6

 

 

Les deux types sentaient fort. Tous les deux.

Jenny fronça le nez lorsqu’ils surgirent devant elle, manquant la faire trébucher.

— On voudrait une table, annonça le plus gros.

— Eh bien, il faudra vous inscrire sur la liste. Il y a du monde.

Jenny fut soulagée que Debbie, l’hôtesse d’accueil, vienne à son secours.

— Que puis-je pour votre service, messieurs ? s’enquit celle-ci.

— On voudrait une table, répéta l’obèse qui sentait mauvais.

— Eh bien, il vous faudra attendre. C’est archi-comble, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

— Combien de temps ?

— Une heure… Plus, peut-être.

Le type regarda son collègue, qui était un peu moins gros mais dégageait la même odeur nauséabonde. Ils eurent le même petit sourire narquois, tournèrent les talons et repartirent.

— Un de ces quatre, je viendrai ici avec une carabine, déclara tranquillement Debbie en regardant Jenny.

Celle-ci approuva d’un sourire de connivence, puis fila vivement vers une table où venaient de s’installer de nouveaux clients. Elle prit leur commande, l’esprit ailleurs, et l’inscrivit machinalement sur son calepin. Comme elle repartait en direction des cuisines, on lui toucha l’épaule et elle se retourna.

— Y a un coup de fil pour toi, annonça Debbie qui regagna aussitôt sa caisse en courant.

Jenny transmit sa commande, puis décrocha le combiné qui se trouvait derrière la caisse.

— Allô ?

— Jen, c’est moi. Grace.

L’estomac de Jenny se retourna.

— C’est grave ?

— Non-non-non. C’est juste Shawna qui… Eh bien, tu m’as dit de t’appeler, s’il se passait quelque chose d’inhabituel et… euh…

Jenny se cramponna à deux mains au combiné.

— Grace, c’est quoi ?

— Shawna ne veut pas aller dormir. Elle ne cesse de répéter… Eh bien, elle ne cesse de répéter qu’il y a quelque chose qui va de travers.

— Mais quoi ?

— Elle refuse de le dire. Ma foi, elle n’en sait rien elle-même, je crois. Elle se contente de répéter qu’il va se passer des choses graves. Je lui ai apporté une tasse de cidre, mais elle est… elle est perturbée. À mon avis, elle ne voudra pas se coucher. Alors, j’ai pensé que je ferais mieux de t’appeler. Pour savoir quoi faire, tu comprends ?

Jenny ferma les yeux pour réfléchir. Shawna avait déjà souffert d’insomnies, mais jamais pour une raison précise et encore moins parce qu’elle redoutait une chose grave. Elle rouvrit les yeux et son regard tomba sur l’obèse qui sentait mauvais et qui lui avait demandé une table quelques instants auparavant.

Son collègue lui sourit. Ses grosses lèvres fendillées se retroussèrent sur des dents noires serrant un cigare réduit à un mégot. L’obèse mâchouillait une allumette. Entre eux, il y avait une toute jeune fille, douze, treize ans peut-être, jolie mais très pâle et très maigre ; ses cheveux blonds bouclés et coupés court découvraient trois fins pendentifs en argent accrochés à chacune de ses oreilles.

— Grace, elle est à côté de toi ? s’enquit Jenny en détournant les yeux.

— Elle est dans sa chambre, mais elle ne dort toujours pas. Je viens de l’entendre remonter la persienne. Elle refuse de s’éloigner de sa fenêtre. Elle a vu deux routiers qui se bagarraient sur la route et je crois que cela l’a bouleversée.

— Bon… Va la chercher, je vais lui parler.

— O.K. Ne quitte pas.

Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne, et Jenny regarda de nouveau la jeune blonde. Elle s’adressait à Debbie en la regardant intensément droit dans les yeux, penchée vers elle, comme si elle lui avait confié un secret très important.

Debbie avançait un peu la tête, lèvres entrouvertes, mâchoires crispées, le buste raide. C’était insolite, car d’ordinaire, elle était souriante, toujours décontractée, et parfois même si décontractée qu’elle en paraissait presque avachie.

Lorsque Jenny regarda le type qui mâchouillait une allumette, celui-ci lui lança un clin d’œil. Vite, elle reporta son regard sur Debbie qui hochait la tête en disant :

— Bien sûr, tout de suite.

Debbie se retourna, balaya la salle du regard, puis leur fit signe de la suivre. Elle se dirigea vers une table occupée par un homme, une femme et un petit garçon qui s’apprêtaient à se lever. La jeune blonde ne les suivit pas. Elle se tourna vers le type au cigare qui hocha la tête comme pour la remercier.

— Retourne dehors, dit-il en la poussant par l’épaule.

Elle sortit du restaurant. Les deux types suivirent Debbie qui entreprit aussitôt de débarrasser la table encombrée des restes du précédent repas.

Jenny fronça les sourcils. La seule fois où Debbie avait fait passer des clients avant leur tour c’était cette nuit même. Pour la famille qui était arrivée trempée jusqu’aux os et couverte d’égratignures et d’entailles. En règle générale, elle était très pointilleuse sur l’ordre de la liste d’attente, afin de ne pas léser les autres clients. En outre, jamais elle ne débarrassait une table elle-même. Mais cette fois, elle retira les assiettes sales, essuya la table, servit du café aux deux types, passa les menus, puis regagna vite la caisse et disparut dans la salle de repos.

— Bonjour, m’man !

— Bonjour, mon poussin. Comment vas-tu ?

— Bien.

— Ce n’est pas ce que m’a dit Mrs. Tipton. Elle m’a dit que quelque chose te tracassait.

— Euh…

— Et qu’est-ce que c’est, ma chérie ?

— Je ne le sais pas vraiment.

— Tu n’es pas malade, au moins ?

— Hum… Je… j’en sais rien. Est-ce que… ça va, toi, m’man ?

— Bien sûr, mon poussin. Pourquoi ? tu croyais que je n’allais pas bien ?

— Je… je n’en étais pas certaine. C’est tout. Moi, ça va.

— Bon… bien. Écoute, si tu n’arrives pas à t’endormir, dis à Mrs. Tipton que je t’ai donné la permission de regarder la télé, d’accord ? Je rappellerai durant ma pause pour savoir si tout va bien.

Lorsque Jenny raccrocha, Debbie avait regagné sa caisse.

— Dis-moi, pourquoi as-tu fait passer ces deux types avant leur tour ?

— Mais quels types ?

— Ceux-là. (Jenny désigna leur table. Debbie plissa les yeux en regardant le fond de la salle.)

— Ah ! cette famille. Ils étaient dans un état épouvantable et j’ai pensé…

— Non, non, la table à côté de la leur.

— Mais je n’ai pas installé ces types à cette table.

— Mais si, enfin ! Quand je téléphonais, je t’ai vu le faire. Ils sont entrés avec une fille, une toute jeune fille, elle t’a dit quelque chose et tu les as installés. Et nous avons une foule de gens énervés qui attendent…

— Mais quelle fille ?

Debbie fit face à Jenny. Celle-ci put constater que Debbie avait l’air sincèrement perplexe et troublé.

— Je n’ai adressé la parole à aucune jeune fille.

Jenny ouvrit la bouche pour répliquer. L’expression de l’hôtesse l’en empêcha. Elle avait cet air pincé qu’elle adoptait lorsqu’elle ne comprenait pas quelque chose ou s’imaginait qu’on se moquait d’elle.

— Mais bon sang, Jen, de quoi parles-tu ?

— Je… euh… rien. Rien.

Désemparée, Jenny gagna la table des deux gros affreux. Elle n’avait aucune envie de s’approcher d’eux.

 

Il faisait froid dans la cabine du Kenworth, mais le père de Jon ne proposa pas d’allumer le radiateur. Il laissa aussi la lumière de la couchette éteinte, si bien que seul un lampadaire au loin dispensait une faible lueur. Bill s’était installé au volant, son visage plongé dans l’ombre.

— Alors, ta maman est ici ? demanda-t-il en regardant vers le restaurant.

— Vouais. Ils mangent.

— Tes sœurs, aussi ?

Jon fit oui de la tête, voulut ajouter « et Doug également », mais il se mordit la lèvre. Son papa ne connaissait pas Doug. Du moins, il ne le pensait pas. Avant que leur mère n’ait fait les bagages pour les emmener tous vivre chez leur grand-mère, Doug passait souvent à la maison lorsque leur père était sur la route. À l’époque, Jon avait eu envie de parler de Doug à son papa. Il estimait qu’il était normal de le mettre au courant. C’est qu’avec le temps, les visites de Doug étaient devenues de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues. Avec sa maman, ils passaient de plus en plus de temps, seuls, tous les deux. Mais Jon n’avait rien dit, sachant la réaction de sa mère. Elle l’aurait probablement disputé jusqu’à son trentième anniversaire. Ensuite, lorsque son père avait disparu, il avait regretté de ne pas l’avoir mis au courant.

— Et qui d’autre ? demanda Bill.

Jon sursauta.

— Hein ?

— Qui d’autre se trouve avec elle ? Tu allais ajouter un nom. Qui ?

— Oh ! Euh… Ben…

— Ne t’inquiète pas, tu peux me le dire.

— Ben… Il s’appelle Doug.

— Doug, répéta doucement son papa. Hum ! Doug…

Puis il branla du chef en regardant les fenêtres éclairées du restaurant. Au bout d’un laps de temps, il se tourna vers son fils.

— Est-ce qu’il vit avec vous ?

Soudain honteux, Jon baissa la tête. Il avait l’impression d’avoir trahi son père, comme s’il avait demandé personnellement à Doug de s’installer à la maison.

— Ouais.

— Jon, il n’y a pas de mal à ça. Ne t’en fais pas… Est-ce qu’il est gentil, au moins, ce Doug ? Est-ce qu’il vous traite bien ?

Jon haussa les épaules.

— Allez, réponds. Il doit bien avoir des qualités, quand même, cet homme-là.

Deuxième haussement d’épaules.

— J’en sais rien. Les choses ne sont… plus pareilles.

— Les choses ne restent jamais les mêmes, Jon.

L’adolescent observait le visage de son père plongé dans l’ombre.

— Est-ce que je peux venir vivre avec toi ? demanda-t-il tout à trac. Je peux aller sur la route avec toi. Il ne me reste plus qu’une année de collège. Je pourrais suivre les cours par correspondance… Nous pourrions…

Mais le père secouait déjà la tête.

— Non, Jon. Tu dois rester avec ta maman. Elle va avoir réellement besoin de vous après la mort de grand-mère. Et si jamais ce Doug n’est pas l’homme qui lui convient, elle aura besoin de quelqu’un pour s’occuper d’elle. Et tu dois terminer tes études.

Jon serra les dents. Une bouffée de colère montait en lui. Une colère envers l’injustice de la vie. Jamais il ne pouvait rien décider. Jamais on ne le laissait choisir. Les choix, c’étaient toujours les autres qui les faisaient à sa place, que ça lui plaise ou non. Soudain, il n’eut plus aucune envie d’être avec son papa, alors qu’il avait attendu si longtemps pour le revoir.

Il voulait jeter un mauvais sort, comme seuls les enfants le font lorsque les choses ne vont pas comme ils veulent. Il avait envie de cogner, de crier, de…

— Et pourquoi, merde, a-t-il fallu que tu disparaisses comme ça ? s’époumona Jon. (Sa voix claqua comme le tonnerre dans la cabine et Bill sursauta.) Est-ce que tu croyais que sous prétexte qu’elle voulait se débarrasser de toi, j’étais d’accord avec elle ? Tu ne pouvais pas écrire, non ? Passer un coup de fil de temps en temps ? Rien que décrocher le téléphone, n’importe où et appeler ! Vous n’êtes pas les seuls qui aient divorcé, j’ai des copains dans le même cas, mais au moins, ils gardent le contact avec leurs enfants, eux ! Ils téléphonent, ils passent les voir… Mais toi, toi… tu as tout simplement disparu, comme un criminel, comme si tu étais recherché par les flics ou j’sais pas, moi ! Et puis, t’as une mine atroce, t’as l’air malade. On dirait que t’as un truc qui n’va pas, mais bien sûr tu ne me diras rien, ni où tu es allé, ni où tu iras, ni si je vais te revoir et… et si je…

Jon buta sur les mots, la gorge soudain nouée par les larmes qui brûlaient aussi ses yeux. D’un ton plus bas mais toujours vibrant de sincérité, il ajouta :

— Je te déteste pour ça. J’ai tellement pensé à toi depuis un an, rêvé que tu reviendrais, que tu passerais un coup de fil. Mais non ! Il a fallu que je te revoie ici, par hasard, et si je ne t’avais pas rencontré, je ne t’aurais sans doute jamais revu. Oh ! et puis, je m’en fous.

Jon tripota fébrilement la poignée de la portière mais elle était verrouillée. Cherchant à l’ouvrir, il ajouta :

— Parce que je te déteste. Parce que tu m’as laissé avec elle et que tu es parti sans un mot d’explication, je te déteste, je te déteste pour…

Son père avait refermé doucement la main sur son poignet. Jon sursauta, choqué par la peau glaciale de Bill. Il se raidit, baissa les yeux sur sa main. Elle était toute blanche, les veines saillaient, et ses doigts étaient tellement maigres ! Alors, il regarda son père.

Il s’était penché en avant, si bien qu’à présent, son visage était éclairé. Il avait changé, et c’était encore plus désastreux que Jon ne l’avait cru. La peau, d’une pâleur incroyable, était tendue à craquer sur les os. Ses yeux étincelaient au-dessus d’énormes cernes. Jamais il n’avait vu les yeux de son père briller autant mais ils étaient enfoncés tout au fond des orbites, comme s’ils allaient disparaître.

Le Sida, songea Jon, horrifié, incapable de prononcer un mot. Il a chopé le Sida. Il est en train de mourir.

— Je t’en prie, Jon, ne me déteste pas, dit le père dans un souffle. Je n’ai pas voulu disparaître. J’ai pensé à toi tous les jours depuis que je suis parti. Mais… il m’était impossible de te revoir. Je ne voulais pas que tu me voies. Pas dans cet état.

— Mais… qu’est-ce qui clo-cloche, papa ?

— Il m’est arrivé quelque chose. Je ne suis plus… le même, à présent.

— Tu as…

— Non, non ! Je n’ai rien. Pas… vraiment. Tu pourrais croire que je suis malade, mais non, ce n’est pas une maladie. Pas exactement.

Bill baissa les yeux sur la main qui tenait le poignet de son fils et fronça les sourcils, luttant avec lui-même.

— Allons, papa ! Dis-moi ce qui ne va pas.

— Jon, je ne peux pas. Je suis tout simplement incapable de te l’expliquer… C’est trop… Tu ne comprendrais pas. Tu me prendrais pour un fou à lier.

— NON ! s’écria Jon.

Le père se mura dans un silence si long que Jon commença à croire qu’il était… tombé dans les pommes ou un truc de ce genre. Mais Bill hocha la tête et le regarda droit dans les yeux. Alors, d’une voix lente et monocorde, il entreprit de raconter ce qui lui était arrivé au cours de l’année précédente.

Progressivement, Jon fut saisi par une peur qui lui glaça davantage le sang que le blizzard d’une nuit d’hiver…