PREMIER CAHIER

 

16 septembre

 

Hier, je me croyais la personne la plus heureuse de la terre, de toute la galaxie, de toute la création. Etait-ce hier seulement, ou bien à des millions d’années-lumière ? Je pensais que jamais l’herbe n’avait eu d’odeur aussi verte, que le ciel n’avait jamais été aussi haut. Et maintenant tout s’est écroulé et je voudrais me fondre dans le néant stupide de l’univers et cesser d’exister. Mais pourquoi, pourquoi ne le puis-je ? Comment pourrai-je affronter Sharon et Debbie et les copains ? Comment ? Toute l’école est au courant, à présent, j’en suis sûre ! Hier, j’ai acheté ce cahier, mon journal intime, en pensant que j’avais à raconter quelque chose de si merveilleux, de si formidable et de si personnel, que je serais incapable d’en parler à quelqu’un ; seulement à moi-même. Et voilà que, comme tout le reste, comme tout ce qui m’arrive, ce n’est plus qu’un gros tas de rien.

Je ne comprends vraiment pas comment Roger a pu me faire une chose pareille alors que je l’aime depuis toujours et que j’ai attendu toute ma vie qu’il daigne s’apercevoir de mon existence. Hier, quand il m’a demandé de sortir avec lui, j’ai cru que j’allais mourir de bonheur. Vraiment ! Et maintenant, le monde entier est froid et gris et insensible et ma mère me casse les pieds pour que je nettoie et que je range ma chambre. Comment peut-elle me demander de faire du rangement alors que j’ai envie de mourir ? Je n’ai donc pas le droit de rester seule dans l’intimité de mon âme ?

Cher journal, il faut que tu attendes jusqu’à demain, sans quoi je vais devoir subir un long sermon sur mon attitude et ma puérilité.

A bientôt.

 

17 septembre

 

L’école a été un cauchemar. J’avais peur de rencontrer Roger à chaque tournant des couloirs et en même temps j’étais folle d’inquiétude à l’idée de ne pas le voir. Je me répétais sans cesse : « Il est peut-être arrivé quelque chose et il me l’expliquera. » A déjeuner, j’ai bien dû dire aux filles qu’il n’était pas venu au rendez-vous. J’ai fait semblant de m’en moquer mais, ah ! cher journal ! J’en suis malade ! Je me sens brisée. Je ne comprends pas comment je suis encore capable de parler, de sourire, d’étudier, de marcher, alors que je suis si malheureuse, gênée et humiliée ! Comment Roger a-t-il pu me faire ça ? Je ne voudrais faire de peine à personne au monde. Jamais je ne pourrai blesser quelqu’un, physiquement ou moralement, alors comment les gens peuvent-ils me faire tant de mal ? Même mes parents me traitent comme une idiote, comme une inférieure, une enfant attardée ! Je suppose que je les déçois, qu’ils espéraient autre chose de moi. En tout cas, je ne suis pas du tout ce que j’aurais espéré être moi-même.

 

19 septembre

 

Anniversaire de papa. Pas grand-chose.

 

20 septembre

 

Mon anniversaire. J’ai quinze ans. Rien.

 

25 septembre

 

Cher journal,

Je n’ai rien écrit depuis une semaine parce qu’il ne m’est rien arrivé d’intéressant. Toujours les mêmes vieux profs idiots qui enseignent les mêmes sujets stupides dans la même école assommante. Je me désintéresse de tout, je crois. Au début, je pensais que le lycée serait chouette mais c’est la barbe. Tout m’ennuie. C’est peut-être parce que je grandis, alors je deviens blasée. Julie Brown a donné une surboum mais je n’y suis pas allée. Je suis grosse, laide, informe, grotesque, j’ai pris quatre kilos et je n’ai plus rien à me mettre, je n’entre plus dans mes robes. Je commence à me sentir vraiment moche.

 

30 septembre

 

Grandes nouvelles, cher journal ! Nous déménageons ! Papa a été nommé à une chaire de sciences po. à S. Fantastique ! La vie va peut-être recommencer comme lorsque j’étais plus jeune. Papa ira peut-être de nouveau enseigner en Europe tous les étés et nous l’accompagnerons, comme avant. Ah ! que ce serait plaisant ! C’était le bon temps ! Je me mets au régime, à partir d’aujourd’hui. Je serai quelqu’un d’autre, tout à fait, quand nous nous installerons dans notre nouvelle maison. Plus une bouchée de chocolat, plus une frite, plus un gâteau tant que je n’aurai pas perdu cinq kilos de graisse répugnante. Et je vais renouveler totalement ma garde-robe. Et au diable le ridicule Roger ! Entre nous, cher journal, j’ai toujours le cœur gros. Je l’aimerai toujours, sans doute, mais peut-être, avant que nous partions et quand je serai mince, que j’aurai la peau fraîche, un teint de lis et de roses, et des robes élégantes comme un mannequin de modes, il me donnera un autre rendez-vous. Devrai-je refuser ? Ou lui poser un lapin ? Ou bien… vais-je faiblir et accepter, comme je le crains ?

Je t’en supplie, cher journal, aide-moi à être forte, résolue. Aide-moi à faire ma gymnastique tous les matins et tous les soirs, rappelle-moi de me démaquiller, de me nettoyer la peau, et de ne pas trop manger, et d’être optimiste, charmante et gaie ! J’aimerais tant être une personne importante, ou même seulement être invitée par un garçon de temps en temps ! Mon nouveau moi sera peut-être différent.

 

10 octobre

 

Cher journal,

J’ai perdu trois livres et nous préparons notre départ. Notre maison a été mise en vente et papa et maman sont allés à S. pour en visiter une. Je suis restée ici avec Tim et Alexandria et, ça va t’étonner, ils ne m’embêtent même pas ! Nous sommes tous énervés, très excités par le déménagement, et ils font tout ce que je leur dis, ils m’aident au ménage et à la cuisine et tout… enfin presque. Je pense que papa ira prendre sa chaire au milieu du trimestre. Il est aussi excité qu’un petit garçon et c’est un peu comme autrefois. Assis autour de la table, nous plaisantons, nous faisons mille projets. C’est formidable ! Tim et Alex veulent à toute force emporter tous leurs jouets et leurs souvenirs. Personnellement, je voudrais avoir des affaires neuves, changer de tout complètement, et ne garder que mes livres, bien sûr, puisqu’ils font partie de ma vie. Quand j’ai été renversée par une voiture à dix ans, et que je suis restée si longtemps dans le plâtre, je serais morte sans eux. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si certains de mes souvenirs sont réels ou si ce sont des choses que j’ai lues dans des livres. Mais quand même… c’est formidable ! La vie est chouette, merveilleuse, passionnante et j’ai hâte de voir ce qu’il y a au coin de la rue et aux coins de toutes les autres.

 

16 octobre

 

Papa et maman sont rentrés aujourd’hui. Hourra, nous avons une maison ! C’est une grande vieille maison de style espagnol que maman adore. J’ai hâte de la voir ! Je ne peux pas attendre de déménager ! Je ne peux pas attendre ! Ils ont pris des photos, que nous aurons dans trois ou quatre jours. J’ai hâte, hâte de les voir, je ne peux pas attendre… mais j’ai dû déjà le dire un million de fois !

 

17 octobre

 

Même l’école me passionne à nouveau. J’ai eu un A en algèbre, et tout le reste des A et des B. L’algèbre, c’est le pire, alors si je passe je suppose que je peux réussir n’importe quoi ! En général, j’ai de la chance de décrocher un C, même quand je me donne un mal de chien. C’est drôle, mais j’ai l’impression que lorsqu’une chose va bien, tout le reste suit. Je m’entends même avec ma mère. Presque. Il me semble qu’elle ne me houspille plus comme avant. Je n’arrive pas à comprendre laquelle de nous a changé, vraiment pas. Est-ce que c’est moi qui suis davantage comme elle voudrait que je sois, ou bien elle qui devient moins exigeante ?

J’ai même croisé Roger dans un couloir de l’école et ça ne m’a strictement rien fait. Il m’a dit « salut » et il s’est arrêté pour bavarder mais je suis passée devant lui la tête haute. Il ne peut plus me faire de mal, celui-là ! Quand je pense qu’il y a seulement trois mois…

 

22 octobre

 

Scott Lossee m’a invitée à aller au cinéma vendredi. J’ai perdu cinq kilos. Je suis descendue à cinquante-sept, mais je voudrais en perdre encore cinq. Maman me dit que j’ai tort, que je serai trop maigre, mais elle ne comprend pas ! J’ai raison ! J’ai raison ! Je sais ce que je fais ! Il y a si longtemps que je n’ai pas mangé de gâteaux ni de bonbons que j’en ai oublié le goût. Vendredi soir, peut-être, je me laisserai aller et je mangerai quelques frites…

 

26 octobre

 

Bon film amusant, avec Scott. Ensuite, nous sommes allés souper et j’ai mangé six frites délicieuses, délectables, divines, croustillantes. La grande vie ! Je n’éprouve pas les mêmes sentiments pour Scott que pour Roger. Je suppose que Roger était mon premier véritable amour, mais je suis contente que ce soit fini. Tout de même ! Quinze ans à peine, et mon premier grand amour unique est déjà fini ! C’est assez tragique, dans un sens. Un jour, peut-être, quand nous serons tous les deux à l’université, nous nous retrouverons. Je l’espère. Je l’espère sincèrement. L’été dernier, à la surboum de Marion Hill, quelqu’un avait apporté un numéro de Play-boy, où il y avait une histoire d’une fille qui couchait avec un garçon pour la première fois et je ne pouvais penser qu’à Roger. Jamais je ne coucherai avec un autre garçon que lui, pas un autre au monde, jamais… jamais… Je jure de mourir vierge si je ne peux pas avoir Roger. Il pense peut-être autrement, je n’en sais rien, mais je ne pourrais pas supporter qu’un autre garçon me touche. Plus tard, peut-être, quand je serai plus vieille, je changerai d’idée. Maman dit que lorsque les filles grandissent, les hormones envahissent le sang et accroissent le désir sexuel. Je dois me développer plus lentement que les autres, sans doute. J’ai entendu raconter des histoires plutôt bizarres sur des gosses de l’école, mais je ne suis pas comme elles, je suis moi, et d’ailleurs l’amour physique me paraît tellement étrange, tellement incommode et gênant.

Je pense tout le temps à notre prof de gym qui nous apprend les danses modernes et qui dit toujours qu’elle rendra nos corps plus sains et plus forts pour le jour où nous aurons des enfants, et puis elle insiste, elle répète tout le temps que tout doit être gracieux, gracieux, gracieux. Je ne vois vraiment pas comment l’amour ou un accouchement peuvent être gracieux.

Faut que je me sauve. A bientôt.

 

10 novembre

 

Cher, cher journal, je t’ai bien négligé et j’en suis désolée, mais j’ai eu beaucoup de choses à faire. La semaine dernière, nous avons vendu notre maison aux Dulburrow qui ont sept enfants. J’aurais préféré que nous la vendions à des gens qui n’auraient pas eu une telle marmaille. Ça me fait mal au cœur de penser à ces six garçons dévalant notre bel escalier en fourrant leurs pattes sales et poisseuses sur les murs, traînant leurs souliers crottés sur la belle moquette blanche de maman. Tu sais, quand je pense à ces choses, je n’ai plus envie de partir ! J’ai peur ! J’ai vécu dans cette chambre toute ma vie, tous mes quinze ans, cinq mille cinq cent trente jours. J’ai ri et j’ai pleuré, et j’ai gémi et marmonné dans cette chambre. J’y ai aimé des gens et des choses et j’en ai haï. Elle fait partie de ma vie, de moi-même. Est-ce que ce sera la même chose quand nous serons enfermés dans d’autres murs ? Aurons-nous d’autres pensées, éprouverons-nous d’autres émotions ? Ah ! maman, papa, nous commettons peut-être une grave erreur, nous laissons peut-être derrière nous une trop grande partie de nous-mêmes !

Cher, cher journal, je te baptise avec mes larmes. Je sais que nous devons partir et qu’un jour je devrai quitter la maison de mes parents pour en habiter une autre, à moi. Mais partout je t’emporterai avec moi.

 

30 novembre

 

Cher journal,

Il y a longtemps que je n’ai pas bavardé avec toi. Grand-papa et grand-maman sont venus passer deux jours à la maison, et nous avons parlé du bon vieux temps. Papa est même resté, tout le temps. Grand-maman a fait du caramel avec nous, comme lorsque nous étions petits et papa est venu aussi à la cuisine. On a beaucoup ri, et Alex s’est fourré du caramel dans les cheveux, et grand-papa dans son dentier qui s’est collé et nous avons ri à tomber par terre. Ils sont bien fâchés que nous partions vivre si loin, et nous aussi.

La maison ne sera plus la même sans grand-papa et grand-maman qui venaient nous voir si souvent. J’espère que papa a raison de nous emmener si loin.

 

4 décembre

 

Cher journal,

Maman me défend de faire mon régime. Entre nous, je pense que ça ne la regarde pas. C’est vrai que je suis enrhumée depuis quinze jours mais ce n’est pas à cause du régime, bien sûr. Comment peut-elle être aussi stupide et déraisonnable ? Ce matin, je mangeais comme d’habitude mon demi-pamplemousse pour le petit déjeuner et elle m’a forcée à avaler une grande tartine de pain complet, des œufs brouillés et du bacon. Ça doit faire au moins quatre cents calories, peut-être cinq cents ou même sept cents. Je ne comprends pas qu’elle ne me laisse pas vivre ma vie. Elle n’aime pas que je sois grosse comme un tas de lard, les autres gens non plus et moi je me déteste. Je me demande si je ne pourrais pas aller me fourrer un doigt dans la gorge pour rendre mes repas ? Elle dit qu’il va falloir que je me remette à dîner, aussi, juste au moment où j’avais atteint mon poids idéal, alors que j’avais fini par perdre l’appétit ! Ah ! les parents, quel problème ! Tu n’as pas ces soucis-là, cher journal, tu n’as que moi. Et je suppose que ce n’est pas une chance, parce que je ne peux pas dire que je sois une affaire.

 

10 décembre

 

Quand je t’ai acheté, cher journal, je m’étais promis d’écrire religieusement chaque jour sur tes pages blanches, mais parfois il ne se passe rien d’intéressant, d’autres jours je suis trop occupée, ou de mauvaise humeur, ou en colère, ou je m’ennuie simplement trop pour faire ce que je devrais. Je suis une bien mauvaise amie, même pour toi. Mais tu sais, je me sens plus proche de toi que je ne l’ai jamais été de Debbie, Marie et Sharon qui sont mes meilleures amies. Même avec elles, je ne suis pas vraiment moi. Je suis, en partie, quelqu’un d’autre qui essaye de s’intégrer et de dire ce qu’il faut, et de faire ce qu’il faut, de se trouver là où il faut quand il faut et de s’habiller comme toutes les autres. Parfois, je pense que nous essayons toutes d’être les ombres les unes des autres, nous voulons toutes avoir les mêmes disques, les mêmes chandails, tout, même si ces choses ne nous plaisent pas. Les gosses sont comme des robots fabriqués à la chaîne et moi je ne veux pas être un robot !

 

14 décembre

 

Je viens d’acheter la plus ravissante des broches, ornée d’une seule perle, pour le Noël de maman. Elle m’a coûté neuf dollars cinquante, mais elle les vaut bien. C’est une perle de culture, ce qui signifie qu’elle est vraie et elle ressemble à ma maman. Douce et brillante, mais forte et solide dessous pour ne pas s’étaler partout. Ah ! j’espère qu’elle l’aimera !

J’aimerais tant qu’elle l’aime, et qu’elle m’aime aussi ! Je ne sais pas encore ce que je vais acheter pour Tim et pour papa, mais pour eux, c’est plus facile. J’aimerais trouver un beau porte-stylo doré ou quelque chose, pour papa, qu’il pourrait mettre sur son grand nouveau bureau afin qu’il pense à moi chaque fois qu’il le regarde, même au beau milieu d’une de ces conférences terriblement importantes avec tous les grands cerveaux du monde entier, mais comme d’habitude je n’ai pas de quoi acheter le quart de ce que je voudrais.

 

17 décembre

 

Lucy Martin m’a invitée pour sa fête de Noël et je dois apporter une salade en gelée. Ce sera follement amusant (enfin, je l’espère !). Je me suis fait une robe de lainage blanc. Maman m’a aidée et elle est vraiment très jolie. J’espère qu’un jour je serai capable de coudre aussi bien qu’elle. En fait, j’espère pouvoir un jour être comme elle. Je me demande si à mon âge elle s’inquiétait parce que les garçons ne l’aimaient pas et que les filles n’étaient pas ses amies intimes. Je me demande si dans ce temps-là les garçons étaient aussi obsédés qu’aujourd’hui par le sexe. Mes amies et moi, nous parlons des garçons avec qui nous sortons et on dirait bien qu’ils sont tous pareils. Aucune de mes amies n’est allée jusqu’au bout, mais je sais qu’un tas de filles à l’école n’hésitent pas. J’aimerais bien pouvoir parler de tout ça avec ma mère parce que j’ai l’impression que la majorité des gosses parlent sans savoir, du moins je n’arrive pas à croire tous les trucs qu’ils racontent.

 

22 décembre

 

La soirée chez les Martin a été parfaite, très amusante. Dick Hill m’a raccompagnée à la maison. Son père lui avait prêté la voiture et nous avons fait tout le tour de la ville pour regarder les illuminations, et nous avons chanté des cantiques de Noël. Ça paraît un peu démodé, mais ça ne l’était pas, vraiment pas du tout. Quand nous sommes rentrés, il m’a embrassée gentiment, et c’est tout. J’étais un peu déroutée parce que je ne savais pas si je ne lui plaisais pas, ou s’il me respectait, ou quoi ? Je suppose que je suis incapable de me sentir en sécurité, quoi qu’il arrive. Parfois, je rêve d’avoir un petit ami, comme ça je saurais toujours que j’aurais des rendez-vous, et quelqu’un à qui parler, mais mes parents sont contre, et d’ailleurs, entre nous, je n’ai encore trouvé personne qui s’intéresse à moi à ce point-là. J’ai peur que ça ne m’arrive jamais. J’aime beaucoup les garçons, pourtant, parfois je me dis que je les aime trop, mais je n’ai pas beaucoup de succès. J’aimerais tant avoir du succès, être belle, riche, pleine de talent. Comme ce serait agréable !

 

25 décembre

 

C’est Noël ! Un merveilleux Noël heureux, magnifique, saint. Je suis si heureuse que j’ai envie de chanter. Comme cadeaux j’ai reçu des livres, des disques, une jupe que j’adore et un tas de petites choses. Et maman adore sa broche ! Vraiment ! Elle l’a tout de suite épinglée sur sa chemise de nuit, et ensuite elle ne l’a plus quittée de la journée. Je suis si heureuse qu’elle lui plaise ! Grand-papa et grand-maman étaient là, et aussi oncle Arthur, tante Jeannie et leurs enfants. C’était vraiment formidable. Je pense que Noël est la plus belle époque de l’année. Tout le monde s’aime, se sent aimé, désiré (même moi !). Je voudrais que ce soit ainsi tous les jours. J’aurais aimé que cette journée ne finisse jamais. Non seulement parce que c’était une grande fête, mais parce que ce sera la dernière dans cette ravissante maison.

Au revoir, chère maison habillée de lumières et de houx et de guirlandes dorées. Je t’aime ! Tu vas bien me manquer !

 

1er janvier

 

Hier soir, je suis allée à un réveillon du Jour de l’An chez Scott. Les gosses étaient un peu survoltés. Certains garçons avaient trop bu. Je suis rentrée de bonne heure en disant que je ne me sentais pas bien, mais en réalité j’étais trop excitée parce que nous déménageons dans deux jours. Je suis sûre que je ne vais pas pouvoir fermer l’œil jusque-là. Quelle aventure ! Déménager, aller vivre dans une autre maison, dans une autre ville et même dans un autre État, tout à la fois ! Papa et maman connaissent quelques professeurs de la nouvelle université et ils ont au moins visité la nouvelle maison. J’en ai vu des photos, mais elle me paraît étrangère, froide, sombre. J’espère que nous l’aimerons quand même, et qu’elle s’habituera à nous.

Franchement, je n’oserai jamais dire ça à quelqu’un d’autre que toi, cher journal, mais je ne suis pas sûre de pouvoir me débrouiller dans une ville inconnue. J’y arrivais tout juste chez nous, où je connaissais tout le monde et où on me connaissait. Je n’ai pas encore voulu y réfléchir, mais je sais bien que je n’ai pas grand-chose à offrir, dans une nouvelle situation. Mon Dieu, aidez-moi à m’adapter, aidez-moi à me faire accepter, aidez-moi à ne pas être une étrangère, faites que je ne sois pas rejetée de la société ni que je devienne une gêne pour mes parents. Voilà que je pleurniche encore, quelle idiote, mais je n’y peux rien, pas plus que je ne puis empêcher notre déménagement. Mon pauvre journal, te voilà encore tout mouillé de larmes ! C’est heureux que les cahiers ne puissent pas s’enrhumer !

 

4 janvier

 

Nous sommes là ! Il n’est qu’une heure dix, le 4 janvier, et Tim et Alex se sont déjà disputés, et maman a une grippe intestinale ou elle est simplement bouleversée par toute cette excitation ; quoi qu’il en soit, papa a dû s’arrêter deux fois en route parce qu’elle avait mal au cœur. Et en arrivant l’électricité n’était pas branchée ou je ne sais quoi, et nous n’avons pas de lumière et papa lui-même était tout prêt à faire demi-tour, je crois, pour rentrer chez nous. Maman avait fait un plan, où elle avait marqué l’emplacement de tous les meubles, mais les déménageurs n’y ont rien compris et tout est en désordre. Alors nous allons tous nous enrouler dans des couvertures et dormir sur les lits, là où ils sont. Je suis bien contente d’avoir ma petite lampe de poche, au moins je peux y voir pour écrire. Entre nous, la maison me paraît bien étrange, vaguement hantée, mais c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de rideaux ni rien. Demain, au jour, tout paraîtra peut-être moins lugubre. En tout cas, ça ne pourra pas être pire.

 

6 janvier

 

Désolée de n’avoir pas eu le temps d’écrire pendant deux jours, mais nous n’avons pas arrêté. Nous n’avons même pas fini d’accrocher les rideaux ni de déballer les caisses. La maison est magnifique. Les murs sont couverts de boiseries, et il y a deux marches pour descendre dans le salon. Je fais mes excuses à toutes les pièces pour en avoir dit tant de mal l’autre soir.

Je me fais bien du souci au sujet de l’école et je dois y aller AUJOURD’HUI. J’aimerais bien que Tim aille déjà au lycée. Un petit frère, ce serait quand même mieux que personne, mais il est encore à l’école primaire ; il a déjà fait la connaissance d’un garçon de son âge qui habite la même rue et je devrais me réjouir pour lui, mais je ne peux pas, je suis trop triste pour moi. Alexandria est encore à la petite école et une des maîtresses habite près de chez nous, elle a une fille du même âge et Alex pourra aller chez elle après la classe. Quelle chance d’avoir des amis tout près, et tout ! Pour moi, comme d’habitude, rien ! Absolument rien et c’est probablement ce que je mérite. Je me demande si les filles d’ici s’habillent de la même façon que chez nous ? Mon Dieu, j’espère que je ne serai pas trop différente, qu’on ne me montrera pas du doigt ! Ah ! comme je voudrais avoir une amie ! Mais je ferais mieux de coller sur ma figure un grand sourire parfaitement bidon, maman m’appelle et je dois réagir avec « une attitude qui déterminera mon altitude ».

Un, deux, trois, voilà la martyre !

 

6 janvier soir

 

Ah ! cher journal, que j’ai souffert ! C’est affreux, froid, l’endroit le plus désolé du monde. Pas une seule personne ne m’a adressé la parole de la journée. A l’heure du déjeuner je suis allée me réfugier à l’infirmerie en disant que j’avais mal à la tête. Et puis j’ai séché mon dernier cours et je suis allée au drugstore où j’ai pris un lait malté, une double portion de frites et une barre de chocolat Hershey géante. Il fallait bien que je trouve une raison d’être à la vie. En mangeant mon chocolat je m’en voulais d’être aussi bébé. Je suis malheureuse comme les pierres et pourtant je me dis que j’ai agi de la même façon avec les nouvelles, dans toutes mes écoles, je les ai ignorées ou bien je les ai dévisagées avec curiosité. Alors, c’est à mon tour d’être « snobée » et je suppose que je le mérite, mais, ah ! que je souffre ! J’ai mal jusque sous mes ongles, et dans les doigts de pied et à la racine des cheveux.

 

7 janvier

 

Le dîner, hier soir, a été atroce. Alex adore sa nouvelle école et sa petite amie Tricia. Tim a pris l’autobus avec le petit voisin, il a assisté à trois cours, il dit que les filles sont plus mignonnes que celles de sa vieille école, et il assure qu’elles lui ont toutes fait des mamours, mais c’est toujours comme ça quand il y a un nouveau. Maman est allée à un thé et elle a trouvé tout le monde « charmant, délicieux, agréable ». (Comme c’est bien !) Ma foi, comme l’eau et l’huile, je ne peux pas me mélanger à ces gens-là, je n’arrive pas à m’adapter. Il me semble souvent que je suis une étrangère dans ma propre famille, que je l’observe de l’extérieur. Comment peut-on être aussi sauvage quand on appartient à un milieu aussi grégaire, amical, élastique ? Grand-papa faisait de la politique et il était toujours le candidat favori, et grand-maman l’accompagnait partout. Alors, qu’est-ce que j’ai ? Est-ce que je suis une espèce de mouton noir, un vilain petit canard ? Un laissé-pour-compte ? Une erreur !

 

14 janvier

 

Une semaine entière, et personne n’a rien fait d’autre que de me regarder avec une espèce de curiosité hostile, comme pour me dire « qu’est-ce que tu fais là ? ». J’ai essayé de me plonger dans mes livres et dans mes études et dans ma musique en faisant semblant de m’en moquer. Je suppose que je m’en moque un peu, au fond, et d’ailleurs qu’est-ce que ça changerait si j’y accordais de l’importance ? J’ai pris cinq livres et je m’en moque aussi. Maman s’inquiète, je le sais, parce que je suis devenue taciturne, mais de quoi pourrais-je bien parler ? Si j’obéissais à sa règle d’or, « si tu n’as rien à dire de gentil, tais-toi », je n’ouvrirais la bouche que pour manger, et je mange déjà trop !

 

8 février

 

Eh bien, depuis que nous sommes ici, j’ai pris plus de sept kilos, j’ai la figure bouffie et les cheveux si gras que je dois les laver tous les soirs pour être à peu près convenable. Papa n’est jamais à la maison et maman est tout le temps sur mon dos. « Sois heureuse, coiffe-toi mieux, relève tes cheveux, sois positive, souris, sois un peu plus vivante, amicale, etc. » Et si on me répète une fois de plus que ma conduite est négative et puérile, je vais vomir. Je ne peux plus mettre les robes que j’ai faites avant de venir ici et je sais que Tim a honte de moi. Quand je suis là et qu’il est avec ses copains, il me traite d’idiote, il m’insulte, il fait des réflexions sur mes cheveux de hippy. Je commence à en avoir marre, marre de cette ville, de l’école en général et de ma famille et de moi-même en particulier.

 

18 mars

 

J’ai enfin trouvé une amie à l’école. Elle est aussi godiche et mal dans sa peau que moi. Mais je suppose que la vieille scie est vraie, qui se ressemble s’assemble. Un soir, Greta est venue à la maison me chercher pour aller au cinéma et mes parents ont tout juste été polis avec elle. Pense un peu que ma charmante mère a même été jusqu’à faire une réflexion grossière sur mon amie terne et moche. Je me demande pourquoi elle ne regarde pas de plus près sa propre fille terne et moche, mais ce serait peut-être trop demander de l’élégante, mince et charmante épouse du grand professeur qui sera peut-être président de l’université d’ici quelques années !

Je les voyais mal dans leur peau et même un peu gênés, tout comme je le suis depuis que nous sommes prisonniers de ce trou horrible.

 

10 avril

 

O joie, bonheur et délices, maman m’a promis que je pourrai passer l’été chez grand-maman. Je me mets au régime dès aujourd’hui, dès cette minute ! Naturellement, elle y a mis une condition, le contraire m’aurait étonnée. Je dois avoir de meilleures notes en classe.

 

20 avril

 

L’école est presque finie, plus que deux mois, et je ne peux plus attendre. Tim est intolérable et maman est constamment, mais constamment sur mon dos. « Ne fais pas ci, ne fais pas ça, fais ci, fais ça, pourquoi n’es-tu pas…?, tu sais que tu devrais…, voilà que tu te conduis encore comme une enfant ! » Je sais qu’elle me compare toujours à Tim et Alexandria et que je ne suis tout simplement pas à la hauteur. On dirait que chaque famille doit avoir son idiot ou son idiote, et devine qui est celle de la maison ? Il est normal qu’il y ait une certaine rivalité mais la nôtre dépasse les bornes. J’adore Tim et Alex, mais ils ont des défauts aussi et je ne sais pas si je les aime plus que je les déteste ou le contraire. Cela s’applique aussi à papa et maman ! Mais, pour être franche, cela s’applique plus encore à moi-même.

 

5 mai

 

Tous les professeurs sans exception que j’ai en ce moment sont des imbéciles et des casse-pieds. J’ai lu un jour qu’une personne a de la chance d’avoir dans sa vie deux bons professeurs, qui la stimulent et qui donnent un sens à sa vie. Je suppose que j’ai eu ces deux-là au jardin d’enfants !

 

13 mai

 

J’ai fait la connaissance d’une autre fille, en rentrant à pied de l’école. Elle habite tout près de chez nous et elle s’appelle Beth Baum. Elle est vraiment très chouette. Comme moi, elle est un peu timide et elle préfère les livres aux gens. Son père est médecin et comme papa il n’est jamais à la maison, et sa mère la harcèle tout le temps aussi, mais je suppose que toutes les mères sont comme ça. Sinon, je me demande de quoi auraient l’air les maisons, les jardins et même le monde. Ah ! que j’espère bien n’être jamais obligée de devenir une mère assommante, mais il le faudra bien, sans doute, sinon je ne vois pas comment on accomplira quoi que ce soit.

 

19 mai

 

Aujourd’hui, je suis allée chez Beth en sortant de l’école. Ils ont une maison ravissante et une bonne à plein temps. Beth est juive. Je n’ai jamais eu d’amie juive, et je ne sais pas pourquoi j’aurais cru qu’elles étaient différentes. Je ne sais pas pourquoi, puisque nous sommes tous des êtres humains mais j’aurais pensé que… Comme d’habitude, je ne sais pas même de quoi je parle !

Beth est vraiment très consciencieuse et elle s’inquiète de ses notes, alors nous avons fait nos devoirs ensemble et puis nous avons écouté des disques en buvant des Cocas sans calories. (Elle veut maigrir, elle aussi.). Je l’aime beaucoup et c’est vraiment agréable d’avoir une véritable amie, parce qu’entre nous, Greta m’assomme. J’ai toujours envie de corriger ses fautes de syntaxe et de lui dire de s’habiller autrement ou de se tenir droite. Je suppose finalement que je ressemble plus à maman que je l’aurais pensé ! Je ne suis pas snob, pas du tout, mais la véritable amitié ne peut être basée sur la pitié ni sur le désir qu’on a d’empêcher quelqu’un de se noyer. Elle doit se fonder sur des goûts mutuels, des facultés et même, oui, des milieux mutuels. Ouh là ! Maman serait fière de mon attitude et de ma façon de penser, aujourd’hui ! Dommage que nous ne puissions plus communiquer. Je me souviens, quand j’étais petite, je pouvais lui parler, mais à présent c’est comme si nous parlions un langage différent et nous ne nous comprenons plus. Elle veut me dire quelque chose et je le comprends autrement, ou bien elle me dit une chose et je pense qu’elle cherche à me corriger ou à m’« élever » ou à me sermonner et au fond je suis sûre que ce n’est pas du tout le cas. Elle cherche simplement à communiquer et comme moi elle ne trouve pas les mots justes.

C’est la vie, je suppose.

 

22 mai

 

Beth est venue à la maison aujourd’hui pour faire ses devoirs avec moi, et elle a plu à papa, à maman et aux deux petits ! Ils lui ont même demandé de téléphoner chez elle pour demander la permission de rester à dîner, et puis maman va nous emmener faire des courses en ville parce que c’est jeudi et les magasins restent tous ouverts plus tard. Je suis montée me changer en vitesse et Beth a couru chez elle chercher ses affaires. Nous la prendrons en passant, mais je n’ai pas pu m’empêcher de prendre le temps d’écrire ma joie. C’est vraiment trop merveilleux, trop fantastique, pour que je le garde pour moi.

 

24 mai

 

Beth est une amie merveilleuse. Je pense qu’elle est la seule « meilleure » amie que j’aie eue depuis que j’étais toute petite. Nous pouvons parler de tout, de n’importe quoi, même de religion. La religion juive hébraïque est très différente de la nôtre. Ils ont leur messe ou je ne sais quoi le samedi et ils attendent toujours la venue du Christ ou du Messie. Beth adore ses grands-parents et elle voudrait me les faire connaître. Elle dit qu’ils sont orthodoxes, juifs orthodoxes, et qu’ils mangent la viande dans une assiette, et les plats au lait dans d’autres assiettes. Je voudrais mieux connaître ma religion pour pouvoir en parler à Beth.

 

3 juin

 

Aujourd’hui, Beth et moi nous avons parlé de la sexualité. Sa grand-mère lui a dit que lorsqu’une fille et un garçon juifs se marient, si quelqu’un vient dire que la fille n’est pas vierge et qu’on peut le prouver, alors le garçon n’est pas forcé de l’épouser. Nous nous sommes demandé comment on pouvait prouver une chose pareille. Elle dit qu’elle préfère poser la question à sa grand-mère plutôt qu’à sa mère, mais moi, si je devais le demander, ce que je ne ferais jamais, ce serait encore ma mère que je préférerais interroger. Mais d’ailleurs, maman ne doit pas connaître les coutumes juives.

Beth me dit qu’elle fait des cauchemars, elle se voit à son mariage, en longue robe blanche, elle arrive devant l’autel et quelqu’un chuchote au rabbin qu’elle n’est plus vierge alors le garçon lui tourne le dos et s’en va. Je la comprends, je ferais le même cauchemar à sa place. Un jour, quand elle en aura le courage, elle demandera à quelqu’un, à sa grand-mère, comment on peut savoir. J’espère qu’elle me le dira parce que ça m’intrigue aussi.

 

10 juin

 

Cher journal,

L’école sera bientôt finie et je voudrais qu’elle dure toujours, Beth et moi sommes si heureuses ! Nous n’avons guère de succès auprès des garçons, ni l’une ni l’autre, mais parfois Beth doit sortir avec les fils des amies juives de sa mère. Elle dit que c’est généralement assommant, et que les garçons ne l’aiment pas plus qu’elle ne les aime, mais les familles juives sont comme ça, elles veulent que leurs enfants épousent des juifs. Un soir, Beth va organiser une sortie et elle me trouvera pour cavalier un « gentil jeune homme juif », comme dit sa mère. Beth dit que ce garçon sera ravi parce que je ne suis pas juive et il aura l’impression de jouer un bon tour à sa mère. Je crois qu’il me plaît déjà.

 

13 juin

 

Hourra ! Youpi ! L’école est finie ! Mais je suis un peu triste aussi.

 

15 juin

 

Beth a arrangé la soirée et m’a trouvé un garçon nommé Sammy Green. Il a été incroyablement poli et convenable avec mes parents, à qui il a plu, bien sûr, mais une fois dans la voiture il s’est mis à me tripoter. Les parents sont de bien mauvais juges. Je me demande parfois comment ils se sont débrouillés pour vivre jusqu’à leur âge avancé. D’ailleurs, la soirée a été plutôt stupide. Sammy ne voulait même pas me laisser regarder le film en paix. Et puis d’abord, c’était un film si dégoûtant que Beth et moi nous sommes restées dans les lavabos longtemps après la fin de la séance. Nous avions honte de sortir, mais comme nous ne pouvions pas y passer la nuit, nous avons finalement fait notre entrée dans le hall du cinéma comme si de rien n’était. Les garçons ont voulu parler du film, mais nous les avons ignorés.

 

18 juin

 

Affreuse nouvelle aujourd’hui ! Beth va passer six semaines dans un camp de vacances. Ses parents vont en Europe et ils l’ont inscrite dans un camp juif. J’ai le cœur brisé, et elle aussi. Nous avons parlé à nos parents, chacune de notre côté, mais autant parler à du vent. Ils ne nous entendent pas, ils ne nous écoutent même pas. Je suppose que je vais aller passer l’été chez grand-maman, comme prévu, mais à présent ça ne m’amuse plus.

 

23 juin

 

Nous n’avons plus que deux jours à rester ensemble, Beth et moi. Notre séparation est presque comme l’attente de la mort. Il me semble que je la connais depuis toujours, car elle me comprend. Je dois avouer qu’il y a même eu des jours, quand sa mère organisait des sorties pour elle, où j’ai été jalouse de ces garçons. J’espère que ce n’est pas étrange qu’une fille ait ces sentiments pour une autre fille. Oh ! j’espère que non ! Est-il possible que je sois amoureuse d’elle ? Non, c’est trop bête, même pour moi ! Mais, tout simplement, elle est l’amie la plus chère que j’aie jamais eue et que j’aurai jamais.

 

25 juin

 

C’est fini ! A midi, Beth s’en va. Hier soir, nous nous sommes fait nos adieux et nous avons pleuré toutes les deux en nous embrassant très fort, comme des enfants effrayés. Beth est aussi seule que moi. Sa mère crie tout le temps et lui répète qu’elle est enfantine et bête. Au moins, papa et maman sont compatissants et comprennent à quel point je vais me sentir seule. Maman m’a emmenée en ville faire des achats et m’a laissée dépenser cinq dollars pour acheter un petit collier d’or massif avec une inscription personnelle gravée à l’intérieur et papa m’a dit que je pourrai lui téléphoner deux fois. Je suppose que j’ai de la chance.

 

2 juillet

 

Cher journal,

Je suis chez grand-maman et jamais je ne me suis plus ennuyée de ma vie. Et l’été ne fait que commencer ! Je crois que je vais devenir folle ! J’ai lu un livre par jour depuis que je suis ici et je m’ennuie déjà à mourir. C’est ahurissant, parce qu’à l’école j’attendais vraiment avec impatience le moment où je pourrais rester au lit, traîner, ne rien faire et lire, lire, lire, et regarder la télé et faire uniquement ce que j’ai envie de faire, mais maintenant j’en ai marre. Ah ! douleur ! Sharon a déménagé, et Debbie sort avec un type et Marie est en vacances avec ses parents. Je ne suis ici que depuis cinq jours. Il va falloir que je me force à patienter au moins une semaine avant de demander à rentrer à la maison. Est-ce que je vais pouvoir le supporter sans devenir folle ?

 

7 juillet

 

Aujourd’hui, il m’est arrivé quelque chose d’extrêmement bizarre, du moins j’espère qu’elle va arriver. Oh ! Oui ! Oui ! Oui ! Grand-papa et moi, nous sommes allés en ville pour acheter le cadeau d’anniversaire d’Alex et comme nous étions dans le magasin, Jill Peters est entrée. Elle m’a dit « salut » et s’est arrêtée pour bavarder. Je ne l’avais plus revue depuis notre départ et d’ailleurs je n’avais jamais fait partie de sa bande ni de son milieu plutôt chic, mais enfin, quoi qu’il en soit, elle m’a dit qu’elle voudrait aller à l’université de papa en sortant du lycée et qu’elle était impatiente de quitter ce trou et d’aller vivre dans une vraie ville où il se passait vraiment quelque chose. J’ai essayé de lui faire croire que la vie là-bas était très gaie, très sophistiquée et élégante, mais à vrai dire je n’y ai pas trouvé de grande différence. Mais j’ai dû bien mentir car elle m’a dit qu’elle invitait quelques copains demain soir et qu’elle me téléphonerait. Ah ! j’espère qu’elle le fera !

 

8 juillet

 

Cher, cher journal, je suis si heureuse que j’en pleurerais de bonheur ! C’est arrivé ! Jill m’a téléphoné à 10 h 32. Je le sais parce que j’étais assise à côté du téléphone, ma montre à la main, en m’efforçant de lui envoyer des signaux télépathiques. Elle invite quelques copains pour une autographe-partie et, grâce au Ciel, j’ai apporté mon album. Il ne sera pas le même que le leur, et aucune de leurs photos n’y sera, mais les miennes ne seront pas non plus dans leurs albums. Je mettrai mon nouveau tailleur-pantalon blanc et maintenant il faut que j’aille me laver les cheveux et me faire une mise en plis. Ils sont longs, longs, longs maintenant, mais si je parviens à les rouler sur des petites boîtes de jus d’orange j’arriverai à les faire gonfler, avec un beau rouleau à la page. J’espère que nous avons assez de boîtes, il le faut ! Il le faut absolument, il le faut !

 

10 juillet

 

Cher journal,

Je ne sais pas si je dois être honteuse ou heureuse. Je sais seulement qu’hier soir il m’est arrivé une chose incroyable, extraordinaire. En l’écrivant, ça va paraître morbide, mais en réalité c’était formidable, merveilleux, miraculeux.

Les copains de Jill étaient si gentils, si détendus, si à leur aise, que je me suis immédiatement sentie chez moi avec eux. Ils m’ont acceptée comme si j’avais toujours fait partie de leur bande et tout le monde était joyeux, très relax. J’ai adoré cette atmosphère. C’était chouette, chouette, chouette. Bref, au bout d’un moment Jill et un des garçons ont apporté des verres de Coca-Cola pour tout le monde et aussitôt les gosses se sont couchés par terre sur des coussins, ou sur le canapé et les fauteuils.

Jill m’a cligné de l’œil en disant : « Ce soir nous allons jouer au furet, tu sais, « il court, il court le furet », comme quand on était gosses. » Bill Thompson, qui s’était allongé à côté de moi, s’est mis à rire : « C’est dommage pourtant que quelqu’un doive surveiller les enfants. »

Je l’ai regardé et il m’a souri. Je ne voulais pas passer pour une idiote en lui demandant ce qu’il voulait dire.

Tout le monde a bu, lentement, et il me semblait qu’ils s’observaient tous. Je regardais Jill, en pensant que je devrais faire tout ce qu’elle ferait.

Soudain, je me suis sentie toute drôle, comme s’il y avait une tempête en moi. Je me souviens qu’on avait mis deux ou trois disques, depuis qu’on avait apporté les verres, et à présent, tout le monde me regardait. J’avais les mains moites, et je sentais des gouttes de sueur couler de mes cheveux sur ma nuque. La pièce semblait anormalement silencieuse et quand Jill s’est levée pour aller tirer tous les rideaux je me suis dit : « Ils essayent de m’empoisonner ! Pourquoi, pourquoi veulent-ils m’empoisonner ? »

Tout mon corps était tendu, tous mes muscles crispés, et j’éprouvais une bizarre appréhension qui m’étranglait, me suffoquait. Quand j’ai rouvert les yeux, je me suis aperçue que c’était simplement Bill qui m’avait prise par les épaules. « T’en as de la chance », disait-il, lentement, comme un disque que l’on passe à une mauvaise vitesse. « Mais ne t’inquiète pas, je te surveillerai. Ça va être un bon voyage. Allez, détends-toi, laisse-toi aller, ça va être chouette. » Il m’a caressé la figure et le cou, tendrement, et il m’a murmuré : « Je t’assure, je veillerai sur toi, il ne t’arrivera rien de mal. » Soudain, il semblait se répéter, inlassablement, comme dans une chambre d’écho. Je me suis mise à rire comme une folle. C’était la chose la plus drôle, la plus absurde que j’avais jamais entendue. Et puis j’ai remarqué des dessins qui changeaient lentement, au plafond. Bill m’a attirée contre lui et m’a posé la tête sur ses genoux pendant que je regardais les couleurs se mêler et tournoyer au plafond, de grandes taches rouges, bleues, jaunes. Je voulais faire partager aux autres ce spectacle merveilleux mais les mots qui sortaient de ma bouche étaient pâteux, mouillés, ils avaient un goût de couleur. Je me suis redressée et je me suis mise à marcher en frissonnant un peu. J’avais l’impression que le froid s’insinuait en moi et je voulais le dire à Bill, mais je ne pouvais que rire.

Bientôt, des tas de pensées sont apparues entre chaque mot. J’avais découvert le parfait et véritable langage originel, celui d’Adam et d’Eve, mais quand j’essayais de l’expliquer, les mots que j’employais n’avaient pas de rapport avec mes pensées. Je les perdais. Ma découverte m’échappait, cette merveilleuse chose vraie, merveilleuse, inestimable, qui aurait dû être sauvée pour la postérité. J’étais désolée, et finalement je n’ai plus rien dit, je ne pouvais plus, et je me suis laissée tomber par terre, j’ai fermé les yeux et alors la musique a commencé à m’absorber, physiquement. Je pouvais la sentir, la toucher, la humer et l’entendre, tout à la fois. Jamais rien au monde n’avait été aussi beau. Je faisais partie de chaque instrument, littéralement. Chaque note avait son caractère, sa forme, sa couleur, et semblait séparée des autres, si bien que je pouvais considérer son rapport avec tout le reste du morceau avant que la note suivante retentisse. Mon esprit possédait la sagesse des siècles, et il n’y avait pas de mots pour décrire ce que je ressentais.

J’ai vu un magazine, sur une table, et je le voyais en cent dimensions. C’était si beau que je n’ai pas pu le supporter et j’ai fermé les yeux. Aussitôt je me suis mise à flotter dans une autre sphère, un autre monde. Des choses se précipitaient vers moi et s’éloignaient rapidement, en me coupant la respiration comme lorsqu’un ascenseur descend trop vite. Je ne savais plus distinguer le réel de l’irréel. Est-ce que j’étais la table, ou le livre, ou la musique, ou bien est-ce que je faisais partie de tout à la fois ? Mais ça n’avait pas d’importance parce que, quoi que je sois, c’était merveilleux. Pour la première fois de ma vie, je n’avais plus de complexes. Je dansais devant tout le monde, je faisais des effets de bras, de jambes et je m’amusais, j’étais heureuse.

Mes sens étaient devenus si aigus que je pouvais entendre quelqu’un respirer dans la maison voisine, et que je sentais l’odeur du gâteau au chocolat que quelqu’un faisait cuire à des kilomètres de là.

Après des éternités, je pense, je suis retombée sur terre et j’ai vu que tout le monde se levait. J’ai demandé vaguement à Jill ce qui s’était passé et elle m’a expliqué que dans dix des quatorze verres de Coca il y avait eu du L.S.D. et « il court il court le furet » personne ne savait qui l’aurait. Ouh ! Quel bonheur d’avoir été parmi les gagnants ! Quelle chance !

Quand nous sommes rentrées, grand-papa et grand-maman étaient couchés, il n’y avait pas de lumière dans la maison, et Jill m’a aidée à monter dans ma chambre, à me déshabiller et à me coucher, et je me suis endormie, j’ai sombré dans un vague sommeil « mal de mer », mais pleine de bien-être, sauf pour une légère migraine due sans doute à ma crise de fou rire. Quelle soirée ! Formidable ! Merveilleuse ! C’était fantastique ! Mais je ne pense pas que je recommencerai. J’ai entendu raconter trop d’histoires horribles sur la drogue.

Maintenant que je réfléchis, j’aurais dû deviner ce qui se passait ! La première idiote venue l’aurait deviné, mais je trouvais cette soirée si bizarre, si excitante, que je suppose que je n’écoutais pas, ou peut-être que je ne voulais penser à rien… Je serais morte de peur si j’avais su ! Alors je suis vraiment très heureuse qu’ils m’aient joué ce tour, parce que maintenant je peux me sentir libre et vertueuse, puisque je n’ai pas pris la décision moi-même. Et d’abord, toute cette histoire est finie et je n’y penserai plus.

 

13 juillet

 

Cher journal,

Depuis deux jours, j’essaye de me persuader qu’en prenant du L.S.D. je suis devenue une « camée » et toutes ces choses vulgaires, sales, méprisables que l’on entend dire des gosses qui prennent du L.S.D. et d’autres drogues, mais je suis si, si, si curieuse que j’ai hâte d’essayer l’herbe, rien qu’une fois, je le promets ! Il faut vraiment que je sache si c’est réellement ce qu’on en dit ! Tout ce que j’ai lu au sujet du L.S.D. a été manifestement écrit par des gens qui ne savaient pas de quoi ils parlaient ; la marie-jeanne, c’est peut-être pareil. Quoi qu’il en soit, Jill m’a téléphoné ce matin, et elle part en week-end chez une amie, mais elle me téléphonera lundi dès qu’elle rentrera.

Je lui ai dit que j’avais passé une soirée vraiment formidable et ça lui a plu, je crois. Je suis sûre que si je lui en parle, discrètement, elle comprendra qu’il faut absolument que j’essaye de fumer de l’herbe, rien qu’une fois, et puis je rentrerai immédiatement à la maison et j’oublierai tout ce milieu de la drogue, mais c’est quand même plaisant d’être au courant et de savoir exactement ce que sont les choses.

Naturellement, je ne voudrais surtout pas qu’on sache que je me suis droguée, rien qu’une fois, et je suppose qu’il va falloir que j’achète un de ces petits coffrets qui se ferment avec un cadenas doré, pour te mettre sous clef, cher journal. Je ne peux pas courir le risque qu’on te lise, surtout à présent ! Je crois même que je vais t’emporter à la bibliothèque quand j’irai lire des livres sur la drogue, pour me renseigner. Grâce à Dieu, il y a un catalogue, car je n’oserais demander ces livres à personne ! Et puis, si j’y vais tout de suite, à l’ouverture de la bibliothèque, j’y serai sans doute toute seule !

 

14 juillet

 

En allant à la bibliothèque, j’ai rencontré Bill. Je sors avec lui ce soir. Je suis impatiente de voir ce qui arrivera. C’est un monde entièrement nouveau que j’explore et tu n’imagines pas le nombre de portes qui s’ouvrent devant moi. Je me fais l’effet d’Alice au Pays des Merveilles. Lewis Carroll était peut-être bien drogué !

 

20 juillet

 

Cher, tendre, meilleur ami, cher journal, Quelle semaine incroyable, fantastique, passionnante, révélatrice, je viens de passer ! C’était… ouah ! Vraiment ce qui m’est arrivé de plus extraordinaire dans ma vie. Tu te souviens que je t’ai dit que je devais sortir avec Bill ? Eh bien, il m’a fait connaître les torpilles, vendredi, et le speed[1], dimanche. Toutes les deux sont comme si on galopait sur une étoile filante dans la Voie Lactée, mais un million, un milliard de fois plus excitant. Le speed m’a fait un peu peur, au début, parce que Bill devait me l’injecter dans le bras. Je me rappelais comme j’avais eu horreur des piqûres à la clinique, mais ça c’est différent, et j’ai hâte, hâte, hâte d’essayer encore une fois. J’ai dansé comme jamais je n’aurais pensé en être capable, je ne reconnaissais plus du tout la pauvre petite complexée minable que je suis ! J’étais bien, heureuse, libre, abandonnée, un être différent et amélioré, dans un monde plus beau, plus parfait. C’était dingue ! C’était beau ! Vraiment fantastique !

 

23 juillet

 

Cher journal,

Grand-papa a eu une petite crise cardiaque hier soir, grâce à Dieu c’est arrivé alors que j’allais sortir et ce n’est pas vraiment grave. Ma pauvre grand-maman est folle d’inquiétude mais elle reste calme, comme toujours. Ils ne m’ont pas cassé les pieds depuis que je suis ici, et ils sont si enchantés de voir que je sors et que je m’amuse qu’ils me laissent entièrement libre. Chers, chers adorables caves ! S’ils savaient ! Leurs sourcils se hausseraient jusqu’à la racine des cheveux.

Grand-papa va devoir passer quelques semaines au lit alors il va falloir que je fasse très attention de ne pas les gêner, sinon ils risquent de me renvoyer à la maison. Mais peut-être, si j’aide grand-maman davantage, ils croiront même qu’ils ont besoin de moi.

J’espère qu’il ne va rien arriver à grand-papa. Je l’aime tant ! Je sais bien qu’un jour grand-maman et lui vont mourir, mais j’espère que ce ne sera pas avant très, très longtemps. C’est curieux, mais jusqu’à maintenant je n’ai guère songé à la mort. Je suppose qu’un jour il faudra bien que je meure, moi aussi. Je me demande s’il existe vraiment une autre vie après la mort. Oh ! je l’espère ! Mais ce n’est pas tant ça qui m’inquiète. Je sais bien que notre âme remontera auprès de Dieu, mais quand je pense à notre corps, enterré dans la terre sombre et froide pour être mangé par les vers et pourrir, je suis horrifiée. Je crois que j’aimerais mieux être incinérée, oui, j’aimerais mieux ça ! Certainement ! je vais demander à papa et maman et aux petits, dès que je serai rentrée, de bien me faire incinérer quand je mourrai. Ils le feront, ils sont merveilleux, adorables et je les aime et j’ai bien de la chance d’avoir une aussi bonne famille. Je ne dois pas oublier de leur écrire aujourd’hui même. Je ne leur ai pas écrit souvent, et je dois, je dois vraiment y penser. Et je crois que je leur dirai que je veux rentrer, tout de suite ! Immédiatement ! Je veux échapper à Bill et à Jill et à toute cette bande. Je ne sais pas pourquoi je ne devrais pas prendre de drogues parce que c’est dingue, et merveilleux et beau, mais je sais que c’est mal et je ne recommencerai plus ! Plus jamais ! Je fais ici le serment solennel de vivre désormais, à partir de ce jour, de manière que tous les gens que je connais puissent être fiers de moi et que je puisse aussi être fière de moi-même !

 

25 juillet

 

Grand-papa va de mieux en mieux. J’ai fait toute la cuisine et le ménage et tout pour que grand-maman puisse rester tout le temps avec lui. Ils l’apprécient beaucoup, et moi je les adore.

 

6 h 30

 

Jill a téléphoné pour m’inviter mais je lui ai dit que j’étais forcée de rester avec mes grands-parents jusqu’à ce que grand-papa aille mieux. Je suis bien heureuse d’avoir eu une raison de refuser.

 

28 juillet

Papa et maman téléphonaient tous les jours, depuis que grand-papa est malade. Ils m’ont demandé si je voulais rentrer, et j’en ai réellement très envie, mais j’estime que je dois rester ici jusqu’à la semaine prochaine au moins, pour aider.

 

2 août

 

Je commence à m’ennuyer à mort, mais au moins j’apporte mon soutien moral à grand-maman, et après tout ce qu’elle a toujours fait pour moi, c’est bien le moins. Bill a téléphoné de nouveau pour m’inviter à sortir et grand-maman a insisté pour que j’accepte, alors je suppose que je vais aller avec lui, mais je le laisserai faire un voyage tout seul et ce sera moi, cette fois, qui le surveillerai.

 

3 août

 

Hier soir, Bill avait invité six gosses chez lui. Ses parents étaient sortis et ne devaient pas rentrer avant une ou deux heures du matin. Ils allaient tous partir en voyage à l’acide, et comme j’étais enfermée depuis si longtemps, j’ai pensé que je pourrais aussi bien faire un dernier voyage moi-même. Je ne vais certainement pas prendre ces trucs-là une fois chez moi. C’était délirant, plus dingue encore que les autres fois. Je ne vois vraiment pas comment chaque voyage peut être plus formid que le précédent, mais c’est comme ça. Je suis restée assise pendant des heures à examiner la magnificence exotique de ma main droite. Je voyais les muscles, les cellules, les pores. Chaque vaisseau sanguin me fascinait, et j’ai l’esprit encore tout excité par cette merveille.

 

6 août

 

Ça y est ! C’est arrivé ! Depuis hier soir, je ne suis plus vierge ! Dans un sens, je le regrette bien parce que je m’étais toujours promis que Roger serait le premier et l’unique homme de ma vie, mais il n’est jamais là, en fait je ne l’ai pas vu depuis que je suis ici. Aussi bien, il a pu changer et devenir un grand imbécile dégingandé parfaitement stupide.

Je me demande si c’est aussi excitant, aussi merveilleux, aussi indescriptible de faire l’amour sans acide. J’avais toujours cru que ça ne durait qu’une minute, ou que ce serait comme les chiens qui copulent, ça n’a rien à voir ! A vrai dire, hier soir j’ai mis longtemps à partir en voyage. Je m’étais assise dans un coin, je me sentais un peu en quarantaine, pas dans le coup et hostile, et puis brusquement, c’est venu et j’ai eu envie de danser comme une folle et de faire l’amour. Je ne me doutais même pas que j’avais ce genre de sentiments pour Bill. Il n’avait été pour moi qu’un gentil garçon qui s’occupait de moi quand j’avais besoin d’être aidée, mais soudain toutes mes inhibitions disparaissaient et je voulais le séduire, encore qu’il n’avait guère envie de se faire prier. Je dois dire qu’à ce moment-là, rien ne paraissait vrai.

Depuis toujours, je croyais que la première fois que je ferais l’amour ce serait bizarre, et même douloureux, mais ça n’a été qu’un autre aspect de cette atmosphère dingue, brillante, fantastique. Je n’arrive toujours pas à séparer le réel de l’irréel.

Je me demande si tous les autres ont fait l’amour… Non, ce serait trop bestial et indécent ! Je me demande ce qu’en penserait Roger, s’il savait, et mes parents, Tim et Alex, et grand-papa, grand-maman ? Je crois qu’ils seraient mortifiés, mais certainement pas plus que je ne le suis !

Si ça se trouve, je suis amoureuse de Bill, après tout, mais en ce moment je ne me rappelle même pas sa figure. C’est affreux, je ne sais plus où j’en suis, je me sens écœurée… et si j’étais enceinte ? Ah ! que j’aimerais avoir quelqu’un à qui parler, n’importe qui, quelqu’un qui me comprendrait !

Je n’avais pas encore pensé que je pourrais être enceinte. Est-ce que ça peut vous arriver la première fois ? Est-ce que Bill m’épousera si j’attends un enfant, ou bien va-t-il penser que je ne suis qu’une fille facile, une imbécile qui couche avec n’importe qui ? Mais non, bien sûr, il ne m’épousera pas, il n’a que quinze ans ! Il faudra que je me fasse avorter, ou quelque chose comme ça. Je serais vraiment désespérée si j’étais obligée de quitter l’école, comme M., l’année dernière. Pendant des semaines, on n’a parlé que de ça. Mon Dieu, mon Dieu, je vous en supplie, faites que je ne sois pas enceinte !

Je vais téléphoner à maman, tout de suite ! Je vais demander à grand-maman de m’acheter un billet d’avion et je rentrerai à la maison demain. J’ai horreur de ce patelin pourri, je déteste Bill Thompson et toute la bande. Je ne sais vraiment pas comment je me suis laissé entraîner par ces gens-là, mais j’étais si heureuse d’être acceptée, au début, et maintenant voilà que j’ai honte… comme si ça pouvait y changer quelque chose !

 

7 août

 

Papa et maman pensent que je devrais rester encore une semaine ici. Je ne pouvais pas discuter, franchement, parce que grand-maman a besoin de moi. Mais, en attendant, je ne vais plus répondre au téléphone et je ne sortirai plus.

 

Après-midi

 

Jill a téléphoné, mais j’ai demandé à grand-maman de lui dire que je ne me sentais pas bien. C’est la pure vérité d’ailleurs, et grand-maman elle-même l’a bien vu. Je vis dans le doute, dans la crainte, dans l’appréhension, je suis malade de terreur comme je n’aurais jamais cru pouvoir l’être.

 

9 août

 

La terre s’est littéralement arrêtée de tourner. Ma vie est finie, complètement finie. Après dîner, grand-maman et moi nous étions assises dans le jardin, quand nous avons entendu frapper à la grille de la cour. C’était Roger et ses parents ! Ils venaient de rentrer de vacances, ils avaient appris la maladie de grand-papa et ils passaient voir comment il allait.

Folle, j’étais folle ! Roger est encore plus beau que je me le rappelais, et j’avais envie de me jeter dans ses bras en pleurant, en lui racontant tout. Mais nous nous sommes simplement serré la main et je me suis enfuie dans la cuisine pour servir des verres à tout le monde. Plus tard, quand on a eu bavardé un moment, grand-maman m’a demandé d’aller chercher des chips, et Roger m’a suivie ! Roger ! Il m’a même invitée à sortir avec lui ! J’aurais voulu mourir, là tout de suite, et plus tard, quand nous sommes allés dans le jardin, il s’est mis à me parler, à m’expliquer qu’il allait dans une école militaire, pendant un an et demi, jusqu’à ce qu’il soit prêt pour l’université. Il m’a même avoué qu’il avait un peu peur de partir tout seul pour la première fois, et il m’a dit qu’il voulait être ingénieur aéronautique et travailler aux nouvelles techniques de l’aviation. Il a des idées merveilleuses ! C’était presque du Jules Verne, et il fait aussi un tas de projets, il veut entrer dans l’armée, et tout.

Et puis il m’a embrassée et c’était exactement ce que j’avais rêvé depuis que j’étais au jardin d’enfants. D’autres garçons m’ont embrassée, mais ce n’était pas du tout la même chose. Il y avait dans son baiser de la tendresse, du désir, du respect et de l’admiration. C’est la chose la plus merveilleuse qui me soit jamais arrivée de ma vie. Mais à présent, en y repensant, j’en ai mal au cœur. Et s’il apprenait ce que j’ai fait depuis que je suis arrivée ici ? Comment pourrait-il me pardonner ? Comment comprendrait-il ? Si j’étais catholique, je pourrais peut-être m’infliger une pénitence terrible, pour racheter ma faute. On m’a toujours appris que Dieu vous pardonne vos péchés, mais comment pourrais-je me pardonner moi-même ? Et comment Roger pourrait-il me pardonner ?

Ah ! quelles terreurs, horreurs, tourments éternels !

 

10 août

 

Roger a téléphoné quatre fois, aujourd’hui, mais je n’ai pas voulu lui parler. Grand-papa et grand-maman veulent que je reste encore quelques jours avec eux, jusqu’à ce que j’aille mieux, mais je ne peux pas ! Et je ne peux pas affronter Roger avant d’avoir mis de l’ordre dans mes idées. Mon Dieu, mon Dieu, comment ai-je pu me fourrer dans un tel pétrin ? Quand je pense que j’ai perdu ma virginité quatre jours seulement avant de revoir Roger, je deviens folle. Quelle affreuse ironie ! Mais même sans ça, est-ce qu’il aurait compris les voyages à l’acide ? Est-ce qu’il voudrait encore de moi ? Je ne m’en souciais guère, mais maintenant… ! Et il est trop tard !

Il faut que je parle à quelqu’un. Il faut que je trouve quelqu’un qui comprenne la drogue, ses effets, et à qui je puisse parler. Je me demande s’il n’y aurait pas un professeur, à l’université de papa. Oh ! non ! Non, non, on le lui répéterait, et alors je serais vraiment dans le pétrin. Mais je pourrais peut-être raconter que j’écris une thèse sur la drogue, pour ma classe de sciences ou je ne sais quoi, seulement je ne peux pas faire ça avant la reprise des cours. Je crois que je vais prendre un des comprimés de somnifère de grand-papa, sans ça je ne pourrai jamais dormir. Au fait, je devrais en faire une provision. Il en a plein et je suis sûre que je vais passer de bien mauvaises nuits à la maison, avant d’être de nouveau sur pied. Ah ! j’espère que ça ne durera pas !

 

13 août

 

Je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Papa et maman ont téléphoné, ils ont dit qu’ils étaient fiers de moi, de leur fille. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce que je ressens.

 

14 août

 

Grand-maman m’a accompagnée à l’aéroport. Elle croit que je me suis disputée avec Roger et elle m’a répété que tout ira bien, qu’une femme doit être patiente, indulgente, et savoir souffrir. Si seulement elle savait ! Papa, maman, Tim et Alex m’attendaient, et ils m’ont tous dit que j’étais pâle, que j’avais l’air fatigué, ils ont été merveilleusement gentils. Ça fait du bien d’être rentrée à la maison.

Je dois tout oublier. Je dois me repentir et me pardonner et repartir à zéro ; je n’ai que quinze ans, après tout, et je ne peux tout de même pas cesser de vivre. D’ailleurs, depuis que j’ai eu si peur pour grand-papa, je ne veux pas mourir. J’ai peur. C’est vraiment ironique ! J’ai peur de vivre et peur de mourir, comme dans le Negro spiritual ! Je me demande ce qu’ils avaient comme complexes ?

 

16 août

 

Maman me force à manger. Elle me fait tous mes plats préférés, mais je n’ai de goût à rien. Roger m’a écrit une longue lettre pour me demander si je vais bien, mais je n’ai pas le courage ni la force ni l’envie de lui répondre. Tout le monde s’inquiète terriblement pour moi, et j’avoue que je m’inquiète aussi. Je ne sais toujours pas si je suis enceinte ou non et je ne le saurai pas avant dix ou douze jours. Mon Dieu, faites que je ne le sois pas ! Je me demande sans cesse comment j’ai pu être aussi bête, mais je ne trouve pas de réponse, sinon que je suis tout simplement idiote. Ignorante, stupide, insensée, folle et idiote !

 

17 août

 

J’ai pris le dernier comprimé somnifère de grand-papa et je suis une loque. Je n’arrive pas à dormir, je vis sur les nerfs et maman veut à toute force que j’aille voir le docteur Langley. Il m’aidera peut-être. Je suis prête à faire n’importe quoi.

 

18 août

 

Ce matin, je suis allée consulter le docteur Langley et je lui ai dit et répété que je ne pouvais pas dormir. J’ai mis le paquet. Il m’a posé un tas de questions, il m’a demandé pourquoi je ne pouvais pas dormir, mais je lui ai répété que je ne savais pas, je ne savais pas, je ne savais pas. Finalement, il s’est laissé fléchir et il m’a donné des somnifères. A vrai dire, je n’ai pas tant besoin de sommeil que d’évasion. C’est un moyen de s’évader absolument merveilleux. Quand je n’en peux plus, je prends un comprimé et je me laisse simplement sombrer dans le néant. Au point où j’en suis, c’est mieux que rien.

 

20 août

 

Je n’ai pas l’impression que les comprimés du docteur Langley sont aussi forts que ceux de grand-papa, parce que je suis obligée d’en prendre deux, et même trois. C’est peut-être parce que je suis très nerveuse. Je n’en peux plus, je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir le coup ; s’il n’arrive pas quelque chose, bientôt, je crois que je vais me faire sauter la cervelle.

 

22 août

 

J’ai demandé à maman d’appeler le docteur Langley et je vais lui demander des tranquillisants. Je ne peux pas dormir toute la journée et je ne peux pas rester dans cet état. J’espère qu’il m’en donnera. Il le faut, il le faut !

 

23 août

 

Les tranquillisants sont vraiment très chouettes. J’en ai pris un cet après-midi, juste avant que le facteur apporte une nouvelle lettre de Roger. Au lieu d’être bouleversée, je me suis assise à mon bureau et je lui ai écrit, en mettant toute mon âme à nu, mais sans lui parler, naturellement, de mes voyages à l’acide ni du speed et encore moins de Bill ni de la grossesse que je crains. Je me suis même demandé si je ne pourrais pas en faire tâter à Roger, rien qu’une fois, pour qu’il comprenne. Est-ce possible ? Est-ce que je pourrais lui faire faire son premier voyage à son insu, comme ils l’ont fait pour moi ? Ah ! que je voudrais pouvoir l’oser ! J’ai l’impression d’avoir été enfermée pendant des siècles, et c’est peut-être les somnifères ou les tranquillisants, mais par moments, j’aurais envie de m’évader, de crier, de me libérer, mais je suppose que ces temps sont à jamais révolus ! Je n’ai plus la tête à moi, je ne sais plus que penser. Ah ! que j’aimerais avoir quelqu’un à qui parler !

 

26 août

 

Oh ! jour de joie, de bonheur ! Jour merveilleux ! Mes règles sont venues ! Je n’ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie ! Je vais pouvoir jeter à la poubelle mes somnifères et mes tranquillisants, je vais de nouveau être moi ! Quelle joie !

 

6 septembre

 

Beth est rentrée de vacances, mais elle n’est plus la même et elle a fait la connaissance d’un garçon juif avec qui elle sort tout le temps. Ils ne se quittent plus. Je suis peut-être jalouse, parce que Roger habite si loin et que l’école a recommencé et Alex et ses petits amis bruyants me rendent folle et maman se remet à me casser les pieds.

Aujourd’hui, je suis allée à une nouvelle petite boutique adorable et je me suis acheté des mocassins très chouettes et un gilet de peau à franges et un pantalon formidable. Chris, la fille qui travaille dans cette boutique, m’a expliqué comment repasser mes cheveux (ce que j’ai fait dès ce soir) et maintenant ils sont parfaitement raides. C’est fantastique ! J’ai un chic fou, seulement ça n’a pas plu à maman. Je suis allée lui montrer ma nouvelle coiffure et elle m’a dit que j’avais l’air d’une hippy et que papa et elle devraient avoir une conversation avec moi un de ces soirs. Je pourrais leur apprendre un truc ou deux, parce que je suppose que l’amour sans drogue ne ressemble pas du tout à la merveilleuse folie dingue en plein que j’ai connue au septième ciel. Et puis d’ailleurs, ils ne sont jamais contents, et j’en viens à penser que quoi que je fasse ça ne plaira jamais à l’Establishment.

 

7 septembre

 

Hier soir, le bouquet ! Papa et maman ont versé des larmes et des pleurs, ils m’ont répété qu’ils m’aimaient et qu’ils étaient terriblement inquiets depuis mon retour, mon attitude leur causait du souci, et tout. Ils détestent ma coiffure, ils voudraient que je me fasse une queue de cheval comme une petite fille, et ils ont jacassé, jacassé et jacassé, sans écouter un seul mot de ce que je voulais leur dire. Dès le début, d’ailleurs, quand ils se sont mis à me parler de leur profonde inquiétude, j’ai eu envie de tout leur dire. Je voulais tout leur révéler, vraiment ! Plus que tout au monde, j’aurais voulu savoir qu’ils comprenaient, mais naturellement ils ont continué à parler, à parler sans cesse parce qu’ils sont bien incapables de comprendre quoi que ce soit. Si seulement les parents voulaient bien écouter ! Si seulement ils nous laissaient parler au lieu de nous sermonner, de nous corriger, de crier et de parler, parler, parler ! Mais ils n’écoutent rien ! Ils ne veulent pas ou ne peuvent pas écouter et nous, les jeunes, nous nous retrouvons toujours dans notre coin, tout seuls, sans personne à qui parler, et sans pouvoir communiquer. Cependant, j’ai de la chance, car j’ai Roger…

 

9 septembre

 

Encore une sale journée, encore une déception. Roger s’en va à cette école militaire et il ne reviendra qu’à Noël, et encore ce n’est pas sûr ! Son père et son grand-père y sont allés, alors je suppose qu’il est moralement obligé d’en faire autant, mais j’ai besoin de lui, je voudrais qu’il soit ici et pas dans cette école imbécile à apprendre à marcher au pas ! Maintenant, nous allons être séparés par tout un continent. Je lui ai écrit une lettre de dix pages pour lui dire que je l’attendrai, bien que dans sa dernière lettre il me disait que je devais sortir et m’amuser. Mais comment veut-il que je m’amuse dans ce sale trou ?

 

10 septembre

 

La lettre de Roger m’a tellement déprimée que je suis allée à la boutique où Chris travaille, pour regarder les robes. C’était sa pause café, alors nous sommes allées à côté boire un Coca au drugstore, et je lui ai dit que j’avais un cafard noir à cause de Roger. Elle a compris immédiatement. C’est vraiment chouette d’avoir quelqu’un à qui parler. Quand nous sommes retournées au magasin elle m’a donné un petit truc, comme un bonbon rouge, et elle m’a dit de rentrer à la maison, d’avaler le bonbon et d’écouter de la musique du tonnerre. Elle m’a expliqué : « Ce petit cœur va te remonter à bloc », et elle avait raison ! J’ai pris trop de somnifères, ces derniers temps, et trop de tranquillisants. Je me demande bien pourquoi cet imbécile de toubib ne m’a pas donné des trucs pour aller mieux au lieu de ces machins qui me rendent cafardeuse. Cet après-midi, j’étais en pleine forme, je croyais revivre. Je me suis lavé les cheveux et j’ai rangé ma chambre et repassé mes affaires, j’ai fait absolument tout ce que maman me demande de faire depuis des jours. Le seul problème c’est qu’il est maintenant l’heure de me coucher et je n’arrive pas à calmer mon énergie. J’écrirais bien à Roger, mais je lui ai envoyé une lettre géante hier et il me prendrait pour une dingue. Je suppose qu’il va falloir que je gaspille une de mes bonnes pilules somnifères pour y mettre fin. C’est la vie.

A bientôt.

 

12 septembre

 

Papa et maman n’arrêtent pas de rouspéter, ils disent que je suis une gentille fille mais que je commence à me conduire comme une hippy et ils ont peur que j’aie des mauvaises fréquentations. En somme ils sont tellement ultraconservateurs qu’ils ne se rendent compte de rien. Chris et moi, nous parlons beaucoup de nos parents et de l’Establishment. Son père est P.D.G. dans une société d’alimentation et il voyage beaucoup, « souvent en compagnie d’autres femmes que la sienne », m’a confié Chris. Et sa mère fait partie d’un tas de clubs et elle a l’esprit tellement civique qu’elle s’imagine que toute la ville s’écroulerait si elle s’arrêtait une minute pour écouter sa fille. « Maman est un pilier de la société, m’a dit Chris. Elle soutient tout et tout le monde sauf moi et, papa, qu’est-ce qu’il me laisse tomber ! »

Chris n’a pas besoin de travailler, mais elle ne peut pas supporter de rester chez elle. Je lui ai dit que c’était pareil pour moi, et elle va essayer de me trouver un job avec elle. C’est pas formid ?

 

13 septembre

 

Youpi ! Enfin, je me sens vivre ! J’ai un boulot ! Chris a parlé hier soir à son patron et il a dit oui. C’est pas fantastique ? Je travaillerai avec Chris le jeudi et le vendredi soir et toute la journée du samedi, et je pourrai acheter toutes les tenues non-conformistes que mon petit cœur désire. Chris a un an de plus que moi, et elle est dans la classe au-dessus, mais c’est vraiment une fille formidable et je l’aime et je m’entends mieux avec elle qu’avec personne d’autre, de toute ma vie, même Beth. Je suppose qu’elle est un peu dans le coup, côté drogue, parce qu’elle m’a donné des cœurs deux ou trois fois quand j’avais le moral à zéro. Un jour, bientôt, il faudra que je lui parle de tout ça.

 

21 septembre

 

Cher journal, mon ami,

Je suis désolée de t’avoir négligé, mais j’ai eu beaucoup de travail, avec mon nouveau boulot et l’école qui recommence et tout, mais tu es toujours mon plus cher ami et mon confident, même si je suis vraiment sur la même longueur d’ondes que Chris que je reçois cinq sur cinq. Nous ne sommes jamais fatiguées et nous sommes les deux filles qui ont le plus de succès au lycée. Je sais que j’ai une allure folle, j’ai gardé ma ligne et chaque fois que j’ai faim ou que je me sens lasse, hop, j’avale une benny[2]. Nous avons de l’énergie et de la vitalité à revendre et des frusques, oh ! papa ! Mes cheveux sont sensass. Je les lave à la mayo et ils sont brillants et souples, à faire tomber dingue les gars.

Je n’ai toujours pas rencontré le mec qui me plairait, mais c’est sans doute aussi bien, puisque j’attends Roger.

 

23 septembre

 

Cher journal,

Mes parents vont me rendre complètement folle, c’est sûr. Il faut que je prenne des dexies[3] et des bennies pour rester en forme à l’école et quand je sors et que je fais mes devoirs, et puis des tranquillisants pour tenir le coup à la maison. Papa estime que je lui fais du tort, et hier soir il a même crié à table et il m’a engueulée parce que je disais « papa ». Il a ses mots à lui quand il veut marquer le coup et c’est très bien, mais que je dise « papa » et on croirait que je viens de commettre un péché capital.

Chris et moi, on en a ras le bol. Elle a une copine à San Francisco qui pourrait nous trouver du boulot et comme nous avons toutes les deux l’expérience de la vente dans les boutiques, nous pourrions nous débrouiller. D’ailleurs, ses parents sont sur le point de divorcer. Ils ne font que se bagarrer quand ils sont ensemble, et Chris en a marre. Moi, au moins, je n’ai pas à supporter de disputes.

Et puis Roger dit qu’il est trop occupé pour m’écrire, ce qui est certainement bidon en plein. Comme dit Chris, loin des yeux loin du cœur.

 

26 septembre

 

Enfin, ça y est, papa ! Enfin, hier soir, j’ai fumé de l’herbe et c’était encore plus fantass que j’aurais cru ! Hier, en sortant de la boutique, Chris m’a présenté un de ses copains qui savait que j’avais tâté de l’acide mais qui voulait me faire virer sur le hasch.

Il m’a dit de ne pas me faire d’idées, que ce ne serait pas comme l’alcool, et je lui ai dit que je n’avais jamais bu, sauf un peu de champagne à des goûters d’anniversaire ou des fonds de verres quand mes parents donnaient un cocktail. Ça nous a fait éclater de rire, tous, et Ted, le copain de Chris, a dit que des tas de gosses n’essayent jamais de se piquer le nez, non seulement parce que l’alcool est le truc des parents, mais parce que c’est bien plus difficile à avoir que de l’herbe. Ted nous a raconté qu’au début, quand il a commencé à en tâter, il s’est aperçu qu’il pouvait piquer un tas de fric à ses parents et qu’ils ne s’en apercevaient pas, mais si jamais il avait avalé une gorgée de leur alcool, ils auraient fait un ramdam du tonnerre, à croire qu’ils faisaient des marques sur les bouteilles pour vérifier le niveau.

Ensuite, Richie m’a montré comment je devais fumer. Moi qui n’avais même jamais essayé une cigarette !

Il m’a fait une petite conférence d’orientation, par exemple comme quoi je devais écouter les petites choses que je n’entendais pas ordinairement, et me détendre. Au début, j’ai aspiré si profondément que j’ai failli mourir étouffée, alors Richie m’a dit de fumer la bouche ouverte pour mélanger autant d’air que possible. Mais ça n’a pas très bien marché non plus, et au bout d’un moment, Ted est allé chercher un narguilé. Ça m’a paru drôle, exotique, et au commencement je n’arrivais pas à aspirer la fumée et je me sentais volée parce que les trois autres étaient visiblement en pleine vape. Mais finalement ça a marché, au moment où je désespérais, et je me suis vraiment sentie heureuse et libre, comme un canari chantant et volant dans le ciel. Et j’étais détendue, détendue ! Je crois que je n’ai jamais été aussi détendue de ma vie ! C’était vraiment beau, merveilleux. Plus tard, Richie est allé chercher dans sa chambre un tapis en peau de chèvre et nous avons marché dessus pieds nus dans la fourrure ; la sensation était extraordinaire, indescriptible, tout mon corps semblait enveloppé de fourrure et soudain, j’ai pu entendre le son presque silencieux des longs poils soyeux se frottant les uns contre les autres et contre mes pieds. Jamais je n’avais entendu un son pareil, et je me souviens d’avoir essayé de faire une dissertation sur ce phénomène, d’expliquer comment chaque poil émettait un son différent et parfait. Mais je ne pouvais pas, bien sûr ; c’était trop beau.

Ensuite, j’ai pris une cacahuète salée et j’ai remarqué que je n’avais jamais rien mangé d’aussi salé. C’était comme si j’étais de nouveau petite fille en train de nager dans le Grand Lac Salé, sauf que la cacahuète était encore plus salée ! Mon foie, mon estomac, mes intestins, ma rate étaient couverts de sel. Je rêvais de manger une pêche ou une fraise et de me laisser envahir par leur saveur sucrée. Là-dessus, je me suis mise à rire comme une folle. J’étais enchantée d’être si différente. Tout le monde, l’univers entier était fou, sauf moi. J’étais le seul être parfait et parfaitement équilibré. Je me suis souvenue d’avoir lu quelque part que mille ans d’humanité n’étaient qu’une seconde pour le Seigneur, et je me suis dit que j’avais enfin trouvé la solution. J’étais à présent sur ma propre longueur de temps, je vivais les vies de milliers d’êtres humains en l’espace d’une heure.

Après ça, nous avons eu très soif, nous avons eu terriblement envie de boire ou de manger quelque chose de sucré. Alors nous sommes descendus jusqu’au drugstore, en riant et en plaisantant parce que les trottoirs étaient si hauts et que la lune changeait de forme et de couleur. Je ne sais pas si nous étions vraiment aussi défoncés que nous le disions, mais c’était marrant. Et dans la salle de restaurant nous avons plaisanté, et ri comme si le monde entier et ses secrets nous appartenaient, à nous seuls. Quand Richie m’a raccompagnée à la maison vers minuit, mes parents (qui n’étaient pas encore couchés) ont paru ravis de voir le jeune homme bien poli et distingué avec qui j’étais sortie. Ils n’ont même pas rouspété parce que je rentrais tard ! C’est pas croyable !

PS. Richie m’a donné des cigarettes de marie-jeanne pour fumer quand je serai seule et je suis au septième ciel. C’est pas chouette, chouette, chouette ?

 

5 octobre

 

Chris et moi, nous envisageons de quitter notre boulot parce qu’on n’a plus le temps de faire ce qu’on a envie de faire.

Je suis profondément amoureuse de Richie et Chris est amoureuse de Ted, et nous voulons passer le plus de temps que nous pouvons avec eux. L’emmerdement, c’est qu’on n’a pas de fric, alors Chris et moi on a dû se mettre à fourguer de l’herbe. Naturellement, nous n’en vendons qu’aux mômes qui se cament régulièrement et qui l’achèteraient à quelqu’un d’autre si nous n’étions pas là.

Ted et Richie sont à l’université et ils doivent travailler bien plus que nous autres au lycée, alors ils n’ont pas le temps de faire la vente. Et puis les garçons se font plus facilement agrafer que les filles. Au début, j’ai eu du mal à rester relax et à garder mon cool dans l’Establishment, mais puisque je suis maintenant la nana de Richie à fond, il faut bien que je l’aide.

 

8 octobre

 

J’ai persuadé Richie que ce serait plus facile de fourguer de l’acide que de l’herbe, au moins on peut le coller sur des timbres-primes ou du chewing-gum ou des bonbons et les trimbaler sans avoir les poulets sur le paletot et sans qu’un sale mouchard trouve notre planque.

Richie est si, si, si gentil avec moi et faire l’amour avec lui c’est comme le tonnerre et les éclairs et les arcs-en-ciel et le printemps. Je m’amuse avec la drogue, sans doute, mais je suis vraiment camée de ce garçon. Nous ferions absolument n’importe quoi l’un pour l’autre. Il va faire sa médecine et moi je vais l’aider de mon mieux. Ce sera long et difficile, mais nous y arriverons. Quand je pense qu’il a encore huit ou dix ans d’études… et il est déjà en deuxième année à l’université ! Papa et maman croient qu’il est encore au lycée. Moi, je n’ai pas envie de poursuivre mes études. Papa sera fou, mais je pense que c’est plus important pour moi de travailler pour aider Richie. Dès que j’aurai fini le lycée, je chercherai un emploi et nous nous installerons ensemble tous les deux.

J’adore ce type, vraiment, j’en suis folle ! J’ai hâte de le retrouver. Il me taquine, il me dit que je suis nymphomane parce que je le supplie de me laisser essayer de faire l’amour sans être défoncée. Il me l’a promis. Ce sera quelque chose de tout à fait nouveau. Ah ! que je suis impatiente !

 

(?)

 

Richie et moi, nous ne sortons jamais. C’est presque un rite ; il vient me chercher, il passe quelques minutes avec mes parents, et puis nous filons vite à l’appartement qu’il partage avec Ted. J’aimerais vraiment que nous puissions être ensemble tous les soirs en pleine vape, mais il ne me laisse venir que les soirs où il peut me donner assez d’acide, d’herbe et de barbituriques pour que je tienne le coup jusqu’à ce que je le revoie. Je sais qu’il étudie, qu’il travaille beaucoup et que je dois me contenter de le voir de temps en temps, mais il me semble qu’il espace ses visites. Il a peut-être raison, je suis trop portée sur la chose, plus que lui, en tout cas. C’est parce qu’il se fait du souci pour moi sans doute. J’aimerais bien qu’il me permette de prendre la pilule et aussi qu’il ne travaille pas autant. Mais je dois me faire une raison, et d’ailleurs ce que j’ai est si fantastique que je ne vois pas comment je pourrais désirer quelque chose de plus.

 

17 octobre

 

Aujourd’hui, je suis retournée à la petite école. Ça ne me gêne pas d’aller fourguer de la drogue à la sortie du lycée parce que la marchandise est assez difficile à obtenir et les gosses viennent généralement m’en demander. Chris et moi, nous nous fournissons chez Richie. Il peut nous procurer tout ce qu’ils veulent, des barbs, de l’herbe, des amphétamines ou du L.S.D., du D.M.T., n’importe quoi. Les gosses du lycée c’est une chose, mais aujourd’hui j’ai vendu dix plaquettes de L.S.D. à un petit môme de l’école primaire qui n’avait pas même neuf ans. Je sais qu’il doit les fourguer, mais ces gosses sont tout de même trop jeunes ! Je suis tellement écœurée à la pensée que des enfants de dix ans se défoncent que je n’irai plus, je le promets ! Je sais bien que s’ils en veulent ils en trouveront ailleurs, mais je ne leur en donnerai plus, c’est fini ! Depuis que je suis rentrée de l’école je ne fais qu’y penser, allongée sur mon lit, et j’ai décidé de parler à Richie, de le persuader de venir voir papa pour obtenir une bourse, je suis sûre qu’avec ses notes et tout, ce sera possible. J’en suis sûre.

 

18 octobre

 

S’il y avait des médailles et des prix de connerie je serais certainement décorée. Chris et moi, nous sommes allées chez Richie et Ted et nous avons surpris ces deux salauds défoncés en plein et en train de faire l’amour tous les deux. Pas étonnant que Richie ait espacé ses visites ! Et moi qui fourguais de la drogue pour une sale petite tante ! Je me demande combien de petites imbéciles travaillent pour lui ! Ah ! que j’ai honte ! Je n’arrive pas à croire que j’ai vendu de la drogue à des petits mômes de dix ans, neuf ans, même. Je me déteste, je suis la honte de ma famille, je me fais horreur. Je ne vaux pas plus cher que cette salope de Richie.

 

19 octobre

 

Chris et moi, nous avons passé la journée dans le parc à mettre les choses au point. Elle se drogue depuis un an, et moi depuis le 10 juillet pour être précise. Nous nous sommes dit que ce serait impossible de changer si nous restions ici, alors nous allons foutre le camp et aller à San Francisco. Et il faut absolument que je dénonce Richie à la police. Je ne suis pas jalouse. Je ne veux pas me venger, vraiment pas. Mais je sens qu’il faut que je fasse quelque chose pour protéger tous ces petits mômes.

Toutes ces conneries que Richie m’a fait avaler comme quoi ils trouveraient bien de la drogue quelque part même si nous étions pas là, c’est de la merde. Il se fout de tout et de tout le monde, il ne pense qu’à lui, et le seul moyen de racheter ce que j’ai fait, c’est au moins de l’empêcher de brancher d’autres petits mômes sur la drogue. C’est ça le drame, presque tous les gosses qui se défoncent en revendent et c’est comme une boule de neige qui devient de plus en plus grosse et je me demande si ça finira jamais ! Vraiment ! Je voudrais n’avoir jamais commencé. Et Chris et moi nous nous sommes fait le serment de recommencer à zéro, de ne plus toucher à la drogue, jamais plus ! Nous sommes sincères, nous en avons fait le serment sacré et solennel. A San Francisco nous ne connaîtrons pas un seul camé, et ce sera facile de nous désintoxiquer.

 

(?)

 

C’est très triste de filer en douce en pleine nuit, mais Chris et moi ne voyons pas comment nous pourrions faire autrement. Le car doit partir à 4 h 30 du matin et nous devons le prendre. Nous irons d’abord à Salt Lake City, et de là à San Francisco. J’ai vraiment peur de ce que Richie pourrait me faire s’il me retrouvait. Il doit bien avoir deviné que c’est moi qui l’ai dénoncé parce que dans ma lettre j’ai révélé à la police les endroits que je connaissais, où il planquait sa drogue. Ah ! je voudrais qu’on emprisonne tous les trafiquants et tous les revendeurs !

Adieu, chère maison, adieu chère bonne famille. Si je pars, c’est parce que je vous aime trop et que je ne veux pas que vous sachiez quelle personne faible et méprisable je suis devenue. Je vais vous écrire une lettre, chère famille bien-aimée, mais je ne pourrai jamais trouver les mots pour vous dire à quel point vous m’êtes sacrés.

 

26 octobre

 

Nous voilà à San Francisco, dans un misérable petit studio étouffant et nauséabond. Nous sommes sales, toutes les deux, après les longues heures en car et comme Chris est en train de prendre un bain au fond du couloir, j’écris ces quelques lignes en attendant mon tour. Je pense que nous avons assez d’argent pour attendre de trouver du travail, parce que j’ai gardé cent trente dollars que je devais remettre à ce fumier de Richie et Chris a pu retirer de la banque les quatre cents dollars de son compte. Ce nid à rats que nous avons trouvé nous revient à quatre-vingt-dix dollars par mois, mais il nous permettra au moins d’attendre d’avoir du travail et de chercher quelque chose de mieux.

J’ai le cœur bien gros en pensant à mes parents, mais ils savent que je suis avec Chris et ils pensent que c’est une fille bien qui ne me détournera pas du droit chemin. Mon Dieu, où est le droit chemin ?

 

27 octobre

 

Chris et moi avons cherché du travail toute la journée, nous avons parcouru les petites annonces, nous sommes allées à toutes les adresses possibles, mais à chaque fois nous étions trop jeunes, ou trop inexpérimentées, ou nous n’avions pas de références, ou ils voulaient quelqu’un avec une clientèle, ou bien on nous écrirait. Je n’ai jamais été aussi épuisée de ma vie. Nous n’avons certainement pas besoin de prendre une pilule pour dormir, ce soir, même sur ce matelas avachi et sale qui passe pour un lit, dans ce taudis.

 

28 octobre

 

Les murs suintent, tout est moite, humide, et il y a même une espèce de moisissure verte dans la penderie. Mais grâce au Ciel nous n’y sommes pas pour longtemps, du moins je l’espère de tout mon cœur ! Cependant, nous n’avons pas eu plus de chance aujourd’hui dans notre chasse à l’emploi. Et nous n’avons pas pu retrouver la copine de Chris.

 

29 octobre

 

J’ai trouvé une place de vendeuse dans une petite boutique de lingerie minable. Ce n’est guère payé mais ça nous permettra au moins de manger. Chris continue de chercher et quand elle aura découvert un bon emploi je quitterai cette place et je tâcherai d’en trouver une meilleure. Chris espère que d’ici un an, peut-être, nous pourrons ouvrir notre boutique à nous. Ce serait merveilleux ! Et si ça marche bien, nous pourrons inviter nos parents, qui seront fiers de notre réussite !

 

31 octobre

 

Chris n’a toujours pas trouvé de boulot. Elle cherche tous les jours, mais nous sommes d’accord toutes les deux pour qu’elle ne prenne pas n’importe quelle place. Il faudra qu’elle en trouve une dans un magasin de luxe où elle pourra apprendre tout ce que nous aurons besoin de savoir pour faire marcher notre boutique, quand nous l’aurons. Tous les soirs, je suis si fatiguée que je m’endors à peine couchée. Jamais je n’aurais cru que ce serait si épuisant de rester debout toute la journée pour servir des clientes assommantes et grincheuses.

 

1er novembre

 

Chris et moi avons passé la journée à nous promener à Chinatown et à Golden Gate Park, et nous avons pris l’autobus pour franchir le pont géant. C’est une ville merveilleuse, excitante, mais j’aimerais bien mieux être à la maison. Je ne peux pas le dire à Chris, naturellement.

 

3 novembre

 

Chris a trouvé du boulot ! Elle est vendeuse dans la plus formidable petite boutique que j’aie jamais vue ! J’y suis allée après mon travail et j’ai acheté des sandales. Elle pourra apprendre tout ce qu’il faut savoir, comment acheter, comment vendre, comment arranger une vitrine, parce qu’elles ne sont que deux dans le magasin. Shelia est la patronne et c’est la femme la plus fabuleusement belle que j’aie jamais vue. La peau claire, blanche comme la neige, des cils longs comme mon bras, faux, bien sûr. Ses cheveux sont noirs, d’un noir de jais et elle est très, très grande. Je ne comprends pas qu’elle ne soit pas mannequin, ou vedette de cinéma ou de télé. Sa boutique est dans un quartier très chic, et ses prix sont très, très, très élevés, même avec la remise de Chris, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de dépenser, après toutes les économies de bouts de chandelles que nous avons dû faire.

 

5 novembre

 

J’ai le cœur de plus en plus gros, à chaque jour qui passe, au lieu d’être sevrée de ma famille. Je me demande ce que ressent Chris ? Je n’ose rien lui dire de peur qu’elle me prenne pour une imbécile, ce que je suis probablement. Pour tout dire, je crois que je rentrerais immédiatement à la maison si je n’avais pas peur de Richie. Je suis sûre qu’il chercherait à me faire du tort, il est tellement faible et vindicatif. Je le vois maintenant comme il est, assez répugnant, et je me demande bien comment j’ai pu me laisser embobiner par ses belles paroles. Oh ! papa, ce que j’ai pu être idiote et naïve ! Mais c’est fini. Jamais, jamais plus, en aucun cas, je ne tâterai de la drogue. C’est l’unique cause du pétrin dans lequel je suis à présent, et je voudrais, de tout mon cœur et de toute mon âme, ne jamais en avoir entendu parler. Et j’aimerais bien qu’il n’y ait pas de cachets de la poste sur les lettres, parce qu’alors je pourrais écrire à papa et maman, aux petits, à mes grands-parents, et même à Roger. Il y a tant de choses que je voudrais leur dire ! C’est bien dommage que je ne m’en sois pas rendu compte plus tôt.

 

8 novembre

 

Se lever, manger, travailler, tomber dans son lit épuisée. Je ne prends même plus mon bain tous les jours, c’est trop agaçant d’attendre que la salle de bains soit libre.

 

10 novembre

 

J’ai quitté ma place et je vais consacrer tout mon temps à en trouver une autre, plus intéressante. Shelia m’a donné une liste de boîtes où je pourrai aller me présenter en donnant son nom comme référence.

Nous avons fait une folie, nous nous sommes acheté une télé d’occasion pour quinze dollars. Elle ne marche pas très bien, mais la maison est plus gaie.

 

11 novembre

 

Cher journal,

C’est merveilleux ! Tu ne me croiras pas, mais j’ai trouvé une place dès la première heure, à la deuxième boutique où je suis allée ! Mario Mellani fabrique des bijoux fantaisie ravissants dont beaucoup sont incrustés de pierres précieuses. Il avait besoin de quelqu’un de jeune, à l’air convenable, pour servir en quelque sorte de décor à ses bijoux. Je suis bien flattée qu’il m’ait choisie ! Mr. Mellani est gros, très gai, il a une femme et huit enfants qui habitent Sausalito et il m’a déjà invitée à venir dîner chez lui un dimanche pour faire leur connaissance.

 

13 novembre

 

J’adore ma nouvelle place. Mr. Mellani est comme une nouvelle famille. Il a cette petite boutique très luxueuse dans le hall d’un palace incroyablement cher, et pourtant il apporte son déjeuner tous les jours dans un sac en papier et il le partage avec moi. Il dit que ça l’empêche de grossir. Et Chris et moi, nous allons chez lui dimanche ! C’est formidable ! Ce sera vraiment merveilleux de revoir de jeunes enfants. Il a un fils, Roberto, qui a l’âge de Tim, et un autre petit garçon qui a trois jours de moins qu’Alexandria. Il croit que je suis orpheline, et dans un sens, c’est vrai. Enfin…

Tu sais, cher journal, je pourrais sortir tous les soirs si je n’étais pas difficile. Le hall de l’hôtel est plein de gros bonshommes riches accompagnés de leurs grosses vieilles femmes en vison, zibeline ou chinchilla. Les hommes vont installer leur femme dans leur chambre et puis ils descendent et me font des avances. Il y a aussi tout un tas de représentants qui passent au magasin et s’intéressent à autre chose qu’à la marchandise et il m’a pas fallu longtemps pour les repérer dès qu’ils franchissent la porte.

 

16 novembre

 

Hier nous sommes allées chez Mr. Mellani, Chris et moi, et nous avons passé une journée délicieuse. Ils habitent un quartier assez éloigné et c’est presque la campagne, tout au bout de la ligne d’autobus, avec des collines couvertes d’arbres centenaires. Mrs. Mellani et les enfants sont comme ces familles italiennes qu’on voit au cinéma et elle cuisine comme jamais ! Et les enfants, même les plus grands, embrassent continuellement leurs parents. Je n’ai jamais vu de gens aussi affectueux. Mario, qui a dix-sept ans, sortait avec des copains et il a embrassé son père et tout le reste de famille comme s’il partait pour toujours.

J’ai passé une bonne journée, mais elle m’a fait regretter plus encore la tendresse de ma famille.

 

19 novembre

 

Chris est rentrée de son travail folle de joie. Shelia nous invite à une soirée, samedi après le travail. Elle commencera assez tard parce que nous travaillons toutes jusqu’à neuf heures, mais je suis ravie parce que je trouve que ça fait terriblement chic et sophistiqué d’aller à une soirée à dix heures et demie du soir !

 

20 novembre

 

C’est demain que nous allons chez Shelia. Je me demande qui il y aura ! Chris me parle tout le temps des vedettes de cinéma et de la télé qui viennent au magasin et que Shelia a l’air de connaître personnellement. Du moins, elles s’embrassent et elles s’appellent « chérie » ou « bébé ».

Ce doit être formidable d’être l’amie d’une vedette ! L’autre jour, T. est venue au magasin de Mr. Mellani et elle a acheté une grosse bague fantaisie, mais elle est si vieille que je ne l’ai jamais vue qu’à la télé une fois, dans un vieux, vieux film où elle jouait une espèce de folle.

 

22 novembre

 

Ah ! jour de joie ! Ce soir, c’est la grande soirée élégante. Je me demande si on me trouvera terriblement naïve si je bois du Coca au lieu du champagne ou je ne sais quoi. On ne s’en apercevra peut-être pas ? Il faut que je me dépêche, maintenant, parfois mon tramway est plein bourré à cette heure-ci et je n’ai pas envie de rester accrochée sur le marchepied, ma mise en plis serait foutue.

 

23 novembre

 

C’est arrivé de nouveau et je ne sais pas si je dois pleurer ou me réjouir. Enfin, cette fois au moins nous étions tous des adultes, faisant notre truc d’adultes, sans influencer une bande de petits mômes. Je suppose que certaines personnes ne me considéreraient pas comme une adulte, mais tout le monde pense que nous avons dix-huit ans, Chris et moi, alors ça n’a pas d’importance. Shelia a un appartement fabuleux, avec une vue spectaculaire. Le portier de l’immeuble était encore plus somptueux que ceux du palace où je travaille, et ils sont pourtant impressionnants ! Nous avons pris l’ascenseur pour monter chez elle, en essayant d’avoir l’air blasé, mais après notre trou à rats, nous étions baba ! Même l’ascenseur nous impressionnait, avec son papier noir et or.

L’appartement de Shelia est comme une photo d’un magazine de décoration. Deux murs entiers sont en verre, dominant toute la ville. J’essayais de ne pas avoir l’air stupéfait, mais j’avais l’impression de me trouver dans un décor de cinéma.

Shelia nous a embrassées sur la joue et nous a conduites dans une grande pièce où des coussins multicolores étaient entassés autour d’une longue table basse en verre et en bronze doré. Il y avait un énorme fauteuil recouvert d’un tissu comme de la fourrure, près de la cheminée, et c’était vraiment trop !

Et puis on a sonné à la porte, et les plus beaux êtres que j’aie jamais vus ont commencé à arriver. Les hommes étaient merveilleux, ils ressemblaient à des statues bronzées de dieux grecs, et les femmes étaient d’une beauté telle que j’avais le souffle coupé. Mais au bout d’un moment je me suis aperçue que nous étions jeunes, éclatantes, et que ces femmes étaient toutes vieilles, vieilles. Elles ne pourraient sans doute pas sortir de chez elles le matin sans s’être couvertes d’une tonne de maquillage. Alors nous n’avions pas à nous en faire, après tout.

C’est alors que j’ai senti l’odeur. J’ai failli m’interrompre au beau milieu d’une phrase, l’odeur était si forte. Chris était à l’autre bout de la pièce mais je l’ai vue qui regardait autour d’elle et j’ai compris qu’elle l’avait sentie aussi. L’atmosphère devenait lourde, et je ne savais plus si je devais m’enfuir ou rester ou quoi. Et puis je me suis retournée et un des hommes m’a passé une clope de H et c’était fini. Je voulais être battue, déchirée, défoncée comme jamais. C’était là que ça se passait, ces gens étaient dans le coup et je voulais y être aussi !

La suite de la soirée a été fantastique. Les lumières et la musique et les sons et San Francisco faisaient partie de moi et je me fondais en eux. C’était une nouvelle excursion incroyable et le voyage a duré je ne sais pas combien de temps. Chris et moi on a créché chez Shelia, et on a pas refait surface avant le milieu de l’après-midi pour retourner entre nos quatre murs dégueulasses.

Je suis un peu inquiète parce que je ne sais vraiment pas ce qui s’est passé. Je ne sais pas non plus si c’est vraiment du H que nous avons fumé, c’est assez difficile de s’en procurer en ce moment, ou quoi. Mais j’espère que je ne vais pas encore passer par cette foutue phase est-ce-que-je-le-suis-ou-non. Une chose est certaine ; si nous devons recommencer le cirque, je vais prendre la pilule, sans faute. Je ne peux pas supporter le suspense, et d’ailleurs, ce serait vraiment la fin de tout si j’étais… mais je ne veux même pas y penser.

 

(?)

 

Shelia organise des soirées presque tous les jours et nous sommes toujours invitées. Je n’ai encore rencontré personne qui me plaise bien, mais c’est quand même marrant, marrant, marrant, et nous créchons toujours chez elle après, ce qui est rudement mieux que d’être obligées de rentrer dans notre trou. Chris a appris que Shelia avait été la femme de G. et que sa pension alimentaire suffit à entretenir ses amis et elle et à leur payer la drogue qu’ils veulent. Ce que ça doit être chouette d’avoir autant de fric ! Je crois que je vivrais comme elle, mais en mieux.

 

3 décembre

 

Hier soir, j’ai vécu la nuit la plus dégueulasse de ma pauvre vie foutue, merdeuse et pourrie. Nous n’étions que quatre, et Shelia et Rod, son copain du moment, nous ont fait tâter de l’héroïne. Au début, nous avions un peu peur, mais ils nous ont persuadées que toutes les histoires horribles qui circulent ne sont qu’autant de mensonges et de mythes américains… ah ! Pourtant, je suppose que j’étais assez excitée, et je dois dire qu’en les voyant préparer les doses j’étais impatiente de savoir. La horse est une sensation fantastique, différente de tout le reste. Je me suis sentie toute molle, ensommeillée, merveilleusement légère comme si je flottais au-dessus de la réalité de tous les jours, très haut dans l’espace. Mais juste avant d’être trop défoncée pour savoir ce qui se passait j’ai vu Shelia et cette espèce d’ordure avec qui elle est qui changeaient de parcours et partaient au speed. Je me souviens que sur le moment je me suis demandé pourquoi ils s’énervaient alors qu’ils nous avaient si merveilleusement endormies, et c’est seulement après, bien plus tard, que j’ai compris que chacun à leur tour ces enfants de salauds nous avaient violées, et traitées brutalement comme des sadiques. Ils avaient tout prévu, tout prémédité, les foutues ordures de merde.

Quand on est enfin redescendues sur terre, Chris et moi, on s’est traînées jusque chez nous et on a discuté le coup, longtemps. On en a marre, marre ! Toute la saloperie qui marche de pair avec la drogue rend la facture trop lourde ! Cette fois, nous allons vraiment faire attention, et nous entraider et nous surveiller mutuellement. J’ai condamné Richie parce que c’était une foutue pédale, mais j’aurais peut-être dû avoir un peu plus d’indulgence, même pour un salaud pareil. Avec la merde qu’il prenait pour se défoncer, pas étonnant qu’il ait perdu le contrôle.

 

3 décembre, toujours

 

Chris et moi, on a encore discuté et on a décidé de foutre le camp. En comptant notre paye d’hier, nous avons sept cents dollars, alors nous pourrons peut-être ouvrir une boutique dans un quartier pas trop chic. La drogue, c’est fini. On en a marre !

Ça me fait de la peine de quitter Mr. Mellani, qui a été si gentil avec moi, mais ni Chris ni moi ne voulons entendre parler de cette salope de Shelia sadique et dingue… Alors je suppose que je vais encore laisser un petit billet.

« Merci », et « je vous aime bien ».

 

5 décembre

 

Nous avons passé dix heures par jour à chercher en vain un logement ou une boutique, alors nous avons décidé de changer de coin et d’aller du côté de Berkeley. Là-bas, tous les gosses portent des tas de bijoux fantaisie, et avant de quitter sa place Chris a noté des noms de fournisseurs, et je suis sûre que je suis capable de créer des trucs originaux, après avoir observé Mr. Mellani. Ce serait vraiment très chouette si Chris s’occupait des achats et de la vente, et moi des créations.

 

6 décembre

 

Nous avons enfin trouvé ce que nous cherchions ! C’est un tout petit appartement au rez-de-chaussée, tout près de Berkeley qui est maintenant devenu un quartier commercial, alors nous pourrons vivre dans la chambre et la cuisine, et le salon et la minuscule salle à manger nous serviront de magasin et d’atelier. Nous emménageons demain et nous allons commencer à repeindre les murs tout de suite. Nous avons une grande baie donnant sur la rue qui fera une vitrine fantastique, et si nous repeignons les murs et recouvrons les sièges, ça ne sera pas mal du tout. Nous allons faire des tas de trucs dingues, par exemple recouvrir les vieilles tables de feutre, qui ne coûte pas cher, et nous mettrons du tissu imitation léopard sur les sièges et sur un des murs, si nous avons assez d’argent. Ce sera bien agréable d’avoir un foyer, et nous allons bien décorer notre appartement pour qu’il ait l’air confortable et douillet. Nous n’avions pas dépensé un sou pour arranger notre trou à rats.

 

9 décembre

 

J’ai été bien trop occupée pour écrire. Nous avons travaillé vingt heures par jour. Nous avons beaucoup ri, en nous disant que nous aurions bien besoin d’un dexie, mais nous ne voulons plus jamais faiblir. Nous n’avons encore rien fait dans nos quartiers d’habitation, mais le magasin est adorable. Plusieurs gosses sont déjà passés pour nous dire que c’était formidable et pour nous demander quand nous allions ouvrir. Nous n’avons pas les moyens de mettre des tapis alors nous avons peint le sol en rose bonbon et les murs rose pâle et blanc avec des filets rouges et violets sur les boiseries. C’est vraiment sensass. Au lieu de tissu léopard, nous avons trouvé de la fausse fourrure blanche et c’est tout simplement divin. Chris a passé toute la journée chez les grossistes et demain nous ouvrirons notre boutique !

 

10 décembre

 

Chris devait avoir le nez et savoir exactement quoi acheter parce qu’aujourd’hui nous avons déjà gagné vingt dollars. Elle va devoir retourner acheter des trucs demain.

 

12 décembre

 

Les robinets fuient, les lavabos et les cabinets se bouchent tout le temps et nous n’avons pas toujours d’eau chaude, mais ça n’a pas d’importance. Les gosses passent regarder la télé que nous avons installée dans le magasin d’exposition, ou bien ils viennent simplement bavarder. Nous avons scié les pieds des chaises de la salle à manger pour en faire des sièges bas et toutes les cinq (la sixième était cassée, irréparable) forment un coin intime charmant. Aujourd’hui, un des gosses a suggéré que nous stockions des Cocas et des jus de fruits dans notre réfrigérateur et que nous fassions payer cinquante cents pour ça, avec le droit de regarder la télé. Je crois que nous allons essayer. Nous avons même envisagé, si les choses continuent à marcher aussi bien, d’acheter d’ici quelque temps une chaîne stéréo d’occasion, bon marché. Notre salle d’exposition est vraiment assez grande et la moitié suffirait pour le magasin.

La plupart des gosses qui viennent semblent avoir pas mal de fric, et ils achètent assez de trucs pour avoir le droit de passer un moment chez nous.

 

13 décembre

 

Aujourd’hui, un des garçons, un de nos habitués, a proposé de nous vendre sa stéréo pour vingt-cinq dollars parce qu’il va s’en monter une autre. Nous sommes ravies ! Nous allons passer la nuit s’il le faut pour la garnir de velours rouge clouté d’or. Ce que les gosses vont être surpris, demain ! Je suis si heureuse d’être fatiguée que je m’endors à peine couchée, parce que je ne veux pas avoir le temps de penser, surtout pas à Noël.

 

15 décembre

 

Ce matin, Chris est sortie de bonne heure pour aller chez les grossistes et j’écoutais la stéréo tout en faisant le ménage et puis un des disques a commencé à jouer « Ne me quitte pas » et tout à coup j’ai senti des larmes couler sur mes joues comme si on avait ouvert en grand deux robinets dans ma tête. C’est terrible ! Je crois que je vais rentrer à la maison après Noël, peut-être même avant. Ce sale pétrin, avec Richie, doit être écrasé à présent, et je pourrai rentrer et reprendre l’école en cours de trimestre. Chris pourra garder le magasin, à moins qu’elle préfère rentrer avec moi, mais je ne veux pas encore lui en parler.

 

17 décembre

 

Ça commence à devenir plutôt monotone, pour Chris et moi. Tous les gosses ne font que parler de leurs trucs et de ce qu’ils éprouvent quand ils sont défoncés. Ça me rappelle le père de papa, qui parlait tout le temps, avant de mourir, de ses douleurs et tout. Ces gosses me font le même effet. Ils ne parlent jamais de ce qu’ils veulent dans la vie, ni de leur famille ni de ce qu’ils aiment, ni rien, seulement de ceux qui fourguent, et combien ils pourront se payer l’année prochaine, et qui a les dernières miettes en ce moment, et qui pourra fournir. Et les dingues commencent aussi à me casser les pieds. Je me demande si nous allons vraiment avoir une véritable révolution dans ce pays. Quand ils en parlent, ça paraît assez raisonnable et passionnant… tout détruire pour repartir à zéro pour avoir un pays neuf, un nouvel amour, la paix et le partage. Mais quand je suis seule ça me fait l’effet d’une hallucination stupide de camés. Ah ! je ne sais plus, je ne sais plus que penser ! Je ne peux pas croire qu’un jour prochain les mères et les filles, les pères et les fils se battront pour fabriquer ce nouveau monde. Mais ils finiront peut-être par me persuader, avant que j’entre à l’université, si jamais j’y vais un jour.

 

18 décembre

 

Aujourd’hui, nous avons tout simplement fermé boutique et nous sommes sorties. C’est la première fois que nous sortons ensemble depuis des semaines et les gosses avec tous leurs problèmes de drogue commençaient à nous barber. Nous avons pris le bus, nous nous sommes promenées tranquillement et puis nous nous sommes payé un repas somptueux dans un restaurant français. Et ça nous semblait bon d’être de nouveau bien habillées après avoir traîné si longtemps en vieux jeans crasseux. Mais les vitrines et les décorations de Noël nous ont fait le cœur gros, et nous nous sommes senties bien seules, mais nous n’avons rien dit. J’essayais même de faire semblant de m’en foutre, mais à toi, mon cher journal, je peux dire la vérité. Je me sentais terriblement seule, j’ai le cœur brisé, je déteste ce genre de vie et tout ce qu’elle représente, j’ai l’impression que je me gaspille. Je veux rentrer chez moi, retrouver ma famille, mon école. Je ne veux pas perdre mon temps à écouter tous ces gosses qui peuvent aller chez eux pour Noël s’ils le veulent, qui peuvent écrire ou téléphoner à leurs parents, alors que je ne peux pas, et pourquoi ? Je n’ai rien fait que ces gosses n’ont pas fait. Tous les camés vivent dans les égouts, l’un ne va pas sans l’autre.

 

22 décembre

 

J’ai téléphoné à la maison. Maman était si heureuse de m’entendre qu’elle pleurait et je ne comprenais pas ce qu’elle me disait. Elle m’a proposé de m’envoyer de l’argent, ou bien d’envoyer papa me chercher, mais je lui ai répondu que nous n’avions besoin de rien et que nous rentrerions ce soir par le premier avion. Pourquoi n’avons-nous pas pris cette décision depuis des semaines, des mois, des éternités ? Ce que nous sommes bêtes !

 

23 décembre

 

Hier soir j’ai cru monter au Paradis. Notre avion avait du retard, mais papa, maman, Tim et Alexandria étaient tous là qui m’attendaient, et nous nous sommes tous mis à pleurer comme des bébés, sans honte aucune. Grand-papa et grand-maman doivent arriver dans la journée et ils passeront les fêtes de Noël avec nous. Personne au monde n’a pu être aussi tendrement accueillie que je l’ai été. J’ai l’impression d’être le fils prodigue rentrant au bercail, et je jure de ne plus jamais quitter ma maison.

Les parents de Chris étaient là aussi, en larmes. Le départ de Chris a eu ça de bon qu’il a réuni son père et sa mère et ils ne pensent plus à divorcer.

 

Plus tard

 

Je suis si heureuse que Chris et moi nous ayons réussi dans notre petite entreprise. Mark, un des garçons qui venaient au magasin, avait pris des photos en couleurs qui ont impressionné la famille. Naturellement, nous n’avons pas parlé de nos aventures à San Francisco et maman était ravie d’apprendre que nous n’avions pas mis les pieds à Haight-Ashbury, où d’ailleurs il ne se passe plus rien.

Cet après-midi, j’ai demandé aux renseignements les numéros de téléphone de Richie et de Ted, mais ils ne figurent pas à l’annuaire. Alors je suppose qu’ils ont disparu de la circulation et j’en suis bien soulagée !

 

24 décembre

 

La maison sent merveilleusement bon. Nous avons fait des gâteaux, des tartes, des biscuits, des caramels. Grand-maman est une cuisinière formidable et elle va m’apprendre un tas de choses. Nous avons installé l’arbre de Noël, la maison est toute décorée et les fêtes vont être plus belles que jamais.

J’ai téléphoné à Chris aujourd’hui et elle est en pleine forme, très heureuse. Ses parents et sa tante Doris, qui habite chez eux, font tout ce qu’ils peuvent pour lui faire plaisir. Ah ! que c’est bon d’être chez soi dans sa famille ! Maman avait raison, je suppose, Chris et moi nous avions une attitude négative. Mais c’est bien fini !

 

25 décembre

 

Cher journal, aujourd’hui, c’est Noël et j’attends avec impatience le réveil de la famille pour que nous puissions tous déballer nos cadeaux. Mais avant, quand je suis encore toute seule, je veux consacrer quelques minutes à ce jour sacré, personnellement. Je veux faire mon examen de conscience et prendre des résolutions, pour pouvoir chanter avec les autres Oh ! venez les fidèles ! joyeux et triomphants, car je suis triomphante, cette fois je le suis vraiment !

 

26 décembre

 

Les lendemains de Noël sont généralement tristes mais cette année j’étais ravie d’aider maman et grand-maman à tout ranger et tout nettoyer. Je me sens adulte ! Et j’adore ça ! Les grandes personnes m’ont acceptée comme une entité, une personnalité, un individu. Je ne suis plus à l’écart ! je suis importante ! Je suis quelqu’un !

L’adolescence est une époque vraiment désagréable ; on ne se sent pas en sécurité, les grandes personnes nous traitent comme des enfants tout en attendant de nous que nous nous conduisions en adultes. Elles nous donnent des ordres, comme à de petits animaux, et puis elles espèrent que nous réagirons comme de vrais adultes raisonnables. C’est une époque pénible, difficile, perdue. J’ai peut-être surmonté le plus mauvais moment. Je l’espère, en tout cas, parce que je sais que je n’aurai jamais la force ni la volonté de repasser par là.

 

28 décembre

 

J’ai regardé toutes nos cartes de Noël et j’en ai trouvé une des parents de Roger. Ça m’a fait une impression épouvantable. Si seulement sa famille et la mienne avaient pu être apparentées ! Mais c’est fini et je dois cesser de me torturer. Aussi bien, ce n’était qu’un petit béguin d’enfant sans importance.

 

29 décembre

 

Papa et maman organisent un réveillon du Jour de l’An et vont inviter tous les collègues de papa. Ce sera certainement très amusant. Grand-maman va nous faire sa timbale de poulet aux brocolis qui est terrible, et ses gâteaux à l’orange. Mmmm ! Elle a promis de me permettre de l’aider, et Chris va venir aussi.

 

30 décembre

 

Les vacances continuent, et je suis heureuse, heureuse, du matin au soir !

 

31 décembre

 

Bientôt une nouvelle année merveilleuse va commencer pour moi. Comme je suis heureuse, humblement, d’être débarrassée de celle-ci ! Elle ne me paraît pas vraie ! J’aimerais bien pouvoir l’arracher de ma vie comme les pages d’un calendrier, tout au moins les six derniers mois. Comment, mais comment est-ce qu’une chose pareille a pu m’arriver ? A moi, qui appartiens à une si bonne famille, si convenable, si aimante ! L’année nouvelle sera différente, pleine de promesses et de vie. Je voudrais qu’il existe un moyen d’effacer pour toujours et à jamais mes horribles cauchemars, mais, comme il n’y en a pas, je dois les enfouir dans les recoins les plus sombres et les plus inaccessibles de mon cerveau, où ils se recouvriront peut-être de poussière et seront oubliés. Mais ça suffît comme ça ! Il faut que je descende aider maman et grand-maman. Nous avons un million de choses à faire avant le réveillon. Allez, debout !

 

1er janvier

 

Le réveillon a été follement gai. Je n’aurais jamais cru que les amis de papa pouvaient être aussi intéressants et drôles. Certains messieurs ont parlé de quelques invraisemblables procès, et des jugements incroyables qui ont été rendus. Une vieille multimillionnaire excentrique a laissé toute sa fortune à deux vieux chats de gouttière, qui portaient des colliers incrustés de diamants tandis qu’ils allaient farfouiller dans les poubelles. Dans son testament, elle exigeait que les chats restent entièrement libres de se livrer à leurs instincts naturels. Alors le tribunal a désigné quatre gardiens de chats à plein temps, pour veiller sur eux nuit et jour. J’ai pensé que les messieurs qui racontaient cette histoire exagéraient, elle était si désopilante, mais je n’en suis pas sûre. Ce sont peut-être simplement de bons conteurs.

Certains parents ont parlé des trucs dingues que leurs gosses ont fait et papa a raconté fièrement certaines de mes incartades ! Je n’en revenais pas !

A minuit, tout le monde s’est coiffé d’un chapeau de papier, on a sonné des clochettes, tapé dans des gongs, etc., et puis nous avons soupé ; grand-maman, Chris, Tim et moi, nous faisions le service.

Nous ne nous sommes pas couchés avant quatre heures du matin et puis ça a été le meilleur moment. Quand tous les invités sont partis, toute la famille et Chris, nous nous sommes mis en pyjama et nous avons rangé la maison et fait la vaisselle, et nous nous sommes détendus, aussi heureux que nous pouvions l’être. Grand-papa lavait la vaisselle dans l’évier, avec de la mousse jusqu’aux aisselles en chantant à tue-tête. Il disait que la machine à laver la vaisselle n’allait pas assez vite, et papa courait dans tous les sens, apportait des piles d’assiettes et se léchait les doigts. C’était vraiment terrible ! Je me demande si les autres invités se sont amusés comme nous, et si Chris n’aurait pas préféré fêter le nouvel an avec ses parents… mais ils étaient invités à un autre réveillon. Je suppose que ce sont de ces choses que nous ne saurons jamais, et dans le fond elles n’ont guère d’importance.

 

4 janvier

 

Demain, je retourne à l’école. Il me semble qu’il y a des siècles que je l’ai quittée, et pourtant cela ne fait que la moitié d’un trimestre. Mais je te jure, cher journal, que je vais l’apprécier, à présent. Je vais apprendre à hablar español, comme une vraie Andalouse. Dans le temps, je trouvais les langues étrangères idiotes, mais je comprends maintenant que c’est très important de pouvoir communiquer avec des gens, avec tout le monde.

 

5 janvier

 

Chris est dans la classe au-dessus, mais nous déjeunons ensemble. J’avoue que j’ai du mal à me remettre dans le coup.

 

6 janvier

 

Quel choc affreux ! Aujourd’hui, Joe Driggs m’a abordée et m’a demandé si j’en avais. J’avais presque oublié, sincèrement, qu’il y a si peu de temps j’étais revendeuse ! Mon Dieu, j’espère que ça n’ira pas plus loin, que personne d’autre ne viendra me demander de la drogue ! Au début, Joe ne voulait pas croire que j’avais laissé tomber. Il souffrait vraiment du manque et il m’a suppliée de lui procurer n’importe quoi. J’espère que George n’en saura rien.

 

7 janvier

 

Pas question de drogue aujourd’hui. J’espère de tout mon cœur que Joe aura passé la consigne.

 

8 janvier

 

On nous a parlé d’une partie, ce week-end, mais j’ai demandé à maman si Chris ne pouvait pas venir passer le samedi et le dimanche à la maison. Je suis sûre que je n’aurais pas été tentée, mais j’aime autant ne pas courir de risques. Et j’ai dit à maman la vérité (enfin presque), je lui ai dit qu’une bande de gosses un peu trop dans le vent essayaient de nous droguer et que nous aurions besoin du soutien de notre famille pendant quelque temps. Maman était très heureuse que je me sois confiée à elle et elle m’a promis qu’avec papa elle essayerait de nous organiser des sorties intéressantes ces prochains week-ends et verrait si les parents de Chris ne voudraient pas prendre la relève ensuite. Ça m’a fait chaud au cœur de voir que nous communiquions, et pas seulement verbalement ! J’ai vraiment une famille fantastique !

 

11 janvier

 

Avec la famille et Chris j’ai passé le week-end à la montagne. C’était formidable ! Papa s’était fait prêter un chalet par un type avec qui il travaille, et après avoir trouvé comment brancher l’eau et allumer la chaudière, c’était terrible. Il a neigé pendant la nuit et nous avons dû dégager la voiture avec des pelles, mais c’était vraiment très agréable. Papa nous a promis de se faire prêter ou de louer ce chalet très souvent. Ce sera fantastique de s’y retrouver tous les week-ends.

 

13 janvier

 

George m’a invitée à sortir vendredi soir. C’est plutôt un cave mais c’est plus sûr.

 

14 janvier

 

Lane est venu me trouver à l’heure du déjeuner et il m’a suppliée de lui trouver un nouveau contact. Le sien s’est fait embarquer et il souffre beaucoup. Il m’a tordu le bras et j’ai des bleus partout, et il m’a fait promettre de lui trouver au moins une dose pour ce soir. Je ne sais pas du tout où je pourrais la lui trouver. Chris m’a suggéré de demander à Joe, mais je ne veux plus rien avoir à faire avec cette bande-là. J’ai si peur que j’en suis malade ; en fait je suis vraiment malade.

 

15 janvier

 

Chère innocente maman ! Lane m’a téléphoné deux fois hier soir et il a insisté pour me parler mais maman a senti que quelque chose n’allait pas et elle lui a répondu que j’étais malade et qu’on ne pouvait absolument pas me déranger. Elle m’a même conseillé de ne pas aller à l’école aujourd’hui… c’est pas croyable ! Je n’en reviens pas, elle qui tient tant à ce que je ne manque jamais un cours ! Tout de même, je suis reconnaissante qu’elle s’occupe de moi comme ça, et j’aimerais bien pouvoir me confier à elle. Je me demande si Lane est au courant de ce qui s’est passé entre Richie et moi ?

 

17 janvier

 

George m’a emmenée à un bal de l’école mais la soirée a été gâchée parce que Joe et Lane n’ont pas cessé de me tarabuster. George voulait savoir ce qui se passait, alors je lui ai dit que Lane était jaloux parce qu’il m’avait invitée et j’avais refusé. Dieu merci, la musique était assez assourdissante et nous ne pouvions guère causer. Mais j’aimerais bien qu’ils me fichent la paix !

 

20 janvier

 

Papa a du travail et il ne peut pas nous emmener à la montagne ce week-end, mais au moins nous aurons de quoi nous occuper. Maman a dit qu’elle m’aiderait à me faire un nouveau tailleur-pantalon en vinyl qui ressemble à du cuir.

 

21 janvier

 

Gloria et Babs m’ont attendue après l’école et ont voulu faire un bout de chemin avec moi. Je ne savais pas comment me débarrasser d’elles sans être grossière et hostile, mais j’aimerais bien qu’ils me fichent la paix, tous. Maman est passée en voiture au moment où nous tournions le coin d’Elm Street, et je lui ai fait signe. Mais alors, c’en était trop ! Pendant tout le trajet, jusqu’à la maison, maman n’a pas arrêté de répéter que Gloria et Babs étaient vraiment de gentilles filles et qu’elle serait heureuse que j’aie d’autres amies comme elles au lieu de rester tout le temps avec Chris. Si seulement elle savait ! Si elle savait !

 

24 janvier

 

Zut, zut, zut et rezut ! J’ai recommencé. Je ne sais pas si je dois pousser des cris de joie ou me couvrir la tête de cendres et m’habiller d’un sac ou je ne sais quoi. Tous ceux qui prétendent qu’il n’y a pas d’accoutumance si on prend de l’herbe ou de l’acide sont des foutus ignorants imbéciles ! Je me défonce avec ces trucs-là depuis le 10 juillet, et chaque fois que j’ai laissé tomber j’ai cru mourir de peur à la pensée de tout ce qui peut ressembler à la drogue. Et comme une idiote je croyais que je pouvais en prendre et laisser tomber aussi sec !

Tous les gosses stupides qui se figurent qu’ils peuvent simplement s’amuser à y goûter n’existent en réalité que d’une prise à une autre. Quand on a commencé, il n’y a plus de vie possible sans drogue, mais c’est une existence dégueulasse d’esclave. Et pourtant je suis ravie d’y retourner. Heureuse ! Heureuse ! Ça n’a jamais été meilleur qu’hier soir. Chaque nouvelle fois est la meilleure et Chris est comme moi. Hier soir, quand elle m’a téléphoné pour me demander de venir la voir, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose d’horrible. Elle paraissait perdue, comme si elle ne savait plus quoi faire. Mais quand je suis arrivée chez elle et que j’ai reniflé cette odeur incroyable, je me suis assise par terre dans sa chambre et j’ai pleuré et fumé. C’était si beau, si merveilleux que nous nous demandions comment nous avions pu nous en passer pendant si longtemps. Jamais je ne pourrais trouver les mots pour exprimer cette sensation merveilleuse.

Plus tard, j’ai téléphoné à maman et je lui ai dit que je passais la nuit chez Chris parce qu’elle se sentait un peu déprimée. Déprimée ? Personne au monde sauf un camé ne peut savoir ce qu’est le contraire parfait de la dépression.

 

26 janvier

 

Chris a un peu honte mais je suis enchantée que nous ayons repiqué au truc, nous faisons partie du monde ! Le monde nous appartient ! Ce pauvre vieux George va devoir disparaître de la scène comme un cave. Il est passé me chercher après l’école et je n’aurais pas pu m’en fiche davantage. Je n’ai même plus besoin de lui comme chauffeur.

 

30 janvier

 

J’ai vu Lane aujourd’hui et il est vraiment extraordinaire. Il a trouvé un nouveau contact et il peut me fournir tout ce que je veux. Alors je lui ai dit que je préférais les stimulants. Pourquoi descendre quand on peut monter au-dessus des nuages ? Pas vrai ?

 

6 février

 

La vie est vraiment incroyable, à présent. Le temps est éternel et cependant tout se précipite à toute vitesse. J’adore ça !

Maman est très contente que je sois de nouveau « in ». Elle aime entendre le téléphone sonner tout le temps pour moi. De quoi se marrer !

 

13 février

 

Lane s’est fait agrafer hier soir. Je ne sais pas comment on l’a repéré mais je suppose qu’il en fourguait trop et trop vite à ses petites copines. Je me félicite de ne pas avoir été là. Mes parents, qui sont si gentils, si naïfs et innocents, ne me laissent pas sortir tard le soir, en semaine. Ils essayent de me protéger des vilains messieurs. Au fond, je ne me fais pas de souci pour Lane. Il a tout juste seize ans, alors ils ne lui feront pas grand-chose, ils lui donneront une tape sur les doigts, probable.

 

18 février

 

Notre source s’est plus ou moins tarie, maintenant que Lane se tient à carreau, mais Chris et moi ne manquons pas de ressources. Enfin, on se débrouille.

Je crois que je vais me mettre à prendre la pilule. Ce sera moins pénible que de me faire du souci. Je parie qu’il est plus difficile de se procurer la pilule que de la drogue, ce qui prouve à quel point ce monde où nous vivons est dingue !

 

23 février

 

Cher journal,

Quelle histoire ! Hier soir, ils ont perquisitionné chez Chris pendant que ses vieux et sa tante étaient sortis, mais Chris et moi on a joué le jeu en plein. Ce grand flic en bleu hochait tristement la tête tandis que nous jurions à nos parents que c’était la première fois et qu’il ne s’était rien passé. Dieu soit loué qu’ils soient arrivés quand on avait encore toute notre tête ! Je me demande comment ils ont su que nous étions là ?

 

24 février

 

Ça, c’est la meilleure ! Maman s’inquiète et fait de discrètes allusions, elle a peur qu’il soit arrivé quelque chose à son petit bébé, mais elle n’ose pas employer de mots précis. Elle voudrait que j’aille consulter le docteur Langley ! Il y a de quoi se tordre !

Il m’a fallu un moment pour lui jouer la comédie de l’innocence et de l’ignorance, en ouvrant de grands yeux, comme si je ne savais pas de quoi elle voulait parler, et le plus beau c’est que finalement elle s’est sentie coupable d’avoir soupçonné une chose pareille !

 

(?)

 

Nous avons tous été mis à l’épreuve et nous ne devons plus nous voir, et papa et maman m’envoient chez un psychanalyste à partir de lundi. Ça doit être une espèce de marché qu’ils ont conclu pour que je ne passe pas en justice. Le bruit court que Lane a été expédié dans une clinique de désintoxication. A ce qu’il paraît, c’était sa troisième récidive. Je ne le savais pas. En tout cas, il ne peut pas m’accuser puisque j’ai été ramassée dans le coup de filet. Pour moi, au moins, c’est la première fois. Je suppose que j’ai de la chance.

 

27 février

 

Papa et maman me surveillent, à croire que j’ai six ans. Il faut que je rentre tout droit de l’école, comme si j’étais un bébé. Ce matin quand je suis partie, maman m’a dit : « Surtout rentre tout droit après l’école ! » Dingue ! Comme si j’allais me défoncer à trois heures de l’après-midi ! C’est quand même pas si grave.

 

Plus tard

 

Après dîner, j’ai voulu aller au drugstore acheter des crayons de couleur pour finir ma carte de géographie et j’ouvrais la porte quand maman a appelé Tim pour lui dire de m’accompagner. C’est vraiment le bouquet ! Me faire surveiller par mon petit frère ! Ça ne lui plaisait pas plus qu’à moi. J’ai presque eu envie de demander à Tim pourquoi elle voulait qu’il vienne avec moi ! Ça aurait été bien fait pour lui. Ce serait bien fait pour eux tous. Je sais ce que je devrais faire, je devrais brancher Tim ! Je le ferai peut-être ! je lui ferai peut-être la surprise d’un voyage sur un bonbon ! Ça serait quelque chose.

 

1er mars

 

J’en ai ma claque. J’ai envie de foutre le camp. J’ai les nerfs à vif, je suis dans un tel état que c’est tout juste si je peux aller au petit coin toute seule.

 

2 mars

 

Aujourd’hui, je suis allée chez le réducteur de têtes, un gros petit bonhomme horrible qui n’a pas même assez de couilles au cul pour perdre du poids. Oh ! papa, je lui recommanderais bien des amphétamines, ça lui couperait l’appétit et ça l’enverrait en l’air par la même occasion. C’est ce qu’il lui faudrait, probable, à le voir avec ses yeux brillants derrière ses lunettes qui attend que je lui raconte du saignant. Il est encore pire que ce qui m’est arrivé jusqu’ici.

 

5 mars

 

Jacquie m’a passé deux copilotes, en cours d’anglais, quand elle a distribué les copies. Ce soir, quand tout le monde sera couché, je me défoncerai toute seule. Ah ! que je suis impatiente !

 

(?)[4]

 

Me voilà à Denver, papa, quand j’étais en plein voyage, je suis sortie de la maison et je suis venue ici en stop, mais à présent c’est tout calme, dingue, irréel, peut-être parce qu’il est encore tôt. Je l’espère, j’ai juste les vingt dollars que j’ai piqués dans la poche du pantalon de papa, mais j’ai pas de source.

 

(?)

 

Je crèche avec deux gosses que j’ai rencontrés, mais ils trouvent qu’ici c’est plutôt mort alors on va partir pour l’Oregon, voir ce qui se passe à Coos Bay. On a assez d’acide pour rester défoncés pendant encore quinze jours ou pour l’éternité, et y a que ça qui compte.

 

Mars…

 

Je n’ai rien à me mettre, sauf les frusques que j’avais sur le dos en quittant la maison et je suis si sale que j’ai l’impression qu’elles me collent à la peau. Il neigeait à Denver mais ici, en Oregon, le temps est si humide, la pluie si pénétrante, que c’est vachement pire. J’ai un foutu rhume de cerveau et je me sens dans les trente-sixièmes dessous et mes règles ont commencé et j’ai pas de Tampax. Merde, j’aimerais avoir de quoi me piquer.

 

(?)

 

La nuit dernière, j’ai dormi dans le parc, sous un buisson, et aujourd’hui il pleut et je retrouve plus les gosses avec qui je suis venue de Denver. Finalement, je suis entrée dans une église et j’ai demandé au sacristain ou au concierge ou je ne sais quoi ce que je devais faire. Il m’a dit de m’asseoir en attendant qu’il ne pleuve plus et puis d’aller à une espèce de turne de l’Armée du Salut. J’ai pas le choix, probable, parce que j’ai la fièvre et je suis trempée et si sale que je peux pas me sentir. J’ai essayé de me servir des serviettes en papier des toilettes comme Kotex et, papa, c’est vraiment la poisse. Ah ! si seulement j’avais de quoi monter au Ciel !

C’est une très chouette église, petite, calme et très propre. Je me sens terriblement déplacée ici, et je commence à me sentir si seule qu’il faut que je foute le camp. Autant aller chercher cette mission ou je ne sais quoi, sous la pluie. J’espère que les foutues serviettes en papier vont pas dégringoler en plein milieu de la rue.

 

Plus tard

 

C’est vraiment une maison formidable ! Ils m’ont fait prendre une douche et ils m’ont donné des vêtements propres de caves, et des Kotex, et on m’a donné à manger même quand je leur ai dit que je marchais pas avec leurs règlements réguls. Ils veulent que je reste ici quelques jours, et contacter mes parents pour essayer d’arranger les choses et que je m’entende avec eux. Mais mes parents vont pas me laisser prendre d’acide ni d’herbe et c’est pas demain la veille que j’y renoncerai ! Le gars est vraiment très chouette. Il va même me conduire dans un centre de santé pour faire soigner mon rhume. Je me sens vraiment à plat mais le bon docteur me donnera peut-être quelque chose pour me remonter ! Dingue ! N’importe quoi ! J’aimerais bien que ce jeune con se grouille de faire ce qu’il fabrique pour qu’on puisse partir.

On est toujours le… Je ne sais plus quel jour. J’ai rencontré une fille, Doris, dans la salle d’attente du toubib, qui dit que je peux venir crécher chez elle parce que le couple avec qui elle vivait et son petit ami ont mis les bouts la nuit dernière. Et puis le toubib m’a fait une piqûre et m’a donné un flacon de vitamines ! je te demande un peu, des vitamines ! Il dit que je suis sous-alimentée, comme la plupart des gosses du coin. Mais c’est un brave type. Il avait l’air de s’inquiéter pour moi et il m’a dit de revenir dans quelques jours. Je lui ai dit que j’avais pas un flèche et ça l’a fait rire et il m’a répondu qu’il aurait été bien surpris si j’avais eu de l’oseille.

 

(?)

 

Enfin cette saloperie de pluie a cessé. Doris et moi on s’est baladées partout à Coos Bay. Il y a des boutiques au poil ! Je lui ai parlé de celle qu’on avait à Berkeley, Chris et moi, et Doris voudrait bien qu’on se trouve un magasin quand on aura un peu de fric, mais au fond ça n’a plus d’importance. Doris a tout un pot d’herbe et on aura de quoi se faire des sticks pour un bout de temps. Nous sommes assez défoncées et tout semble formidable, bien que je traîne le cul.

 

(?)

 

C’est vraiment chouette d’être en vie ! J’adore Coos Bay et j’adore l’acide ! Les gens d’ici, dans notre quartier du moins, sont beaux, beaux ! Je peux parler comme je veux, m’habiller comme ça me plaît et tout le monde s’en fout. Rien que de regarder les posters dans les vitrines des magasins ou d’aller faire un tour jusqu’à la station des cars pour regarder les gens qui arrivent ou qui partent, c’est formidable. Nous avons trouvé une boîte où on fabrique des posters et je vais aider Doris à en couvrir les murs quand nous aurons ramassé quatre ronds. On est passées au Coffe House et au Digger et au Psychadelic Shop. Demain, nous irons voir le reste de la ville. Doris est là depuis deux ou trois mois et elle connaît tout et tout le monde. J’ai failli tomber sur le cul quand elle m’a dit qu’elle n’avait que quatorze ans ! Je croyais qu’elle était petite pour son âge mais qu’elle en avait au moins dix-neuf !

 

(?)

 

Hier soir, Doris était vraiment en pleine déforme. Nous n’avons plus d’herbe, plus de fric, et nous avons faim et cette foutue pluie dégueulasse recommence à tomber. Dans notre petite chambre, nous n’avons qu’un réchaud à gaz qui ne chauffe pas du tout. J’ai l’impression que mes oreilles et mes sinus sont pleins de béton, et qu’une barre d’acier me serre la poitrine. On sortirait bien pour essayer de se faire payer à bouffer, ou faire la manche, mais avec cette pluie ça ne vaut pas le coup, alors il faudra nous contenter de nouilles et de flocons d’avoine secs. Nous avons toujours dit que nous détestions les touristes et les mendiants et les gars bidon, mais je crois que demain je vais aller faire comme eux et mendier assez d’oseille pour bouffer et nous payer une dose. Doris et moi, nous en avons foutrement besoin.

 

(?)

 

Ah ! je ne sais pas ce que je ferais pour me défoncer, je rêve qu’on me fasse une piqûre de n’importe quoi. Il paraît que l’élixir parégorique, c’est formidable. Ah ! merde, j’aimerais me procurer n’importe quoi pour sortir de ce pétrin dégueulasse.

J’ai dormi, et je ne sais plus si c’est le même jour, la même semaine ou la même année, mais qu’est-ce que ça peut foutre, après tout ?

La foutue pluie est encore pire qu’hier. On dirait que tout le ciel nous pisse dessus. J’ai voulu sortir, mais avec mon rhume j’ai été glacée jusqu’à l’os avant même d’arriver au coin de la rue, alors je suis rentrée et je me suis couchée tout habillée, je me suis roulée en boule pour essayer de me réchauffer et de ne pas mourir. Je dois avoir une grosse fièvre parce que de temps en temps je perds les pédales, je perds connaissance et c’est vraiment la seule chose qui m’empêche de la casser. Ah ! si seulement je trouvais une dose ! J’en ai besoin à crier, j’ai envie de hurler et de me taper la tête contre les murs et de grimper aux rideaux. Il faut que je foute le camp d’ici. Il faut que je mette les voiles avant de perdre la tête. J’ai peur, je me sens seule, et je suis vraiment malade. Plus malade que je ne l’ai jamais été de ma vie.

Je m’appliquais à ne pas penser à ma maison et puis Doris s’est mise à me raconter sa vie, et maintenant je suis vraiment à ramasser à la petite cuiller. Bon Dieu, si seulement j’avais un peu de fric, je rentrerais chez moi, ou au moins je téléphonerais. Demain je retournerai à cette église et je leur demanderai d’appeler mes parents. Je ne comprends pas comment j’ai pu me conduire si mal, comment j’ai pu être aussi conne, alors que j’avais une si bonne famille. La pauvre Doris n’a jamais rien connu que de la merde depuis l’âge de dix ans. Sa mère s’était déjà mariée quatre fois avant que Doris ait dix ans, et elle avait eu je ne sais pas combien d’amants entre-temps. Et quand Doris a eu onze ans, son beau-père du moment s’est mis à la baiser pour de bon, et cette pauvre idiote ne savait pas comment s’en débarrasser parce qu’il avait juré de la tuer si jamais elle en parlait à sa mère ou à quelqu’un d’autre. Alors elle a supporté ce salaud pendant plus d’un an. Et puis un jour il lui a fait tellement mal qu’elle a expliqué à son prof de gym pourquoi elle ne pouvait pas faire les exercices. Le prof s’est arrangé pour la mettre dans une maison d’enfants en attendant de lui trouver des parents adoptifs, mais pas de veine, elle est tombée dans une famille où il y avait deux frères qui l’ont fait passer à la casserole et plus tard une fille l’a branchée sur la drogue et elle lui a appris à se gouiner si bien que depuis ce temps-là Doris baisse sa culotte et couche avec n’importe qui. Mon Dieu, Seigneur, j’en ai marre, je veux sortir de cet égout ! J’ai peur de m’y noyer ! Il faut que je foute le camp, vite, quand il en est encore temps ! Demain sans faute ! Dès que la foutue saloperie de pluie aura cessé !

 

(?)

 

La sacrée pluie a enfin cessé ! Le ciel est aussi bleu qu’il devrait toujours l’être et il paraît que dans cette région c’est extraordinaire. Il va y avoir un rallye en Californie, dans le Sud. Chouette ! Doris et moi, nous allons pouvoir foutre le camp de ce sale coin de mon cul ! Youpi ! Californie, nous voilà !

 

(?)

 

J’en ai marre, marre, marre, j’en suis littéralement malade. J’ai envie de vomir sur ce foutu monde de merde. On a fait plus de la moitié du chemin avec un sale gros routier sadique, qui bandait en faisant mal à Doris et en la regardant pleurer. Quand il s’est arrêté pour de l’essence nous avons filé en douce, toutes les deux, bien qu’il nous ait menacées. Oh ! papa, quel fumier ! Alors on a fait du stop et on a été ramassées par une bande comme nous, qui nous ont fait goûter de leur herbe, mais ça devait être un truc maison, parce que c’était si foutrement faible que c’est tout juste si nous avons pu quitter le plancher des vaches.

 

(?)

 

Le rallye était chouette, de l’acide, de l’herbe et de tout à gogo. Encore maintenant les couleurs me coulent dessus et le carreau fêlé de la fenêtre est d’une beauté terrible. Cette vie est merveilleuse. C’est si beau que je ne peux pas le supporter. Et j’en fais partie ! Tous les autres gens ne font qu’encombrer la terre. Bougres de cons. Je voudrais leur enfoncer la vie dans la gorge et ils comprendraient peut-être ce que ça signifie.

Près de la porte une grosse fille aux longs cheveux blonds sales se met à genoux sur un tapis vert, vert et violet. Elle est avec un type et il a un anneau dans le nez et des tatouages de toutes les couleurs sur son crâne rasé. Ils se regardent en se répétant « amour ». C’est très beau à voir. Les couleurs se fondent et se mélangent. Les gens se mélangent. Les couleurs et les gens font l’amour.

 

(?)

 

Je ne sais plus où j’en suis, ni quoi, ni qu’est-ce, ni qui ! Je sais seulement que je suis à présent une prêtresse de Satan qui essaye de tenir le coup après une équipée sauvage de la liberté.

 

(?)

 

Cher journal,

J’en veux à tout le monde, je m’emmerde, je suis à cran. Vraiment, je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais pas ce qui m’arrive parce que maintenant quand je suis devant une fille c’est comme si c’était un garçon. Je suis tout excitée. Je voudrais baiser la fille, tu sais, et puis ça me fait peur. Je me sens en pleine forme et en même temps déponnée. Je voudrais me marier, avoir des enfants, une famille, mais j’ai peur. J’aimerais mieux plaire à un gars qu’à une fille. J’aimerais mieux baiser avec un garçon, mais je ne peux pas. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai parfois envie qu’une fille m’embrasse, je voudrais qu’elle me caresse, qu’elle se couche et dorme sous moi, mais quand j’y pense, je me fais horreur. Je me sens coupable et ça me rend malade. Et puis je pense à ma mère. Je rêve de lui crier que je rentre à la maison et qu’elle me fasse de la place à côté d’elle parce que je suis un homme. Et puis j’ai mal au cœur, et je coucherais avec n’importe qui. Je ne vais pas bien, vraiment.

 

(?)

 

Cher journal,

Plus tard, un millier d’années-lumière après, heure lunaire. Tout le monde raconte des histoires, sauf moi. Je n’ai rien à raconter. Tout ce que je peux faire, c’est de dessiner des monstres et des organes intimes et de la haine.

 

(?)

 

Un jour de plus, encore un pompier. Les flics ont mis le grappin sur la ville qui est sèche à pleurer. Si je ne fais pas une pipe à Gros Cul il va me couper les vivres. Bon Dieu, je tremble, j’ai l’estomac crispé, noué. Un monde sans drogue, quelle saloperie ! Le fumier qui veut que je lui taille une plume sait bien que je suis à cran, que je souffre du manque. Mais c’est le seul qui peut me fournir ce que je veux. Je suis prête à faire le ruban, à me taper tous les Riches Philistins et les Gras du Bide, la terre entière pour une dose. Ce foutu Gros Cul exige que je lui fasse tout avant de me donner ma came. Dans la carrée, ils sont tous couchés comme des morts et le petit Jacon hurle : « Maman, papa ne peut pas venir, il baise Carla. » Il faut absolument que je me tire de ce trou pourri.

 

(?)

 

Je ne sais quelle heure il est, ni même quel jour ou quelle année, je ne sais plus dans quelle ville je suis. J’ai dû avoir un passage à vide, ou alors on m’aura refilé des mauvaises pilules. La fille assise sur l’herbe à côté de moi est blême, elle a un sourire de Joconde et elle a le ballon. Je lui ai demandé ce qu’elle allait faire du bébé et elle m’a simplement répondu : « Il appartiendra à tout le monde. Il sera à nous tous. »

Je voulais partir, chercher quelqu’un qui fourguait, mais ce truc du bébé m’a vraiment choquée. Alors je lui ai demandé un stim, mais elle a secoué la tête comme une idiote, l’air vague, et j’ai compris qu’elle était complètement envapée. Derrière cette belle figure défoncée, il n’y a que des cendres et elle est plantée là comme une connasse qui ne peut rien faire.

Enfin moi, je ne suis pas envapée ni enceinte. A moins que je le sois. Je ne pourrais pas prendre la foutue pilule, même si j’en avais. Aucune camée ne peut la prendre parce qu’on ne sait jamais quel jour on est. Alors, aussi bien, je suis peut-être enceinte. Et après ? Il y a un étudiant en médecine qui traîne dans le coin et qui m’arrangera ça. A moins qu’un foutu dingue me casse la gueule pendant une séance et je le perdrais facile. Ou alors la dégueulasserie de bombe éclatera demain. Qui peut savoir ?

Quand je vois tous ces traîneurs de cul du coin, je pense que nous sommes vraiment une bande de bons à lape. On est à ressaut si quelqu’un nous dit ce que nous devons faire, mais nous ne savons pas quoi faire à moins qu’un gros con vienne nous le dire. Nous laissons quelqu’un d’autre penser et agir pour nous. Les caves construisent les maisons, les routes, fabriquent les bagnoles, font marcher l’électricité et l’eau et le gaz et les égouts. Et nous, nous restons sur notre cul, la main tendue et l’esprit en éruption. Bon Dieu, j’ai l’air d’une foutue bourgeoise, et je n’ai même pas une dose pour m’ôter le mauvais goût de la bouche ou chasser mes pensées pourries.

 

Quand ?

 

Une goutte de pluie vient de s’écraser sur mon front et elle m’a fait l’effet d’une larme tombant du ciel. Est-ce que les nuages et les cieux pleurent sur moi, vraiment ? Est-ce que je suis réellement seule dans ce monde gris et triste ? Est-il possible que Dieu lui-même pleure pour moi ? Oh ! non… non… non… Je deviens folle. Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-moi.

 

(?)

 

Je vois le ciel et je pense que c’est le matin. Je viens de lire un journal que le vent a chassé vers moi. Il paraît qu’une fille a accouché dans le parc, une autre a fait une fausse couche, et deux garçons inconnus sont morts pendant la nuit d’une overdose. Ah ! que je voudrais que ce soit moi !

 

Un autre jour

 

J’ai fini par aller voir un vieux prêtre qui comprend vraiment les jeunes. Nous avons parlé longtemps des gosses qui partent de chez eux et pourquoi, et puis il a téléphoné à papa et maman. En attendant qu’il obtienne la communication je me suis regardée dans une glace. Je n’arrive pas à croire que j’ai si peu changé. Je croyais me voir vieille, hâve et grise, mais je suppose que c’est seulement mon moi intérieur qui s’est ratatiné et détérioré. Maman a répondu au téléphone dans le living-room et papa est monté en courant pour décrocher le poste annexe, et nous avons parlé en même temps tous les trois. Je ne comprends pas comment ils peuvent encore m’aimer ! Mais ils m’aiment ! Ils m’aiment ! Ils veulent m’avoir auprès d’eux ! Ils étaient fous de joie d’avoir de mes nouvelles. Et ils ne m’ont pas grondée, il n’y a pas eu de récriminations, ni de sermons, ni rien. C’est curieux, mais chaque fois qu’il m’arrive quelque chose, papa abandonne tout, le monde entier, ses affaires, et se précipite à mon secours. Je crois bien que s’il faisait partie d’une mission de paix, s’il était responsable de l’humanité tout entière et des galaxies, il laisserait tout tomber pour venir vers moi. Il m’aime ! Il m’aime ! Il m’aime ! Vraiment ! je voudrais bien pouvoir m’aimer moi-même. Je ne comprends pas comment j’ai pu traiter ma famille comme je l’ai fait. Mais je vais me racheter, je leur revaudrai ça, j’en ai fini pour de bon avec cette merde. Je ne veux même plus en parler, ni même y penser. Je vais passer le reste de ma vie entière à leur faire plaisir.

 

Cher journal,

Je ne pouvais pas dormir alors j’ai erré dans les rues. J’ai l’air plutôt cave parce que je ne veux pas paraître bizarre quand mes parents arriveront. J’ai relevé mes cheveux en queue de cheval et j’ai échangé mes frusques dingues avec la fille la plus tarte que j’ai pu trouver et je suis chaussée d’une vieille paire de tennis blanches que j’ai trouvées dans une poubelle. Au début, les gosses avec qui j’ai discuté au café ont fait la tête en me voyant habillée comme ça, mais quand je leur ai dit que mes parents allaient venir me chercher, ils ont tous été très heureux.

Ça paraît inconcevable que tout le temps qu’on était à Berkeley, Chris et moi, on n’a jamais rien su des autres gosses. Mais ce soir, j’ai entendu parler de Mike, de Marie et Heidi et Lilas et tous les autres. Je vais probablement utiliser toutes les pages qui restent pour parler d’eux, mais c’est aussi bien parce que je veux avoir un cahier tout neuf, une fois rentrée à la maison. Toi, mon cher journal, tu représenteras mon passé. Et celui que j’achèterai en rentrant sera mon avenir. Alors je dois maintenant me dépêcher d’écrire tout ce que je sais des gens que j’ai rencontrés cette nuit. Je suis stupéfaite que tant de parents et de gosses ont des histoires à cause de leurs cheveux ! Mes parents me cassaient toujours les pieds à propos de ma coiffure. Ils voulaient que je me frise, ou que je me coupe les cheveux, ou que je les relève, que je ne les aie plus dans les yeux, etc. Parfois je pense que c’était notre principale pomme de discorde. J’ai rencontré Mike au café et, après lui avoir expliqué ma situation, j’ai exprimé ma curiosité, parce qu’en ce moment je me demande vraiment pourquoi les gosses foutent le camp de chez eux, alors il est devenu très communicatif et il m’a dit que les cheveux avaient été aussi un de ses gros problèmes. En fait, son papa s’est mis tellement en colère que Mike a dû se faire raser les pattes et la nuque deux fois ! Mike dit que ses parents le privaient de liberté et de son pouvoir de décision. Il devenait déshumanisé, mécanisé, on le forçait à imiter son père. Il n’avait même pas le droit de choisir les sujets qu’il voulait étudier à l’école ! Il disait qu’il voulait faire de l’art, mais ses parents pensaient que seuls les clodos et les faibles étaient des artistes. Finalement, il a foutu le camp pour préserver sa personnalité et sa santé mentale. Alors j’ai parlé à Mike de l’église, et des efforts qu’ils ont fait pour mener à bien une nouvelle entente humaine entre mes parents et moi. J’espère qu’il ira les voir, ces gens de l’église.

Et puis j’ai causé avec Alice, que j’ai rencontrée, complètement défoncée et assise sur le trottoir. Elle ne savait pas si elle fuyait quelque chose ou si elle cherchait quelque chose, mais elle m’a avoué qu’au fond de son cœur elle aimerait bien rentrer chez elle.

Tous les autres, avec qui j’ai parlé, ceux qui avaient des parents et un foyer, tous semblaient vouloir rentrer chez eux, mais pensaient que ce n’était pas possible parce qu’alors ils renonceraient à leur identité. Ça m’a fait penser aux centaines de milliers de gosses qui se sont enfuis et qui errent ici et là et partout. D’où viennent-ils ? Où peuvent-ils bien crécher, la nuit ? La plupart d’entre eux n’ont pas d’argent et ne savent pas où aller.

Je crois que lorsque j’aurai fini mes études je deviendrai assistante sociale, je m’occuperai des enfants. Ou peut-être je pourrais faire des études de psychologie. Au moins, je pourrai comprendre où en sont les gosses et ça me permettra de racheter tout le mal que j’ai fait à ma famille et à moi-même. C’est peut-être une chance que j’aie tant souffert, parce que ça me permet d’être plus compréhensive et plus indulgente envers le reste de l’humanité.

Cher, merveilleux confident, cher journal aimé, c’est exactement ce que je vais faire. Je vais passer le reste de ma vie à aider les gens comme moi ! Quel bonheur, et comme je suis heureuse ! J’ai enfin trouvé une raison de vivre. Et la drogue, c’est fini, archi-fini pour moi ! je n’ai pris les trucs dangereux qu’une fois ou deux et ça ne m’a pas plu. Je n’aime rien de tout ça. Les stimulants et les tranquillisants. J’en ai marre de toutes ces saloperies et j’y renonce à jamais.

 

Plus tard

 

Je viens de relire ce que j’ai écrit, pendant ces quelques semaines, et je me noie dans mes larmes, je suffoque, je suis submergée, inondée. C’est un tissu de mensonges ! Un mensonge amer, sordide, maudit ! Jamais je n’ai pu écrire des choses pareilles ! Jamais je n’ai pu faire ces choses horribles ! J’étais quelqu’un d’autre, je n’étais plus moi ? C’est ça. C’est une autre personne qui a écrit mon journal, un être dégénéré, mauvais, puant, qui m’a pris ma vie. Oui, c’est ça, c’est ça ! Mais alors même que j’écris ces lignes, je me rends compte que c’est un nouveau mensonge, encore plus énorme ! Mais non ! Je ne sais plus… Est-ce que mon esprit est malade ? Est-ce que j’ai simplement fait un cauchemar que je confonds avec la réalité ? Je crois que j’ai tout mélangé, le vrai et le faux. Toutes ces choses ne peuvent pas être vraies. Je dois être folle.

Je me suis lamentée, j’ai pleuré jusqu’à ce que je sois complètement déshydratée, mais je sais bien que ça ne sert à rien de me traiter d’idiote, d’imbécile malheureuse, misérable, tourmentée, affligée, pitoyable, pauvre, sale et déplorable. Je ne vois que deux solutions, me suicider ou essayer de refaire ma vie en aidant les autres. C’est cette voie que je dois suivre car je ne peux pas me résoudre à causer encore de nouvelles souffrances à ma famille et je ne veux pas lui faire honte. Je n’ai plus rien à dire, cher journal, sinon que je t’aime, et que j’aime la vie, et que j’aime Dieu. Oh ! oui ! Oh ! oui, c’est vrai. Vraiment vrai.