CHAPITRE IV

Dans les appartements de Strahan, en haut de la tour, Hart et Brennan affrontaient le sorcier.

Strahan sourit.

— Les données du jeu ont changé, dit-il.

— Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? Un divertissement passager ?

— Ma foi, c'est amusant... et instructif. Mais ce n'est pas un jeu, non. Pour aucun de nous ; certainement pas pour Corin.

— Que lui avez-vous fait ? demanda Hart.

— Moi ? Rien.

— Cette horreur que vous lui avez fait boire...

— Le sang d'Asar-Suti, corrigea Strahan. Je vous prie de noter que je ne l'ai pas forcé. Il l'a bu de sa propre volonté. Il a accepté mon offre. Je n'ai rien utilisé, sinon mon pouvoir de persuasion. ( Son ton se fit incisif. ) Bien. Corin est à moi ; c'est une affaire classée. Que vais-je faire de vous ?

— Classée, dit Hart. Croyez-vous que nous laisserons les choses en rester là ?

Les yeux de Strahan lancèrent des éclairs.

— Vous ferez ce que je vous ordonnerai !

L'Ihlini se leva et s'approcha de Hart.

— Quel dommage, dit-il, que vous ayez choisi de détruire votre propre chair. Vous voilà définitivement coupé de votre peuple, par votre faute. Cette détermination est remarquable. J'ai besoin d'hommes de votre trempe. Mais ne vous y trompez pas ; je ne suis pas prêt à tout pour obtenir votre accord.

— Notre accord..., dit Brennan. Pourquoi est-il si important ? Si vous avez tant de pouvoir, pourquoi ne pas nous obliger à vous servir ? Pourquoi ne pas faire de nous vos esclaves ? Allez-y !

Quelque chose passa brièvement dans le regard de Strahan. Brennan s'en aperçut ; Hart aussi.

— Nous sommes vos prisonniers. Faites de nous les serviteurs dont vous avez besoin.

Strahan esquissa un geste de la main. La porte s'ouvrit.

— Vous pouvez vous retirer.

Hart ne bougea pas. Brennan s'approcha de son frère.

— Toutes ces menaces... Ces promesses... Vides de sens les unes et les autres, dit Hart.

Les pommettes de Strahan se colorèrent.

— Avez-vous besoin que nous soyons consentants ? Un serviteur qui ne l'est pas manque-t-il de quelque chose d'essentiel ? Quelque chose qui nous est propre ?

— Et dont l'absence rendrait vains tous vos efforts ? dit Hart en souriant. Je crois que nous vous avons vaincu, Strahan.

L'Ihlini ne répondit pas.

Brennan sourit.

— Que sommes-nous de si spécial ? Des princes. Destinés à hériter de royaumes. Vous voulez régner à travers nous. Mais si le roi de paille ressemble trop à une marionnette...

— Vous avez besoin de nous sains d'esprit. Si vous nous forcez, il nous manquera ce que vous exigez...

— ... et le peuple nous renversera. Si vous nous tuez, ou nous rendez fous... Vous n'aurez plus rien.

— Ainsi, dit Hart, quel argument vous reste-t-il ? Si vous exécutez Sleeta, Brennan deviendra fou. Vous n'avez pas Rael ; quand à ma main, je l'ai jetée. Vous ne pouvez pas l'utiliser contre moi.

— Un argument ? Oui, le besoin dont vous avez parlé existe. Et j'ai un argument.

— Lequel ?

— Corin, dit Strahan.

Leur sentiment de triomphe fondit comme neige au soleil.

Le plus jeune fils de Niall regardait l'homme debout devant lui. Il ne le connaissait pas ; à peine se connais-sait-il lui-même.

Puis un nom lui vint à l'esprit. Strahan l'Ihlini.

Il frissonna. Le visage indistinct se précisa. Corin réalisa qu'il était assis dans un fauteuil qui le soutenait entièrement, comme s'il avait été un enfant endormi dans les bras de sa mère.

Avait-il dormi ? Oui. Ou quelque chose d'approchant.

Strahan lui tendit un gobelet noir sentant le vin.

— Buvez, dit le sorcier. Cela vous fera du bien.

Corin tendit la main. Le monde lui paraissait enveloppé dans une épaisse couche de coton. Il soupira, but une gorgée. Sa tête retomba contre le dossier avec un bruit mat.

— Cela prend du temps, dit Strahan en lui reprenant le gobelet. Vous vous y habituerez. L'inconfort disparaîtra bientôt, je vous l'assure.

Corin regarda le sorcier. Il avait des traits fins et délicats, mais on ne risquait pas de le prendre pour une femme.

— J'avais cru que ce serait Hart, dit-il en souriant. Je l'avais sous-estimé. Mais vous ferez très bien l'affaire.

Corin avala sa salive.

— Hart est souvent mésestimé. Les gens ne voient que son côté écervelé, son désir de s'amuser. Ils ne vont pas plus loin.

— Qu'est-ce qui le fera changer d'avis ? Je ne peux plus lui redonner sa main.

— Il a perdu sa place dans le clan. Un jour, il s'échouera sur les rochers, quoi qu'il en dise. Offrez-lui votre aide. Le moment venu, il vous paiera de retour.

— Et Brennan ?

— II se peut que vous ne le convainquiez jamais. Sa force réside dans une loyauté inégalée envers sa race, son clan et la Prophétie. Cela fera de lui un Mujhar dont les actions seront faciles à prévoir, mais aussi un bon Mujhar.

— Dans ce cas, il ne devrait peut-être pas être autorisé à devenir roi. Je vous ai fait des promesses. J'ai l'intention de les tenir. Je pourrais vous mettre à la place de Brennan.

Corin massa son cuir chevelu, qui le picotait.

— Et Aileen ?

— Si Homana et Solinde sont sous mon contrôle, peu importe qui elle épouse. La Prophétie ne sera pas réalisée, quel que soit l'enfant à naître. Vous pouvez l'avoir, Corin. Cela faisait partie de notre marché.

Corin cligna des yeux. La pièce était trop éclairée ; la lumière lui faisait mal.

— Ce sera difficile, reprit Strahan, mais j'ai besoin de vos frères. Puis-je compter sur vous pour m'aider ?

— Il y a peut-être un moyen, dit Corin en fronçant les sourcils. Me ferez-vous assez confiance pour me laisser essayer ?

Strahan rit.

— Confiance ? Cela n'est pas nécessaire. Si je vous dis d'agir, vous agirez sans poser de questions. C'est ainsi que les événements se déroulent.

Quelque chose se révolta dans l'esprit de Corin. Mais l'étincelle de rébellion fut si vite étouffée par l'apathie qu'il en eut à peine conscience.

— Ils veulent la liberté, dit Corin. Il se peut que ce besoin diminue leur prudence et leur méfiance.

— Oui, dit Strahan. Nous allons mettre un scénario au point, puis nous leur donnerons ce qu'ils souhaitent.

Corin ferma les yeux. La lumière était trop éclatante, sa chair trop lourde à porter.

— Je peux vous les livrer.

— Parfait, dit Strahan.

Il se versa un verre de vin.

Ils se retrouvèrent tous deux dans la cellule de Hart. Celui-ci s'assit sur la couchette et s'appuya au mur.

— Ma main a disparu, dit-il d'un ton amer en regardant son moignon. Et dire que je me suis infligé ça à moi-même...

Brennan s'assit à côté de lui. Il se sentait soulagé d'avoir toujours ses deux mains, mais un peu coupable.

— Si tu avais accepté le marché de Strahan...

— Assez, Brennan ! cria Hart. Je sais que ce que j'ai fait était juste : il valait mieux supprimer la tentation. Mais le savoir ne me console pas. Corin a succombé. J'ai consenti ce sacrifice pour rien.

— Il m'a proposé le même marché avant de t’amener dans la caverne, dit Brennan. Quand j'ai vu ton visage, j'ai compris qu'il y avait des chances que Strahan m'ait jugé à ma juste valeur.

— Il t'avait promis de me rendre ma main ?

— Oui. Et d'épargner les membres de ma famille. Et de me libérer de ma peur de l'enfermement.

Hart se massa le poignet gauche.

— Tu ne m'en avais jamais parlé, dit-il. Je croyais que tu me disais tout.

— Tout sauf ça. Je ne l'ai jamais dit à personne. J'avais honte.

— Tu as enfermé ta phobie au plus profond de toi, jusqu'à ce que Strahan découvre ton secret. ( Il soupira. ) Rujho, je suis désolé. J'aurais peut-être pu t'aider.

— Je suis le seul à y pouvoir quelque chose. Hart, comment allons-nous faire avec Corin ?

— Comme avec Strahan.

— C'est notre rujholli !

— Il a tourné le dos à notre race pour entrer au service d'Asar-Suti. Tu as vu ses yeux. Tu as vu comment ses jambes ont été guéries instantanément. Tu l'as vu aller s'agenouiller au bord du Portail tout de suite après avoir bu la coupe du Seker.

— Pour rendre hommage au dieu, dit Brennan en fermant les yeux de dégoût. Strahan fera quoi de lui ?

— Il l'utilisera, répondit Hart.

Brennan étudia son frère de plus près. Jusque-là, obnubilé par ce que la perte de sa main signifiait, il n'avait rien vu d'autre. Maintenant qu'il s'en avisait, il était choqué par les changements subis par un corps qui ressemblait tellement au sien. Hart avait perdu du poids, de la masse musculaire, et la dureté acérée caractéristique des Cheysulis.

Il avait aussi perdu l'humour qui le différenciait des autres enfants de Niall.

Cela effraya Brennan encore plus que le reste. Certes, il ne s'était pas attendu à ce que Hart soit amusé par les circonstances présentes. Mais cette facilité à voir le bon côté des choses, à trouver tout divertissant, faisait partie de la nature de son frère. Désormais, il ne la sentait plus chez lui.

Brennan se força à sourire.

— Si seulement nous avions un jeu de la fortune...

La colère flamboya dans les yeux de Hart.

— Ne me parle pas de jeu ! dit-il en retroussant les lèvres.

— Hart...

— Plus jamais ! dit celui-ci en se levant.

— Hart. Qu'est-il arrivé à Solinde ?

— Ça ! cracha Hart en désignant le moignon. A cause de mon incroyable stupidité, et de ma crédulité.

— Tout le monde est crédule un jour ou l'autre, dit Brennan.

— Pas à ce point.

Il se rassit sur la couchette, dos au mur.

— J'ai été si naïf, Brennan ! Ils m'ont tendu un piège, ils ont installé l'appât, et je suis tombé dedans tête baissée ! Mais je croyais qu'elle aussi, elle était un pion...

— Ah, dit Brennan. Elle.

— J'aurais dû m'en douter, rugit Hart. Le pari ultime... Mais il était prévu que je perdrais, même si j'avais gagné.

Brennan ne comprit rien à ce que disait son frère. Mais son bien-être lui importait davantage que savoir de quoi il parlait.

— Tu peux te consoler en te disant que tu n'as pas fourni à Strahan l'enfant qu'il voulait. Tu te souviens de la fille du Lion rampant ?

— Quelle fille ? Et de quel enfant parles-tu ?

— La serveuse que j'ai sauvée des mains de Reynald de Caledon.

— Oh, oui, je m'en rappelle. Qu'a-t-elle à voir dans tout cela ?

— Elle m'a tendu un piège. Fort élaboré, ma foi. Je l'ai prise pour meijha, Hart. Et je lui ai fait un enfant.

— Ça arrive. Mais...

— Elle est ihlinie. La fille de Lillith et de Ian. L'enfant est celui qui couchera avec le rejeton de Strahan pour lui apporter le pouvoir dont il a besoin.

— Brennan ! dit Hart.

— Mais moi, je n'ai pas perdu une main.

Brennan se leva et passa un bras autour du cou de son frère.

— Dieux, rujho, je suis si désolé...

La porte s'ouvrit.

Corin entra dans la cellule. Deux gardes l'accompagnaient. Ils se postèrent dans le couloir, devant la porte ouverte.

Corin était guéri ; il marchait sans problème. Propre de nouveau, il portait des vêtements de qualité, à la coupe ihlinie.

Kiri se tenait à ses côtés.

— Je voulais mon lir. Il me l'a donné. ( Il leva la main et montra la chevalière au rubis. ) Je voulais Homana. Il me l'a promis. J'ai dit à Strahan que je convoitais ton titre, ton trône et ta fiancée. Il m'a dit qu'il me les donnerait.

— Tu as fait tout cela pour Aileen ?

— Aileen, et le reste.

— Par tous les dieux d'Homana ! cria Brennan.

— Par le dieu des ténèbres, répondit Corin.

Brennan bondit sur son frère. Il le poussa contre le mur, ses doigts s'enroulant autour de sa gorge.

— Non ! cria Hart en essayant de tirer le bras de Brennan en arrière.

Les deux gardes ihlinis séparèrent Brennan de Corin.

— La façon dont vous serez traités dépend de vous, dit Corin à ses frères.

— Si nous faisons ce que Strahan désire..., lâcha Hart amèrement.

— Il y a de ça, je te l'accorde. ( II se tourna vers Brennan. ) Tu n'as jamais été un imbécile. Pourquoi commencer maintenant ?

Brennan cracha.

— Corin, dit Hart en s'approchant de son frère, tu sais ce qu'il t'a fait... Ce qu'il t'oblige à faire...

— J'ai agi de mon propre chef. Il y a des choses que j'ai toujours désirées en ce monde. De cette façon, je les obtiendrai.

— En me les volant, dit Brennan. Mon trône, mon titre, mon épouse...

— Oui ! siffla Corin. Pourquoi voudrais-tu d'elle ? Tu ne t'es même jamais donné la peine de lui écrire !

Brennan s'assit.

— De toute évidence, tu as fait plus qu'écrire pendant ton séjour à Erinn.

La bouche de Corin se tordit.

— Je ne suis pas venu parler d'Aileen. Je voulais te suggérer la conduite que tu devrais adopter.

— Faire ce que Strahan nous demande, dit Hart, dégoûté.

— C'est le mieux, assura Corin. Vous aviez raison tous les deux. Il a besoin de serviteurs consentants. Sans cela, le Seker exerce sa volonté... Les résultats sont... peu ragoûtants. ( Il les regarda de ses yeux étranges, à la pupille rétrécie. ) Strahan préfère régner à travers des hommes dotés de tous leurs esprits. Mais si nécessaire, il vous obligera, et utilisera ce qui restera de vous.

— Il ne peut pas régner à travers des demeurés, dit Brennan. Le peuple n'acceptera jamais des dirigeants fous.

— Vous ne deviendriez pas fous immédiatement, corrigea Corin. Cela prendra du temps, pendant lequel il pourra affermir son emprise sur les trônes de Solinde et d'Homana. Pourquoi refuser ? Cela ne vous mènera à rien. Il vous brisera, et vous mourrez. Sans lir, sans amis, seuls... Vous avez le choix. Acceptez son marché, et régnez avec intégrité et dignité ; ou refusez, et perdez tout ce qui ressemble à la liberté d'esprit et d'âme.

— Il fut un temps, Corin, dit Brennan, où tu as prêté serment devant le clan. A ta Cérémonie des Honneurs, où tu as nommé shu’maii notre jehan, tu as accepté les responsabilités d'un guerrier et la loyauté qu'elles supposent. Me dis-tu que tu as renoncé à ce serment ?

— J'en ai prêté un autre.

Hart s'assit sur la couche, comme un pantin dont on aurait coupé les ficelles.

— Oh non, non...

— Oui, dit Brennan. Je le renie. Il n'est plus mon rujholli.

— Tu peux te renier toi-même si ça te chante, dit Corin sans sourciller. Il y a longtemps que je convoite ta place. Enfin, elle est à moi...

— Si j'accepte de le servir, je resterai le prince d'Homana, dit Brennan.

— Non. En fin de compte, Homana me reviendra. Ta capacité à gouverner sera mise en question. Après tout, chacun sait que ta jehana est folle.

— Elle t'a aussi donné naissance.

— Mais moi, je n'ai pas peur des endroits clos. Ma santé mentale ne sera pas mise en doute. ( Il se tourna vers les gardes. ) Partez. Ils ne céderont pas tant que vous serez là. Dites à Strahan que j'irai le voir dès que j'aurai une réponse.

Les soldats sortirent.

— Si tu crois que j'accepterai ce que tu suggères...

— Je pense que tu le feras. ( Corin se massa la gorge. ) Tu es si prompt à croire le pire de moi. Si j'étais Hart, tu ne jugerais pas si vite. ( II soupira, effleura la fourrure de Kiri et se releva. ) Ah, je vois que tu m'as cru... Ma foi, Strahan aussi. Au moins, je sais que la nuit dernière n'aura pas été vaine.

Hart s'assit sur la couchette. Brennan, le souffle coupé, regardait son frère.

Corin soupira.

— J'ai passé la nuit à m'enfoncer les doigts dans la gorge pour vomir cette saleté malodorante qu'il appelle le sang du dieu. Si vous tardez, je vais être obligé d'en boire de nouveau. Il faut encore deux coupes avant que je devienne réellement le serviteur de Strahan. ( Il montra la porte. ) Je vous suggère vivement de me suivre.

Sans un mot, ils quittèrent la cellule.