Après cette…
Après cette algarade, j’étais à peu près sûre d’avoir perdu toute chance de me faire une clientèle parmi les notables de notre ville. Or, voilà que, contre toute attente, je reçois une lettre d’un magistrat très âgé, veuf et solitaire, qui ne peut presque plus lire, dit-il, tant sa vue a baissé, et qui aimerait bien pouvoir bénéficier de mon aide. Peut-être de ma compagnie, ajoute-t-il.
Je suis un peu méfiante. Ne vais-je pas retrouver à la fois la Générale et Michel Dautrand dans une seule et même personne ? Mais, d’autre part, de qui puis-je espérer les sollicitations, sinon de vieillards, d’infirmes, de malades ou de désœuvrés ? Je le sais depuis le début. Je le sais depuis le premier instant. J’ai pris mes risques. Je continue ou j’arrête. Mais si je continue je ne dois pas m’attendre à des propositions originales. S’installer dans ce métier, c’est, je le crains, s’installer dans la répétition. On verra bien. Je me rends donc au domicile de cet ancien Président de Cour. Bonne allure pour son âge. Costume de coupe sévère, veston croisé, cravate. Ruban de la Légion d’honneur. Crâne chauve couronné de cheveux blancs. Lunettes à verres épais. Dignité. Courtoisie. Il commence par me dire qu’il a entendu parler de moi, de la manière la plus favorable, de moi et de mon talent. De la qualité de ma voix. Lire a été la passion de sa vie, mais maintenant, hélas, ses yeux le trahissent – il soupire –, peut-être pourrais-je lui prêter les miens, ce serait un secours inestimable, surtout dans ce crépuscule de l’existence qu’il est en train de vivre, ce serait aussi, une ou deux fois par semaine, un moyen de tromper sa cruelle solitude de vieux magistrat rompu aux choses de la vie et qui a beaucoup de mal à s’en abstraire, les livres étant le dernier lien qui peut nous rattacher encore au monde quand nous ne pouvons plus y être présents à part entière.
Je trouve cela fort bien tourné. Ce vieux juge en retraite doit être un homme de culture. Pour la première fois, j’ai le sentiment que ce n’est pas à moi de choisir ce que nous lirons, les initiatives doivent venir de lui. Il doit savoir ce qui l’intéresse et ce qui ne l’intéresse pas. Ce qu’il veut écouter. Il a d’ailleurs certainement une abondante bibliothèque. Je jette un regard circulaire sur les murs de la pièce où nous sommes et je vois effectivement de hauts rayonnages avec des livres aux belles reliures. Intérieur cossu, un peu sombre, un peu capitonné, mais ordonné, bien tenu. Je m’attends à voir une porte s’ouvrir et l’inévitable gouvernante apparaître. Mais aucun bruit, aucun grincement de porte, même léger, aucun pas. Vivrait-il totalement seul ? Il a l’air de dominer sa vie. Comme il a l’air de savoir ce qu’il veut. Je ne me suis sûrement pas trompée à propos des livres. Je le laisse proposer. Je lui dis que je vais noter ses désirs et que je me préparerai, que j’étudierai de près les textes qu’il souhaite entendre pour lui en faire la meilleure lecture possible. J’ai chez moi une petite chambre spéciale, toute bleue, où je peux procéder à des répétitions. Si je ne possède pas ces livres, il pourra peut-être les sortir de sa bibliothèque et accepter de me les prêter, j’en prendrai le plus grand soin, il peut en être certain.
Il paraît enchanté, comblé. Cette idée de chambre bleue a même fait passer sur son visage comme une trace d’émotion, une fugitive tendresse. Je suis tout à fait la personne qui lui convient. Faut-il discuter tarif ? Non, il ne veut surtout pas. De toute façon, il vit à l’aise avec sa retraite de magistrat et il n’y aurait pas de rétribution assez convenable pour rémunérer le service que je vais lui rendre, si je consens en effet à accéder à ses choix dans le domaine de la lecture. Chère Marie-Constance, me dit-il, si toutefois vous me permettez d’en finir avec d’inutiles solennités et de vous appeler par votre prénom, exactement comme un père ferait avec sa fille, chère Marie-Constance, je devine que vous êtes une femme éclairée et que vous-même, avec l’expérience que vous avez dû acquérir, pourriez faire d’excellents choix, mais le vieil homme que je suis se voit gagné de vitesse par le temps et songe parfois qu’il y a des œuvres, des classiques, qu’il n’a jamais eu le temps de lire, et il ne voudrait pas mourir sans les connaître… eh oui, dans le domaine de la lecture il y a des désirs insatisfaits comme dans les autres domaines… vous me comprenez ? Il soupire de nouveau, très fort : Ah, si vous vouliez bien !
Je lui dis que je suis à sa disposition. Sans toutefois bien voir où il veut en venir. Je ne tarde pas à comprendre. Il se lève, va chercher un beau livre relié de cuir sur un des rayons. Hésite un peu à me le montrer. Puis me le présente, l’entrouvre, rosissant, tremblant, palpitant, frémissant. C’est le Marquis de Sade, me dit-il, il est là depuis toujours, un héritage de famille, on l’a longtemps gardé au grenier, puis à la cave, maintenant il est là parmi les autres, puisqu’il n’y a plus personne dans cette maison pour y mettre la main, hélas, sauf moi. Mais moi, justement, pendant des années je ne me suis pas autorisé à le lire, je n’osais pas, mes fonctions me prescrivaient la réserve… ce n’est que sur le tard, avec la retraite, le loisir… mais voilà, maintenant je n’y vois plus… alors j’ai pensé que peut-être…
Je suis renversée. Mais en même temps, je me sens coincée. Comme prise dans un dilemme qui mettrait en jeu mon honneur professionnel. Si j’accepte, je tombe dans ses filets. Si je refuse, je ne suis pas une lectrice. Une lectrice doit lire, et lire à haute voix ce qu’on lui demande. Pourvu qu’il ne demande pas trop. Il semble avoir ouvert le livre au hasard. Mais avec Sade ! Je prends l’ouvrage avec précaution. Les Cent vingt journées ! La page qu’il me présente est marquée d’un signet et il y a un passage coché d’une croix. Ce passage, dit-il, par exemple, ce passage ou un autre… Je regarde et je vois bien entendu des horreurs. J’essaie de garder le cœur ferme et je lui dis que je vais étudier la chose, y réfléchir, et que nous verrons la prochaine fois. Je me lève déjà. Il me retient par le bras. Il a l’air déçu. Écoutez, dit-il d’un ton très doux mais assez autoritaire, nous pourrions faire un petit essai dès aujourd’hui… pour que je puisse me rendre compte… pour vous entendre… pour juger de cette voix dont on m’a dit merveilles… asseyez-vous là sur ce sofa… je me mets en face, dans le fauteuil… je vous écoute…
Je suis donc refaite. Cernée. La fuite ou le sang-froid professionnel. Je me dis : Marie-Constance, ma fille, il faut que le sang-froid professionnel l’emporte, tu as fait du théâtre, tu es passée par le Conservatoire, tu connais la scène et la comédie, tu connais les hommes aussi, tu ne vas pas te laisser mettre en déroute par ce vieux crapaud. Du cœur ! Je vais prendre place sur le sofa. Je croise les jambes. Adopte une expression attentive et concentrée. Lis muettement mon texte. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas le hasard ! Il a choisi exprès ! Il y a là des mots qui, de toute évidence, ne passeront pas la barrière de mes dents et de ma langue. Ne sortiront pas. Que faire ? Je pars ? Les yeux du batracien me guettent, derrière les gros verres. La pièce est d’un silence écrasant. Je m’entends lire, au milieu de ce silence :
« Un mois après, dit la Duclos, j’eus affaire à un fouteur d’une espèce absolument différente. C’était un vieux libertin qui après m’avoir baisé et caressé le cul pendant plus d’une demi-heure, enfonça sa langue au trou, l’y fit pénétrer, l’y darda, l’y tourna et retourna avec tant d’art que je crus presque la sentir au fond de mes entrailles. Cachant mon con d’une main, il se branlait très voluptueusement de l’autre et il déchargea en attirant à lui mon anus avec tant de violence, en le chatouillant si lubriquement que je partageai son extase. Quand il eut fait, il examina encore un instant mon cul, fixa ce trou qu’il venait d’élargir, ne put s’empêcher d’y coller encore une fois ses baisers, et décampa, en m’assurant qu’il viendrait me demander souvent et qu’il était très content de moi et de la façon dont je lui avais permis de répandre son foutre… »
Je reprends haleine. Ma voix n’a pas tremblé ni faibli. Je n’ai pas bronché. Je suis très contente de moi. Lui aussi, semble-t-il. Il me le dit : Je suis très content de vous, j’espère que vous pourrez revenir et continuer.
Je m’interroge avec inquiétude sur la suite possible des événements. Mais non, rien de fâcheux. Il me fait simplement entendre qu’il aimerait bavarder encore un moment avec moi, pour mieux faire connaissance. Il me parle de sa carrière, des différents postes qu’il a occupés, de sa femme décédée voici quelques années et dont la disparition l’a laissé inconsolable, de la difficulté qu’il y a à rendre correctement la justice, si toutefois, dit-il, la Justice avec un grand J veut dire quelque chose, il n’en est pas persuadé, après quarante-cinq ans d’exercice. Il paraît tout à fait civilisé et même d’un commerce agréable. Il ne me propose pas de visiter son appartement, ni d’entrer dans le détail de sa bibliothèque, alors que je m’attendais à devoir pénétrer plus avant dans le petit coin d’« enfer » qu’il a dû y ménager. Non, nous sommes là, en train de parler, dans une tonalité tout à fait normale. Et, après tout, s’il est normal pour lui de lire et de faire lire des textes comme celui qu’il vient d’entendre, pourquoi m’y opposerais-je ? J’ai très bien fait d’accepter et de raffermir mon cœur. Une lectrice modèle doit être un instrument parfaitement neutre et docile. Un pur outil. Une pure voix. Une pure transparence. Là est sans doute sa limite, mais là est sans doute aussi sa grandeur. Je sens que j’ai vraiment avancé aujourd’hui dans la connaissance et la pratique de ma profession. Et que j’ai accompli en même temps un indéniable progrès sur moi-même. Je me sépare de mon magistrat en le remerciant et en lui disant que je reviendrai. Nous prenons date.