DEUXIÈME CAHIER

 

6 avril

 

Comme c’est merveilleux de commencer à la fois un nouveau journal et une nouvelle vie. C’est le printemps. Je suis de retour dans ma famille. Grand-papa et grand-maman vont venir, pour une nouvelle réunion heureuse, pour recevoir la fille prodigue. Tim et Alexandria n’ont pas changé et tout est parfait ! Je ne sais plus qui a écrit : « Dieu est au ciel et tout va bien dans ce monde », mais c’est exactement ce que je ressens.

Tous les êtres qui ont eu désespérément besoin de rentrer à la maison connaissent la joie immense que l’on éprouve en retrouvant son propre lit ! Mon oreiller ! Mon matelas ! Mon vieux miroir au cadre d’argent ! Tout me semble si permanent, si vieux et si neuf à la fois ! Mais je me demande si je vais jamais me sentir tout à fait neuve. Ou si je vais passer le restant de mes jours avec l’impression d’être une maladie ambulante ?

Quand je deviendrai conseillère, j’essayerai vraiment de faire comprendre aux gosses que la drogue c’est de la merde et que ça ne vaut vraiment pas le coup ! Bien sûr, c’est chouette, c’est dingue, c’est excitant de partir en voyage, je ne pourrai jamais dire le contraire. C’est excitant, c’est divin et dangereux, mais ça ne vaut pas le coup ! Vraiment pas ! Tous les jours, jusqu’à la fin de ma vie, je sais que je vais avoir peur de me réveiller et de devenir une personne que je ne veux absolument pas être ! Il va falloir que je lutte sans cesse, jusqu’à ma mort, et j’espère que Dieu m’aidera. J’espère que je n’ai pas ruiné la vie de tout le monde, en rentrant à la maison. J’espère que Tim et Alex ne seraient pas plus heureux si je n’étais pas revenue.

 

7 avril

 

Aujourd’hui, j’ai fait une grande promenade dans le parc avec Tim. Je lui ai parlé très franchement de la drogue, il a treize ans, après tout, et je sais qu’à l’école des gosses fument de l’herbe. Naturellement, je ne suis pas entrée dans les détails de mon passé, mais nous avons discuté des choses importantes de la vie comme la religion, Dieu, nos parents, l’avenir, la guerre et toutes les choses dont les gosses parlent quand ils sont défoncés. C’était différent et vraiment très beau. Tim envisage la vie si clairement, si honnêtement, que je suis fière qu’il soit mon frère. Fière et heureuse ! Je suis reconnaissante qu’il veuille bien se montrer avec moi. Je suis sûre que ça le gêne, parce que tout le monde sait que j’ai foutu le camp et que je me suis droguée. Ah ! que j’ai honte d’avoir fait un tel pétrin de ma vie ! Je peux communiquer avec Tim et il dit qu’il peut assez bien combler le fossé des générations entre nos parents et lui. Il est très indulgent, il comprend leur situation en tant que parents et il essaye de voir les choses selon leur point de vue. C’est vraiment un type spécial. Je me demande si je suis responsable de sa façon de voir ? Je sais qu’il a dû réfléchir en mon absence, quand papa et maman devenaient fous d’inquiétude et d’angoisse. Merde, quelle idiote j’ai pu être !

 

8 avril

 

Grand-papa et grand-maman sont arrivés aujourd’hui. Nous sommes tous allés les attendre à l’aéroport et j’ai pleuré comme un bébé. Ils m’ont paru bien vieillis et je sais que je suis la cause de leurs cheveux blancs. Grand-papa n’a plus un cheveu noir et grand-maman est plus ridée que jamais. Comment est-ce possible que j’aie pu faire ça en un mois ? Dans la voiture, en rentrant à la maison, grand-papa m’a gratté le dos comme il le faisait quand j’étais petite et il m’a dit tout bas que je devais me pardonner à moi-même. C’est un homme merveilleux, et je vais essayer, mais je sais que ce ne sera pas facile. Il faut que je fasse tout mon possible pour qu’ils soient de nouveau fiers de moi.

 

Plus tard

 

Je ne pouvais pas dormir, alors je me suis levée et je me suis promenée dans la maison. La chatte d’Alex vient d’avoir une portée de chatons et je me suis assise sur le perron et je les ai regardés. Une révélation ! Sans drogue ! Sans rien que ces petits chats dont la fourrure est comme toute la douceur du monde réunie. Elle était si douce qu’en fermant les yeux je ne savais pas que je la touchais. J’ai pris le petit gris, appelé Bonheur, dans mes bras, je l’ai tenu contre mon oreille et j’ai senti la chaleur de ce corps minuscule, j’ai écouté ce ronron incroyable. Et puis il s’est mis à me téter le bout de l’oreille et j’ai éprouvé une telle sensation, si profonde, que j’ai cru que j’allais fondre en larmes. C’était plus beau, meilleur qu’un voyage, mille fois, un million, un milliard de fois mieux que la drogue. Ces petites bêtes sont vraies ! La douceur n’est pas une hallucination, les bruits de la nuit, les voitures qui passent, les criquets. J’étais vraiment là. J’ai entendu ! J’ai vu, j’ai senti, et c’est ça la vraie vie ! C’est comme ça que je veux vivre !

 

9 avril

 

Aujourd’hui, je suis retournée à l’école et le proviseur m’a immédiatement appelée dans son bureau. Il m’a dit qu’il avait appris ma conduite et que j’étais un exemple répugnant de la jeunesse américaine. Et puis il m’a déclaré que j’étais foncièrement égoïste, indisciplinée, puérile et qu’il ne tolérerait pas un seul écart de conduite de ma part. Et puis il m’a renvoyée en classe comme des ordures qu’on jette à la poubelle ! Quel con !

Plus que jamais, je suis décidée à apprendre la psychologie et la psychiatrie pour aider les jeunes. Les gosses ont besoin d’avoir des gens compréhensifs autour d’eux, qui les écoutent, qui se soucient d’eux. Ils ont besoin de moi ! La nouvelle génération a besoin de moi ! Et ce pauvre type stupide et imbécile, qui a probablement renvoyé des centaines de gosses, m’a lancé un défi personnel. Il peut sans doute renvoyer les autres, mais pas moi ! J’ai étudié mes leçons pendant quatre heures, ce soir, j’ai travaillé et je vais continuer jusqu’à ce que j’aie rattrapé tout ce que j’ai manqué. Même si je dois m’y coller huit heures par nuit ! A bientôt, journal.

 

10 avril

 

Maintenant que j’ai un but dans la vie, je me sens beaucoup plus sûre de moi, plus forte. En fait, je me sens de plus en plus forte, de jour en jour. Je suis peut-être capable de résister à la tentation de la drogue, maintenant, au lieu de me raconter des histoires comme avant.

 

11 avril

 

Cher journal,

Je ne veux pas écrire ce qui m’est arrivé parce que je voudrais l’oublier, l’effacer de mon esprit à jamais, mais je suis si terrifiée que peut-être, si je te le raconte, ça me paraîtra moins terrible. Cher journal, je t’en supplie, aide-moi. J’ai peur. J’ai si peur que j’ai les mains moites et que je tremble, littéralement.

Je pense que j’ai dû avoir un flash-back parce que j’étais assise sur mon lit, je faisais des projets pour l’anniversaire de maman, je pensais à ce que je pourrais lui acheter pour lui faire une surprise, quand tout à coup mon esprit s’est complètement troublé. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais j’avais l’impression de partir à la renverse, comme si mon esprit roulait, roulait, sans rien pour l’arrêter. Et puis ma chambre s’est enfumée et j’ai cru que je me trouvais dans une piaule. Nous étions toute une bande, nous lisions les petites annonces pour des tas de trucs d’occasion et aussi des propositions de partouzes de toute espèce ! Et je me suis mise à rire ! J’étais en pleine forme, dingue en plein ! Je volais au-dessus des nuages et de là-haut je voyais le monde entier, et tous les gens.

Et puis soudain tout a changé, comme dans un drôle de film. Tout se passait au ralenti et la lumière était vraiment bizarre. Des filles nues dansaient, et faisaient l’amour avec des statues. Je me rappelle qu’une des filles a léché les épaules d’une statue et elle s’est animée et l’a emportée dans les hautes herbes bleues. Je ne voyais pas vraiment ce qui se passait, mais manifestement il la baisait. J’étais tellement excitée que j’avais envie de tout lâcher et de leur courir après. Mais, brusquement, je me suis retrouvée dans une rue, faisant la manche, et nous gueulions tous aux touristes qui passaient : « Merci messieurs-dames. J’espère que vous aurez un chouette orgasme avec votre chien. »

Ensuite, j’ai eu l’impression qu’on m’étouffait et je me suis envolée dans les faisceaux de lumière d’un millier de projecteurs et de phares tournants. Tout tournait. J’étais une étoile filante, une comète perçant le firmament, filant dans le ciel. Et quand j’ai finalement repris mes esprits, je me suis trouvée couchée toute nue sur le plancher.

Je ne parviens pas à y croire. Qu’est-ce qui m’arrive ? J’étais là, tranquillement assise sur mon lit, je pensais à l’anniversaire de maman, j’écoutais des disques et vlan !

Ce n’était peut-être pas un flash-back. Je suis peut-être schizo. Il paraît que ça arrive souvent aux jeunes qui perdent le contact avec la réalité. Enfin, quoi que ce soit, je suis vraiment dans les vapes. Je n’arrive pas à contrôler mon esprit. Les mots que j’ai écrits quand j’étais dans les nuages ne sont qu’un tas de petites lignes grouillantes avec des symboles idiots et des conneries entre les mots. Mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ? Il faudrait que je puisse parler à quelqu’un. Il le faut, il le faut ! Mon Dieu, Seigneur, aidez-moi, je vous en supplie. J’ai si peur, j’ai froid, je suis toute seule. Je n’ai que toi, cher journal. Toi et moi, quel couple !

 

Plus tard

 

J’ai fait quelques problèmes de math et j’ai même lu quelques pages. Je peux encore lire, au moins. J’ai appris quelques lignes par cœur et ma mémoire fonctionne, mon esprit aussi, apparemment. J’ai fait ma gymnastique et il me semble que je contrôle bien mon corps. Mais je voudrais tant avoir quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui comprendrait ce qui m’arrive, et ce qui risque de m’arriver. Mais je n’ai personne, alors je dois oublier ce truc-là. Oublier, oublier, oublier, et ne jamais regarder en arrière. Je ne veux plus penser qu’à l’anniversaire de maman. Je pourrai peut-être persuader Tim et Alex de l’emmener au cinéma quand ils sortiront de l’école et alors, quand ils rentreront, j’aurai préparé un dîner succulent et j’aurai mis la table. Je vais faire semblant d’avoir eu un cauchemar, tout simplement, et je vais oublier cette histoire. Je vous en supplie, mon Dieu, faites que j’oublie et que ça ne recommence plus jamais. Je vous en supplie !

 

12 avril

 

J’ai fait un tas de choses aujourd’hui, j’ai beaucoup travaillé et je n’y ai pas pensé une seule fois. Je crois que je vais me faire une mise en plis et me coiffer comme maman l’aime, pour demain. Ça devrait lui faire plaisir.

 

13 avril

 

L’anniversaire a été parfait. Tim et Alex ont emmené maman au cinéma en matinée, et je crois qu’elle a bien mieux aimé le film qu’eux. Papa a dû rester tard à son bureau et j’étais ravie parce que j’aurais eu un trac fou s’il était venu à la cuisine, alors que je ne savais même pas ce que je faisais, mais, finalement, tout a été très chouette. Le poulet avait l’air d’une photo en couleurs de Maisons et Jardins, mais en mieux, parce qu’il sentait bon par-dessus le marché, les asperges étaient bien à point et tendres, et les petits pains aussi dorés que ceux de grand-maman. En fait, je regrette bien qu’elle n’ait pas été là, elle aurait été fière de moi. Pour commencer, j’avais fait des coupes de fruits, et pour finir, une salade au lard, qui était un peu fanée, mais personne ne l’a remarqué et papa m’a taquinée en disant qu’il ne serait pas surpris si un jour je devenais une parfaite épouse. J’espère qu’il n’a pas remarqué mes yeux pleins de larmes, parce que c’est exactement ce que je voudrais être !

Pour dessert, il y avait une glace aux pêches, avec des pêches au sirop dessus, et tout a été formidable parce que c’était le premier repas que je faisais de ma vie. Alex avait fait pour maman une petite coupe en céramique, en forme de main. Elle est ravissante, et Alex l’a faite toute seule, juste un peu aidée par sa cheftaine des scouts, mais elle l’a fait cuire au four et tout sans que maman le sache. Dans le temps, j’étais un peu jalouse d’Alex et je suppose que j’étais un peu hostile, tout en l’aimant bien. Mais à présent, tout est différent. J’ai changé, je sens grandir en moi des sentiments merveilleux et j’aime tout le monde.

Ah ! j’espère qu’un jour quelqu’un voudra m’épouser !

 

14 avril

 

Ce matin, je me suis levée à l’aube pour pouvoir prendre mon bain tranquille, sans me presser, avant que Tim et Alex viennent tambouriner à la porte. C’était sensass. J’adore prendre mon temps et jouir de la vie. Après avoir rasé mes jambes et mes aisselles, j’ai contemplé mon corps objectivement, pour la première fois de ma vie. Il n’est pas mal, mais je trouve ma poitrine un peu plate. Je me demande ce qui arriverait si je faisais des exercices. Aussi bien, je finirais par ressembler à une grosse vache. Je suis heureuse d’être une fille, j’aime même avoir mes règles. Je crois que je n’ai jamais eu envie d’être un garçon. Beaucoup de filles rêvent d’être des garçons, mais pas moi. J’ai du mal à croire qu’à un moment donné j’étais tellement dans le cirage que je ne savais plus qui j’étais. Ah ! comme je voudrais effacer tout ce passé pourri ! Je sais que grand-papa a raison. Je dois oublier et me pardonner, mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas ! Chaque fois que je me sens heureuse, que j’ai des pensées agréables, ce sale passé noir revient m’inonder comme un cauchemar. Et il a déjà gâché ma journée.

 

(?)

 

Devine quoi ? Ta petite amie géniale vient de réussir son examen d’anglais ! J’en suis sûre parce que j’ai tout trouvé facile et je crois que j’ai aussi réussi en math. J’ai peut-être fait deux ou trois fautes, mais pas plus, j’en suis certaine. C’est pas formidable ?

 

19 avril

 

Zut et zut, voilà que ça recommence ! J’ai rencontré Jan en ville et elle m’a invitée à une « partie » pour ce soir. Aucun des gosses ne veut croire que pour moi c’est vraiment fini, parce que la plupart de ceux qui se sont fait pincer sont simplement plus prudents et discrets. Quand j’ai dit « non, merci » à Jan, elle a souri ! J’ai cru mourir de peur. Elle n’a rien dit du tout, pas un mot, elle a simplement souri comme si elle pensait : « Nous savons bien que tu reviendras. » Ah ! non, j’espère que non ! Sincèrement !

 

21 avril

 

George me dit à peine bonjour. Il est évident qu’il est honnête et régulier et qu’il ne tient pas à fréquenter une camée. Tous les gosses de l’école savent qui se défonce et qui n’en prend pas, et je voudrais bien entrer dans la bande des garçons et des filles qui marchent droit, mais je ne vois pas comment je vais y arriver avec ma réputation que je traîne comme un boulet. Je ne peux pas le dire à papa et maman, mais j’aimerais bien sortir avec des garçons, pas ceux de la bande des camés, mais des gentils garçons. Ça me plairait qu’un d’eux mette son bras autour de mes épaules, au cinéma. Mais comment pourrais-je connaître cette tendresse avec un défoncé ? Tout le monde sait que le sexe et la merde[5] vont de pair, et pour moi ce ne sont que des lépreux, et c’est bien ce que pensent les gosses honnêtes.

Le plus triste c’est que je suis encore classée dans cette catégorie et je suppose que je le serai toujours !

C’est curieux, mais j’ai couché avec des tas de gars et pourtant je me sens toujours vierge. Je rêve toujours de tendresse, de sortir avec un gentil garçon qui m’embrasserait en me raccompagnant à la maison, sans chercher à aller plus loin. C’est à se tordre ! Cher journal, pardonne-moi. Je fais tant d’efforts pour avoir un point de vue positif et je n’y parviens pas. Je ne peux pas. Tu es le seul à qui je peux ouvrir mon cœur. Je voudrais revenir en arrière et tout effacer et recommencer. Mais je me sens vieille et méchante, et je me sens responsable d’avoir branché je ne sais pas combien de gosses du lycée ou de la petite école, qui à leur tour en ont branché d’autres. Comment Dieu pourra-t-il jamais me pardonner ?

Je ferais bien d’aller prendre un bain et me laver la figure avant que mes parents entendent ces sanglots ridicules que je ne peux pas retenir.

Merci de m’avoir écoutée.

 

24 avril

 

Les gosses me harcèlent de plus en plus. Deux fois, aujourd’hui, Jan m’a bousculée dans le couloir en m’appelant Sainte-Nitouche et Marie-la-Pure. J’en ai marre, marre. Cette fois c’est trop et je crois que si je sombre encore dans le cafard, je vais demander à papa et maman de m’envoyer à une autre école. Mais où pourrais-je bien aller où personne n’aurait entendu parler de moi ? Et comment pourrais-je tout dire à mes parents, pour qu’ils me changent d’école ? Vraiment, je ne sais pas ce que je vais devenir. J’ai même recommencé à faire ma prière tous les soirs, comme lorsque j’étais petite, mais je ne récite plus les mots, je supplie, je supplie. Bonsoir, journal.

 

27 avril

 

C’est horrible de ne pas avoir d’amis. Je me sens terriblement seule, abandonnée. Je crois que c’est encore pire pendant le week-end. Mais, pendant la semaine, ce n’est guère mieux, je crois.

 

1er mai

 

Grand-papa a eu une attaque et papa et maman prennent l’avion aujourd’hui pour aller là-bas. Ils seront déjà partis quand nous rentrerons de l’école. Ils sont vraiment adorables, ils sont plus inquiets à la pensée de me laisser seule que de n’importe quoi. Je suis sûre qu’ils savent que je me sens seule et frustrée et ils ont mal pour moi, comme moi pour grand-papa. Dans le temps, je croyais être la seule à éprouver des sentiments, mais je ne suis qu’une infime partie d’une humanité souffrante. C’est heureux que la plupart des gens saignent à l’intérieur de leur cœur, sans quoi cette terre serait vraiment terriblement sanglante.

Grand-maman sera bien seule si grand-papa meurt. Je ne peux pas me l’imaginer sans lui. Ce serait comme de couper en deux une personne vivante. Cher vieux grand-papa, il m’appelait son Général Cinq Étoiles. Je crois que je vais lui écrire avant de partir pour l’école et je signerai « le Général Cinq Étoiles de grand-papa ». Personne d’autre ne comprendra, mais lui si. A bientôt.

 

(?)

 

Papa vient de téléphoner pour savoir si nous allions tous bien, et pour nous dire que l’état de grand-papa a empiré. Il est dans le coma, et nous sommes tous bouleversés, surtout Alex. Quand je l’ai bordée dans son lit comme le fait maman, et que je l’ai embrassée, elle m’a demandé si elle pourrait venir coucher avec moi si elle avait peur pendant la nuit. Adorable petite Alex. Mais que peut-on dire à quelqu’un qui a le cœur si gros, quand on ne connaît pas les réponses ?

Je suis allée dire ensuite bonsoir à Tim. Lui aussi, il est bien triste et je suppose que nous le sommes tous, même papa.

 

4 mai

 

Tim, Alex et moi, nous nous sommes tous levés à la même heure et nous avons rangé nos chambres et fait nos lits et préparé le petit déjeuner et fait la vaisselle ensemble. Nous sommes vraiment formidables !

Faut que je file à l’école, mais j’écrirai encore ce soir s’il arrive quelque chose de bien ou de tragique.

 

Soir

 

Papa a téléphoné, mais il n’y a guère de changement. Grand-papa va plus mal mais il tient le coup. On ne sait pas encore s’il va s’en tirer. Je suppose qu’il est dans un état critique. Alex s’est jetée dans mes bras en pleurant et j’avais bien envie de pleurer, moi aussi. La maison semble immense, silencieuse et solitaire, sans papa et maman.

 

5 mai

 

Grand-papa est mort pendant la nuit. Après-demain, le professeur F., de l’université, nous conduira, Tim, Alex et moi, à l’aéroport pour que nous allions à l’enterrement. Je ne peux pas croire que je ne verrai plus jamais grand-papa. Je me demande ce qui lui est arrivé. J’espère qu’il n’est pas simplement glacé et mort. Je refuse de croire que le corps de grand-papa va être mangé par les vers je ne veux pas y penser. Peut-être, les trucs qu’on a employés pour l’embaumer vont le protéger et le corps tombera en poussière. Ah ! je l’espère !

 

8 mai

 

Je ne pouvais pas croire que cette chose couchée dans le cercueil était grand-papa. Ce n’était qu’un vieux squelette fatigué recouvert de peau. J’ai vu naturellement des crapauds morts, des oiseaux, des lézards morts, et des poulets, mais là j’ai eu un choc terrible ! Ça n’avait pas l’air vrai. C’était presque comme un mauvais voyage. Je suis heureuse de n’avoir jamais fait de mauvais voyage. Mais peut-être, si mon premier l’avait été, je n’aurais jamais recommencé. Dans un sens, je le regrette bien. Grand-maman paraît si calme et si tendre. Elle a mis un bras autour de mes épaules, l’autre autour d’Alexandria. Chère grand-maman, si douce, si forte. Même pendant l’interminable service funèbre, elle n’a pas pleuré. Elle était assise, la tête baissée. C’était étrange, presque effrayant, mais j’ai eu l’impression que grand-papa était assis à côté d’elle. J’en ai parlé à Tim après, et il m’a dit qu’il avait eu la même impression.

Le plus affreux, c’est quand on a descendu le corps de grand-papa dans la fosse. La chose la plus affreuse du monde. Alexandria et moi nous avons pleuré, les seules de la famille. J’ai essayé d’être forte, de me maîtriser comme les autres, mais c’était impossible. Maman, grand-maman et papa s’essuyaient discrètement les yeux de temps en temps et Tim reniflait, et bien sûr Alex est encore un bébé, mais moi, naturellement, il a fallu que je me donne en spectacle ! Comme toujours !

 

9 mai

 

Grand-maman rentre ce soir avec nous et elle restera à la maison jusqu’à la fin du trimestre. Et quand l’école sera finie, je reviendrai ici avec elle pour l’aider à s’organiser et à emballer ses affaires, et ensuite elle habitera avec nous jusqu’à ce qu’elle trouve un petit appartement tout près de chez nous.

Je crois que je n’ai jamais été aussi fatiguée de ma vie. Je ne comprends pas comment grand-maman peut tenir le coup, car moi je peux à peine bouger. Nous avons tous l’air de relever d’une longue maladie. Même la petite Alex se traîne. Je me demande combien de temps il nous faudra pour nous habituer à une existence sans grand-papa ? Serons-nous jamais les mêmes ? Et que va devenir ma chère, chère grand-maman ? Quand elle sera installée dans son nouvel appartement, j’irai la voir souvent, je l’emmènerai au cinéma, et pour de longues promenades et tout.

 

12 mai

 

Ce matin, en regardant par la fenêtre, j’ai vu de l’herbe verte qui sortait de terre et je me suis mise à pleurer sans pouvoir me retenir. Je ne comprends pas du tout la résurrection. Je ne peux pas concevoir comment le corps de grand-papa, quand il sera décomposé et moisi et mangé des vers et tombé en poussière, pourra jamais redevenir entier. Mais je ne comprends pas non plus comment un oignon de tulipe ou de glaïeul, séché et racorni, peut donner de belles fleurs. Je suppose que Dieu est bien capable de réunir de nouveau des atomes et des molécules et de refabriquer des corps entiers, si un oignon de tulipe, qui n’a pas même de cerveau, en est capable. Cette idée me fait du bien, vraiment, et je ne sais pas pourquoi j’essayerais de comprendre la mort quand je ne comprends même pas la télévision et l’électricité, ni même la stéréo. En fait, je comprends si peu de choses que je me demande comment j’existe.

J’ai lu un jour que l’homme ne se sert que de la dixième partie (je crois) de son cerveau. Ce serait formidable si nous nous servions des quatre-vingt-dix pour cent qui restent ! Ce serait divin ! Cette planète serait vraiment merveilleuse si tous les cerveaux étaient quatre-vingt-dix fois plus efficients qu’ils ne le sont maintenant.

 

14 mai

 

La nuit dernière, j’ai eu un cauchemar, je voyais le corps de grand-papa plein de vers qui grouillaient et j’ai pensé à ce qui m’arriverait si je mourais. Les vers ne font pas de distinction, sous la terre. Ils se ficheraient pas mal que je sois jeune, que ma chair soit ferme et solide. Heureusement, maman m’a entendue gémir et elle est venue et m’a aidée à me ressaisir. Et puis nous sommes descendues à la cuisine, elle m’a fait boire du lait chaud, mais j’étais secouée de frissons malgré tout, et je ne pouvais pas lui dire ce qui s’était passé. Je suis sûre qu’elle croyait que mon cauchemar avait un rapport avec les fois où je m’étais enfuie, mais je ne pouvais pas lui en parler, parce que c’était encore plus horrible.

Comme je frissonnais toujours, après le lait chaud, nous avons mis des souliers et nous avons fait le tour du jardin. Nous avions froid, malgré nos robes de chambre, mais nous avons parlé d’un tas de choses et j’ai dit que j’aimerais devenir assistante sociale ou quelque chose comme ça, et maman a été très heureuse de voir que je voulais aider les autres. Elle est vraiment très compréhensive. Tout le monde devrait avoir autant de chance que moi.

 

15 mai

 

Je dois faire de gros efforts pour travailler à l’école et pour me concentrer. Je ne savais pas que la mort vidait les gens à ce point. Je me sens complètement drainée et je dois me forcer pour accomplir tout ce que je dois faire.

 

16 mai

 

Aujourd’hui papa m’a emmenée à un meeting pacifiste à l’université. Il était très inquiet et troublé par les étudiants et il m’a parlé comme si j’étais adulte. J’étais ravie. Papa ne se fait pas autant de souci au sujet des étudiants militants (qu’on devrait traiter très durement, à son avis) que des gosses qui pourraient aisément se laisser entraîner à avoir des idées fausses. Moi aussi, je m’inquiète pour eux. Et surtout pour moi !

Ensuite, nous sommes allés voir le professeur S. qui s’inquiète aussi beaucoup pour la nouvelle génération. Il a parlé longtemps des enfants, il se demande ce qu’ils vont devenir, et puis il a débité un tas de statistiques qui m’ont bien étonnée. Je ne me rappelle pas la moitié de ce qu’il a dit, il parlait si vite, mais par exemple : mille jeunes étudiants se suicident chaque année et neuf mille autres ont tenté de se suicider. Les maladies vénériennes ont augmenté de vingt-cinq pour cent chez les jeunes de mon âge et les grossesses aussi, malgré la pilule. Il a dit aussi que le crime et les maladies mentales montent en flèche chez les gosses. En fait, d’après lui, tout va de mal en pis.

En partant je ne savais plus si j’étais rassurée de savoir que tant d’autres gosses se droguent comme je l’ai fait, ou affolée parce que tout le monde devient fou en même temps. Mais à vrai dire, je ne pense pas qu’on puisse en vouloir aux gosses parce que les adultes ne valent pas plus cher. En fait, je ne vois personne que j’aimerais avoir comme président, à part papa, et il ne sera jamais élu, avec une fille comme moi.

 

19 mai

 

Cette fois, c’est le bouquet ! Quelqu’un a glissé une cigarette de marijuana dans mon sac et j’ai eu si peur que j’ai séché le cours suivant et que j’ai sauté dans un taxi pour aller voir papa à son bureau.

Je ne comprends pas pourquoi ils ne me fichent pas la paix ! Pourquoi me harcèlent-ils comme ça ? Est-ce que mon existence les effraie ? Je finirai par le croire. Je pense très sincèrement qu’ils veulent me faire disparaître de la surface de la terre ou m’envoyer chez les dingues. C’est comme si j’avais découvert un réseau d’espionnage géant et qu’on veuille se débarrasser de moi !

Papa a dit que je devais être forte et adulte. Il m’a parlé longuement et je suis bien reconnaissante de voir qu’il a du souci pour moi, mais je sais qu’il ne comprend pas leur mobile plus que moi. D’ailleurs, il n’est pas au courant de Richie et de Lane et du reste. Il dit que toute la famille me soutient. Mais à quoi ça sert si le monde entier est contre moi ? C’est comme la mort de grand-papa. Tout le monde a un chagrin terrible mais personne n’y peut rien, pas même moi !

 

20 mai

 

J’ai réussi à me replonger dans l’étude, et c’est un grand secours. Ça m’empêche au moins de trop penser à tu sais quoi.

 

21 mai

 

Grand-maman est malade, mais maman pense que c’est simplement la réaction après le choc. Je l’espère bien, mais elle a vraiment une mine épouvantable. Ah ! j’allais oublier. Papa a obtenu pour moi l’autorisation de consulter les ouvrages à la bibliothèque de l’université et j’y suis allée aujourd’hui pour la première fois. C’est vraiment très amusant. Je me sentais terriblement sophistiquée et des tas de gosses m’ont prise pour une étudiante. C’est pas drôle ?

 

22 mai

 

Aujourd’hui, j’ai fait la connaissance d’un garçon, à la bibliothèque. Il s’appelle Joël Reems et il est en troisième année. Nous avons travaillé ensemble et puis il m’a accompagnée jusqu’au bureau de papa. Papa était occupé, alors nous nous sommes assis sur le perron du bâtiment pour l’attendre. J’ai décidé de ne pas mentir à Joël et de lui dire toute la vérité sur moi, ce sera à prendre ou à laisser (enfin, presque toute la vérité). Je lui ai dit que je n’avais que seize ans et que c’était simplement grâce à papa que j’avais le droit d’aller à la bibliothèque.

C’est vraiment un garçon adorable, parce qu’il a ri et il m’a dit que ça n’avait pas d’importance parce qu’il n’avait pas l’intention de me demander en mariage ce trimestre. Quand papa est arrivé, il s’est assis avec nous sur les marches et nous avons discuté le coup tous les trois comme si nous nous connaissions depuis toujours. Avant de partir, Joël m’a demandé quand je reviendrais étudier et je lui ai répondu que je passais toutes mes journées à étudier, ce qui a paru lui plaire.

 

23 mai

 

Cher papa, je suppose que je devrais lui en vouloir, mais je ne peux pas ! Il est allé consulter le dossier de Joël et il m’a tout raconté. J’ai eu envie de rire en imaginant papa se glissant sournoisement dans les bureaux pour fouiller dans les dossiers et se renseigner pour moi. Bref, Joël est très en avance dans ses études, puisqu’il est déjà à l’université bien qu’il n’ait que dix-huit ans, tout juste. Son père est mort et sa mère est ouvrière dans une usine et il travaille sept heures par jour comme concierge à l’université pour payer ses études, de minuit à sept heures du matin, et son premier cours est à neuf heures le lundi, le mercredi et le vendredi. Quel horaire !

Papa m’a demandé de ne pas l’empêcher de travailler et je lui ai donné ma parole. Cependant, si Joël veut m’accompagner de la bibliothèque au bureau de papa tous les après-midi (même le samedi), je ne vois pas où serait le mal, non ?

 

Soir

 

Joël m’a accompagnée au bureau de papa. Et c’était presque comme un rendez-vous ! Nous parlions tous les deux en même temps et nous avons beaucoup ri et bavardé. (C’était très chaotique et charmant.) Joël dit qu’il n’a jamais eu le temps de s’occuper des filles et il ne comprend pas comment je semble savoir tant de choses sur lui. J’ai répondu que les femmes ont beaucoup d’intuition, tout simplement. Et elles sont rusées !

 

25 mai

 

Joël est encore venu avec moi jusqu’au bureau de papa tout à l’heure et papa l’a invité à dîner demain soir. Maman a été enchantée, je sais qu’elle a hâte de le connaître, parce que papa me taquine à cause de lui.

 

26 mai

 

Je suis rentrée de l’école en courant et j’ai aidé maman à ranger et nettoyer la maison comme si nous attendions le Roi du Monde, et je me suis assurée que nous avions tous les ingrédients pour faire des biscuits à l’orange, mon unique spécialité. Je ne peux pas attendre ! je ne peux pas !

 

Plus tard

 

Joël vient de partir et nous avons passé une soirée fantastique. Je ne sais pas pourquoi je dis ça, au fond, parce que papa et lui sont restés presque tout le temps ensemble. C’est peut-être parce que le père de Joël est mort quand il avait sept ans, mais ils s’entendent vraiment très bien. Même Tim paraissait fasciné en les écoutant, surtout quand ils parlaient des études de Joël. (Je crois que Tim pense à aller à l’université. Déjà !)

Mes biscuits à l’orange étaient parfaits, grand-maman elle-même a déclaré qu’elle ne les aurait pas mieux faits et Joël en a mangé sept. Sept ! Il a même dit que s’il en était resté, il en aurait emporté une pleine poche pour son petit déjeuner. Naturellement, s’il en était resté, il n’aurait sûrement rien dit. Il est plutôt réservé. Je crois que je vais demander à maman si je peux en faire tout un tas, que je lui porterai à la bibliothèque.

 

29 mai

 

Cher journal, devine quoi ? Papa nous a annoncé la plus merveilleuse nouvelle du monde, à dîner ! (Et il l’a fait très nonchalamment.) Il va essayer d’obtenir une bourse pour Joël. Il dit qu’il est à peu près sûr de réussir, mais que ça prendra du temps et il ne veut pas que je lui en parle avant que tout soit réglé. J’espère que je pourrai fermer ma grande gueule. Je ne sais pas garder les secrets.

 

PS. A l’école, ça va. Personne ne me parle, mais personne ne m’embête non plus. On ne peut pas tout avoir, je suppose.

 

1er juin

 

La maison de grand-maman a été vendue aujourd’hui, et la famille a décidé de faire simplement emballer ses affaires par les déménageurs et de les mettre au garde-meubles. Grand-maman a éclaté en sanglots en l’apprenant. C’est la première fois que je la vois pleurer. Je suppose que grand-papa parti, et maintenant la maison où elle a vécu pratiquement toute sa vie, ça rend toutes les choses terriblement définitives.

 

Plus tard

 

Je me demande si je plais vraiment à Joël ? Je me demande s’il me trouve gentille, ou jolie, ou séduisante… et si je lui fais l’effet d’une fille qui pourrait avoir de l’importance pour lui ? J’espère que je lui plais, parce qu’il me plaît beaucoup. En fait, je crois que je l’aime vraiment…

Mrs Joël Reems

MRS JOËL REEMS

Mr et Mrs Joël Reems

Le professeur et Mrs Joël Reems

C’est pas merveilleux ?

 

2 juin

 

Mrs Larsen vient de téléphoner pour dire que Jan avait promis de venir garder son bébé, mais elle a téléphoné à la dernière minute pour dire qu’elle ne venait pas, et ça ne m’étonne pas de Jan. Enfin, je suppose que je pourrai aussi bien étudier là-bas qu’ici. Faut que je prépare mes affaires.

A bientôt.

 

Soir

 

Cher journal,

Je suis vannée, fatiguée, triste, épuisée et j’en ai marre.

Jan est arrivée une demi-heure après le départ de Mrs Larsen et elle voulait garder le bébé parce qu’elle avait besoin du fric. Mais je ne pouvais pas la laisser faire parce qu’elle était complètement défoncée et que le bébé de Mrs Larsen n’a que quatre mois. Mais elle ne voulait pas partir, alors finalement, j’ai dû téléphoner à ses parents pour leur demander de venir la chercher. Je leur ai dit qu’elle était malade, mais le temps qu’ils arrivent elle était vraiment en pleine vape. Elle avait mis la stéréo à plein volume, assez fort pour réveiller le bébé, qui était mouillé et qui pleurait déjà, d’ailleurs, mais je n’osais pas le changer parce que je ne savais pas de quoi Jan était capable. Elle était tellement bombée quand ses parents sont arrivés qu’ils ont dû pratiquement la porter jusqu’à la voiture, et ils pleuraient tous les deux en me suppliant de ne pas prévenir la police et d’en parler à personne.

Mon Dieu, j’espère que j’ai bien agi. Je n’aurais peut-être pas dû appeler ses parents, mais je n’arrivais pas à la faire partir et il n’était pas question de la laisser avec le bébé. Je me doute de ce qui va se passer demain à l’école quand ça se saura. Baoum ! Personne ne voudra jamais écouter ma version. Et d’ailleurs, les camés ne comprennent rien à des trucs comme faire mal aux bébés. Ils ne comprennent rien à rien.

 

3 juin

 

Papa et maman m’ont dit qu’hier soir j’avais fait exactement ce que je devais faire, et ils regrettaient de ne pas avoir été là pour m’aider. Mais qu’est-ce qu’ils auraient fait d’autre que d’appeler les parents de Jan ? Ça aurait peut-être été pire, s’ils avaient été là. Qui sait ? Faut que je file, maintenant.

 

Soir

 

Jan m’a croisée dans le couloir aujourd’hui et elle m’a jeté un regard de haine et d’amertume que je ne lui ai jamais vu. « Je te revaudrai ça, espèce de salope de Sainte-Nitouche », elle a dit, et elle l’a presque crié devant tout le monde. J’ai essayé de m’expliquer, mais elle m’a tourné le dos et elle est passée comme si je n’existais pas.

Plus tard, je suis allée à la bibliothèque. Joël a compris que quelque chose n’allait pas, alors j’ai fini par lui dire que je devais avoir attrapé la grippe et que je me sentais dans les trente-sixièmes dessous (ce qui est vrai). Il m’a conseillé de prendre de l’aspirine et de me reposer. La vie est simple pour les gens réguliers.

 

(?)

 

Je ne sais pas ce que Jan est allée raconter aux autres, mais elle a dû faire circuler des rumeurs vraiment horribles, parce que maintenant tout le monde ricane sur mon passage et c’est encore pire que d’être seule et ignorée. J’aimerais pouvoir parler à Joël, mais je ne vais même plus travailler à la bibliothèque, je suis trop à cran. J’emporte des livres à la maison et j’étudie dans ma chambre. (Ma chambre sera tout mon univers.)

 

(?)

 

Joël vient de téléphoner de la bibliothèque parce qu’il se fait du souci pour moi. Il a demandé de mes nouvelles à la secrétaire de papa qui n’est au courant de rien. Je suis bien heureuse qu’il ait appelé, mais je lui ai dit que j’étais malade et que je n’irais pas à la bibliothèque cette semaine. (Oh ! oui, je suis malade, malade de voir tous ces camés et ces dingues qui me persécutent !) Joël a demandé la permission de me téléphoner tous les soirs, et je ne lui ai pas dit que j’attendrais à côté du téléphone, mais c’est la vérité ! Mais tu savais ça, cher journal ?

 

7 juin

 

Cette nuit, grand-maman a été très malade. Je crois qu’elle n’a pas le courage de vivre sans grand-papa. Elle n’est pas descendue pour le petit déjeuner. Je lui ai monté un plateau, mais elle n’a rien mangé. Ce soir, au lieu d’aller à la bibliothèque comme je le voulais, j’irai passer un moment avec elle dans sa chambre. Joël comprendra.

A bientôt.

 

8 juin

 

Je suis terrifiée, je ne sais plus quoi faire. Jan s’est glissée vers moi dans l’escalier et elle m’a chuchoté : « Tu ferais bien de conseiller à ta petite pisseuse de sœur de pas accepter de bonbons d’un inconnu, ou même d’un ami, surtout un de tes amis ! » Mais Jan ne ferait quand même pas ça ! C’est impossible ! Qu’elle pense de moi ce qu’elle veut, mais elle n’irait tout de même pas se venger sur Alexandria, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Je voudrais tant lui faire comprendre, mais je ne sais pas comment.

Ah ! que j’aimerais pouvoir parler à papa et maman de tout ça, même à Joël et à Tim, mais tout ce que je fais semble aggraver les choses. Je crois que je vais essayer de glisser ça dans la conversation, à table, de dire que des gosses dérangés mettent de l’acide sur des bonbons, du chewing-gum, etc., et en donnent à des enfants. Peut-être, si je leur disais qu’un de nos professeurs nous a parlé d’un gosse de Détroit qui était mort comme ça, ils feraient attention. Ah ! il faut qu’ils fassent attention, il le faut !

 

9 juin

 

Je revenais du magasin, et une voiture pleine de gosses s’est arrêtée le long du trottoir à côté de moi et ils se sont tous mis à me crier des choses comme :

« Tiens, voilà cette pouffiasse de Marie-la-Pure. »

« Mais non, c’est la moucharde ! »

« Miss Super-Indic ! »

« Je me demande ce qui se passerait si on planquait de la merde dans la tire de son vieux ? »

« Ah ! dis donc, ce serait chouette de faire pincer son prof de père ! »

Et puis ils m’ont traitée de tous les noms les plus sales et ils ont démarré en trombe, en riant comme des dingues, me laissant mentalement malade, écrasée, écœurée. Je crois qu’ils voulaient seulement me faire peur, me rendre folle. Mais qui sait ? L’été dernier, j’ai lu un article sur des gosses défoncés qui avaient jeté un chat dans une machine à laver et l’avaient mise en marche pour voir ce qui se passerait. Ils voudraient peut-être vraiment savoir comment papa réagirait. Cette bande de petits fumiers dingues est capable de tout. Mais je ne crois pas qu’ils iraient aussi loin. Peut-être, si je les ignore, ils finiront par renoncer à m’embêter.

 

10 juin

 

Pour la première fois, je suis absolument certaine que si j’étais enfermée dans une pièce pleine d’acide, de speed et de toutes les drogues stimulantes du monde, je serais tout simplement écœurée, car je vois bien comment elles transforment des gosses qui étaient mes amis. Sûrement, ils ne me tortureraient pas aussi impitoyablement s’ils ne se droguaient pas ? Sûrement ?

Aujourd’hui, quelqu’un a mis un charbon ardent dans mon casier et le directeur m’a appelée mais il savait bien que je n’aurais jamais fait quelque chose d’aussi stupide. Ma veste neuve a un gros trou et des copies ont pris feu et ont tout enfumé. Le directeur m’a demandé qui avait pu faire ça, et bien que je soupçonne Jan, je n’ai pas osé la dénoncer, et je ne vais certainement pas rapporter sur tous les camés de l’école. Je suis bien placée pour les montrer du doigt, tiens ! Et d’ailleurs, ils me tueraient peut-être. J’ai vraiment peur.

 

11 juin

 

Je suis bien heureuse que l’école soit bientôt finie, et l’année prochaine j’irai peut-être en classe à Seattle et j’irai habiter avec tante Jeannie et oncle Arthur. Je regrette bien que grand-maman ait vendu sa maison, mais malade comme elle est, je suppose que je n’aurais pas pu aller y vivre.

 

P.S. Je suis allée à la bibliothèque de l’université et j’ai vu Joël, nous nous sommes assis sur la pelouse et nous avons bavardé un moment, mais rien n’est plus pareil. Tous les jours, il me semble que les choses ne font qu’empirer. J’aimerais que Joël ait pu être le fils de papa, et que je ne sois jamais née.

 

12 juin

 

Ce soir c’est le bal de l’école, mais naturellement je n’irai pas. Même George, avec qui je sortais, me toise avec dédain ou passe à côté de moi sans même me voir. Apparemment, les rumeurs vont bon train. Je ne peux pas imaginer ce qu’on dit de moi, ni comment mettre fin à ces ragots.

 

(?)

 

Je crois que la vieille bande des camés essaye de me faire devenir complètement folle, et elle y réussit presque. Aujourd’hui, j’étais avec maman au marché et nous avons rencontré Marcie et sa mère. Pendant que maman et elle bavardaient, Marcie s’est tournée vers moi et elle m’a murmuré, avec un beau sourire innocent : « Ce soir nous organisons une partie et c’est ta dernière chance. »

J’ai dit « non merci » aussi calmement que possible, j’ai cru que j’allais étouffer. Sa mère était là à côté d’elle ! Et puis elle m’a souri, toujours aussi gentiment, et elle m’a chuchoté. « Autant venir, parce que nous finirons bien par t’avoir. » C’est incroyable ! Une fille de quinze ans appartenant à une bonne famille, cultivée, respectée, ne pouvait tout de même pas menacer une de ses camarades en public, en plein marché, au rayon des légumes ! J’ai cru que j’allais devenir folle, que mon esprit allait tout à coup s’échapper et tomber par terre et se dissoudre.

En rentrant à la maison, maman m’a demandé pourquoi je ne disais rien, et puis elle m’a dit que je devrais fréquenter une gentille petite comme Marcie Green. Une gentille petite ! Je deviens folle peut-être. J’ai peut-être tout imaginé et rien ne s’est passé.

 

16 juin

 

Grand-maman est morte dans son sommeil la nuit dernière. J’ai essayé de me persuader qu’elle est allée retrouver grand-papa, mais je suis si déprimée que je ne peux penser qu’aux vers qui vont manger son corps. Des orbites vides avec des colonies entières d’asticots grouillants. Je ne peux plus rien manger. Toute la maison semble folle, tout le monde s’occupe de l’enterrement. Pauvre maman, son père et sa mère disparus en deux mois ! Comment peut-elle le supporter ? Je crois que je mourrais si je perdais mes parents, en ce moment. Je me suis efforcée d’aider maman, de lui faciliter les choses, mais je suis si épuisée que je dois me forcer pour mettre un pied devant l’autre.

 

17 juin

 

Joël a appris la mort de grand-maman et il m’a téléphoné pour me dire qu’il était vraiment désolé. Il m’a rendu mes forces et a promis de venir me voir demain après l’enterrement. Je suis si heureuse qu’il vienne. Je vais avoir besoin de lui.

 

19 juin

 

Je crois que la seule chose qui m’a permis de tenir le coup aujourd’hui, c’est la pensée que Joël m’attendait. Chaque fois que j’avais envie de pleurer je pensais à lui, assis dans notre salon, et j’allais un peu mieux. J’aurais aimé que maman puisse penser à autre chose, parce qu’elle était vraiment bouleversée. Jamais je ne l’ai vue dans un tel état. Papa a fait de son mieux mais je crois qu’il ne parvenait pas à communiquer avec elle.

Quand nous sommes rentrés à la maison, je suis allée m’asseoir dans le jardin avec Joël et nous avons causé longtemps. Son père est mort quand il avait sept ans et depuis il a beaucoup pensé à la mort et à la vie. Ses sentiments et ses idées sont pleins d’une telle maturité que j’ai peine à croire qu’il n’a pas cent ans ! C’est aussi un garçon très spirituel, pas religieux ni dévot, mais spirituel, et ses sentiments sont très profonds. Je crois que la plupart des gosses de notre génération sont comme ça. Même pendant leurs voyages à la drogue beaucoup de jeunes croient avoir vu Dieu, ou qu’ils communient avec des êtres célestes. Finalement, quand Joël est parti, il m’a embrassée très tendrement sur la bouche, pour la première fois. Il est si bon, si honnête, si bien que j’espère qu’un jour nous pourrons être l’un à l’autre. Je l’espère sincèrement.

Le plus mauvais moment de la journée, c’est quand on a fait descendre ma chère grand-maman, si douce et si frêle, dans ce trou noir sans fond. J’ai eu l’impression que la terre l’avalait et quand ils ont jeté les premières pelletées sur le cercueil, j’ai dû me retenir pour ne pas hurler. Mais Joël m’a dit de ne pas penser à ça, parce que ce n’est pas ça la mort, et je suppose qu’il a raison. Je ne veux plus y penser.

 

20 juin

 

Maintenant que l’école est finie, il y a un tas de bals et de réceptions et j’essaye de ne pas me sentir blessée parce que je ne suis pas invitée. Je trouve un peu indécent d’avoir envie de sortir alors que grand-maman vient de mourir. Mais à dire vrai, mon cher journal, mon ami, j’en ai assez d’être en quarantaine et de faire semblant de m’en ficher. Je suis si fatiguée que j’ai parfois envie de m’enfuir encore une fois pour ne jamais revenir.

 

22 juin

 

Hier soir, une bande de gosses ont été embarqués par les flics à une party et aujourd’hui ils m’en rendent responsable. Jan est venue se frotter contre moi, au drugstore, et elle m’a dit que cette fois je ne m’en tirerais pas comme ça et que j’étais une salope de moucharde. Je lui ai dit que je n’avais rien fait, que je n’étais même au courant de rien mais, comme d’habitude, elle n’a pas voulu m’écouter.

Je ne sais pas ce que je vais faire s’ils recommencent à me tourmenter. Je crois vraiment que je ne pourrai pas le supporter, même avec Joël et ma famille pour me soutenir. C’est trop, trop.

 

23 juin

 

Tout va mal et je n’en peux plus ! Vraiment plus ! Aujourd’hui, je marchais simplement dans la rue, le long du parc, et un garçon que je ne connais même pas m’a accompagnée et m’a menacée. Il m’a tiré le bras en le tordant, en me traitant de tous les noms les plus horribles du monde. Des tas de gosses passaient et j’avais envie de crier mais je ne pouvais pas. Qui m’aiderait, d’ailleurs ? Les gosses bien ne savent même pas que j’existe. Et puis ce garçon m’a poussée brutalement derrière des buissons et il m’a embrassée. C’était tout à fait humiliant et répugnant. Il a enfoncé sa langue dans ma bouche en la remuant dans tous les sens jusqu’à ce que je pleure ; j’avais mal au cœur. Là-dessus, il m’a dit que j’avais simplement besoin de me faire baiser une bonne fois et que je ferais bien de ne parler de ça à personne sans quoi il reviendrait et cette fois ce serait ma fête.

J’avais si peur que j’ai couru jusqu’au cabinet d’avocat de M. B. et je lui ai demandé de me reconduire à la maison. Il a cru que j’étais malade, maman aussi et elle m’a obligée à me coucher. Je suis malade. Je n’arrête pas de vomir et je ne peux pas me concentrer. Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne peux rien dire à maman, après grand-papa et grand-maman, ce serait la dernière goutte. Mon Dieu, qu’est-ce que je peux faire ?

Une voiture vient de passer avec les phares qui clignotaient et l’avertisseur bloqué à fond, et toute la famille a couru dehors pour voir ce qui se passait, sauf moi. Je me fiche de tout, à présent.

 

24 juin

 

Ce matin, au petit déjeuner, j’ai dit à la famille que j’étais vraiment torturée à nouveau par les gosses. Papa a proposé d’aller voir leurs parents, mais je l’ai supplié de ne pas faire ça parce que ça ne ferait qu’aggraver les choses. J’ai même dit à papa de fermer sa voiture à clef parce que quelqu’un avait menacé de mettre de la drogue dedans. Naturellement, il m’a fallu avertir de nouveau Tim et Alex, mais tout ça ne sert à rien. J’ai l’impression que nous sommes assiégés, mais les autres ne prennent pas la situation au sérieux. Papa croit sincèrement que les gosses me font marcher et qu’ils ne feraient jamais rien pour me faire du mal. Je n’ai pas pu lui parler de ce qui s’est passé hier, alors je suppose qu’il va falloir que je continue de leur laisser croire que tout va bien.

 

Plus tard

 

Ma chère gentille maman m’a conduite à l’université cet après-midi pour voir Joël. Elle a dit qu’il y avait des choses qu’elle devait aller chercher au bureau de papa, mais je sais que ce n’est qu’un prétexte. Elle est vraiment formidable.

J’ai bavardé un moment avec Joël et ensuite, je ne sais pas pourquoi, je lui ai demandé de marcher un peu avec moi et, le cœur complètement désintégré, je lui ai révélé une partie de la vérité. Je ne voulais pas le lui dire, mais à présent j’en suis heureuse. Sa réaction a été celle que j’attendais de lui. Il m’a dit qu’il avait beaucoup d’affection pour moi et qu’il était sûr que je m’en tirerais, parce qu’au fond j’étais une personne très saine et forte. Il m’a peut-être dit ça parce qu’il va rentrer chez lui pour les vacances, mais il m’a donné la montre en or de son père et moi la bague de grand-maman. C’était affreusement triste. Et maintenant je me sens grise comme tous les jours gris du monde.

 

25 juin

 

Aujourd’hui, notre quartier était comme un asile de fous, tout le monde courait dans tous les sens pour préparer le zinzin annuel de ce soir « L’École est finie ». Aucun des camés n’a fait attention à moi et j’en suis bien contente. Ils ont peut-être d’autres projets. C’est curieux qu’un grand lycée comme celui-ci puisse être divisé et former deux mondes entièrement différents qui s’ignorent complètement. A moins qu’il n’y ait plusieurs mondes ? Est-ce que l’école ne serait pas une petite galaxie, avec un univers minuscule pour chaque groupe minoritaire, un pour les enfants pauvres et un autre pour les enfants riches, et un pour les camés, ou peut-être même un pour les camés riches et un autre pour ceux qui appartiennent à des milieux défavorisés ? Et chacun de nous ignorerait tout des autres mondes, jusqu’à ce qu’une personne essaye de passer de l’un dans un autre ? Est-ce ça le péché ? Ou bien est-ce que le problème consiste à essayer de rentrer dans le globe originel ? Sûrement, tous les gosses qui ont essayé un jour de prendre de la drogue n’ont pas ce problème ? Ou bien l’ont-ils ? Je suppose que je finirai bien par le savoir, du moins je peux essayer. Chris a de la chance, ses parents ont déménagé et sont allés vivre dans une ville où personne ne la connaît.

 

PS. J’ai rencontré trois des gosses réguliers et ils m’ont demandé si j’allais au zinzin et tout. La glace est peut-être rompue. Je l’espère, je l’espère !

 

27 juin

 

J’ai dormi jusqu’à 11 h 30 et je me sens si heureuse que j’éclate. Les oiseaux chantent sous ma fenêtre.

C’est l’été, cher, cher ami, et je suis vivante et en bonne santé et heureuse dans mon cher petit lit. Hourra ! je crois que je vais aller à un cours de vacances pour préparer ma rentrée. Et l’année prochaine, je pourrai peut-être suivre les cours de vacances à l’université ! Ce sera amusant !

 

1er juillet

 

Le premier jour de juillet ! J’aimerais bien que Joël soit ici pour voir comme tout est beau. Il m’écrit déjà qu’il s’ennuie. Sa mère me paraît très gentille, mais elle n’est pas très intellectuelle, apparemment, et il aimerait bien avoir quelqu’un à qui parler, comme ma mère et mon père qui sont très stimulants. Il m’a fait promettre de les apprécier et de les aimer pour deux, pour lui et pour moi. J’avais cessé de prendre des leçons de piano depuis des mois, mais je recommence aujourd’hui. Mon professeur m’a donné un concerto incroyablement difficile, mais je suppose que je finirai par arriver à le jouer. Je veux que Joël soit fier de mes talents de musicienne aussi bien que des autres choses !

 

P.S. Hier, j’ai fait une grande promenade avec Tim et nous avons vu Jan au drugstore et Marcie dans le parc, mais aucune n’a fait attention à moi. Youpi ! Maintenant que l’école est finie, elles ont sans doute renoncé à m’embêter. Je vais pouvoir être libre, enfin ! Ce serait merveilleux, glorieux, divin ! Je suis si heureuse que je voudrais mourir !

 

3 juillet

 

Encore une belle, belle journée, sauf que papa a rapporté des photos de la tombe de grand-maman et de la pierre tombale qui a été finalement installée. Elle est très belle, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si son corps est déjà décomposé, et quant à celui de grand-papa, il doit être dans un état affreux. Un jour, je vais prendre à la bibliothèque un livre sur l’embaumement et voir exactement comment ça se passe. Je me demande si papa et maman et Tim pensent à ces choses, ou si c’est seulement moi ? Est-ce que j’aurais l’esprit morbide, à cause de mon passé ? Non, sans doute, parce que Joël m’a dit qu’il s’était posé les mêmes questions à la mort de son père, et il n’avait que sept ans.

 

7 juillet

 

Mrs Larsen s’est cassé une jambe dans un accident d’auto et je vais aller chez elle tous les jours pour faire le ménage et la cuisine pour Mr Larsen et m’occuper du bébé jusqu’à ce que la mère de Mrs Larsen arrive. (Bon entraînement pour l’avenir !) La petite Lou Anne est adorable et je serai heureuse de m’occuper d’elle. Faut que je file maintenant. (J’espère que Mr Larsen ne prendra pas tout le temps ses repas à l’hôpital, parce que je veux m’entraîner à faire la cuisine.)

A bientôt.

 

(?)

 

Mon cher, cher et précieux ami,

Je suis si reconnaissante qu’on ait permis à maman de t’apporter dans ton vieux petit coffret cadenassé. J’ai été terriblement gênée quand l’infirmière m’a obligée à ouvrir la cassette devant elle pour t’en sortir, avec mes crayons et mes stylos. Mais je suppose qu’ils sont simplement prudents et qu’ils voulaient voir si tu ne cachais pas des drogues. Je ne me sens pas vraie. Je dois être quelqu’un d’autre. Je n’arrive pas à croire qu’une chose pareille m’est vraiment arrivée. La fenêtre est couverte d’un grillage de gros fil de fer je suppose que c’est mieux que des barreaux mais je devine quand même que je suis dans une espèce de prison-hôpital.

J’ai essayé de comprendre, de me souvenir, mais je n’y arrive pas. Les infirmières et les médecins me répètent que je vais déjà mieux mais j’ai toujours les idées embrouillées. Je ne peux pas fermer les yeux parce que les vers grouillent toujours sur moi. Ils me rongent. Ils se glissent dans mon nez, ils me grignotent la bouche et, ah, mon Dieu… Je dois te ranger dans ton coffret parce que les asticots glissent de mes foutues mains grouillantes sur tes pages. Je vais t’enfermer à clef, tu ne risqueras rien.

 

(?)

 

Aujourd’hui, je vais mieux. Ils ont enlevé les pansements de mes mains et je ne m’étonne plus qu’elles m’aient fait si mal. Le bout de tous mes doigts est déchiré et deux ongles ont été complètement arrachés et les autres sont cassés presque en deux. Ça me fait mal d’écrire, mais je dois le faire, sinon je deviendrai folle en plein. Je voudrais écrire à Joël, mais pour lui dire quoi, et d’abord personne ne pourrait lire ce griffonnage puisque mes deux mains sont bandées comme des gants de boxe. Je suis toujours grouillante de vers, mais je commence à m’habituer à eux, à moins que je ne sois déjà morte et qu’on fasse simplement des expériences avec mon âme ?

 

(?)

 

Les vers mangent d’abord mes organes féminins. Ils ont déjà complètement rongé mon vagin et mes seins et maintenant ils s’attaquent à ma bouche et à ma gorge. J’aimerais bien que les médecins et les infirmières laissent mourir mon âme ; mais ils poursuivent leurs expériences et ils essayent de réunir le corps à l’esprit.

 

(?)

 

Ce matin à mon réveil, j’avais toute ma tête et je me sentais bien. Je pense que le mauvais voyage est fini. L’infirmière me dit que je suis ici depuis dix jours et quand je relis ce que j’ai écrit j’ai l’impression que j’ai vraiment perdu les pédales.

 

(?)

 

Aujourd’hui, on a placé mes mains sous une espèce de lampe à bronzer pour accélérer la guérison. On ne m’a pas encore donné de miroir, mais je sens que ma figure est toute arrachée aussi et mes genoux, mes pieds, mes coudes, en fait tout mon corps est blessé et meurtri. Je me demande si mes mains auront un jour l’air de mains. Le bout de mes doigts ressemble à des hamburgers grillant sous la lampe à bronzer, et on m’a donné une bombe aérosol, pour calmer la douleur. Mes mains ne sont plus bandées et je le regrette, parce que je suis obligée de les regarder de très près pour être sûre qu’elles ne sont pas pleines de vers.

 

(?)

 

Une mouche est entrée dans ma chambre aujourd’hui et je ne pouvais pas arrêter de hurler. J’avais si peur qu’elle vienne pondre de nouveaux œufs d’asticots sur ma figure, mes mains et mon corps. Il a fallu deux infirmières pour la tuer. Je ne peux pas laisser les mouches venir sur moi. Il va peut-être falloir que je cesse de dormir.

 

(?)

 

Je viens de me lever pour aller me regarder dans la glace. J’ai des attelles à quatre orteils, alors je suppose qu’ils sont fracturés aussi, mais quoi qu’il en soit, je me suis à peine reconnue. Ma figure est enflée, et bouffie, couverte de bleus et d’égratignures, et mes cheveux ont été arrachés par plaques entières, si bien que je suis à moitié chauve. Ce n’est peut-être pas vraiment moi.

 

(?)

 

En me levant, je me suis refracturé deux orteils et on les a mis dans le plâtre. Papa et maman viennent me voir tous les jours, mais ils ne restent pas longtemps ; il n’y a pas grand-chose à dire, tant que mon esprit ne se sera pas remis en marche.

 

(?)

 

J’ai des vertiges, mais l’infirmière me dit que c’est normal parce que j’ai eu une commotion cérébrale à la suite d’un choc. Les vers sont presque tous partis. Ce doit être l’aérosol qui les tue.

 

(?)

 

J’ai découvert comment j’ai pris l’acide. Papa dit que quelqu’un en a mis sur les cacahuètes au chocolat et ça doit être vrai, parce que je me souviens d’avoir mangé les cacahuètes après avoir fait la toilette du bébé. Sur le moment, j’ai pensé que Mr Larsen les avait laissées pour moi, pour me faire une surprise.

Mais à présent que j’y réfléchis, je ne comprends pas pourquoi j’ai pensé que Mr Larsen était venu et reparti sans rien dire. J’ai un trou. D’ailleurs, je suis stupéfaite de pouvoir me rappeler quoi que ce soit. Je suppose que quel que soit le mal que je me fais, mon esprit continue de fonctionner. Le médecin me dit que c’est normal, parce qu’il en faut vraiment beaucoup pour mettre le cerveau K.O. J’espère qu’il a raison, parce qu’il me semble que j’ai déjà supporté beaucoup de choses.

Bref, je me souviens que les bonbons m’ont rappelé grand-papa, parce qu’il mangeait tout le temps des cacahuètes enrobées de chocolat. Et je me souviens d’avoir eu soudain un vertige et des nausées. Je crois que j’ai voulu téléphoner à maman pour lui demander de venir me chercher avec le bébé, quand je me suis rendu compte que quelqu’un m’avait fait prendre de l’acide, je ne sais pas comment. C’est très confus, parce que lorsque j’essaye de me rappeler, il me semble que je ne vois que des lumières dansantes de toutes les couleurs, mais je me souviens très bien que j’ai essayé de former le numéro sur le cadran et qu’il fallait des éternités pour trouver les chiffres et tourner le cadran jusqu’au bout. Je crois que la ligne était occupée et je ne me rappelle pas très bien ce qui s’est passé ensuite, sinon que je hurlais et grand-papa était là pour m’aider, mais son corps ruisselait de vers et d’asticots luisants de toutes les couleurs, qui tombaient par terre derrière lui. Il a voulu me soulever dans ses bras, mais ils étaient ceux d’un squelette, il ne restait que les os. Le reste avait été complètement bouffé par les asticots grouillants et voraces qui le recouvraient. Ils mangeaient avidement, ils ne restaient pas en place. Les deux orbites vides étaient pleines de bêtes rampantes au corps blême et mou, qui se glissaient dans les chairs et en ressortaient, qui étaient phosphorescentes et qui dansaient et se marchaient dessus. Les vers et les parasites se sont mis à ramper et à courir et à glisser vers la chambre du bébé et j’ai voulu les écraser, leur marcher dessus, les tuer, les attraper avec mes mains, mais ils se multipliaient plus vite que je ne pouvais les tuer. Et alors ils se sont mis à grouiller sur mes mains, mes bras, mes jambes, la figure. J’en avais dans le nez, dans la bouche, dans la gorge, qui m’étouffaient, qui m’étranglaient. Des vers et des larves, des ténias, des asticots, des lombrics rongeaient mes chairs, la désintégraient, me grouillaient dessus, me consumaient.

Grand-papa m’appelait mais je ne pouvais pas abandonner le bébé et je ne voulais pas partir avec grand-papa, d’ailleurs, parce qu’il me faisait peur, il m’écœurait. Il était si mangé des vers que je le reconnaissais à peine. Il me montrait avec insistance un cercueil à côté du sien, et je voulais m’échapper, mais des milliers d’autres choses mortes et des personnes me poussaient dedans et fermaient le couvercle. Je hurlais, je hurlais et j’essayais de sortir du cercueil, mais ils ne voulaient pas me lâcher.

En me voyant maintenant, je suppose que lorsque j’ai voulu arracher les vers qui me recouvraient, j’ai dû arracher en même temps des poignées de chair et de cheveux. Mais je ne sais pas du tout comment je me suis cogné la tête. J’essayais peut-être de chasser le mauvais voyage à coups de poing, mais je ne me souviens plus et il me semble qu’il y a si longtemps et je suis morte de fatigue à force d’écrire. Jamais de ma vie je n’ai été aussi fatiguée.

 

(?)

 

Papa et maman croient que quelqu’un m’a droguée à mon insu ! Ils le croient, ils le croient ! Ils me croient ! Je devine qui a fait le coup, mais je suppose qu’il ne sera jamais possible d’en être sûre. Alors, je dois simplement me reposer et guérir comme le veulent mes parents. Je ne veux plus penser à ce qui m’est arrivé. Grâce à Dieu, je n’ai pas fait de mal au bébé. Merci, mon Dieu.

 

(?)

 

Dans quelques jours je vais être transportée dans un autre hôpital. J’espérais pouvoir rentrer à la maison, parce que mes mains sont presque guéries et que la plupart de mes ecchymoses commencent à disparaître. Le docteur dit qu’il me faudra attendre un an avant que mes mains soient complètement normales, et les ongles repoussés, mais d’ici quelques semaines elles devraient déjà être moins horribles à voir.

Ma figure est presque normale et un petit duvet commence à pousser sur les plaques chauves. Maman a apporté des ciseaux et avec l’infirmière elle a coupé mes cheveux court, court, court. Ils sont un peu hérissés et ça ne fait pas très professionnel, mais maman dit que je pourrai allez chez le coiffeur pour les faire égaliser, dans une semaine ou deux ou quand je sortirai de l’autre hôpital, et d’ailleurs, je ne tiens pas à me montrer avant d’avoir un peu repris figure humaine.

J’ai toujours des cauchemars où il y a plein de vers, mais j’essaye de me maîtriser et je n’en parle à personne. A quoi bon ? je sais qu’ils ne sont pas vrais et tout le monde le sait aussi, mais par moments, ils me semblent si réels que je peux sentir la chaleur gluante de leurs corps grouillants. Et chaque fois que mon nez ou une de mes cicatrices me démange, je dois me retenir d’appeler au secours.

 

(?)

 

Maman m’a apporté un paquet de lettres de Joël. Elle lui avait écrit pour lui dire que j’étais à l’hôpital, très malade, et depuis il a écrit tous les jours. Il a même téléphoné à la maison, un soir, mais maman lui a simplement dit que j’avais eu une espèce de dépression nerveuse.

Dans un sens, c’est vrai !

 

22 juillet

 

Quand maman est venue me voir aujourd’hui, j’ai vu qu’elle avait pleuré, alors j’ai essayé d’être très forte et d’avoir l’air très heureux. C’est une bonne chose, parce qu’ils vont m’envoyer chez les fous, dans un asile de dingues, un asile d’aliénés où je serai tout le temps avec des idiots, des lunatiques et des louftingues. J’ai si peur que je n’arrive plus à respirer. Papa a essayé de m’expliquer tout ça très calmement, professionnellement, mais je voyais bien qu’il était complètement déponné par cette histoire. Mais pas tant que moi ! Personne ne pourrait être aussi affolé !

Il m’a dit que lorsque mon cas avait été présenté au tribunal pour enfants, Jan et Marcie avaient témoigné toutes les deux et elles avaient dit que depuis des semaines j’essayais de leur vendre du L.S.D. et de la marijuana et qu’à l’école tout le monde savait que j’étais une camée et une revendeuse.

Toutes les circonstances étaient contre moi. J’ai un casier de droguée et papa m’a dit qu’en m’entendant crier, la voisine de Mrs Larsen et son jardinier se sont précipités pour voir ce qui se passait et pensant que j’étais devenue folle, ils m’ont enfermée dans un petit placard et ils ont couru voir le bébé qui avait dû être réveillé par mes cris, et puis ils ont appelé la police. Quand les flics sont arrivés, je m’étais déjà grièvement blessée et j’essayais d’arracher le plâtre des murs pour sortir de là et je m’étais cogné la tête contre la porte si violemment que je m’étais fracturé le crâne.

Maintenant, ils vont m’envoyer chez les dingues où je serai probablement à ma place. Papa dit que je n’y resterais sans doute pas longtemps et il va immédiatement s’occuper de me faire relâcher pour me confier à un bon psychiatre.

Papa et maman s’entêtent à appeler l’endroit où je vais aller un centre de jeunesse, mais ils ne trompent personne. Ils ne se trompent même pas eux-mêmes.

On m’envoie dans un asile d’aliénés ! Et je ne comprends pas comment c’est possible. Comment est-ce possible ? D’autres gens ont fait des mauvais voyages et on ne les a pas envoyés chez les fous. Ils me disent que mes vers ne sont pas vrais et pourtant ils m’envoient dans un endroit qui est bien pire que tous les cercueils et tous les vers réunis. Je ne comprends pas comment une chose pareille peut m’arriver. Je crois que je suis tombée de la surface de la terre et que je ne m’arrêterai jamais de tomber. Mon Dieu, mon Dieu, faites qu’ils ne m’emmènent pas. Ne les laissez pas m’enfermer avec des fous. Ils me font peur. Faites que je puisse rentrer à la maison, dans ma chambre à moi et que je puisse m’endormir. Je vous en supplie, mon Dieu.

 

23 juillet

 

L’assistante sociale est venue me chercher et m’a emmenée à l’hôpital psychiatrique où j’ai été inscrite et cataloguée et interrogée et c’est tout juste si on n’a pas pris mes empreintes digitales. Et puis j’ai été conduite chez le psychiatre et il m’a posé des questions, mais je n’avais rien à lui dire parce que je ne pouvais même plus penser. Je n’avais qu’une idée qui courait dans ma tête, j’avais peur, peur, peur.

Ensuite, ils m’ont fait suivre un vieux corridor sale, horrible, aux murs lépreux, qui sentait mauvais et ils m’ont poussée et ils ont fermé une porte sur moi, à clef. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser et éclabousser tous les murs de sang. Je l’entendais cogner dans mes oreilles et je pouvais à peine mettre un pied devant l’autre.

Nous avons marché, marché dans un couloir sombre, interminable, et j’ai pu voir quelques-unes des personnes qui sont là et maintenant je sais bien que ce n’est pas ma place. Je n’arrive pas à croire que je suis enfermée dans un monde de fous. Ils sont partout. Je ne suis pas à ma place ici et pourtant j’y suis. C’est de la folie, non ? Alors tu vois, mon ami, mon cher et unique ami, il n’y a pas d’autre endroit pour moi, parce que le monde entier est fou.

 

24 juillet

 

La nuit a été interminable. Il pourrait se passer n’importe quoi au monde ici, et personne n’en saurait jamais rien.

 

25 juillet

 

Ce matin, on m’a réveillée à 6 h 30 pour un petit déjeuner que je n’ai pas pu manger, j’étais secouée de frissons, j’avais à peine les yeux ouverts. On m’a conduite le long d’un grand corridor sombre jusqu’à une grande porte de fer avec une fenêtre grillagée au milieu. Une clef a grincé dans l’énorme serrure et nous nous sommes retrouvés de l’autre côté, et puis les clefs ont grincé de nouveau. Les infirmiers de jour parlaient beaucoup, mais je ne les entendais pas. J’ai les oreilles bouchées, ce doit être la peur. Après ça, on m’a conduite au Centre de Jeunesse, à deux bâtiments de là, et j’ai vu deux hommes qui bavaient et qui ratissaient des feuilles mortes sous la surveillance d’un autre infirmier.

Au Centre, il y avait cinquante, peut-être soixante, ou même soixante-dix gosses qui tournaient en rond avant d’aller en classe ou je ne sais où. Ils paraissaient tous assez normaux, à part une grande fille qui avait l’air d’avoir mon âge, mais qui était beaucoup plus grande et plus grosse que moi. Elle était allongée stupidement sous un billard électrique dans la grande salle, et il y avait aussi un jeune garçon qui ne faisait que hocher la tête en marmonnant comme un crétin.

Une cloche a sonné et tous les gosses sont partis, sauf les deux idiots. On m’a laissée dans la salle avec eux. Finalement, une grosse dame (l’infirmière de l’école) est arrivée et elle a dit que si je voulais être privilégiée et aller à l’école, il faudrait que j’aille voir le docteur Miller et que je signe un papier m’engageant à vivre selon tous les règlements du Centre.

J’ai dit que j’étais prête à y aller, mais le docteur Miller n’était pas là alors j’ai passé le reste de la matinée dans la salle de récréation avec les deux crétins, l’une qui dormait et l’autre qui hochait la tête. Je me demandais quel effet dingue je pouvais leur faire avec ma figure marquée et ma coiffure type tondeuse à gazon.

Pendant toute la matinée interminable, des cloches ont sonné et des gens sont entrés et ressortis. Il y avait une pile de magazines sur une petite table ronde, mais je ne pouvais pas les lire. Mon esprit galopait à un million de kilomètres-minute et n’arrivait nulle part.

A 11 h 30, Marjorie, l’infirmière, m’a indiqué où était la salle à manger. Des gosses allaient et venaient en tout sens, et aucun n’avait l’air assez fou pour être enfermé là, mais ils devaient l’être tous. Pour déjeuner nous avons eu des macaroni au fromage avec des petits bouts de saucisse dedans, des haricots verts en conserve et, comme dessert, une espèce de pudding pâteux. Essayer de manger aurait été une belle perte de temps. Rien ne pouvait faire passer la grosse boule que j’avais dans la gorge.

Des tas de gosses riaient et se taquinaient et je me suis aperçue qu’ils appellent leurs professeurs et leurs thérapeutes et les assistantes sociales par leur prénom. Tout le monde sauf les médecins, je pense. Aucun n’avait l’air aussi terrifié que moi. Avaient-ils eu peur en arrivant ici ? Avaient-ils encore peur en faisant semblant d’être à l’aise ? Je ne comprends pas comment ils peuvent vivre ici. Franchement, le Centre de Jeunesse est moins épouvantable que les dortoirs. On dirait presque une petite école, mais l’hôpital lui-même est intolérable. Les couloirs nauséabonds, les gens hagards, les portes verrouillées, les barreaux. C’est un abominable cauchemar, un mauvais voyage, c’est plus terrible que tout ce qu’on peut imaginer.

Le docteur Miller est enfin arrivé dans l’après-midi et j’ai pu aller le voir. Il m’a dit que l’hôpital ne pouvait pas m’aider, que le personnel et les professeurs ne pouvaient pas m’aider, et que le programme qui s’était révélé excellent ne pouvait pas m’aider si je ne voulais pas m’aider moi-même ! Il m’a dit aussi qu’avant de pouvoir résoudre mon problème, je devais reconnaître que j’en avais un, mais comment pourrais-je faire ça puisque je n’ai pas de problème ? Je sais maintenant que je pourrais résister à la tentation de la drogue même si je me noyais dans du L.S.D. Mais comment pourrais-je jamais faire croire à personne, à part papa et maman et Tim et Joël, j’espère, que la dernière fois je l’ai prise à mon insu, sans le vouloir ? Ça paraît incroyable que la première fois de ma vie que je me suis droguée et la dernière fois, qui m’a conduite à l’asile de fous, c’était à mon insu. Mais personne ne pourra jamais croire qu’on puisse être aussi bête. J’ai du mal à le croire moi-même, et pourtant je sais que c’est vrai.

Et puis, d’ailleurs, comment puis-je avouer quoi que ce soit quand j’ai si peur que je ne peux même pas parler ? Dans le bureau du docteur Miller j’ai répondu par des signes de tête pour ne pas avoir à ouvrir la bouche. D’ailleurs, aucun mot n’en serait sorti.

A 14 h 30 les gosses sont sortis des classes, et certains sont allés jouer au ballon et d’autres sont restés là pour les soins en groupe.

Je me rappelle maintenant ce que m’ont dit le premier médecin et l’assistante sociale. Les gosses sont partagés en deux groupes. Dans le Groupe Un, les enfants essayent d’obéir à tous les règlements et sont finalement relâchés. Ils bénéficient de tous les privilèges. Le Groupe Deux n’a droit à rien. Ils n’obéissent pas aux règlements, ils se mettent en colère ou bien ils jurent, ils volent, ils couchent ou je ne sais quoi, ce qui fait qu’ils sont surveillés de près. J’espère qu’il n’y a pas d’herbe ici. Je sais que je pourrai résister mais je ne crois pas que je pourrais supporter de nouveaux problèmes sans devenir vraiment folle. Je suppose que les toubibs savent ce qu’ils font mais je me sens si seule, perdue, terrifiée ! Je crois que je perds la tête, vraiment.

A 16 h 30, c’était l’heure pour nous de regagner nos salles et de nous faire de nouveau enfermer comme des animaux dans un zoo. Dans mon bâtiment, il y a six autres filles et cinq garçons, et j’en remercie le Ciel car je n’aurais jamais pu y retourner toute seule. Cependant, j’ai remarqué qu’ils frémissaient tous un petit peu (comme moi) quand les portes ont claqué sur nous.

Dans le couloir, une femme âgée a dit que tout avait été paisible et calme jusqu’à maintenant et une toute petite fille s’est retournée et lui a répliqué : « Va te faire mettre. » J’étais si surprise que je m’attendais à ce que le plafond lui tombe sur la tête, mais personne n’a fait attention.

 

27 juillet

 

La petite fille dont je t’ai parlé hier est dans la chambre à côté de la mienne. Elle a treize ans et elle semble toujours au bord des larmes. Quand je lui ai demandé depuis combien de temps elle était là elle m’a répondu « depuis toujours, depuis toujours ».

A l’heure du dîner, elle a marché avec moi jusqu’au réfectoire et nous nous sommes assises sur le même banc sans manger, à une des longues tables. Pour le reste de la soirée on nous a laissés errer dans le bâtiment, sans rien à faire et nulle part où aller. Je voudrais de tout mon cœur raconter à papa et maman comment c’est ici, mais je ne le ferai pas. Je ne veux pas qu’ils aient encore plus de soucis.

Une des femmes âgées, dans cette salle, est une alcoolique lubrique et elle me fait très peur, mais je m’inquiète plus encore pour Babbie. Qu’est-ce qui peut empêcher cette sale créature de lui faire des propositions malhonnêtes ? Elle a fait des gestes quand nous sommes passées près d’elle ce soir et j’ai demandé à Babbie s’il n’y aurait pas moyen de faire quelque chose. Mais Babbie a haussé les épaules et elle a dit que nous pourrions sans doute nous plaindre à l’infirmière, mais que le mieux était simplement de l’ignorer.

Et puis il s’est passé une chose tout à fait étrange et terrifiante. Nous étions assises dans une des salles de « récréation » et nous regardions les autres qui nous regardaient. C’était comme des singes observant des singes et quand j’ai demandé à Babbie si elle ne préférerait pas que nous allions bavarder dans ma chambre elle m’a répondu que nous n’avions pas le droit de faire l’amour dans les chambres mais que nous pourrions trouver un coin tranquille demain dans un des débarras. Je ne savais absolument pas que dire ! Elle croyait que je voulais la séduire et j’étais tellement suffoquée que je suis restée muette. Plus tard, j’ai essayé de m’expliquer, mais elle s’est mise à parler d’elle-même comme si je n’étais pas là.

Elle a dit qu’elle avait treize ans et qu’elle se droguait depuis deux ans. Ses parents ont divorcé quand elle avait dix ans et elle a été confiée à son père qui est entrepreneur et qui s’est remarié. J’ai eu l’impression qu’au début ça a bien marché, mais elle était jalouse des enfants de sa nouvelle mère et elle se sentait étrangère, à l’écart. Alors elle s’est mise à passer de plus en plus de temps hors de la maison, en disant à sa belle-mère qu’elle avait du mal à étudier, qu’elle allait à la bibliothèque, etc. Les prétextes habituels, alors qu’elle séchait la moitié de ses cours. Mais elle avait quand même de bonnes notes, alors ses parents ne faisaient pas trop attention. Finalement l’école a écrit qu’elle manquait trop souvent. Mais elle a dit à son père que l’école était si grande, les classes tellement nombreuses que la plupart du temps on ne savait pas qui était là et qui était absent. Je ne sais pas pourquoi son père a cru cette histoire-là, mais il a dû la croire. Il devait aimer sa tranquillité.

Mais pendant ce temps-là, Babbie avait fait la connaissance d’un homme de trente-deux ans dans un cinéma et il lui avait fait prendre de la drogue. Elle ne m’a pas raconté tous les détails, mais je suppose qu’il lui a appris bien autre chose. Quelques mois plus tard il a disparu et elle a découvert que c’était très facile de rencontrer d’autres hommes. En fait, à douze ans, elle était déjà prostituée. Elle m’a raconté tout ça si calmement que j’en avais le cœur déchiré. Mais même si j’avais pleuré (ce que je n’ai pas fait), je crois qu’elle ne s’en serait même pas aperçue tellement elle était loin de tout ça.

Elle se droguait depuis un an quand ses astucieux parents ont commencé à avoir des soupçons. Mais, même alors, ils n’ont pas attaqué le problème de front. Ils lui ont simplement posé un tas de questions, ils lui ont cassé les pieds, alors elle a enrôlé le premier type qu’elle rencontrait au cinéma et avec l’argent volé elle a pris le car pour Los Angeles. Une copine lui avait dit que là-bas les B.P[6]. se la coulaient douce et, à en croire Babbie, la copine avait raison. Elle n’était pas là depuis deux jours qu’elle faisait la connaissance d’une « amie », une femme très élégante qui habitait un grand appartement et qui y a emmené Babbie. Il y avait plusieurs filles de son âge dans le salon et des pilules de toutes sortes dans des compotiers et des drageoirs un peu partout. En une demi-heure, elle était complètement défoncée.

Plus tard, quand elle est redescendue sur terre, la femme lui a dit qu’elle pourrait habiter là et aller à l’école. Elle a dit qu’elle ne travaillerait que deux heures par jour, dans l’après-midi. Alors, le lendemain, elle était inscrite dans une école comme la nièce de la femme et elle commençait à vivre comme une B.P. de luxe. La femme avait quatre nièces qui habitaient chez elle, quand Babbie y était. Le chauffeur les conduisait à l’école et venait les chercher, et elles ne voyaient jamais la couleur de l’argent qu’elles gagnaient. Babbie m’a dit que la plupart du temps elles restaient dans l’appartement à se regarder comme des singes, sans jamais parler ni aller nulle part.

Ça m’a paru tellement incroyable que j’ai voulu lui poser des questions, mais elle a continué de parler et elle paraissait si triste et si distante que je crois qu’elle disait vraiment la vérité. D’ailleurs, après ce que j’ai vécu, je crois que je suis prête à croire n’importe quoi. Tu ne trouves pas que c’est triste d’en arriver au point où tout est si incroyable qu’on croit n’importe quoi ?

Moi je trouve ça bien triste, mon cher journal, mon ami, je le pense très sincèrement et très désespérément.

Enfin, au bout de quelques semaines, Babbie a fichu le camp et elle est allée à San Francisco en stop. Mais, à San Francisco, quatre types l’ont tabassée et violée. Quand elle a voulu mendier de quoi téléphoner à ses parents, personne n’a voulu lui donner d’argent. Elle m’a dit qu’elle serait rentrée chez elle sur les genoux et qu’elle se serait laissé enchaîner dans un placard, mais quand je lui ai demandé pourquoi elle ne s’était pas adressée à la police ou à un hôpital, elle s’est mise à hurler et à cracher par terre.

Je suppose que plus tard elle a fini par téléphoner à ses parents, mais quand ils sont arrivés à San Francisco elle avait déjà mis les voiles avec un type qui avait installé son propre laboratoire pour fabriquer du L.S.D. Ils se sont trouvés tous les deux embarqués dans une espèce de communauté de merde et finalement elle a atterri ici, comme moi.

Ah ! cher journal, je suis si reconnaissante ! Comme je suis heureuse de t’avoir, parce qu’il n’y a rien, absolument rien à faire dans cette cage d’animaux et tout le monde est si dingue que je ne sais pas comment je pourrais vivre sans toi.

Il y a une femme, quelque part au bout du couloir qui gémit et qui geint et qui fait des bruits terrifiants. Même en mettant mes pauvres mains cassées sur mes oreilles et l’oreiller sur ma tête, j’entends ces horribles sons gargouillants. Est-ce qu’un jour je pourrai dormir sans être obligée de garder ma langue entre mes dents pour les empêcher de claquer, et sans être emplie de terreur en songeant à cet endroit ? Ça ne peut pas être vrai ! Je fais encore mon mauvais voyage. C’est sûrement ça. Je crois que demain ils vont amener des tas de petits enfants pour nous jeter des cacahuètes entre les barreaux.

 

27 juillet

 

Cher journal,

Je dois vraiment avoir perdu l’esprit ou tout au moins je ne le contrôle plus, parce que je viens d’essayer de prier. Je voulais demander à Dieu de m’aider, mais je ne pouvais prononcer que des mots noirs, inutiles, qui tombaient de ma bouche sur le sol et roulaient dans les coins et sous le lit. J’ai essayé, j’ai vraiment essayé de me rappeler ce que je devais dire après « Notre père qui êtes aux cieux…» mais je ne trouve que des mots sans suite, inutiles, artificiels, lourds, qui n’ont aucune signification et aucun pouvoir. Ils sont comme le délire de cette femme idiote et gargouillante qui fait maintenant partie de ma famille de détenue. Des élucubrations inutiles, tâtonnantes, sans importance, sans pouvoir et sans gloire. Parfois, je pense que la mort est le seul moyen de fuir cette chambre.

 

29 juillet

 

Aujourd’hui, on m’a accordé le privilège d’aller à l’école et ici, dans cet établissement, l’école est un privilège. Rien ne pourrait être plus sombre ni plus sinistre que de rester assise sans rien à faire pendant des millions d’heures interminables.

J’ai dû pleurer en dormant parce que, ce matin, mon oreiller était tout mouillé et je suis complètement épuisée. Nous avons deux professeurs. Ils ont l’air gentil et la plupart des gosses semblent presque normaux. Je suppose que c’est parce qu’ils ont peur d’être renvoyés dans le no man’s land, un univers où l’on erre tout seul éternellement.

Je suppose que l’on peut s’habituer à tout, même à être enfermé dans un asile de fous. Ce soir, quand ils ont claqué la lourde porte et l’ont fermée à clef, je ne me suis même pas sentie déprimée. Ou bien je n’ai plus de larmes pour pleurer.

J’ai bavardé un moment avec Babbie, et je lui ai fait un chignon, mais la joie et la spontanéité ont disparu de ma vie. Je commence à me traîner, à exister à peine, comme elle.

Les autres filles de notre salle parlent et plaisantent et regardent la télé et vont se cacher dans les cabinets pour fumer, mais Babbie et moi essayons simplement de ne pas perdre complètement l’esprit.

Tout le monde fume ici, et les couloirs sont pleins de fumée grise qui tournoie comme si elle ne pouvait aller nulle part. Elle a l’air aussi prisonnière et affolée que les détenus.

Les infirmiers portent tous de gros trousseaux de clefs accrochés à leurs tabliers. Le tintement constant est déprimant et ne cesse de me rappeler que je suis enfermée.

 

30 juillet

 

Ce soir, Babbie est descendue à la salle de récréation pour regarder la télé et je suis jalouse. Est-ce que je suis en train de devenir une vieille gouine furieuse parce que l’enfant est allée accorder son affection à une vieille femme qui a un paquet de cigarettes avec elle ?

Ce n’est pas possible ! Non, une chose pareille ne peut pas m’arriver !

 

31 juillet

 

Aujourd’hui, après l’école, nous avons eu une séance de traitement en groupe dans la grande salle du Centre de Jeunesse. C’était très intéressant d’écouter les gosses. Je mourais d’envie de leur demander ce qu’ils avaient ressenti en arrivant ici, mais je n’osais pas ouvrir la bouche. Rosie était troublée parce qu’elle avait l’impression que les gosses l’ignoraient et la mettaient en quarantaine et ils lui ont tous dit qu’il était impossible de s’entendre avec elle, parce qu’elle essayait de monopoliser les gens et qu’elle était collante. Au début elle était furieuse et elle a juré, mais je crois qu’avant la fin de la séance elle s’est mise à se comprendre un peu mieux, du moins elle aurait dû.

Ensuite ils ont discuté pour expliquer comment les autres « nourrissaient leurs propres problèmes », ce qui était intéressant. Il se peut que le temps que je passe ici fasse de moi une personne plus capable.

Après la séance, Carter, qui est le président actuel du groupe (ils en élisent un toutes les six semaines), m’a prise à part et m’a parlé. Il m’a dit que je devais me sentir libre de révéler mes pensées et mes colères et mes peurs pour qu’on les examine. Il m’a dit que si on les garde en soi elles prennent une importance disproportionnée. Et il m’a dit aussi que, lorsqu’il est arrivé ici, il a eu si peur que pendant trois jours il a littéralement perdu la voix. Il ne pouvait pas parler, il était physiquement muet ! Il a été envoyé ici parce que personne ne pouvait rien faire de lui. Il a été dans des maisons de correction, dans des centres de redressement, et chez tant de parents adoptifs qu’il ne les compte plus, mais la pensée d’être dans un asile psychiatrique lui a vraiment fait perdre l’esprit !

Il m’a dit que nous pouvions quitter le Groupe Deux si nous progressions et prouvions que nous nous contrôlions. Il a fait partie deux ou trois fois du Groupe Un, mais il a toujours été renvoyé à cause de son sale caractère. Il m’a dit encore que dans deux semaines les gosses du Groupe Un vont faire une excursion en car pour aller visiter des grottes dans les montagnes Ah ! que je voudrais faire cette excursion ! Il faut que je sorte d’ici ! Il le faut, il le faut !

 

1er août

 

Papa et maman sont venus aujourd’hui. Ils me croient toujours et papa est allé voir Jan et il pense qu’il va bientôt pouvoir la persuader de revenir sur ses déclarations et nier que j’essayais de lui vendre de la drogue.

Le traitement de groupe est merveilleux. Peut-être, maintenant, je vais pouvoir tirer profit de cet endroit, au lieu d’être brisée.

 

2 août

 

J’ai passé un moment avec le docteur Miller et j’ai l’impression qu’il me croit aussi ! Il a eu l’air enchanté quand je lui ai dit que j’avais l’intention de faire du travail social et il pense que l’on a de plus en plus besoin de gens qui comprennent ce qui se passe ici. Il m’a proposé d’interroger certains des gosses sur leurs milieux, ce qui me permettra peut-être de mieux comprendre les gens et leurs motivations, mais il m’a avertie que je ne devrai pas être choquée par certaines choses que je découvrirai. Je crois qu’il s’imagine que je suis encore capable d’être stupéfaite par ce qui se passe dans ce monde. Heureusement qu’il ne connaît pas mon passé… du moins je le crois.

Au début, je pensais que je serais trop intimidée pour demander carrément aux gosses de me parler d’eux-mêmes. Mais le docteur m’a dit que si je leur expliquais pourquoi je voulais tout savoir, ils feraient certainement leur possible pour m’aider. Quand même, j’ai l’impression que je vais être indiscrète. Je ne sais vraiment pas ce que je répondrais si on m’interrogeait sur ma vie. Je dirais peut-être la vérité, après tout, sauf peut-être les trucs les plus épouvantables.

Ce soir j’ai regardé la télé pendant un moment, mais il n’y a que six jeunes dans notre bâtiment et dix dames âgées, et comme nous devons voter pour savoir quel programme nous regarderons, elles sont toujours en majorité. D’ailleurs, je crois que je préfère lire ou écrire. J’essaye de persuader Babbie de lire et elle demandera peut-être un livre à la bibliothèque du Centre de Jeunesse, demain, si j’insiste. Je suis certaine que ça l’aiderait à oublier ses malheurs, si seulement elle pouvait se concentrer. Son assistante sociale essaye de lui trouver des parents adoptifs, mais avec son passé c’est assez difficile, et apparemment ses propres parents ne veulent plus d’elle. C’est bien triste !

 

3 août

 

Il a fait une journée splendide, chaude, paresseuse. Nous étions allongés sur la pelouse quand j’ai enfin trouvé le courage de demander à Tom X…, qui est dans le dortoir des hommes de mon bâtiment, pourquoi il était enfermé.

Tom est un garçon intelligent, très gentil, très beau. Il a quinze ans et c’est le genre d’homme qui vous met tout de suite à l’aise. Il m’a dit qu’il vient d’une bonne famille, solide et confortable, qui s’entend bien, et qu’au lycée il a été élu le garçon le plus sympathique de l’année. Je suppose que je serais élue la reine des idiotes si on faisait ça à mon école.

Bref, au printemps dernier, trois de ses copains et lui ont entendu parler de la colle qu’on renifle, et ils ont trouvé ça excitant, alors ils ont voulu essayer. Il me dit qu’ils se sont défoncés et que c’était formidable. A son expression, j’ai vu qu’il le pensait toujours.

Il me dit qu’ils ont fait beaucoup de bruit, ils ont crié, ils se sont roulés par terre et le papa du gosse chez qui ils étaient leur a demandé de se tenir tranquilles. Il n’imaginait même pas qu’ils se défonçaient, il croyait qu’ils se bagarraient comme d’habitude.

Une semaine plus tard, la même bande a essayé le scotch du papa, mais ils ne l’ont pas beaucoup aimé et ils ont découvert que c’était plus difficile à trouver que l’herbe et les pilules. Il m’a dit, ce que je savais déjà, que les parents ne se rendent jamais compte qu’il leur manque des tranquillisants, des somnifères, des remèdes contre le rhume ou pour maigrir ou tous les autres trucs qui permettent aux gosses de se donner un « coup de fouet » quand ils n’ont rien d’autre à leur disposition. Alors il a commencé à se droguer en douce mais au bout de six mois, il avait tellement besoin d’argent qu’il a dû chercher du travail. Alors il s’est présenté dans la boîte la plus logique, un drugstore. Et il a fallu pas mal de temps au patron pour deviner où passait son stock de pilules. Comme il était brave il a simplement dit qu’il n’avait plus besoin d’aide, pour éviter des ennuis à la famille de Tommy. Il n’a rien dit et personne n’a su ce qui s’était passé, à part Tommy et son patron. Mais à ce moment, Tom était passé aux drogues « dures » et il s’en foutait d’être renvoyé. Un copain lui a fait connaître le « smack » et il s’est mis à fourguer de la drogue au lycée pour avoir du fric. Et finalement il se retrouve ici mais, à mon avis, il est toujours camé en plein parce que rien que de parler de la drogue, ça le défonce. J’ai remarqué aussi que Julie, qui était assise près de nous, avait presque la même réaction. C’est comme quand on voit quelqu’un bâiller. C’est contagieux et on finit par bâiller aussi. Je suis bien heureuse de n’avoir rien senti, mais je regrette presque d’avoir posé ces questions, parce que je vois bien que Julie et Tom sont pressés de sortir d’ici pour retourner à leur truc.

Ah ! comme je déteste cet endroit ! L’urine empeste dans les cabinets dégueulasses. Les petites cages, garnies de barreaux, où les gens sont enfermés s’ils n’obéissent pas. Une vieille dame qui est pyromane est enfermée dans une de ces cages presque tout le temps et je ne peux pas le supporter ! Les gens sont abominables, pire que tout.

 

4 août

 

Aujourd’hui nous sommes allés nous baigner. Au retour, dans le car, j’étais assise à côté de Margie Ann et elle dit qu’elle n’a pas du tout envie de sortir de cette boîte. Elle dit que dès qu’elle sera libérée les gosses viendront la tourmenter et ils chercheront à la brancher de nouveau et elle sait qu’elle ne pourra pas refuser ; là-dessus elle m’a regardée et elle m’a dit : « On pourrait foutre le camp, toutes les deux. Je sais où je pourrais dégotter un sac d’herbe en une minute. »

 

5 août

 

Papa et maman sont encore venus aujourd’hui et ils m’ont apporté une lettre de Joël de dix pages ! Maman voulait que je la lise tout de suite, mais j’ai préféré attendre d’être seule. C’est trop personnel et je ne veux pas la partager avec quelqu’un d’autre que toi, mon cher journal. Et puis j’ai un peu peur parce que papa a tout dit à Joël, toute la vérité sur moi, du moins tout ce qu’il sait. Alors j’aime autant attendre avant de lire cette lettre.

Papa m’a dit aussi qu’il a fini par persuader Jan de signer une déposition comme quoi elle avait menti et que je ne vendais pas de drogue à l’école. Maintenant papa et elle essayent d’obliger Marcie à se rétracter. Papa me dit que si elle veut bien, je pourrai sortir d’ici en un rien de temps.

J’ai peur d’espérer mais je ne peux pas m’en empêcher et comment pourrais-je espérer dans cet endroit désespérant ? J’ai envie de pleurer.

 

Plus tard

 

La lettre de Joël est fantastique. J’avais vraiment peur de la lire mais maintenant je suis bien heureuse. Joël est l’être le plus compatissant, le plus chaleureux, le plus compréhensif du monde. Je sais que je n’aurai plus jamais de problèmes de drogue, mais je suis tellement idiote, puérile, bébé, bornée, déraisonnable, inepte qu’il va vraiment falloir que je me donne du mal pour que Joël soit fier de moi. Ah ! comme je voudrais qu’il soit là près de moi, et comme je voudrais être forte comme le reste de ma famille. Je le voudrais de toute mon âme !

 

8 août

 

Ah ! le beau jour, fantastique, glorieux, merveilleux, incroyable ! Jour de soleil plein de chants d’oiseaux ! Je ne trouve pas de mots pour exprimer mon bonheur. Je sors d’ici ! Je vais être libre ! Je rentre à la maison ! Tous les papiers seront signés aujourd’hui et papa et maman viennent me chercher demain. Ah ! comme demain est loin ! J’ai envie de hurler de joie mais je me retiens car ils viendraient probablement m’enfermer. Honnêtement, je suis injuste quand je parle de cet asile. Il est terrible, sans doute, mais moins épouvantable que la maison de correction. Kay m’a dit que, si elle avait été envoyée en maison de correction, elle aurait appris tous les trucs les plus sordides. Ici, elle se contente de ceux qu’elle connaît. Nous en sommes tous là, je suppose.

Je n’arrive pas à croire que je vais rentrer à la maison. Quelqu’un là-haut doit me pistonner. Mon bon vieux grand-papa, sans doute.

 

Plus tard

 

Je ne pouvais pas dormir alors je me suis réveillée et j’ai songé à Babbie. Je me sens vraiment coupable, parce que je vais partir alors qu’elle va rester. Peut-être, quand je serai redevenue forte et que le cauchemar de mon passé se sera estompé, nous pourrons revenir la chercher. Mais je suppose que je suis idiote de le croire. La vie n’est pas aussi simple et c’est bien dommage. Mais je ne veux plus y penser.

 

9 août

 

Enfin, enfin, finalement et pour toujours, je suis à la maison. Tim et Alex étaient si heureux de me revoir que j’ai eu honte de moi et de ce que j’avais fait. Et puis Bonheur est venu me lécher la figure et les mains, alors j’ai cru que maman allait pleurer et, au fond, j’étais contente que grand-papa et grand-maman ne soient plus là pour voir ce qui était arrivé.

Papa devait comprendre ce que je ressentais parce qu’il est toujours si gentil et si tendre. Cher, cher papa ! Il comprend tout. Au bout d’un moment, après avoir bavardé, il m’a conseillé d’aller me reposer et d’essayer de dormir et c’était vraiment formidable parce que j’avais envie d’être absolument seule dans ma chambre avec mes jolis rideaux à moi et mon papier peint et mon propre lit et sentir ma maison à moi, autour de moi, et toute ma chère famille en bas. Je suis si, si heureuse qu’ils ne me détestent pas, parce que moi, je ne peux pas me supporter, par moments.

 

10 août

 

Cher journal,

Il est deux heures du matin et je viens d’éprouver une des plus grandes joies de ma vie. J’ai essayé de prier. A vrai dire, je voulais remercier Dieu de m’avoir retirée de cette sale boîte, de m’avoir ramenée à la maison, mais alors je me suis mise à penser à Jan et à Marcie et pour la première fois je voulais que Dieu les aide aussi. Je voulais qu’il les aide à guérir et qu’elles ne soient pas enfermées dans un hôpital psychiatrique. Mon Dieu, je vous en supplie, faites, faites qu’elles guérissent. Aidez-les, je vous en supplie, et aidez-moi aussi.

 

12 août

 

Papa a une occasion d’aller dans l’Est pour deux semaines, pour finir une tournée de conférences, c’est pas formidable ? Naturellement, ce n’est pas si chouette pour le professeur S. qui a eu une crise cardiaque, et j’espère qu’il ira mieux très bientôt ; mais papa va le remplacer, à la dernière minute, et nous allons tous aller habiter leur maison fantastique et tout, c’est pas chouette ?

 

14 août

 

Il ne restait qu’une seule chambre à deux lits dans le motel, alors Alex et moi nous avons un lit, et papa et maman l’autre, et Tim doit coucher par terre mais ça ne l’ennuie pas, il dit que c’est comme s’il campait. Nous tirons au sort pour savoir qui se servira de la salle de bains en premier. Je suis dernière, mais ça ne me fait rien parce que je voulais écrire mon cher journal.

Tout serait absolument parfait si seulement Joël était là. C’est la seule bonne chose qui manque dans notre vie, mais je suppose que ce ne serait pas très commode, si nous partagions tous la même chambre et la même salle de bains, et nous ne sommes même pas mariés.

Au fond, ce serait peut-être plus gênant encore si nous l’étions, mais je ne veux pas penser à ça. Il n’y aura plus la moindre coucherie dans ma vie tant que je n’aurai pas épousé un homme pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort nous sépare, et même alors je crois que nous resterons ensemble. Je ne peux vraiment pas imaginer qu’un Dieu de justice qui fait que deux êtres s’aiment les sépare ensuite quand ils sont au Ciel. Grand-papa et grand-maman, papa et maman ne pourraient jamais être heureux s’ils n’étaient pas ensemble. Je suis sûre que grand-maman est morte parce qu’elle ne pouvait pas supporter cette séparation. Elle n’était pas malade du tout, elle voulait simplement aller rejoindre grand-papa.

Je me demande si maman a jamais embrassé un autre homme que papa. Si, sûrement, parce que papa la taquine souvent en lui parlant d’un certain Humphrey, mais je suis certaine qu’elle n’a jamais couché avec Humphrey. Je pense que les filles ne se conduisaient pas comme ça, du temps de maman et de grand-maman. Je crois que ce serait beaucoup plus facile de rester vierge, d’épouser quelqu’un et d’apprendre ensuite ce que c’est que l’amour sexuel. Je me demande comment ça se passera pour moi ? Ce sera peut-être formidable, parce que je suis pratiquement vierge puisque je n’ai jamais couché avec personne sauf quand j’étais défoncée et je suis sûre que sans drogue je serais terrifiée. J’espère vraiment que je pourrai oublier tout ce qui m’est arrivé quand je serai mariée avec quelqu’un que j’aime. Voilà une pensée bien agréable, non ? Coucher avec un homme qu’on aime.

C’est mon tour d’aller à la salle de bains, alors je te laisse. A bientôt.

 

17 août

 

Enfin, nous sommes installés. Papa commence ses cours aujourd’hui, et cet après-midi nous allons visiter la ville. Il faisait nuit quand nous sommes arrivés, mais ce quartier est incroyable, tout est vert, fleuri, tout embaume. Je suis bien heureuse que nous soyons ici. Nous sommes tous épuisés, cependant, parce que hier et la nuit d’avant, papa et maman se sont relayés au volant et nous ne nous sommes pas arrêtés. Deux jours et une nuit de route, c’est bien fatiguant, et si c’était amusant et intéressant de voir du pays, nous sommes tous bien contents d’être enfin installés. Papa dit qu’au retour nous passerons peut-être par Chicago, et nous verrons Joël. Ce serait fantastique ! Je touche du bois et j’ai même peur de m’arrêter de toucher du bois pour écrire ou pour manger !

 

20 août

 

Cher journal, tu me vois à un thé à l’université ? Le plus extraordinaire, c’est que je ne me suis pas du tout ennuyée ! Je dois devenir adulte.

A bientôt.

 

22 août

 

Ma foi, il n’y aura plus d’explorations pour moi ! Hier, j’ai mis les pieds dans un grand parterre de lierre vénéneux et je suis dans un état terrible ! Il n’y en a pas beaucoup dans la région mais compte sur moi pour en trouver !

Je suis toute bouffie et rouge et tout me démange et j’ai les yeux fermés par mes paupières enflées et j’ai vraiment une allure folle ! Le médecin est venu me faire une piqûre mais il n’a pas l’air très encourageant. Berk !

 

24 août

 

Je ne savais pas que ce truc-là était contagieux, mais à présent Alex est atteinte, elle a dû l’attraper sur mes vêtements ou je ne sais quoi. Elle est moins bouffie que moi mais ça la démange aussi. Des gens de l’université sont venus pour demander où j’avais marché dans ce lierre vénéneux pour aller l’arracher, mais je ne sais même pas à quoi ressemble cette foutue plante.

 

27 août

 

Youpi ! Nous allons à New York pour le week-end ! Maman, Tim, Alex et moi, nous prenons le train demain et nous ne serons pas de retour avant lundi. C’est pas formidable ? Tous les magasins, les vitrines et tout, comme je suis impatiente ! Mes plaques rouges sont devenues roses et je suis sûre que le fond de teint pourra les cacher. Je l’espère, je l’espère ! Nous prenons demain le train de 7 h 15, et papa m’a dit que je pourrai m’acheter tout un tas de nouvelles affaires pour l’école. Hourra ! Hourra !

 

29 août

 

Il fait si chaud et humide et étouffant à Manhattan que je n’en reviens pas. C’était parfait quand nous étions dans les grands magasins climatisés mais, en sortant, nous avions l’impression de pénétrer dans une fournaise. La chaleur monte des trottoirs en gros nuages et je ne sais vraiment pas comment les gens qui habitent ici peuvent le supporter. Joël dit qu’à Chicago c’est encore pire mais j’ai du mal à le croire. Enfin, nous avons passé presque toute la matinée à faire des achats chez Bloomingdale, et puis nous sommes allés au cinéma de Radio City dans l’après-midi, pour échapper à la chaleur.

Quand nous avons pris le métro, nous avons commis la plus grosse erreur de notre vie. C’était tellement bondé que nous étions tassés comme de la choucroute dans un bocal et ça sentait aussi mauvais. Une grosse vieille femme à côté de moi se retenait à la courroie et sa robe sans manches laissait voir un incroyable nid d’oiseau sous son bras. C’est la chose la plus nauséabonde que j’aie jamais vue. J’espère que Tim ne l’a pas vue, il en serait devenu pédéraste.

Demain, nous allons visiter le musée d’Art moderne et deux ou trois autres endroits. Je ne crois pas que nous resterons jusqu’à lundi, parce que maman est aussi mal à l’aise que nous.

 

2 septembre

 

Nous n’irons pas à Chicago, finalement. Il y a un tas de changements à l’université et papa doit rentrer. Il m’a proposé de faire un détour et de passer par Chicago, parce qu’il me l’avait promis, mais je ne peux pas être aussi puérile, et d’ailleurs, je verrai Joël dans quelques semaines, et nous ne sommes pas fiancés ni rien. Je le regrette bien !

 

4 septembre

 

C’est vraiment assommant de faire de la route toute la journée et presque toute la nuit. Papa a l’air complètement épuisé, et Alex s’énerve. J’aimerais bien pouvoir le relayer au volant mais papa dit qu’il n’en est pas question tant que je n’aurai pas mon permis, et j’entends bien l’avoir le plus vite possible.

 

6 septembre

 

Enfin chez nous. Mon pauvre papa a dû aller tout de suite à l’université et je sais qu’il n’en peut plus. Si je suis aussi fatiguée à mon âge, je me demande comment il arrive à mettre un pied devant l’autre, au sien. Maman court partout dans la maison, heureuse comme un oiseau, mais je suppose que c’est parce qu’elle est enfin chez elle, CHEZ ELLE. A la maison. Ah ! que c’est bon ! La maison ! Quel mot merveilleux, divin, adorable !

Je commence même à me sentir en pleine forme. Il y a quelques heures à peine, nous pensions tous que nous allions mourir d’épuisement, mais, à présent, nous avons trouvé notre second souffle. Alex a couru chez Tricia pour chercher Honey et ses chatons, et Bonheur, et Tim a retrouvé son bricolage, et moi ma chambre que j’aime tant, tous mes livres, tous mes précieux souvenirs. Je ne sais pas ce que je vais faire d’abord, aller jouer sur mon piano tendrement aimé ou rester dans ma chambre avec un bon livre, sur mon canapé, ou faire une bonne sieste.

Je crois que la sieste s’impose.

 

7 septembre

 

Aujourd’hui, j’ai rencontré Fawn au magasin et elle m’a invitée à venir la voir ce soir et nager dans sa piscine. C’est pas merveilleux ? Je vais peut-être pouvoir entrer dans la bande des gosses réguliers, cette année, et alors les camés cinglés n’oseront pas m’embêter. Ce serait parfait ! Fawn et ses sœurs font du ballet nautique et je ne nage pas très bien, mais elle a promis de m’apprendre. J’espère que je ne vais pas me noyer ni me fracasser le crâne en plongeant dans le petit bain.

 

10 septembre

 

Je ne sais vraiment pas pourquoi je me sens toujours si mal à l’aise, si peu sûre de moi et effrayée. Il n’y a pas très longtemps que je connais Fawn et pourtant je suis presque jalouse de tous ses amis. Je les trouve plus beaux, plus intelligents et plus gentils et j’ai l’impression que personne n’a envie de me fréquenter, ce qui est plutôt stupide puisqu’ils m’invitent tout le temps. Je suis idiote, je crois. J’espère qu’aucun d’eux n’a entendu raconter tous les ragots odieux qu’on a colportés sur moi. Je ne sais pas à qui ces camés de Jan et de Marcie et toute cette bande ont parlé, mais j’espère que toute l’école n’a pas été au courant. Ah ! j’espère qu’on ne va pas encore me faire de mal ! Je me demande si toutes les filles sont aussi timides que moi. Si je pense qu’un garçon va m’inviter à sortir, je meurs de peur à l’idée qu’il ne m’invitera pas, et s’il me le demande, alors j’ai peur d’accepter.

Hier soir, par exemple, nous étions toutes dans la piscine et une bande de garçons est arrivée en voiture et le père de Fawn, qui est vraiment très chouette, leur a demandé d’entrer et de boire du punch. Alors nous avons tous rigolé un moment et puis on a arrosé les dalles de la terrasse et on a dansé sur le ciment mouillé. C’était très amusant, et je suppose que je devais avoir l’air assez drôle et jolie parce que Frank G. m’a demandé de sortir avec lui. En réalité, il voulait me raccompagner à la maison mais j’ai préféré rester pour aider Fawn à tout ranger. Mais je suppose que la vérité, c’est que je ne me sens plus à mon aise avec les garçons. Maman me dit que c’est parce que j’ai peur, que je ne me sens pas sûre de moi, et j’espère qu’elle a raison ! Oh ! je l’espère !

 

11 septembre

 

Fawn m’a téléphoné ce matin à l’aube. Elle organise une partie vendredi prochain et elle veut inviter des garçons. Je vais chez elle cet après-midi pour l’aider à tout préparer, mais j’aimerais mieux ne pas me trouver dans ce coup-là. Wally l’a invitée ce soir, aussi, et elle va aller au cinéma avec lui. Ça m’ennuie un peu. Je ne sais pas pourquoi je me fais du souci pour elle, elle a quelques mois de plus que moi, mais je pense que les garçons sont à la base de tous nos problèmes. Des miens, en tout cas, mais je me trompe peut-être. Enfin ! Ce matin j’ai lu un article sur l’identité et la responsabilité, et on disait que les gosses qui n’ont pas le droit de prendre de décisions ne deviennent jamais adultes, et ceux qui sont forcés de prendre des décisions, alors qu’ils ne sont pas prêts, ne le deviennent pas non plus. Je ne crois pas que je fasse partie de l’une ou l’autre catégorie, mais c’est une idée intéressante.

A bientôt.

 

16 septembre

 

Devine quoi ? Mrs F., mon vieux professeur de piano, a téléphoné et elle veut que je joue un solo à son audition ! Elle veut même organiser ça dans le petit amphithéâtre de l’université et elle va faire un tas de publicité et tout et elle voudrait avoir ma photo à moi sur la couverture du programme ! Naturellement, elle sait que j’ai eu les mains blessées, alors l’audition n’aura pas lieu avant un mois ou deux, mais c’est formidable ! Je ne savais pas que je jouais aussi bien ! Vraiment, très sincèrement, je ne m’en doutais pas !

Elle veut venir voir mes parents un de ces soirs, très bientôt, pour en discuter avec eux, mais j’avoue que je suis en plein ciel. Je ne peux pas y croire. Je fais mes gammes tous les jours, bien sûr, et mes exercices et, parfois, je m’assieds à mon piano et je joue pour m’amuser, s’il n’y a rien d’autre à faire, mais c’est surtout parce que la télé m’embête, surtout les programmes que Tim et Alex veulent voir, et je ne peux pas passer ma vie à lire. Je ne m’étais jamais doutée que je jouais aussi bien. Je me demande si les gosses ne vont pas me trouver idiote. Je n’ai pas du tout envie de les braquer contre moi, surtout à présent que je me fais des amis. Je crois que je vais demander conseil à Fawn, mais j’attendrai, je lui parlerai après sa soirée. Je sais qu’elle ne pense qu’à ça en ce moment.

P.S. J’ai reçu une lettre absolument adorable de Joël et il a hâte de me revoir. Je ne lui ai pas dit que j’avais les mêmes sentiments, mais je suppose qu’il l’a deviné.

 

17 septembre

 

Voilà que j’ai mes règles ! Et maintenant je me sens gênée, c’est trop bête ! Je me demande si maman serait furieuse si j’achetais des Tampax au lieu de ces vieux Kotex ? Elle serait fâchée, sans doute, alors je ferais mieux de ne pas courir ce risque, mais ça fiche vraiment tout en l’air pour demain soir. Oh ! au fond, ça n’a peut-être pas d’importance. Je pourrai toujours mettre mon nouveau pantalon écossais et mon chemisier neuf. Mais c’est vraiment assommant. Enfin, je n’y peux rien, alors autant en prendre mon parti. D’accord ?

'Soir.

 

18 septembre

 

J’ai regardé le ciel ce matin et j’ai compris que l’été est presque fini et ça m’a rendue très triste parce qu’il me semble que je n’ai pas eu d’été du tout. Ah ! je ne voudrais pas qu’il soit fini ! Je ne veux pas vieillir. Je souffre d’une peur idiote, cher journal, je me vois vieille, sans jamais avoir été jeune. Je me demande comment ça peut arriver si vite, à moins que je n’aie déjà gâché ma vie. Tu crois que la vie peut passer sans qu’on s’en aperçoive ? Rien que d’y penser j’en ai des frissons !

 

(?)

 

Que je suis bête ! Demain c’est l’anniversaire de papa et je l’avais complètement oublié. Tim et maman projetaient une sortie, rien que pour la famille, mais j’étais tellement absorbée par Fawn et les autres gosses que je ne voulais pas m’occuper de tous ces détails, ce qui prouve que je suis vraiment complètement idiote. Enfin, il est trop tard pour m’en vouloir. Il va falloir simplement que je cherche quelque chose de sensass pour papa, pour surprendre tout le monde.

A bientôt.

 

19 septembre

 

Maman avait raison. J’étais complètement ridicule de me faire du souci au sujet de la soirée de Fawn. C’était formidable, épatant, très chouette ! Les parents de Fawn sont au poil et tous les gosses sont formidables. Jess K. sera le prochain président du conseil des étudiants, et Tess est la présidente pour les filles, et Judy et tout le monde. Quand je pense qu’il y a un an je les prenais pour des caves, mais maintenant j’espère qu’ils vont me donner une seconde chance et ne pas me taper sur la tête.

Je pense que si j’étais vraiment adulte je me résignerais au fait qu’un jour ou l’autre quelqu’un va se mettre à parler de mon passé, qui me semble pourtant si lointain, et alors les parents de ces gosses si convenables leur diront qu’ils ne devraient pas me fréquenter, parce que je risque de détruire leur réputation. Et tous les gosses réguliers se demanderont ce que je suis, dans le fond, et s’ils apprennent que j’ai été enfermée dans un hôpital psychiatrique, je ne sais vraiment pas ce qu’ils vont penser ! On croirait qu’avec neuf cent gosses dans cette école je pourrais passer d’un groupe à l’autre et je le pourrais si on me laissait tranquille ! Mais je le peux, je le peux ! Faites que je le puisse, mon Dieu !

Je devrais peut-être dire franchement toute la vérité à Fawn et à ses parents. Crois-tu qu’ils comprendraient, cher journal, ou bien qu’ils seraient gênés et moi aussi ? Je sais que tôt ou tard il faudra bien que je parle à Fawn de l’hôpital. Elle m’a déjà demandé ce qui était arrivé à mes mains et j’ai honte de continuer à lui mentir. Je ne sais pas ce que je dois faire. Si seulement je connaissais quelqu’un qui pourrait me conseiller, je n’aurais pas besoin de rester là sur mon lit à t’embêter et moi aussi. Quelqu’un qui pourrait me dire fais ci ou fais ça. Je suis sûre que papa et maman ne comprennent pas et ne savent pas plus que moi ce que je devrais faire. Ils ont essayé d’étouffer l’affaire et je crois bien que leurs amis les plus intimes ne savent pas ce qui m’est arrivé. Pourquoi la vie est-elle si difficile ? Pourquoi ne pouvons-nous pas être simplement nous-mêmes et que tout le monde nous accepte comme nous sommes ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas être simplement moi comme je suis maintenant, sans avoir besoin de me concentrer et de rouspéter et d’être troublée par mon passé et mon avenir ? Je suis folle à l’idée que demain je risque de croiser Jan ou Marcie, j’ai peur d’avoir toute la bande sur mon dos, parfois je voudrais ne pas être née.

Je me demande ce que penserait ce gentil Frank s’il savait ce que je suis et ce que j’ai fait ? Il ficherait le camp, probablement, comme un lièvre, ou bien il penserait immédiatement qu’il pourrait obtenir tout ce qu’il veut, et il ne voudrait qu’une seule chose !

J’aimerais tant pouvoir dormir. Tu ne trouves pas que c’est bizarre, que parfois le temps passe si vite qu’on ne peut pas le suivre, comme par exemple depuis deux ou trois semaines ? Les heures, les minutes, les jours et les semaines se fondent et passent comme un éclair. Aujourd’hui c’est l’anniversaire de papa, et demain c’est le mien. Il y a cent ans, j’aurais déjà été mariée, probablement, et j’aurais vécu à la campagne, dans une ferme, et j’aurais déjà des enfants. Je suppose que j’ai de la chance que les choses aillent moins vite de nos jours. Mais, quoi qu’il en soit, je dois essayer de me conduire en adulte !

 

Plus tard

 

Cet après-midi, je suis sortie et j’ai acheté à papa un pull sans manches. Je suis sûre qu’il l’aimera, parce qu’il en a vu un presque pareil dans la vitrine de Mr Taylor, et il a dit que ce serait parfait pour le bureau quand il fait trop chaud pour garder sa veste. Il ne me reste plus qu’à finir mon poème, et au moins j’aurai enfin fait quelque chose de bien. Je me demande si la vie est aussi explosive et troublante pour les autres. J’espère bien que non, parce que je ne voudrais pas que les autres aient à vivre un tel pétrin.

Je me demande s’ils vont me souhaiter mon anniversaire ce soir en même temps que celui de papa ou s’ils vont organiser une fête demain ? Deux gâteaux d’anniversaire dans la même semaine, ça risque de rendre tout le monde malade.

Mon Dieu, un nouvel anniversaire ! Je me sens vieille, quand je pense que dans quelques années j’aurai vingt ans. Il me semble que c’était seulement hier que j’étais une enfant.

 

20 septembre

 

J’avais à peine les yeux ouverts quand Frank a téléphoné pour m’inviter à sortir ce soir, mais je lui ai dit que je devais passer tout le week-end avec ma famille. Il a paru déçu mais j’ai l’impression qu’il m’a crue. Et puis d’abord une merveilleuse odeur de bacon monte de la cuisine et j’ai si faim que je mangerais mon édredon.

A bientôt.

 

P.S. 1. L’anniversaire de papa était au poil ! Nous étions tous si proches, si chaleureux, et nous nous sommes amusés comme des fous, mais je te raconterai tout ça plus tard.

 

P.S. 2. Papa a adoré son pull et mon poème ! Je crois qu’il a surtout aimé le poème parce que je l’ai écrit pour lui. Il s’est même mouché en le lisant.

 

Plus tard

 

Tout le monde est en bas, en train de comploter, et la maison est pleine d’odeurs merveilleuses qui mettent l’eau à la bouche et qui sont dignes de rois et de princesses exotiques. Je me demande ce qu’ils fabriquent. Maman, Tim et Alex ne veulent même pas me laisser aller dans le salon. Ils m’ont dit de monter en vitesse et de prendre un bain et de me coiffer et de ne pas descendre avant d’être devenue la plus belle créature du monde. Je ne vois pas comment ils espèrent que j’y arriverai, mais ça va m’amuser d’essayer.

 

Plus tard

 

Tu ne devineras jamais, mais jamais, ce qui est arrivé ! Joël était là ! Je savais qu’il entrait à l’université plus tard à cause de son emploi mais… Non, je ne peux pas le croire ! Le vilain ! Il est ici depuis quatre jours, et il était dans le salon quand je suis rentrée cet après-midi avec mon vieux jean et le plus vieux sweat-shirt de papa couvert de peinture blanche. Quand je suis arrivée en traînant les pieds il a dit qu’il était tout prêt à retourner à Chicago en vitesse. Dieu merci, je me suis vite changée, j’ai mis ma robe blanche et mes sandales neuves. Il ne voulait pas croire que j’étais la même personne. Tim et papa ont ri et ils m’ont taquinée en disant qu’ils avaient dû ligoter Joël sur sa chaise pour l’empêcher de s’enfuir quand il m’avait vue la première fois.

Nous avons passé une soirée merveilleusement drôle, drôle ; et je suis sûre qu’ils plaisantaient, je l’espère ! Mais quand Joël m’a vue il m’a embrassée sur la bouche, devant toute la famille, et il m’a serrée dans ses bras jusqu’à ce que je sente mes os craquer comme des pommes chips. C’était merveilleux, mais un peu gênant tout de même.

Ils ont projeté ça tout l’été et moi qui croyais que mon anniversaire ne serait fait que des restes de celui de papa, et au lieu de ça, j’ai eu le plus bel anniversaire de ma vie. Joël m’a donné une bague en émail couverte de petites fleurs et je la porterai jusqu’à ma mort. Je l’ai à mon doigt en ce moment et elle est vraiment ravissante. Papa et maman m’ont offert la veste de daim dont je rêvais et Tim une écharpe et Alex m’a fait de la nougatine de cacahuètes, que papa, Joël et Tim ont dévorée, pour se venger parce que j’avais mangé toute celle de papa à son anniversaire. Ma drôle de petite Alex fait la nougatine mieux que maman et moi, et elle le sait et elle refuse de dévoiler son secret, mais c’est peut-être simplement qu’elle est si douce et sa douceur déteint sur les cacahuètes.

Je n’ai pu être seule que dix minutes avec Joël, quand nous nous sommes assis sur le perron avant que papa le raccompagne chez lui, je ne sais pas où. J’ai même oublié de le lui demander, nous avions tant de choses à nous dire, mais je suis sûre que je lui plais et qu’il m’aime peut-être à sa façon tranquille, douce, tendre et définitive. Nous nous sommes tenus par la main pendant presque toute la soirée, mais ça ne signifie pas grand-chose, parce qu’Alex était pendue à son autre main et Tim essayait de le tirer pour lui montrer toutes les choses qu’il a collectionnées pendant les vacances.

Bon. Si je veux me lever à six heures pour étudier mon piano, je ferais mieux d’aller dormir. Et puis, d’ailleurs, je veux rêver à ma merveilleuse journée et à tous mes merveilleux lendemains.

 

21 septembre

 

Je me suis réveillée avant que mon réveil sonne. Il n’est que cinq heures cinq, et je suis sûre que personne n’est encore levé dans le quartier, mais je suis tellement éveillée que je ne peux pas le supporter. Entre nous, je crois que je suis morte de peur à l’idée de retourner à l’école, mais au fond je sais que tout s’arrangera très bien, parce que j’ai Joël et mes nouveaux amis superréguliers, et ils m’aideront. Et puis, d’ailleurs, je suis beaucoup plus forte, maintenant. J’en suis sûre.

Je me disais toujours que lorsque j’aurais rempli toutes tes pages j’entamerais un autre cahier, et que je tiendrais un journal de ma vie. Mais je ne crois pas que je le ferai. Les journaux intimes, c’est très bien quand on est jeune. Je dois te dire que tu m’as sauvé la vie cent, mille, un million de fois. Tu m’as empêchée de devenir folle. Mais je pense que lorsqu’une personne devient plus âgée elle doit pouvoir discuter de ses problèmes et de ses pensées avec d’autres personnes, au lieu de se parler à elle-même ou à une partie d’elle-même comme toi. Tu ne le penses pas ? Si, je l’espère, car tu es mon plus cher ami et je te remercierai éternellement d’avoir partagé mes peines et mes larmes et mes luttes et mes malheurs ainsi que mes joies et mes bonheurs. Tout a été pour le mieux, je pense, d’une manière spéciale.

Salut, à bientôt.