CHAPITRE II

La pièce était brillamment illuminée par les braseros qui brûlaient dans chaque coin. Hart écarta des mèches encore humides de son front — il venait de prendre un bain — et étudia dans le miroir d'argent poli la bosse qu'il portait au front.

Il soupira et se tourna vers l'homme qui attendait patiemment à la table, près de la cheminée.

— Je survivrai, je vous le promets, dit-il avec un sourire un peu forcé.

Les yeux marron clair de l'homme s'étrécirent. Tarron, régent de Solinde par l'autorité de Niall le Mujhar, n'était pas homme à laisser deviner aisément ses pensées. Mais Hart n'était pas un novice dans l'art d'interpréter les expressions d'un visage, même s'il avait acquis cette connaissance aux dés plutôt qu'au contact de la politique.

— Si vous le dites, mon seigneur, fit Tarron. Vous le savez mieux que moi.

Si je n'avais pas l'impression que ma tête va éclater, tout serait pour le mieux..., pensa Hart.

Rael, perché dans un coin des appartements royaux, observa un silence désapprobateur.

Hart sourit à Tarron ; son intrusion sous sa forme-lir avait choqué pas mal de gens. L'irritation du régent était plus liée, selon Hart, à l'absence de cérémonie de cette arrivée qu'à l'usurpation de son autorité.

Mon jehan a sûrement envoyé un messager prévenir Tarron... Je me demande ce qu'il pense du « propre à rien de fils » ?

— Asseyez-vous, régent, je vous en prie, dit Hart en prenant un siège.

Le visage du régent était un masque de sérénité. Plus âgé que le Mujhar, il avait été conseiller de Donal avant l'ascension au trône de Niall.

— Tout est-il à votre convenance, mon seigneur ? demanda Tarron.

Hart rit, amusé par l'idée qu'ils étaient assis face à face comme deux hommes prêts à entamer un jeu de la fortune.

— Comment en irait-il autrement ? Depuis mon arrivée il y a moins de deux heures, j'ai été baigné, habillé, nourri, examiné par un médecin et logé dans des appartements aussi luxueux que ma suite d'Homana-Mujhar. Si je vous disais non, vous leur feriez tout recommencer, et je crois que je ne le supporterais pas !

— Vous êtes le prince de Solinde, dit Tarron sans sourire.

Hart éclata de rire.

— Oui. Mais vous devez être au courant de ma réputation. Je suis le deuxième fils, le propre à rien, qui gaspille son or et son intelligence dans les tavernes. Je suis responsable du décès de vingt-huit personnes, même si c'était par accident. Pour ma punition, je suis envoyé pour gouverner Solinde. Mais qu'en pense Solinde, régent ? Qu'en pensez-vous ?

Tarron n'hésita pas.

— J'ai grand peur pour l'avenir de ce royaume, dit-il. Je suis forcé de me demander si le Mujhar a bien jugé la situation. Depuis deux heures que vous êtes là, je n'ai rien décelé en vous qui calme mes craintes, bien au contraire. Je me demande si je parviendrai à accomplir la tâche que mon seigneur m'a assignée : apprendre à gouverner à un dépravé. ( Il fit une brève pause. ) Même s'il est de sang royal.

Hart ne s'était pas attendu à une telle franchise ; sa partie cheysulie l'appréciait. Mais il était aussi prince de Solinde...

— Ku'reshtin, dit-il sans y mettre beaucoup d'énergie. Est-ce ainsi que vous parliez à Donal ?

— Votre grand-père n'en a jamais eu besoin, répondit Tarron.

Vêtu de noir, le visage sévère, le régent avait un piètre sens de l'humour. Hart se demanda s'il se souvenait encore des folies de sa jeunesse.

Peut-être n'en a-t-il jamais fait...

— Vous pensez que j'en ai besoin. Peut-être est-ce exact. Peut-être mon jehan m'a-t-il envoyé ici pour cette raison. Il est possible que je développe un jour un sentiment de culpabilité en voyant de la désapprobation dans votre regard. Mais... pas tout de suite.

Hart se leva. Tarron le suivit.

— Mon seigneur... Où allez-vous ?,

— Dehors. J'ai envie de jouer et de respirer le doux parfum d'une taverne enfumée.

— Mon seigneur...

Rael.., appela Hart, ignorant les protestations du régent. Le faucon s'en fut par la fenêtre au moment où Hart sortait de la pièce.

Il trouva sans trop de difficulté la salle des gardes, à l'entrée du palais. Les hommes le regardèrent passer, indifférents, ignorant qui il était. Ce qui lui convenait parfaitement.

— Je cherche un endroit où jouer, dit-il en tapotant sa bourse bien remplie. Mais, je suppose que vos chefs vous interdisent de parier dans les limites du château. Pourriez-vous me conseiller une taverne ?

— Homanane, ou solindienne ? demanda un des soldats en homanan.

— Cela a-t-il une importance ?

— Oui. Lestra est une ville solindienne, malgré la régence homanane... Les Homanans tendent à se regrouper, comme des poussins autour de leur mère.

— Pour éviter le renard, je suppose. Bah, le jeu a ses propres règles... Une taverne solindienne, je vous prie.

— Le Cygne blanc pourrait vous convenir. Il n'est pas très loin. Mais faites attention... Les rues ne sont pas très sûres pour un homme seul, surtout un Homanan.

— Je parle un peu solindien, dit Hart en souriant. Cela suffira-t-il ?

Avec un accent épouvantable, il leur dit, dans leur langue :

— Un Cheysuli n'est jamais seul.

Les hommes murmurèrent ; Hart entendit plusieurs fois son nom prononcé au milieu de mots étrangers. Puis un autre garde se leva — un roux de grande taille.

— Mon seigneur, votre arrivée nous a été annoncée. Nous nous attendions à une autre sorte d'homme... Vous comprenez, des légendes courent sur les Cheysulis... Ils portent de l'or... Et leurs animaux...

— J'ai égaré mes affaires dans la forêt, dit Hart en riant. Mais sous la soie et le lin solindiens, je porte l'or dont vous parlez. Quant à mon lir... ( Il montra le ciel. )... il est toujours auprès de moi.

Les hommes regardèrent vers le haut et virent le faucon, sur le toit du poste de garde.

— Souhaitez-vous une escorte, mon seigneur ?

— Rael me suffira. Indiquez-moi le chemin du Cygne blanc.

— C'est un établissement très solindien, mon seigneur. Vous n'y serez peut-être pas accueilli comme vous l'espérez.

— Je suis cheysuli, soldat. Même à Homana, soixante ans après la fin de la purification de Shaine, nous savons ce que sont la haine et les préjugés. Mais j'ai appris qu'un homme est toujours bien reçu quand il a les moyens de payer.

Le Solindien sourit.

— C'est pareil à Solinde.

Hart le remercia et quitta le palais. II pénétra dans les rues de Lestra, suivi par son ombre silencieuse, haut dans le ciel.

Le Cygne blanc était une des meilleures tavernes qu'il ait visitées, pensa Hart, de la classe du Lion rampant. Le plafond était haut, la salle bien éclairée par de nombreuses chandelles. Les murs blanchis à la chaux donnaient un aspect clair et aéré à la salle.

Il laissa Rael à l'extérieur, perché sur le toit. Il pourrait l'appeler en cas de besoin.

On lui témoigna de la curiosité, mais pas l'hostilité à laquelle il s'était plus ou moins préparé. Ses riches vêtements solindiens cachaient son or cheysuli. Même s'il avait eu les yeux jaunes, il doutait que quelqu'un s'attendît à voir un Cheysuli à Solinde, au cœur des terres ihlinies.

Pourtant, il le savait : dès qu'il parlerait homanan, ceux qui considéraient Homana comme l'ennemi se dresseraient contre lui.

Une des serveuses approcha et lui fit la révérence. Il ne comprit pas ce qu'elle disait, car il parlait très peu le solindien, malgré les cours qu'on lui avait donnés dans son enfance. Il n'avait jamais été un élève très studieux.

Au lieu d'essayer de lui répondre dans sa langue, il sortit une pièce d'or de sa bourse et la mit dans la main de la jeune femme.

— J'en ai d'autres, dit-il en homanan, pour l'homme qui voudra jouer avec moi.

Les visages se levèrent lentement vers lui, d'abord choqués, puis hostiles. La fille lâcha la pièce et recula. Elle était brune aux yeux noirs et fort jolie. Elle lui rappelait un peu la serveuse du Lion rampant qui avait été si impressionnée par Brennan.

Calmement, il défit sa bourse de sa ceinture et fit tinter les pièces.

— Je cherche à jouer, dit-il, pas à faire la guerre.

Le silence se prolongea. Déçu, Hart rattacha sa bourse à sa ceinture.

— Moi, je veux bien jouer avec vous, dit une voix dans un homanan hésitant.

L'homme se leva.

— Je m'appelle Dar. Je ne vous souhaite pas la bienvenue au Cygne, car il appartient aux Solindiens. Mais je vais vous donner la possibilité de racheter votre vie.

— La racheter ? dit Hart.

— Elle a été perdue au moment où vous avez demandé à jouer.

Tous les clients étaient immobiles, les yeux fixés sur les deux hommes.

— J'ai dit que je voulais un jeu, pas la guerre. Je ne suis pas là pour réveiller de vieilles querelles. Je suis venu pour parier, c'est tout.

— Vous avez demandé à jouer sans connaître les mises, dit l'homme. Pour un Homanan, l'enjeu est toujours sa vie, ni plus ni moins.

Hart examina l'homme. Un ou deux ans de plus que lui, les cheveux blonds, les yeux marron, il portait des vêtements de qualité, comme les autres clients. Le Cygne blanc était fréquenté par les riches et les nobles solindiens ; les Homanans n'y étaient pas les bienvenus, quel que soit leur fortune ou leur rang.

— C'est une manière efficace d'éliminer les indésirables, fit-il. Combien d'hommes ont péri avant que les Homanans apprennent à aller ailleurs ?

— Deux, dit Dar sans sourire.

Hart connaissait ce type d'homme. Il appréciait leur avidité de gagner, qui égalait la sienne. Les menaces du Solindien ne l'inquiétaient pas ; elles ajoutaient seulement du piment au jeu.

Hart haussa les épaules. L'envie de jouer le tenaillait, lui parlant de risque et de danger, de succès et d'échec. Il n'en montra rien à Dar.

Il s'assit, posa sa bourse sur la table et en fit sortir un torrent de pièces d'or et d'argent.

— Je veux voir la couleur de votre or rouge solindien, dit-il. A moins que vous ne pariiez votre vie en échange de la mienne ?

L'autre hésita un instant.

— Ma foi, non. Je suis solindien, pas homanan. Je fais partie de la race oppressée, non des oppresseurs. Ma vie n'est pas sur la balance.

— Jouons d'homme à homme, pas de soldat à soldat. Le pari est tout ce qui compte.

— Bien. Comme c'est votre vie qui est en jeu, je vous laisse choisir.

Les autres clients s'étaient approchés de la table. Hart avait déjà vu des joueurs agir ainsi quand les enjeux étaient élevés. Cela leur procurait une partie de l'excitation — sans le risque de perdre.

— Trop aimable. Avez-vous un jeu de la fortune ? demanda-t-il à la serveuse.

Son sourire charmeur ne l'impressionna pas. Elle retroussa les lèvres.

— Homanan ! siffla-t-elle.

— Traduction : le Cygne n'a aucun jeu homanan, dit Dar en riant.

— Jouons à un jeu solindien. Je pense que vous êtes un homme honnête, Dar. Vous préférerez gagner loyalement, n'est-ce pas ?

— Vous jugez vite, Homanan. Un peu trop vite, peut-être ?

— Je ne crois pas. Je connais votre espèce... Tout comme vous connaissez la mienne. Quand il s'agit de jouer, le jeu est plus important que celui qui joue, et il oublie à qui va sa loyauté.

Le Solindien rit.

— Peut-être avez-vous raison. Nous nous ressemblons plus que je n'aimerais l'avouer.

Il sortit sa bourse et en tira de l'or rouge solindien, qui roula sur la table.

— Voilà, Homanan : de l'or solindien contre votre vie.

Hart avait envie de toucher l'or rouge, plus brillant que son or jaune homanan. Pour lui, il ne représentait pas simplement de l'argent, mais la victoire.

Dar fit tinter deux pièces l'une contre l'autre, en souriant. Dans le silence de la taverne, le son argentin était éloquent.

Hart rendit son sourire à l'homme. Pour le moment, ils étaient frères en esprit.

Dar dit quelque chose à la serveuse. Elle partit et revint un moment plus tard, portant une coupe de bois emplie de pierres oblongues de la taille d'un pouce d'homme. Chaque pierre portait un dessin gravé et coloré, sauf quelques-unes qui étaient lisses.

— Le bezat. Un jeu de runes solindien. Il est très simple ; même un Homanan peut apprendre.

— Les deux hommes qui sont morts l'ont-ils maîtrisé ?

— Ils ont appris à ne pas parier ce qu'ils ne pouvaient pas se permettre de perdre.

— Expliquez-moi, dit Hart, avide de commencer à jouer.

— Chaque rune représente un élément du folklore solindien. Je ne vais pas entrer dans les détails, ou nous serons encore là demain soir. Il vous suffit de savoir que les runes ont une certaine valeur dans le contexte du jeu : la lune, le soleil, la charrue, la faux, la famine, la peste, la guerre... et, bien entendu, la mort. ( Il toucha une des pierres vierges. ) Celle-ci prend le pas sur toutes les autres. Quels que soient les points que vous avez cumulés, elle les annule. Vous comprenez ?

— Je comprends très bien la mort, dit Hart. Dans ce jeu, pour un Homanan, cette pierre a une valeur littérale.

— Oui. Nous tirons huit pierres chacun. La lune, le soleil, la charrue et le scythe ont une valeur supérieure à la famine, à la peste ou à la guerre, mais elles sont plus rares. Nous comparons nos pierres ; l'ensemble qui a la valeur la plus élevée gagne.

— Et la pierre de la mort ?

— Les pierres, souligna Dar. Car il y en a plusieurs. Ce sont les bezats.

— Combien de fois jouons-nous ?

— Habituellement, autant de fois que vous voulez... Dans ce cas, si vous tirez un bezat... le jeu s'arrête là.

Hart sourit.

— Jouons une seule fois, dit-il. Pour que cela en vaille la peine.

— D'accord, dit Dar. Vous tirez huit pierres ; j'en tire huit, puis nous les échangeons.

— Voulez-vous dire que vous tirerez mes pierres ? Celles sur lesquelles je parie ?

— Bien entendu ! fit Dar en riant. C'est l'essence du jeu : vous pariez que je vous donnerai de bonnes pierres, et je ferai de même pour celles que vous tirerez pour moi.

— Ainsi, ma vie est effectivement entre vos mains.

Hart renversa la coupe et examina les pierres une à une. Quatre étaient lisses.

— Aviez-vous peur qu'elles soient toutes des pierres de mort ? Craigniez-vous de m'avoir mal jugé ?

Hart ne dit rien et remit les pièces dans la coupe.

Si je gagne, je restaurerai la fierté homanane, qui a été insultée ici. Et le respect pour les hommes qui sont morts.

Mais au-delà de ces motivations, il y avait le plaisir du défi.

— Seul un imbécile parie sans connaître la mise, ou le déroulement du jeu. J'avais déjà accepté l'enjeu ; maintenant, j'accepte de jouer.

Dar donna la coupe à la serveuse.

— Mélange-les bien, Oma.

Quand ce fut fait, elle tint la coupe au-dessus de la table, afin qu'aucun des joueurs ne puisse voir son contenu.

— Commencez, dit Dar. Si vous tirez un bezat pour moi, j'aurai perdu. Le jeu sera terminé.

Et s'il tire une pierre de mort pour moi...

Hart sourit. Il prit une pierre, la posa sur la table. Elle portait la rune de la famine.

— Ce n'est pas bon, dit Dar. Je risque d'être battu si je tire pour vous un soleil ou une charrue...

— Allez-y, dit Hart.

Ils tirèrent sept pierres chacun. Puis Dar prit dans la coupe la dernière pierre de Hart.

— Bezat ! cria la serveuse.

— Bezat ! s'exclamèrent les autres Solindiens. Dar posa son couteau au centre de la table, à côté de la pierre de mort.

— Bezat, dit-il d'une voix tranquille. Hart regarda la table, puis l'homme. Et il éclata de rire.