J’ai mis des

J’ai mis des lunettes et un tailleur de bonne coupe.

Je me suis décidée. Je me rends chez mon P.-D.G. Il s’appelle Michel Dautrand. Nous avons fixé un rendez-vous par téléphone. Six heures du soir : une heure décente. En franchissant le seuil de l’immeuble ultramoderne où il habite – la « Résidence Ravel » –, j’ai compris que je n’allais évidemment pas chez n’importe qui. Le luxe et l’élégance. La cage de l’ascenseur est entièrement vitrée : un cylindre de verre fumé à travers lequel la vue plonge sur les pelouses de la résidence, tondues au millimètre. Même avec la saison avancée elles ont l’air parfaitement vertes et fraîches.

Le monsieur qui m’ouvre est soigné, distingué, jeune encore, plutôt bien. Jeune encore : cela veut dire qu’il doit avoir entre quarante et cinquante ans, mettons quarante-cinq, si mon œil est bon. Plutôt bien : l’air d’un John Wayne un peu fatigué, si je ne me fais pas d’illusion. Mais un John Wayne pas commode du tout. Dès le premier contact, je le sens sec, strict, raide, réglo. Mademoiselle, me dit-il, en me faisant asseoir sur un superbe pouf de cuir blanc, voici de quoi il s’agit, j’ai des responsabilités très accaparantes dans cette ville où notre société a établi son siège, dans cette ville et ailleurs, car je voyage beaucoup, et je n’ai pas une seconde à moi pour lire quoi que ce soit ; or, par obligation professionnelle, je participe à un nombre important de dîners où l’on parle de tout, et très souvent de littérature, je veux dire de l’actualité littéraire, et comme je ne voudrais pas avoir l’air éternellement d’un idiot ou d’un analphabète, j’ai pensé qu’avec votre aide, mademoiselle… N’ayant pas eu la possibilité de l’interrompre, tant il a parlé d’une seule haleine, je le fais, tout d’un coup, aussi sec que lui : Madame. Il ne semble pas comprendre, paraît désarçonné. Je répète : Madame. Ah, dit-il, oui… ah, oui…

Je devine qu’il aura du mal à reprendre le fil. De fait, il paraît renoncer à dévider sa grande phrase et me demande si je veux boire quelque chose. Je réponds : Un petit whisky peut-être, pensant que cela me changera du thé et du chocolat. Il semble un peu surpris, mais évite de le montrer. Il va chercher dans un très beau bahut-bar de bois Scandinave une bouteille de Famous grouse et deux verres. Il me sert. Ça va comme ça ? dit-il. Je lui réponds : Encore un peu. Il lève les yeux vers moi, me regarde avec une visible inquiétude. Il reverse (trop, cette fois). Se sert aussi. Demande si je veux des glaçons. Je n’en veux pas. Il en veut, lui. Va en chercher. Agite le glaçon dans son verre. Oui, dit-il… (mais le ton est un degré au-dessous), oui… mon existence est suroccupée… vous savez, dans les affaires… surtout les affaires comme les miennes… je m’occupe de métaux… tout enfant je rêvais de métaux, j’adorais les métaux… les voir, les toucher… en un sens j’ai réussi, j’ai fait ce que je voulais faire… les métaux, je les sors de terre et je les importe… vous avez compris, les mines…

Je lève mon verre à hauteur des yeux comme pour trinquer, et je dis : Et c’est ici, dans la campagne, que vous creusez la terre ? Nos mines, dit-il, sont un peu partout dans le monde, surtout en Nouvelle-Calédonie, le nickel… mais la Nouvelle-Calédonie, madame, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin, vous voyez où nous en sommes… le nickel, je ne sais pas si on pourra en parler encore longtemps… heureusement nous avons aussi des mines en Afrique, d’importantes mines… En me mouillant les lèvres, je lui dis que je comprends maintenant pourquoi il voyage. Ah, dit-il, je voyage en effet, les avions, les aéroports, l’horrible jet-society… mais aussi le train, le T.G.V. assez souvent, sur Paris… Je suis en train de me demander pourquoi il n’a pas le temps de lire s’il prend si souvent le T.G.V., l’avion. Je lui pose la question. Ah, madame, dit-il, oui je lis, bien sûr, pendant les voyages, mais des dossiers, toujours des dossiers !

Je le vois avec son attaché-case ou sa serviette bourrée ou son élégante valise, sautant de gare en aéroport. Comme tous les autres, agité, pressé. Se donnant de l’importance. Faisant pleuvoir les notes de frais. Sa Société ! Son Nickel ! Et pas la plus petite place dans son emploi du temps pour lire un livre. Mais alors, pourquoi y a-t-il place pour moi ? Pour le temps que je devrais consacrer à sa culture ? La réponse est très simple, très directe, certainement préparée, méditée : Écoutez, madame, je vais vous faire un aveu, ce n’est pas seulement une question de temps, je suis incapable, vous entendez, incapable de lire un livre, cela doit tenir à ma formation, à mes habitudes de vie, à la trépidation que m’imposent mes activités, je ne sais pas, mais c’est ainsi… tandis que si quelqu’un m’apporte… sa collaboration… si une voix, la vôtre peut-être, m’aide à… accéder à la lecture… vous comprenez ? Je lui dis qu’il y a des cassettes, des enregistrements très bien faits qu’il pourrait écouter en train, en avion, en bateau, et aussi toutes sortes de procédés de « lecture rapide » mis au point justement pour les hommes d’affaires pressés. Il prend un air penaud, blessé, contrit : Vous ne comprenez pas… j’essaie de vous expliquer que cela devrait être… comment dire ?… personnalisé… Il change brusquement de ton, se lève, comme s’il ne voulait plus rester en face-à-face avec moi : Bien, êtes-vous prête, madame, à remplir le service que votre annonce semblait proposer ? J’en serais tout à fait heureux, le problème le plus délicat sera celui du planning, en raison de mon emploi du temps, mais vos conditions…

Je l’interromps d’un petit geste. Pendant le silence qui suit, je fais promener mes yeux autour de la pièce qui me paraît immense et vide, malgré de très belles reproductions de tableaux modernes (originaux peut-être ?) qui ornent les murs. Tout l’appartement d’ailleurs me paraît immense et vide. Vit-il seul ? Il a une alliance au doigt pourtant. Je lui dis : Et votre femme ? Il a l’air piqué : Comment… ma femme ? Elle ne peut pas vous faire la lecture ? C’est comme si j’avais déclenché je ne sais quelle foudre. En une seconde, il retombe sur le pouf où il était assis, en face du mien. Il baisse la tête, se prend le front entre les mains, puis relève le visage : il s’est complètement décoiffé, ses traits sont marqués par le plus profond désarroi, le P.-D.G. est devenu une sorte de pantin triste. Comme pour achever le tableau, il desserre le nœud de sa cravate, ouvre son col. Nous sommes séparés, dit-il, depuis plus d’un an… croyez-moi si vous voulez… je vis tout seul… il répète : tout seul… même pas une femme de ménage… si, une femme de ménage de la Société, c’est tout… Je lui dis : C’est pour ça que vous voulez de la lecture ?

Je le quitte en lui promettant de réfléchir. De lui faire passer, de toute façon, ma petite brochure. Il a complètement changé de manière. Il me prend la main d’un air implorant. Qu’est-ce qu’il faut lire, demande-t-il, Duras ? Je lui dis : Vous savez, ce n’est peut-être pas suffisant, on parle beaucoup de Claude Simon pour le Nobel et, si jamais ça arrive, on en discutera beaucoup dans les dîners, mais je vous avertis, ce n’est pas facile. Il garde ma main, je me demande s’il va finir par me la rendre. Revenez, dit-il. Revenez vite.