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Le mérite appartient à celui qui commence,
même si le suivant fait mieux.
Proverbe arabe
An vingt-cinq de l’Horus Djoser…
Une longue procession s’avançait depuis Mennof-Rê. En tête venait le grand prêtre Sem, Imhotep, que suivaient plus de trois cents femmes aux visages ruisselants de larmes, les bras chargés de gerbes de fleurs. Derrière s’avançaient une vingtaine de guerriers qui portaient, à pas lents, une litière. Sur la litière reposait un sarcophage de bois contrecollé, et recouvert de feuilles d’or. Un masque finement ciselé reproduisait les traits du roi Djoser. Après le cercueil venait le kâ, le double spirituel du souverain défunt, sculpté dans l’ébène, et lui aussi orné d’or. Une douzaine de gardes royaux le transportaient avec respect, le visage grave.
À distance, la Cour observait le rythme mesuré des porteurs, À quarante-cinq ans, Thanys n’avait rien perdu de sa beauté. Elle était entourée de la famille royale. Le jeune héritier, Akhty-Meri-Ptah, qui devait régner sous le nom de Sekhem-Khet, marchait à son côté, le regard durci pour ravaler son chagrin. La jeune Hetti, bouleversée par cette cérémonie qu’elle ne comprenait pas tout à fait, lui tenait la main. Immédiatement derrière, Seschi, les traits douloureux, soutenait ses deux épouses, Neserkhet et Chleïonée. Khirâ s’appuyait sur le bras de Tash’Kor.
Ensuite venaient les princes et leurs familles, Semourê et Inmakh, le fidèle Moshem, dont les cheveux avaient viré au gris, au bras d’Ankheri, puis tous les grands seigneurs. Les nomarques de toutes les provinces étaient présents, suivis par des serviteurs aux bras chargés d’offrandes.
Derrière la Cour suivaient les délégations des différents temples, puis la foule des artisans et des paysans. Sur les visages, la douleur n’était pas feinte.
Thanys sentait à peine les larmes qui ruisselaient sur ses joues. La peine sincère que ressentait toute cette foule l’imprégnait, la torturait. Elle n’aurait jamais imaginé que cette cérémonie l’éprouverait autant. Elle aurait voulu être forte, mais elle ne pouvait résister au chagrin qui la submergeait, malgré elle. Une boule lourde lui nouait la gorge. Cette procession funèbre lui rappelait trop les obsèques de sa fille, la petite Inkha-Es, disparue avant d’avoir pu goûter aux fruits de la vie.
Au terme d’une longue marche silencieuse, la longue colonne atteignit le plateau de Saqqarâh. Alors, la peine se teinta de stupéfaction. Honnis les ouvriers qui avaient travaillé à sa construction, personne n’avait encore pu admirer la cité sacrée enfin achevée.
Une puissante muraille à redans, à l’imitation de celle qui protégeait la capitale, la cernait. Haute de plus de douze coudées, elle s’étendait sur une longueur de mille, et une largeur de cinq cents. À intervalles réguliers se dessinaient des simulacres de portes. On savait qu’elles étaient au nombre de quatorze. Une seule, la quinzième, située à l’angle sud-est, permettait de pénétrer à l’intérieur.
Mais le plus surprenant était cet édifice colossal, dont on ne percevait que le sommet au-delà de l’enceinte. La pyramide comportait désormais six degrés, et s’élevait à une hauteur de cent trente coudées. Ses niveaux, qui symbolisaient l’escalier grâce auquel le roi divin monterait vers les étoiles, étincelaient d’un blanc insoutenable. Ces « marches » n’étaient pas horizontales, mais suivaient une pente d’un rapport de sept sur deux. Le gigantesque monument avait été recouvert d’une couche de mortier blanc, qui reflétait la lumière du soleil, tel un joyau colossal. Jamais depuis l’aube de l’histoire de l’Égypte on n’avait érigé un édifice de cette dimension. Aucun autre au monde ne pouvait lui être comparé en beauté et en taille.
Stupéfaite, la foule observa un long moment de silence. Ce n’était pas seulement le tombeau du grand Djoser qui se dressait au cœur de la cité sanctuaire comme un mystère insondable. C’était aussi le symbole de sa puissance, et le lieu étrange où les dieux invisibles s’incarnaient dans le monde des humains. Avec un sentiment de fierté et de respect non dissimulé, chacun rendit hommage à l’esprit hors du commun qui avait pu concevoir une telle splendeur. Son nom était sur toutes les lèvres : Imhotep. Les ouvriers qui avaient travaillé sur le chantier sentirent, au plus profond d’eux-mêmes, une sorte d’exaltation à l’évocation de ce nom, qui rejoignait celui du roi divin dans leur cœur. Il n’existait pas une famille dans tout Mennof-Rê qui n’avait eu recours au moins une fois à sa science fabuleuse pour soigner une blessure ou une maladie.
Seuls les prêtres et prêtresses avaient le droit de pénétrer dans l’enceinte sacrée. Cependant, des statues des différentes divinités avaient été érigées à l’extérieur, le long du mur oriental, afin que chacun pût leur rendre hommage.
À la suite d’Imhotep, le convoi pénétra à l’intérieur de la cité. On suivit d’abord un couloir bordé de colonnes à cannelures, et dont la largeur ne dépassait pas les quatre coudées. Le passage déboucha sur une vaste place intérieure, au bout de laquelle se dressait la pyramide. Malgré le chagrin qui broyait les cœurs, chacun ne put s’empêcher d’admirer les proportions parfaites de l’édifice, dont la masse imposante dominait le plateau. La rangée occidentale de onze puits ouvrant vers les galeries souterraines des tombeaux royaux avait été recouverte, et il ne subsistait que la masse imposante de l’édifice dont la blancheur étincelante contraignait à plisser les yeux. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait là d’un monument à l’image des dieux. Sa beauté majestueuse déconcerta un moment l’assistance, à tel point qu’on en oublia pour un temps la solennité du moment. Mais un regard d’Imhotep rappela aux participants le rite sacré de la cérémonie.
Dans l’épaisseur de la muraille méridionale s’ouvrait un conduit menant vers un puits. Les gardes s’y dirigèrent, y disparurent à la suite du grand prêtre Sem. Suivirent les porteurs de vases d’albâtre, de coffres, et enfin les guerriers portant le kâ. Le double du roi défunt allait prendre possession de son nouveau royaume, et veiller ainsi sur ses trésors.
Tandis que l’on descendait le sarcophage dans les chambres secrètes du labyrinthe, la foule psalmodiait les paroles rituelles saluant la mémoire du roi. Puis les maîtres des différents temples ordonnèrent à la foule de contourner la grande place pour gagner l’allée des chapelles divines, alignées parallèlement à la muraille orientale. On découvrit alors une dizaine de monuments ornés chacun de trois colonnes à cannelures imbriquées dans l’édifice, et bordés d’estrades de pierre auxquelles on accédait par des escaliers. Sous les toitures arrondies, toutes différentes, se creusaient des niches où avaient été installées les effigies des dix plus importantes divinités du Double-Pays. De jeunes prêtresses attendaient déjà, parfaitement immobiles dans de somptueuses robes de lin blanc qui dévoilaient les lignes juvéniles de leur corps.
Lentement, la foule s’installa, le cœur vibrant. La seconde partie de la cérémonie allait commencer. Lorsque chacun eut pris place, Imhotep réapparut à l’entrée de l’allée et leva les bras.
— Peuple d’Égypte, selon la tradition, le rituel du Heb-Sed a vu aujourd’hui mourir son bien-aimé roi, le grand Neteri-Khet, le Soleil d’or. Il a rejoint les dieux. Mais ceux-ci lui ont permis de renaître à la vie.
À peine avait-il prononcé ces mots qu’une silhouette apparut à l’autre extrémité de l’allée des chapelles. Même si chacun savait que le rituel sacré n’était qu’une mise en scène, on avait tellement cru à la mort du roi qu’on avait fini par se convaincre qu’il avait réellement rejoint son père Osiris.
Pourtant, Djoser était bien vivant. Il s’avança d’un pas lent vers Imhotep. Selon la tradition, parce qu’il venait de revenir à la vie, il ne portait aucun vêtement.
Une onde de joie parcourut la foule. Vivement émue, Thanys laissa de nouveau couler ses larmes, mais c’étaient cette fois des larmes de soulagement.
La tradition du Heb-Sed était très ancienne et remontait bien avant l’unification de la Haute- et de la Basse-Égypte par le grand Ménès. Rendue officielle par le roi Oudimouh, deux siècles plus tôt, son origine se perdait dans la nuit des temps. Selon l’usage, le roi devait, au cours de la vingt-cinquième année de son règne, accepter de mourir de manière symbolique, puis subir une série d’épreuves afin de prouver qu’il était encore capable de diriger son peuple. Ainsi s’expliquaient les obsèques fictives au cours desquelles on avait enfermé dans le cénotaphe de la muraille sud un sarcophage vide, un kâ, ainsi que des offrandes.
Avant le règne de Djoser, cette cérémonie nécessitait la construction de chapelles et d’édifices de roseaux, qui étaient ensuite détruits. Imhotep avait conçu la cité sanctuaire en y incluant les monuments de pierre destinés au rituel du Heb-Sed, afin que ceux-ci perdurassent.
Selon la coutume, Djoser devait tout d’abord rendre hommage à chacun des dieux principaux de l’Égypte, afin que ceux-ci le reconnussent pour l’un des leurs. Devant chacune des chapelles, il dut prononcer les phrases rituelles, et déposer des offrandes. Chacune des dix chapelles était occupée par l’effigie d’un neter.
Il s’inclina ainsi devant Atoum, le dieu créateur de l’univers. Son nom, symbolisé par le signe sacré du traîneau, signifiait la règle fondamentale qui régit la création, l’origine mystérieuse de toute vie. Atoum s’était engendré lui-même à partir du Noun, le chaos primordial. Son effigie, concrétisée par un homme à tête de bélier surmonté du scarabée Khepri, occupait la première chapelle.
De sa semence étaient nés Shou, l’air, le vide qui séparait la terre du ciel, et Tefnout, son épouse, déesse de l’eau. Avec Atoum, ils constituaient, selon les prêtres de Iounou, la première triade divine. Tous deux avaient ensuite enfanté Geb, dieu de la terre, et Nout, déesse du ciel.
Puis, pendant les jours épagomènes qui clôturaient l’année, Geb et Nout avaient donné naissance à quatre enfants : Osiris, souverain du royaume des morts et neter de l’agriculture ; Isis, son épouse, la Magicienne, la grande Initiatrice, la Mère de l’Égypte ; le troisième jour était apparu Seth, le frère d’Osiris, son ennemi, son reflet obscur, le destructeur qui engendre la vie par le miracle de la résurrection, dieu inquiétant dont on disait qu’il avait crevé le flanc de sa mère pour s’échapper. Le cinquième avait vu l’apparition de la douce Nephtys, sœur et amante d’Osiris, mère d’Anubis à tête de loup.
Enfin, une dixième chapelle complétait la Grande Ennéade, qui abritait le dieu magnifique né le quatrième jour : Rê-Horus, le dieu solaire à tête de faucon, le maître des étoiles, le dieu suprême dont il était l’incarnation vivante[33], et qui synthétisait tous les autres dieux en lui-même.
Lorsqu’il eut accompli ce premier périple, Djoser dut faire la preuve de sa bonne condition physique. Il entama alors une course symbolique qui le mena depuis la cour des chapelles jusqu’à la place principale. Il lui fallait ainsi effectuer dix tours, sous le regard attentif de la foule. Mais sa foulée souple, accompagnée par les paroles rituelles scandées par les prêtres, ne laissait place à aucune inquiétude. À quarante-sept ans, le roi était en excellente forme. La course se termina au milieu de la place principale, entre deux bornes en forme de D, qui représentaient la frontière entre les deux royaumes de Haute- et de Basse-Égypte.
Un peu essoufflé, il attendit la venue d’Imhotep, qui le guida vers un autre endroit de la cité, situé au-delà de l’allée des chapelles. La foule se déplaça pour assister à la suite de la cérémonie. Face à face étaient érigés deux monuments symbolisant la Haute- et la Basse-Égypte. Celui du sud représentait la Haute-Égypte, le royaume du lotus, celui du nord la Basse-Égypte, la région du Delta, royaume du papyrus. La ligature symbolique des deux plantes concrétisait l’union des deux royaumes. De hautes colonnes cannelées ornées de lotus pour la maison du sud, et de papyrus pour la maison du nord, soutenaient une toiture en arcade. Deux portes décalées vers la gauche constituaient l’entrée des deux temples.
Djoser s’inclina d’abord devant la Maison du sud. Selon le rite, Imhotep le coiffa de la première couronne, la blanche, emblème de son autorité sur la Haute-Égypte. Puis, devant la Maison du nord, il reçut la couronne rouge de Basse-Égypte. À la base de celle-ci se dressait l’uræus, le cobra femelle sacré, image de la colère du roi contre ses ennemis, et symbole de Sekhmet, fille de Rê. On orna ensuite son menton de la barbe postiche de cuir tressé. Puis il reçut le Heq et le Nekheka, la crosse et le fléau, qu’il croisa sur sa poitrine. Enfin, il passa un pagne blanc, tissé dans le lin le plus fin, équipé sur le devant d’un étui ouvragé et décoré protégeant les parties génitales. Alors, majestueusement, il monta les quelques marches d’un dais sous lequel on avait installé son trône, dont les pieds avaient la forme de pattes de taureau, et les accotoirs celle de têtes de lion. Une formidable ovation le salua alors.
La cérémonie se poursuivit par le sacrifice d’un taureau blanc, dont le sang était destiné à purifier le Double-Royaume, et dont la chair serait offerte aux prêtres. On érigea ensuite un pilier Djed, qui symbolisait la résurrection du roi. Puis Djoser dut accueillir, un à un, les nomarques de toutes les provinces du sud et du nord, afin de recevoir leur hommage et leurs présents.
Ce ne fut que bien plus tard, lorsque la foule des gouverneurs eut défilé devant le souverain, que Djoser put enfin quitter la cité sacrée, rejoint par son épouse Thanys, prêtresse de la très belle Hathor. Sur son passage, on lui adressa de chaleureux compliments, lui souhaitant, selon la tradition, de vivre un million de Heb-Sed, c’est-à-dire l’éternité[34].