... j’ai un peu perdu la tête... Cette pauvre enfant a complètement disparu... je la cherche partout !... Croyez-vous que c’est de la malchance, monsieur, voilà seulement quinze jours que je la connais !... je n’ai pas pu la voir une seule fois à Paris, je trouve moyen de lui dire que je vais faire ce voyage, je lui donne rendez-vous à la gare de Lyon et voilà que cette catastrophe renverse tous mes projets... quelle guigne ! J’ai une peur affreuse qu’elle n’ait péri et qu’on ne me la ramène sanglante sur une civière...

— Ah ! vous lui aviez donné rendez-vous à la gare ? elle savait que vous transportiez de l’argent ?...

— Oui, monsieur... mon pauvre argent !... me voici ruiné !...

— Allons donc ! vos voleurs seront arrêtés, nous donnerons leur signalement...

— Cela, oui, certes, il y en a un que je connais...

Un nom, celui du Loupart, s’échappait presque des lèvres de Fandor. Par prudence il se taisait :

— Qui ? Lequel ?

— Un de mes employés, un tonnelier...

— Vous êtes marchand de vins ?

— Commissionnaire en vins, monsieur... À Bercy... j’allais payer à mes mandataires les fonds dont je leur suis redevable, c’est 150 mille francs à peu près que les bandits m’ont soustraits...

— Comment « à peu près ? » mais qui êtes-vous exactement, monsieur ?... vous vous nommez ?...

— Monsieur Martialle... tout le monde me connaît à l’entrepôt ! Martialle de la maison Kessler et Barru... ah ! je suis bien sûr que ce vol était prémédité !... c’est à moi qu’on en voulait !... ce tonnelier n’ignore pas que chaque mois je pars en voyage, transportant de grosses sommes !

— Quelle imprudence !

— Eh ! pouvais-je me méfier ?... enfin l’argent n’est pas perdu !

— L’argent n’est pas perdu ? vous savez où rattraper vos voleurs ?

— Ça non, mais ils n’ont que la moitié des billets...

— Vous n’aviez pas toute la somme sur vous ?

— Si donc... mais...

— Figurez-vous, confiait-il au journaliste, qu’après tout, ce sont les voleurs qui sont volés ! Chaque mois, lorsque je pars faire mes paiements je me méfie d’aventures de cette sorte et je m’arrange...

— Mais comment ? comment ?

— Par un moyen bien simple. Tenez, aujourd’hui j’avais cent cinquante mille francs à distribuer... hier j’ai réuni la somme en billets. Ces billets, d’un coup de ciseau je les ai coupés en deux, j’ai emporté sur moi ce que les voleurs m’ont pris, c’est-à-dire cent cinquante moitiés de billets de mille francs, moitiés qui n’ont pour eux aucune valeur, qui n’en auraient que le jour où ils pourraient mettre la main sur les cent cinquante autres moitiés...

— Je ne comprends pas ? faisait Fandor...

— Mais si ! mais si !... c’est une façon de s’assurer à bon marché... chaque mois je n’emporte ainsi que des moitiés de billets, le mois suivant je distribue à mes créanciers les autres moitiés, ils recollent les deux parties et ont ainsi des billets de banque entiers qu’on leur prend sans difficulté... moi, d’autre part, je suis tranquille, car si par malheur, comme cela m’est arrivé aujourd’hui, je perds l’une ou l’autre de mes liasses de billets, je n’ai qu’à faire opposition à la Banque de France, donner les numéros et j’obtiens trois mois après les billets neufs...

— Mais où sont les autres demi-billets de Banque ?

— Oh ! en sûreté, chez moi, à Bercy.

Fandor une seconde demeura silencieux, puis, soudain, il se mordit les lèvres, au sang !... Le journaliste, en hâte, quitta M. Martialle qui demeura bouche bée devant l’incompréhensible attitude de son interlocuteur... Fandor courut à un employé, hurlant des ordres à l’adresse d’une équipe d’ouvriers :

— Un renseignement, je vous en prie ?

L’employé s’arrêta.

— Quand la voie sera-t-elle déblayée ?

— Dans une heure, monsieur...

— Aucun train ne montera sur Paris jusqu’à ce moment ?

— Non, Monsieur !...

— Je vous remercie...

Fandor s’éloignait au long de la voie.

— Très bien ! je vais y arriver... Il s’agit maintenant de rédiger une dépêche pour La Capitale, de la porter au télégraphe... j’ai le temps !

Le journaliste tira de sa poche son inséparable bloc-notes et commença, assis dans l’herbe au long du remblai, à rédiger son article... Mais Fandor avait trop présumé de ses forces. Il vivait depuis de longues heures les émotions les plus intenses... Il était, corps et âme, accablé !... Fandor n’écrivait pas depuis dix minutes, qu’inconsciemment il se laissait aller à une demi-somnolence, puis le crayon s’échappait de sa main, sa tête s’inclinait sur son épaule... Fandor dormait à poings fermés.

***

— Nom d’un chien de nom d’un chien de nom d’un chien !... tout est fichu !... Et au journal, qu’est-ce qu’ils vont dire ?

Quand il se réveilla, c’était le crépuscule. C’était trop bête, vraiment.

Fandor courut à folle allure jusqu’à la halte prochaine :

— Dans combien de temps le premier train pour Paris ?

— Dans deux minutes, monsieur, il est signalé...

— C’est un express ?

— Non, c’est le train qui arrive à dix heures.

Fandor leva les bras au ciel :

— Dix heures du soir ! et c’est de ma faute ! Je ne serai à Paris qu’à dix heures du soir !... trop tard peut-être !... Mon Dieu !... Mon Dieu !... et je n’ai même pas le temps de courir au télégraphe pour prévenir Juve...