JEAN-BERNARD.  Je n’arrive pas à croire qu’on ait encore des choses à dire…

ANTOINE.  Qui a des choses à dire ? Personne.

JEAN-BERNARD.  Non, non, beaucoup de gens disent des choses, beaucoup.

ANTOINE.  Aujourd’hui ?

JEAN-BERNARD.  Oui là maintenant.

ANTOINE.  Quelles choses ?

JEAN-BERNARD.  Je ne sais pas, ils parlent. Le matin j’en vois près de chez moi, rue Froissard par exemple ou parfois dans le bus.

ANTOINE.  Dans le bus, des gens qui parlent ?

JEAN-BERNARD.  Oui.

ANTOINE.  Tu divagues.

JEAN-BERNARD.  Je t’assure.

ANTOINE.  Et qu’est-ce qu’ils disent ?

JEAN-BERNARD.  Ils discutent.

ANTOINE.  Ça m’étonnerait énormément.

JEAN-BERNARD.  Je t’assure.

ANTOINE.  Et de quoi ils discutent ?

JEAN-BERNARD.  Justement je me le demande… tu as une idée toi ?

ANTOINE.  Oui.

JEAN-BERNARD.  Vas-y.

ANTOINE.  Tu es obnubilé.

JEAN-BERNARD.  Moi ?

ANTOINE.  Oui tu es obnubilé Jean-Bernard alors forcément…

JEAN-BERNARD.  Forcément quoi ?

ANTOINE.  Forcément tu vois parler des gens partout.

JEAN-BERNARD.  Je n’ai pas dit partout, j’ai dit rue Froissard et dans le bus.

ANTOINE.  Tu réalises ce que tu es en train de me dire, Jean-Bernard, tu réalises ?

JEAN-BERNARD.  Oui.

ANTOINE.  Tu es en train de dire qu’aujourd’hui à Paris, capitale d’un pays qui vient de traverser peu ou prou deux mille cinq cents ans de civilisation, on continue de parler.

JEAN-BERNARD.  Oui.

ANTOINE.  Comme du temps de Charlemagne, de l’édit de Nantes, de Voltaire ou de l’Exposition coloniale.

JEAN-BERNARD.  Oui.

ANTOINE.  Avec des phrases structurées par de la grammaire et des idées placées dedans.

JEAN-BERNARD.  Probablement.

ANTOINE.  Qu’est-ce que tu cherches Jean-Bernard ? À me faire peur ? À me faire croire que ça va repartir ? Que ça repart ?

JEAN-BERNARD.  Parce que tu es un ami Antoine, parce que tu es quelqu’un qui ne s’est jamais caché la tête dans le sable, quelqu’un de responsable, parce que surtout ça m’inquiète, oui j’ai décidé de te dire que j’ai vu des gens parler… Excuse-moi c’est trop lourd, je n’arrive pas à garder ça pour moi tout seul.

ANTOINE.  Jean-Bernard la première chose à faire c’est de rester calme.

JEAN-BERNARD.  Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? Soi-disant c’est fini, terminé, on est à l’abri, on nous garantit que les trois derniers individus qui se sont exprimés de façon vocale, c’est-à-dire en proférant des phonèmes conceptualisés à partir de leurs bouches, phonèmes destinés à transmettre une information à autrui via son canal auditif, ont été repérés dans le Lot-et-Garonne il y a plus de sept ans à la sortie d’une boulangerie… et encore on n’est même pas certains qu’ils s’exprimaient de façon intelligible… des caquètements plutôt, des piaillements… sauf pour une femme qui aurait clairement dit que les croissants au beurre n’étaient visiblement pas au beurre. C’est tout. On ne les a plus jamais entendus. Plus rien. Plus un seul mot prononcé depuis, en France comme en Europe, le calme enfin, en tout cas dans tout l’hémisphère nord, la paix, plus aucun risque de débats, d’altercations, de conférences, de colloques, de conversations téléphoniques ou de conversation tout court, nos enfants peuvent jouer dans la rue en toute sécurité sans risquer d’être contaminés par les boniments d’un voisin, ou l’enseignement de je ne sais quel professeur, plus de haut-parleur, plus de messe basse, plus de discours, ni fables, ni sermons, on respire, caquetage, papotage et commérage ont disparu, enfin nous avançons la tête vide, notre crâne n’est plus le dépotoir cacophonique des jacasseries du monde, plus besoin de questionner, de répondre, de s’informer et autres vaines gesticulations langagières, adieu l’épuisante mise en mots de l’esprit, toute parlerie, de la harangue jusqu’au murmure, est morte et nous commençons à vivre… et puis vendredi dernier, à deux pas de chez moi, rue Froissard, j’aperçois, juste avant de monter dans le bus, deux personnes de taille moyenne qui marchent côte à côte, échangeant des propos comme si de rien n’était, oui Antoine des propos, bouleversé je saute dans le 96 et là, tiens-toi bien, à un mètre de moi, assise sur la banquette arrière, une femme ni belle ni laide se met à parler à haute voix à un vieillard blond !! Et je devrais me taire ! Je devrais ne rien t’en dire, à toi Antoine, qui a tant fait pour que le monde entier la ferme !

ANTOINE.  Oui.

JEAN-BERNARD.  Quoi oui ? c’est tout ce que tu dis ? oui !?

ANTOINE.  Ne compte pas sur moi pour dramatiser Jean-Bernard. D’autant qu’à mon avis il doit s’agir au pire d’un remugle.

JEAN-BERNARD.  Un remugle ?

ANTOINE.  Oui, un restant, un fond de casserole si tu préfères, rien de plus.

JEAN-BERNARD.  Un fond de casserole ! Trois personnes qui parlent devant moi en une matinée, tu appelles ça un fond de casserole ! Sans compter que je n’étais ni dans toutes les rues…

ANTOINE.  … Ni dans tous les bus j’avais bien compris.

JEAN-BERNARD.  Et si c’était une épidémie Antoine, le début d’une épidémie très contagieuse ça aussi tu le comprendrais ?

Un temps.

ANTOINE.  À quelle distance étais-tu de la femme qui parlait dans le bus déjà ?

JEAN-BERNARD.  Un mètre environ.

ANTOINE.  Évidemment.

JEAN-BERNARD.  Tu penses que j’ai été contaminé ?… réponds… tu penses que je suis malade ?

ANTOINE.  Non.

JEAN-BERNARD.  Tu es sûr ?

ANTOINE.  Ou alors faiblement, une forme bénigne, parce qu’on ne peut pas vraiment dire que ce que tu fais depuis une bonne dizaine de minutes s’appelle parler.

JEAN-BERNARD.  Tu dis ça pour me rassurer ?

ANTOINE.  Pas du tout. Franchement tu n’as pas dit grand-chose de très fondamental, c’est du petit blabla inoffensif, ça va s’éteindre tout seul.

JEAN-BERNARD.  Pourvu que tu dises vrai.

ANTOINE.  Ne t’inquiète pas à aucun moment tu n’as été ni fulgurant ni même brillant…

JEAN-BERNARD.  Tu me le jures ?

ANTOINE.  Juré. Tu peux me faire confiance, c’était comme du vent, même pas, de l’air à peine…

JEAN-BERNARD.  Ouf !

ANTOINE.  Rien de grave Jean-Bernard, tout va bien.

JEAN-BERNARD.  Et toi ?

ANTOINE.  Moi ?

JEAN-BERNARD.  Tu as parlé aussi.

ANTOINE.  Oh tu appelles ça parler…

JEAN-BERNARD.  C’est pas moi qui t’aurais… ?

ANTOINE.  Mais non, mais non !

JEAN-BERNARD.  Parce que je m’en voudrais toute ma vie.

ANTOINE.  Sois tranquille je n’arrivais même pas à suivre ce que tu disais tellement c’était creux, ça ne m’a ni touché, ni intéressé, ni quoi que ce soit… ne commence pas à culpabiliser. Je ne me souviens déjà plus si tu as parlé ou pas c’est pour te dire…

JEAN-BERNARD.  Merci Antoine.

ANTOINE.  Je t’en prie (un temps) tu vois ça va déjà mieux, non ?

JEAN-BERNARD.  Oui (un temps) toi aussi ?

Un temps.

ANTOINE.  J’ai l’impression.

Un long temps.

JEAN-BERNARD.  Un remugle tu dis ?

ANTOINE.  Oui, juste un remugle.

Les deux hommes restent muets un très long temps puis, rassurés, ils sourient.

Noir.

Multilogues suivi de Dieu le veut
titlepage.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_000.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_001.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_002.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_003.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_004.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_005.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_006.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_007.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_008.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_009.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_010.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_011.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_012.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_013.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_014.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_015.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_016.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_017.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_018.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_019.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_020.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_021.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_022.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_023.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_024.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_025.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_026.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_027.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_028.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_029.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_030.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_031.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_032.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_033.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_034.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_035.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_036.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_037.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_038.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_039.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_040.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_041.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_042.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_043.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_044.xhtml
Multilogues suivi de Dieu le veut - Ribes, J-Michel_split_045.xhtml