TABLEAU I
Rome
La scène s’éclaire. Les évêques entrent puis vont s’asseoir, ils se tiennent à différentes hauteurs, les pieds nus (proposition : on peut agrandir leurs pieds par des faux pieds en caoutchouc) et semblent attendre en bavardant. Proposition de costumes et accessoires : il me semble qu’il serait plus intéressant plutôt que de donner à chaque évêque une soutane mauve ou rouge, de les relier chacun par un grand drap de soie ou de rayonne aux camaïeux rouge violet et mauve qui les envelopperait comme des toges. Seule une mitre très inventée (différente selon leur pays par exemple) et une crosse les différencieraient. De la main qui leur reste libre ils tiendraient un parapluie blanc à la coupole très profonde. Cela donnerait un sentiment visuel de dôme d’église. À côté de chaque évêque : une grande valise.
LE RÉCITANT (sur fond de musique de cloches). Rome ville éternelle et sainte / Rome aux quatre mille clochers / Rome le jeudi saint 1095 / Les évêques d’Occident papotent sur la papauté / La papauté très en beauté / Mais sans autorité.
Arrivée des évêques des quatre coins de la scène très richement vêtus.
L’évêque espagnol : un chapeau ou une cape de toréador avec lui et au bout de sa crosse l’insigne des factions franquistes.
L’évêque de Mayence : buvant une énorme chope de bière, au bout de sa crosse une croix teutonne, une croix chrétienne et une croix gammée. Il a autour du cou un pendentif avec le sigle Mercedes.
L’évêque de Londres : un melon sous sa mitre et sa crosse se termine par le sigle Rolls-Royce, il a un nez rouge.
L’évêque de Paris et des Hauts-de-Seine : lunettes noires, mitre haute couture avec les initiales Christian Dior, et une chasuble faite dans un tissu où sont imprimées des tours Eiffel, une croix. Une jeune fille porte sa valise2.
L’ÉVÊQUE DE MADRID. Olla ! Caballeros…
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Pedro ! Ça fait plaisir !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. John !
L’ÉVÊQUE DE LONDRES. Von Grunfeld !
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE (faisant en même temps des gestes rythmant ses paroles). Croix de feu, croix de fer, croix de bois… ??…
LES TROIS ÉVÊQUES (répondent sur le même rythme). Nom de Dieu, sur la terre : c’est nous les rois !
Éclats de rire, effusions, retrouvailles.
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Alors quoi de neuf depuis l’année dernière ?
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE (présentant la jeune fille qui porte sa valise). Jacqueline !… (En aparté.) Une sainte !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Tu veux dire une martyre !
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Il en faut non !
Ils éclatent de rire.
L’évêque de Madrid ouvre sa valise. Après avoir sorti et jeté pêle-mêle tout ce qu’elle contient, c’est-à-dire des cagoules de bourreau et divers instruments de torture, fouets, chaînes, masses d’armes, marteaux, etc., il sort trois lampes à souder.
L’ÉVÊQUE DE LONDRES. What is it ?
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Souvenirs ?
L’ÉVÊQUE DE MADRID. Nouveauté de Madrid. (Il allume une lampe et règle le gaz à petit débit.) Pour bûcher. (Il augmente le volume.) Pour infidèle : trois minutes, il renie, quatre minutes, il croit en Dieu, cinq minutes, il meurt chrétien !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Petit Jésus !
L’ÉVÊQUE DE MADRID (met plein gaz). En trois secondes un juif hurle qu’il veut se faire ordonner prêtre, en quarante secondes son cheval aussi.
L’ÉVÊQUE DE LONDRES. Miraculeux…
TOUS. Muchas gracias Pedro !…
L’ÉVÊQUE DE MADRID. Croix de feu, croix de fer, croix de bois ??…
LES TROIS AUTRES ÉVÊQUES. Nom de Dieu, sur la terre : c’est nous les rois !
Rires énormes. Puis ton très discussion mondaine, les phrases s’enchevêtrent les unes aux autres feutrées.
L’ÉVÊQUE DE LONDRES. Et à part ça ?
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Ça va… si ce n’est l’estomac…
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Oui… bien, enfin, et toi ?
L’ÉVÊQUE DE MADRID. Bien sûr… bien sûr… oui…
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Mais que fait Urbain !
TOUS. Urbain ! Urbain !
VOIX OFF DU PAPE. Voilà j’arrive !
Les évêques s’asseyent et se déchaussent. Le récitant en majordome porte le pape, ils sont suivis d’un enfant de chœur portant une bassine et des serviettes.
LE PAPE URBAIN. Je suis Urbain le blanc / Je suis Urbain, le reflet du triangle / Je suis mon père, le volatile, je suis mon fils / Je suis l’âme, le pain et l’épée / Je suis Urbain, le pape français / Je suis le pape / Je suis le seul. I am the number one.
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Urbain, active notre bain de pieds, car nous devons te dire…
LE PAPE. Please ?
LES ÉVÊQUES. Que les choses vont fort mal pour l’Église !
LE PAPE. Bonjour saints crânes, cervelles ivres d’hostie. Me voici. Serviette !! (On lui tend une cuvette et une serviette, puis faussement courtois.) Si je suis le premier d’entre vous je suis aussi le dernier ! Humilité comme le crucifié ! Mais attention mes rouges-gorges une fois vos pinceaux lavés ! Je suis à nouveau le chef ! (Il s’agenouille et commence à laver les pieds du premier évêque.) Avance évêque de Mayence ! Oh ! Toujours ces longs petons teutons ! Bravo ! Apportes-tu l’argent tiré de nos propriétés d’Allemanie ?
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE (ouvre le couvercle de sa valise : elle est vide). Pas un mark ! La Germanie veut récupérer nos prairies !
Le pape furieux fredonne quelques mots de latin. À ce moment arrive, à l’autre bout de la scène un homme pieds nus, vêtu de quelques hardes, un bâton de pèlerin à la main, barbu et hirsute, mais un halo de sainteté semble accompagner sa marche. Il chante un chant très beau et très émouvant qui contraste fort avec le ton et l’atmosphère de la cour pontificale. Cet homme est Pierre l’Ermite qui revient de Jérusalem. Il marche le long du plateau. Les deux scènes (cour pontificale et marche de Pierre l’Ermite) sont simultanées jusqu’à ce que Pierre l’Ermite atteigne Rome. Les interventions du chant de Pierre l’Ermite se font entre chacune des réponses épiscopales au pape Urbain II. D’autre part plus Pierre l’Ermite avance, et plus il est suivi et entouré par des gens impressionnés par cet homme à la voix si pure et si convaincante.
PIERRE L’ERMITE. Les os de Roc / Viande brûlée / Enfer ! enfer ! / Habit rouillé / Bâton noir et cassé / Je reviens de l’enfer / Fuyant dans les rivières / Et parmi les serpents du désert / J’ai vu Jérusalem / Devenir la Géhenne.
LE PAPE (lavant les pieds de l’évêque de Madrid). Alors Pedro Matador de Corniflor, m’as-tu apporté ces lingots d’or qui brillent si fort et que tu tires de tes paroisses de Castille ?
L’ÉVÊQUE DE MADRID (ouvre sa valise, elle est vide). Pas un écu Urbain ! Hidalgos, pouilleux et vilains préfèrent donner leur or aux chevaliers du Cid Campeador plutôt qu’à nos abbés pourtant si bien élevés.
Le pape fredonne quelques paroles latines sur un ton qui cache mal son énervement sous-jacent.
Pierre l’Ermite continuant sa marche, suivi par deux femmes. Les deux femmes vocalisent le texte suivant.
Je crève les forêts |
Saint |
Dors dans les falaises |
Ses yeux |
Je marche |
Sa voix |
J’avance |
Saint |
Car gronde |
Le ventre plat |
Dans ma gorge |
Saint |
La cassure brûlante |
Capuchonné |
Des sabres recourbés |
Douleur |
Dans le sein |
Vraie |
Des chrétiens |
Surmontée |
Le pape s’avance vers le dernier évêque pour lui laver les pieds.
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Ne t’approche pas de l’évêque de Paris et des Hauts-de-Seine, Urbain. Regarde j’ai les pieds plus crottés que l’anus de ton palefrenier ! Ma mitre est mitée et ma robe pue la vase de mes bénitiers !
LE PAPE. Tu es bien énervé, Jules cette année !
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Pape ! Quelle folie t’a piqué d’avoir excommunié le roi de France Philippe premier !
LE PAPE. Il s’est collé avec une rombière et il a divorcé !
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. Bien parfait ! Mais maintenant c’est la faillite totale de ton clergé.
LE PAPE (se jetant sur sa valise et l’ouvrant, il jette tout ce qu’elle contient, c’est-à-dire des dessous féminins). Tu ne m’as rien apporté de Paris ! Pas une dîme ?
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. La dîme est ramassée par le Roi, c’est la faillite de ton clergé.
PIERRE L’ERMITE (suivi de plusieurs personnes). Pain / Poisson / Chardon / Marbre / Herbe bleue / Arbres pointus / Italie / Italie / J’approche de la pierre / Où la croix est scellée / Croix d’acier / Aiguisée / Pour venger.
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. L’Occident ne croit plus… !!
LE PAPE. Ils ne croient plus !?
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. En Dieu si !
L’ÉVÊQUE DE LONDRES. Mais plus en nous… la preuve !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Et donc ils ne croient plus en toi ! Fini !
LE PAPE (explosant, il jette sa cuvette et sa serviette). Ils ne croient plus en nous ! Sorciers mitrés ! Concierges de cathédrale ! Ils ne croient plus en moi ! Bégayeurs de bonne parole ! Mais ils croient en Dieu ! (Il éclate d’un rire nerveux.) Pauvres délicieux canards ! Imbéciles ! C’est ta soutane, qui est la Vierge, ton chapeau le Saint-Esprit, mes cloches sont Dieu le Père… Sonnez ! (Concert de cloches.) Voilà Dieu ! Arrêtez ! (Les cloches s’arrêtent.) Disparu, fumée ! En ce moment rien que des païens ! Sonnez. (Air religieux.) Dieu est là ! Arrêtez ! (L’air s’arrête.) Plus d’âme religieuse. (Il enlève d’un geste violent son habit blanc et sa tiare, il se retrouve en slip.) Où est Urbain II ? Eh bien où est-il ? Tu vois Pedro Matador de Corniflor ? Non tu ne vois qu’un peu de terre rose qui sent légèrement la transpiration. (Il met sa tiare.) Agenouille-toi Jules, là tu peux communier sans risque, je suis celui qui fais des bulles urbi et orbi et irbi et erbi… et caetera. L’habit fait le moine, mais le moine fait Dieu…
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Mais si Dieu… enfin je veux dire si jamais Dieu…
LE PAPE. Von Grunfeld ! Pas toi ! Ou en tout cas pas à moi ! Il faut ! Il faut récupérer le sceptre de l’esprit, le pouvoir divin, sur la terre entière, il le faut ! Pour le bien de tous, croyez-moi ! (À ce moment arrive Pierre l’Ermite, dans cette pantalonnade épiscopalopapale, il a la présence du Christ parmi les marchands du Temple. Il hésite, va repartir. Urbain se rhabille, aussitôt il s’agenouille devant celui qu’il a reconnu comme le saint père de l’Église. Le pape hoche la tête pour montrer l’efficacité de ses dires quant à l’habit.) Qui es-tu ?
PIERRE L’ERMITE. Coucou-Piètre, saint père.
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. On dirait Notre-Seigneur Jésus-Christ !
L’ÉVÊQUE DE BORDEAUX (sursautant). Ne me fais pas peur von Grunfeld !
LE PAPE. Qui ?
PIERRE L’ERMITE. Pierre Capuchon, on m’appelle aussi Pierre l’Ermite.
L’évêque de Bordeaux s’essuie le front rassuré.
LE RÉCITANT (abandonnant son rôle de majordome tandis que l’action et le dialogue entre Pierre l’Ermite, le pape et les évêques intrigués continuent). Il tombe à pic l’Ermite ! Évidemment il est sale et sent un peu la chèvre pour la cour pontificale, mais dans ses entrailles de bouc rebondit une fantastique nouvelle.
PIERRE L’ERMITE (s’agenouillant). Urbain les Seldjoukides ont pris Jérusalem !
LE RÉCITANT. Oui !! Les Turcs, les islamiques, les fils ambrés de Mahomet ont pris Jérusalem, la sainte ville du Saint Sépulcre : Jérusalem !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Jérusalem ? Où est-ce ?
LE RÉCITANT. L’Ermite, regardez-le comme il raconte les massacres du Kalif Hakem… deux mille pèlerins chrétiens ont été égorgés parce qu’ils ont refusé de pisser sur la tombe du Christ ; les cardinaux sont inquiets tout à coup… ils deviennent bleus de peur. (Ils tournent leur soutane qui a un revers bleu.) Les évêques tremblent ! Vont-ils devoir quitter leurs moelleuses cathédrales pour aller s’occuper d’une tombe où Jésus n’est même plus !! ! Jamais ! Ils ne veulent pas ! Et le pape ! Regardez-le monsieur le bourgmestre le pape ! Une idée court entre ses deux oreilles, il sourit, il est calme, il était fait pour être pape, le pape !
PIERRE L’ERMITE. Arme l’Europe !
L’ÉVÊQUE DE PARIS ET DES HAUTS-DE-SEINE. L’Europe n’est que misère…
LE PAPE (tout en réfléchissant). Non, non, le peuple conserve des larmes pour Jérusalem.
PIERRE L’ERMITE. Arme l’Europe !
L’ÉVÊQUE DE MAYENCE. Mais personne ne nous obéit plus… !
LE RÉCITANT. Imbécile écoute Urbain.
LE PAPE. À tous ceux qui s’arment et partent je donne la grâce, j’absous leurs péchés, j’amnistie leurs fautes et leurs dettes, toutes les terres conquises pour l’Église sont leur possession. Quant à la guerre, si elle est livrée sous ma bannière, je la fais sainte. Celui qui tuera par l’épée périra peut-être par l’épée, mais je lui donne une auréole. Je lui promets aussi…
LE RÉCITANT. C’est suffisant ! Largement suffisant : les voilà ils accourent déjà de Valence, de Suède, de Flandre, de Bretagne, de Bavière, de Transylvanie, d’Écosse… de l’argent plein les poches, tu es à nouveau le chef, le roi des rois Urbain, ils t’apportent leur dîme… Le sommet blanc de la terre… Ordonne Urbain.
Accourent les musiciens.
LE PAPE (se jetant sur un porte-voix, tel un illuminé). Le pouvoir ! Le pouvoir ! Voilà le pouvoir retrouvé ! Envoyons sous les palmiers, les heaumes, les juments cuirassées, les damoiseaux oisifs, les crânes balafrés et les bêtes couronnées ! Envoyons-les sous les palmiers pour arracher aux mains brunâtres des Turcs le tombeau d’albâtre du Christ.
LES ÉVÊQUES (en chœur). Envoyons-les sous les palmiers pour délivrer la chrétienté ! Quelle bonne idée.
PIERRE L’ERMITE. Je veux aussi parler aux maigres, aux édentés, aux frileux, aux malades, aux cordonniers et aux semeurs de seigle…
LE RÉCITANT. Ils vont venir aussi n’aie crainte…
LE PAPE. Ils porteront le monde aux pieds de la croix ! Passent-ils par Byzance ?
PIERRE L’ERMITE. Oui.
LE PAPE. Je veux Byzance ! Je veux la terre !
PIERRE L’ERMITE. Urbain, allons hérisser leur âme d’acier et leur cœur de lances, allons leur ouvrir le portail lumineux d’où part la route pour Jérusalem.
LE PAPE. Je le veux.
PIERRE L’ERMITE. Alors Dieu le veut !
TOUS. Dieu le veut !
Noir.