CHAPITRE III

Au coucher du soleil, en vue de Mujhara, la jument grise jeta Brennan à bas et le laissa assis dans la poussière, à demi assommé, pendant qu'elle galopait vers la ville.

C'est ta faute, dit Sleeta, assise près de lui, la queue enroulée autour du corps. Tu pensais davantage aux paroles de ton cousin qu’à maîtriser ta bête.

Brennan regarda l'animal disparaître au loin et se massa l'épaule.

Es-tu blessé ? demanda la panthère au bout d'un moment.

— Non... Embarrassé.

Ma foi, qu'attendais-tu d'elle ? C'est un cheval, pas un lir. Elle n’a aucune compréhension de la dignité et du protocole.

Brennan jeta un œil amusé au félin, qui savait remettre les choses en perspective. Même si sa vision différait souvent de celle des autres.

— Elle le saura quand j'en aurai terminé avec elle.

Si elle rentre à Homana-Mujhar.

— Oui, dit-il tristement.

Il se leva, époussetant ses vêtements.

— De toute façon, c'était ma faute. Je n'aurais pas dû lui faire confiance. Mais tu avoueras que ce ku'reshtin m'avait donné de bonnes raisons d'être distrait. Dieux, si jamais il fait du mal à Maeve...

Sleeta essaya de le calmer.

Je ne pense pas qu’il serait assez idiot pour essayer. Maeve a d'autres frères, en dehors de toi.

— Mais ils ne sont pas là. O, lir, sans Hart, j'ai l'impression de n'être que la moitié d'un homme ! Je me sens si seul !

Tu m'as, moi.

Elle avait l'air calme, mais il sentit dans leur lien qu'elle attendait quelque chose.

— Oui, je t'ai. C'est plus qu'aucun homme ne peut en demander aux dieux.

Bien sûr, dit-elle, ravie. Je suis Sleeta, fit-elle en remuant la queue une fois.

Il avait dit ce qu'elle espérait entendre.

En riant, il passa une main dans la fourrure épaisse et caressa la grande tête triangulaire. Il adorait les femmes, mais même la partenaire de lit la plus merveilleuse ne le remplissait pas autant de satisfaction que son magnifique lir.

— Ah, Sleeta, que ferais-je sans toi ?

La panthère ronronna.

— Allons-y, lir. Rester assis ici ne nous rapprochera pas du Palais. Et je meurs de faim !

Les bottes de Brennan n'étaient pas faites pour la marche, surtout après une chute de cheval. Il avait des ampoules et se sentait de mauvaise humeur.

Tu aurais pu faire le chemin sous ta forme-lir, fit remarquer Sleeta.

— Tu sais que les Homanans ne font pas la différence entre les lirs et les animaux sauvages. Il y a des chances qu'ils nous tuent tous les deux avant de penser à nous demander ce que nous sommes.

Sleeta cligna des yeux. Bien que leur lien mental leur offrît un moyen de communication hors du commun, et leur permît de sentir clairement les émotions de l'autre, par moments elle se coupait de lui. Elle aimait parfois à conserver secrètes ses pensées.

Brennan posa une main sur son estomac.

— Si je ne mange pas bientôt...

Eh bien, mange, dit Sleeta. Je ne vais pas refuser un repas à mon lir quand il risque de devenir si maigre qu'on le verra à peine...

Brennan grogna. Il faudrait bien plus que deux repas sautés pour que la chair fonde de ses os. Il n'était pas tout à fait aussi musclé que son père, mais il avait la taille et l'aspect physique d'un guerrier cheysuli en pleine forme et bien entraîné. Cela ne venait pas que de son héritage, pensa Brennan, mais aussi de la pratique régulière des armes et des séances quotidiennes avec ses chevaux. Hart, qui lui ressemblait tant, était un peu moins costaud que lui. Corin était plus petit et plus mince qu'eux, mais il avait un corps beaucoup plus compact.

L'image de ses frères s'imposa à son esprit. Hart, son autre lui-même, était à Solinde. Les dieux seuls savaient comment il s'en tirerait sur les terres de l'ennemi. Corin, avec sa langue acérée, se mettrait probablement dans des ennuis incroyables à Erinn et à Atvia.

— Sleeta, quand je pense qu'Aileen prendra bientôt le chemin d'Homana...

— Qu'avez-vous dit ?

La question venait de la jeune femme qui marchait à côté de lui, enveloppée d'un manteau sombre dont le capuchon glissa, révélant des cheveux noirs tressés et un visage que Brennan avait déjà vu, sans se souvenir d'où.

— Rien, répondit-il, je parlais à mon lir.

Il montra Sleeta. Les yeux de la jeune femme s'agrandirent de surprise.

— Vous ! dit-elle. Mon seigneur...

Elle esquissa une révérence maladroite qui fit traîner l'ourlet de sa robe et de son manteau dans la poussière de la rue pavée.

Quand elle se releva, la lumière éclaira son visage et il la reconnut.

— La jeune fille du Lion rampant ! s'écria-t-il. Pardonnez-moi, meijhana, j'ai oublié votre nom.

— Rhiannon, dit-elle doucement. Mon seigneur, j'ai rêvé... ( Elle se détourna soudain pour partir. )

— Rhiannon, attendez ! dit Brennan en essayant de la retenir par son manteau.

Il jura intérieurement quand l'étoffe céda.

— Je dois y aller, mon seigneur, dit-elle simplement, sans mentionner le manteau déchiré. Si je suis en retard...

— Eh bien, je vais venir avec vous. Si vous êtes en retard à cause de moi, je pense que le patron tiendra sa langue.

Il vit briller quelque chose sur sa tunique. C'était la bague qu'il lui avait donnée pour la remercier d'avoir prévenu les gardes mujharans.

— Vous voulez la récupérer, dit-elle en faisant mine d'enlever de son cou la lanière où la bague était suspendue.

— Non, je vous l'ai librement donnée. Elle est à vous, Rhiannon, aussi longtemps que vous souhaitez la garder.

Elle eut un petit rire.

— Pour toujours, mon seigneur. Bien entendu !

— Bien entendu. Venez, ou le tavernier en aura après nous deux !

Il lui prit le bras et l'escorta comme si elle était la plus grande dame de la cour du Mujhar, Sleeta marchant silencieusement à leurs côtés.

C'était la première fois que Brennan entrait au Lion rampant sans Hart ou Corin. Rhiannon était adorable et muette d'admiration devant lui, mais ses frères lui manquaient.

La taverne débordait de clients, comme à l'habitude. La présence de Sleeta fit lever un sourcil ou deux, mais désormais les Mujharans avaient l'habitude de voir un guerrier et son lir. Bientôt les buveurs retournèrent à leurs occupations.

Quand ils entrèrent, un homme jeune, aux cheveux noirs et aux yeux marron, sortit de l'arrière-salle de la taverne et vint vers eux.

— Ma dame, reprocha-t-il avec bonne humeur, que dois-je faire quand des clients réclament vos services et que vous n'êtes pas là ?

Son visage se colora.

— Je suis désolée, Jarek. Je resterai plus tard, pour rattraper le temps perdu.

— Oui, dit Jarek en riant. Ne serait-ce que pour me tenir compagnie pendant que je compte les tonneaux de bière.

— Inutile, dit Brennan. Elle est en retard à cause de moi, je vous paierai ce que vous exigerez pour compenser son absence.

— Que demander d'autre à un Cheysuli que de l'or ? En pièces, bien entendu. Je ne me permettrais pas de convoiter celui qui orne vos bras. Soyez le bienvenu dans ma taverne, guerrier. Et laissez ce que vous voulez à Rhiannon quand vous partirez. Cela suffira.

— Votre taverne ? Je ne me souviens pas vous y avoir déjà vu, alors que je viens souvent.

Rhiannon intervint.

— Jarek l'a achetée, mon seigneur, peu après la... rixe.

— Ah, dit Brennan. Et maintenant, comme je meurs de faim, j'apprécierais un bon repas. Accompagné de vin d'Elias.

— Tout de suite, dit Jarek en s'inclinant. Rhiannon va vous servir.

Elle fit de nouveau la révérence et partit chercher le vin.

Jarek resta sur place, regardant Rhiannon. S'ils étaient plus qu'employeur et employée, ce qui semblait probable, le tavernier savait certainement que la belle pouvait attirer l'attention de soupirants plus riches et plus puissants que lui.

Rhiannon revint, portant un pichet de vin et un gobelet d'argent.

— Mon seigneur, voici votre vin, le meilleur que j'aie trouvé. Il vient de votre tonneau personnel, Jarek.

— Mon tonneau !

— Il est le prince d'Homana ! siffla-t-elle. Mon seigneur, que puis-je vous apporter à manger ?

— Peu importe, répondit Brennan en savourant sa première gorgée de vin. De la viande, du pain, un peu de fromage... Avez-vous des fruits ?

— Des raisins secs de Caledon, dit-elle.

La même image leur vint : Reynald et son escorte défaite. Ils éclatèrent de rire ensemble. Jarek retourna dans son arrière-boutique, le dos raide.

Il est jaloux, fit remarquer Sleeta.

Avec raison. La petite en vaut la peine.

Il pensa soudain à Maeve, prise dans les filets de Tiernan.

— Meijhana, est-il un bon patron ? Paie-t-il correctement ? Attend-il... autre chose de vous ?

Elle ne se méprit pas sur le sens de ses paroles.

— Jarek est un homme de bien. Il me paie un bon salaire... Et s'il attend autre chose, pourquoi pas ? Je lui suis reconnaissante de sa générosité.

— A quel point ? insista-t-il. Et pour combien de temps ?

— Pourquoi, mon seigneur ? Avez-vous l'intention de me payer davantage ? De répondre à ce que j'attends, moi ?

— Rhiannon ! Je ne vous demandais pas cela parce que je vous désire. ( Il se maudit intérieurement. Ce n'était pas une façon de dire les choses à une femme, même si c'était vrai. ) Je voulais seulement savoir s'il vous forçait.

— Pourquoi ? dit-elle en levant le menton avec fierté.

— Parce que certains hommes en ce monde n'hésitent pas à abuser d'une femme. Je ne voudrais pas que Jarek vous fasse une telle chose.

Elle fut tout étonnée. Elle n'avait pas présumé qu'un homme pût se soucier d'elle pour d'autres raisons que ses compétences au lit.

— Non, répondit-elle. Jarek est un homme correct, mon seigneur.

— J'en suis content pour vous, meijhana.

— Il est gentil, juste et généreux. Je ne suis pas obligée de travailler jour et nuit, comme les filles des autres tavernes. Il me donne un jour de repos sur sept.

— Je suis convaincu, meijhana. Vous défendez éloquemment votre patron.

— Je dois y aller, dit-elle en se retournant pour partir.

Ce faisant, elle renversa la cruche de vin.

Brennan se leva aussitôt, évitant d'être mouillé.

— Mon seigneur ! dit-elle en arrachant son manteau déchiré pour éponger ce qu'elle pouvait. Je suis si maladroite...

Elle partit avant qu'il puisse ouvrir la bouche.

— Mon seigneur, dit Jarek, rapportant bientôt un nouveau pichet de vin, Rhiannon m'a expliqué ce qui est arrivé. Je vous en prie, épargnez-lui votre colère. C'est une bonne fille ; elle n'avait pas l'intention de vous nuire.

— Que croyez-vous que je veuille, tavernier ? demanda Brennan, en colère. La battre ? Lui faire perdre sa place ? C'était un accident. Même si j'avais été mouillé, croyez-vous que je voudrais la faire punir ?

— Qu'en sais-je, mon seigneur ? demanda Jarek. Les princes veulent parfois d'autres choses que les clients normaux. Depuis six semaines que je sers l'aristocratie et les riches de Mujhara, j'ai tout vu ! Ai-je des raisons d'attendre que vous soyez différent ?

— Peut-être pas. La seule chose que vous puissiez attendre de moi, c'est ma clientèle. A moins que vous ne choisissiez de ne pas me servir.

— Vous la désirez ? demanda soudain Jarek, oubliant toute diplomatie. Avez-vous l'intention de l'emmener ?

Brennan soupira.

— Elle a dit que vous étiez un homme de bien, Jarek. Je ne la contredirai pas. Sachez que je n'ai pas l'habitude de prendre les femmes des autres. Surtout si elles sont contentes de ce qu'elles ont.

— Vous pourriez lui offrir tellement plus que moi ! Elle le mérite.

— Chacun de nous, homanan ou cheysuli, a un tahlmorra. Si les dieux ont prévu mieux pour elle, elle l'obtiendra. Mais ce ne sera pas par mon intervention.

— Elle est... spéciale. Je n'ai pas envie de la perdre... Mais je voudrais ce qu'il y a de mieux pour elle.

— Cela vous fait honneur, dit Brennan. Avez-vous pensé que l'idéal, pour elle, est peut-être l'homme qu'elle a ?

— C'est votre bague qu'elle porte au cou.

— Et votre couche qu'elle réchauffe. Si elle me désirait, elle l'aurait montré. Elle aurait pu venir au palais, demander à me voir. Je l'aurais reçue. D'autres l'ont fait. Je ne suis pas abstinent. J'aime les jeux de l'amour tout autant que n'importe qui. Mais je n'apprécie pas outre mesure que les femmes tentent de s'imposer à moi.

— Rhiannon... ne l'a pas fait.

— Non.

— Ce n'est pas une femme à oser ce genre de choses, soupira Jarek. Mais...

— Occupez-vous de vos clients, Jarek, dit Brennan. Rhiannon a besoin de vous.

— Et vous ?

— Moi ? Je n'ai besoin que de mon lir.