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Au cœur de l’hiver, le Sierra Gold Pan ressemblait toujours à une ruche en effervescence, mais cette nuit-là, c’était la pagaille totale. Il y grouillait encore plus de monde que pendant l’hiver désastreux de 1969. Cette année-là, il était tombé tellement de neige que la moitié du toit du Ten Pin Bowling de Yerka – l’agglomération située à douze kilomètres au nord du Sierra Gold Pan – s’était effondré. L’électricité était restée coupée dans toute la région trois jours d’affilée.
Cette nuit-là, donc, une file de camions bloquait l’entrée réservée aux poids lourds et il n’y avait plus une seule place dans le parc de stationnement pour les automobiles. Des tas de véhicules débordaient sur les aires où il était interdit de se garer. D’autres encore étaient illégalement parqués le long de la voie de sortie de l’autoroute.
Dans le parking du fond réservé aux camions et conçu pour en accueillir deux cents, il s’en entassait déjà quinze de trop. D’autres étaient garés à la va-comme-je-te-pousse au travers de l’allée et sur les accotements de la bretelle de sortie, de l’autre côté de l’autoroute. Les chauffeurs avaient laissé leurs feux de position allumés et leurs moteurs tourner au ralenti. Ils devaient traverser à pied dans la neige vers le restoroute pour aller boire un café et se réchauffer.
Un chasse-neige slalomait à pas de tortue à travers le labyrinthe des véhicules. Ses gyrophares orange tournoyaient à une vitesse à vous donner le vertige.
Un routier solitaire, la tête enfoncée dans les épaules, se battait les côtes de ses bras engourdis pour lutter contre le froid. Il ouvrit l’une des portes vitrées donnant dans le hall d’entrée du Gold Pan. Il se fraya un passage parmi les gens assis par terre. La plupart, bras croisés et tête basse, attendaient une place dans le restaurant ou… plus simplement, que les routes de l’Oregon soient rouvertes… ou encore une cabine téléphonique libre.
Le Sierra Gold Pan avait la forme d’un « U ». La boutique d’articles de voyage donnait dans le hall. Deux de ses murs étaient occupés par des étagères où s’entassaient gadgets, souvenirs, tee-shirts, pulls, ainsi que bijoux fantaisie, jeans et bottes. Sur les deux autres murs, on trouvait des accessoires pour automobiles et des produits électroniques : radios CB, chaînes stéréo pour voitures, postes de télé portatifs, ainsi qu’une quantité colossale de Gameboy pour voyageurs trouvant le temps long. Au fond de ce magasin, un réfrigérateur à porte vitrée offrait sodas, jus de fruits, sandwichs sous papier cellophane. La caisse située à l’entrée était entourée d’étagères croulant sous les sachets de chips, les bonbons et les friandises diverses. Sur la gauche du hall se trouvait le restaurant. À ses deux comptoirs, on servait exclusivement du café, l’un des bars était réservé aux pros de la route. À droite du hall et au-delà du deuxième coude du « U » se trouvait la caisse où les routiers réglaient le carburant, les pièces détachées et les réparations éventuelles. Derrière cette caisse, on trouvait une blanchisserie et des douches gratuites pour les routiers ayant fait le plein de carburant. Les autres clients pouvaient également les utiliser moyennant la somme de cinq dollars. Dans le fond du bâtiment, on avait aménagé également une salle de jeux vidéo, une rangée de cabines téléphoniques payantes, ainsi qu’un salon avec télévision pour les camionneurs. De l’autre côté d’une porte verrouillée, située elle aussi dans le fond du hall, un escalier menait aux bureaux de la direction, qui étaient fermés et plongés dans l’obscurité à cette heure-ci de la nuit.
Il n’y avait plus une seule place de libre dans le restaurant. Plusieurs clients, qui consommaient seulement un café, regardaient la neige tomber, debout devant les fenêtres, leur tasse à la main. D’autres avaient donné leur nom à l’hôtesse d’accueil. En attendant qu’une table se libère, ils erraient dans la boutique ou bien feuilletaient les magazines et les livres de poche, disposés sur les présentoirs situés dans le corridor adjacent au restaurant. Le brouhaha des conversations provenant de la salle couvrait presque la musique nasillarde country diffusée par des haut-parleurs fixés dans les angles du plafond. Soudain, le hurlement strident d’une femme et un fracas de vaisselle cassée déchira l’atmosphère.
— Merde ! s’exclama Jenny Lake, deux secondes après avoir atterri sur le derrière dans une flaque d’eau.
Ce restoroute était surnommé le « Palace du Panty », à cause de l’uniforme réglementaire des serveuses (corsage blanc à collerette plissée, minijupe noire moulante et panty à frous-frous). Comme si ce n’était pas déjà assez humiliant en soi ! Et voilà Jenny qui se retrouvait assise par terre, genoux relevés et jambes grandes écartées au milieu des débris des trois assiettes qu’elle apportait à une table. Sa jupe trempée collait à sa peau et le froid du carrelage traversait ses collants.
— Merde et merde et merde ! grommela-t-elle entre ses dents. Ce n’est vraiment pas mon jour.
Jenny baissa les yeux sur une de ses mains posées à plat sur le carrelage. Elle aperçut juste à côté deux pieds chaussés des réglementaires sneakers blancs. Les pieds de Dina. Jenny releva le nez. Dina, en effet, se tenait devant elle, les poings sur ses larges hanches. Elle la fusillait du regard.
Dina Bonnick était l’adjointe du manager du restaurant. Un tout petit bout de femme méprisé par le personnel. La cinquantaine, voire même la cinquantaine bien avancée, une taille de guêpe, et des jambes comme des poteaux. Son visage flétri au teint blafard était trop lourdement maquillé et ses cheveux argent coiffés en chignon 1900 lui donnaient un air rétro. Bien sûr, Dina ne portait pas l’accoutrement imposé aux serveuses. Elle préférait des robes aux gais imprimés fleuris et des bas beiges qui plissaient invariablement à hauteur des genoux.
— Tu as glissé ? s’enquit-elle de sa voix haut perchée.
La patronne pinça les lèvres, accentuant ainsi les rides qui s’étoilaient autour de sa bouche en cul-de-poule.
— Oui, répondit Jenny en se relevant. J’ai glissé. Mais je croyais qu’en principe, on devait prévenir les autres quand on avait renversé de l’eau sur le sol.
Jenny ramassa les débris des assiettes et les jeta dans la poubelle.
— Et c’étaient des commandes, je parie ?
— Oui.
Dina branla du chef.
— Elles seront déduites de ta feuille de paie, tu le sais.
L’adjointe leva un sourcil souligné au crayon gras et pencha un tout petit peu la tête de côté, comme elle en avait la manie, presque comme si elle attendait que Jenny ose protester.
— Oui, je sais, répondit cette dernière, les yeux clos.
Dina tourna les talons et regagna le comptoir derrière lequel elle passait sa vie, assise. À vrai dire, elle ne faisait jamais rien, hormis trôner derrière ce comptoir et boire café sur café – tout en surveillant la salle et le personnel.
Jenny repartit vers les cuisines. Elle croisa en cours de chemin Kevin, l’un des loufiats chargés de débarrasser les tables.
— Désolé, Jenny, bredouilla Kevin en reculant et en tripotant nerveusement les pans de sa veste.
— Désolé pour quoi ? demanda-t-elle d’un ton plus cassant qu’elle n’en avait l’intention.
— Pour l’eau. C’est moi qui l’ai renversée. Je m’excuse, vraiment. J’allais l’éponger mais… ben… je m’excuse.
Prise soudain de pitié pour ce gamin, Jenny haussa les épaules. Kevin était plus grand qu’elle mais il paraissait d’un coup tout petit, ratatiné. Sous ses mèches brunes et raides comme des baguettes de tambour, son front était plissé, et il se mordillait la lèvre.
— Ce n’est rien, Kevin.
Il eut un sourire crispé.
— Est-ce que tu voudrais demander à quelqu’un de nettoyer toute cette saleté ? demanda-t-elle en désignant le sol.
— Ouais, ouais, bien sûr, répondit-il en hochant avec frénésie la tête. Ouais, tout de suite.
Kevin tourna les talons et s’éloigna d’un pas mal assuré. Jenny regagna la cuisine. À travers le passe-plat, elle redonna la commande à l’un des cuistots : Arnie Hamilton. Ce jeune gars d’une vingtaine d’années, aux cheveux filandreux, souffrait d’une acné chronique et rendait Jenny très mal à l’aise. Chaque fois qu’il lui adressait la parole, il gardait toujours les yeux braqués sur ses seins.
Jenny avait la tête lourde, comme si elle avait été assommée, et en plus elle souffrait d’ampoules aux pieds. Elle avait dû marcher dans la neige de chez elle jusqu’au Gold Pan dans d’affreuses et lourdes bottes. Un cadeau de Grâce Tipton, sa propriétaire, pour les fêtes de Noël. En fait, tout son corps était endolori. Elle en avait sa claque de prendre les commandes, d’endurer avec le sourire les remarques des clients impatients et les propositions paillardes des routiers. Elle brûlait d’envie de rentrer chez elle pour retrouver sa petite fille, son lit douillet et sa couverture électrique. Malheureusement, elle venait juste d’entamer son service et il lui faudrait encore supporter pendant des heures ce travail éreintant. Shawna, sa fille, était à la maison avec Grâce. A l’heure qu’il était, elle devait sans doute regarder un film à la télé, assise sur le canapé, une tasse de thé à la main, ou alors un de ces reportages minables dont elle raffolait.
De l’autre côté des fenêtres couvertes de buée, la neige tombait encore dru : de gros flocons scintillaient dans les phares des véhicules qui ne cessaient d’affluer dans le parc de stationnement envahi par la gadoue. Cette neige, qui dansait et tourbillonnait dans le vent glacial, exerçait sur Jenny un effet hypnotique. À vrai dire, pendant un moment, elle oublia ses pieds, sa tête, tout son corps qui la martyrisait. Elle contemplait les flocons, ne ressentant plus rien, excepté sa lassitude… Une lassitude écrasante.
Shawna aimait la neige. Elle aussi regardait sans doute les flocons tomber, son minois gris et bouffi collé contre la vitre, Wendy serrée dans les bras, sa poupée qui avait perdu presque autant de cheveux qu’elle…
— Table douze, annonça l’hôtesse à bout de souffle, en passant en coup de vent dans le dos de Jenny.
Le sortilège apaisant de la neige fut brisé. Jenny entendit de nouveau le tintamarre du restaurant, comme si on avait soudain monté le volume d’une radio.
Deux gros types d’âge mûr venaient de s’installer à la Douze. Ils avaient encore de la neige accrochée à leurs cheveux gras et à leurs bottes crottées. Deux routiers. Chacun avait posé son carnet de route devant lui, sur la table. Elle prît deux cartes et s’approcha de la Douze.
— Café pour ces messieurs ?
— Un café et un chocolat chaud avec plein de crème fouettée, répondit l’un d’eux d’un ton neutre en ouvrant un menu.
L’autre leva les yeux vers Jenny et tenta un sourire sous son invraisemblable moustache broussailleuse, couleur de nicotine.
— Allez, mon chou, souris un peu, enfin ! lança-t-il d’un ton grivois. C’est pas si grave que ça, quand même !
Jenny fixa le type en le foudroyant du regard, jusqu’à ce que son rictus idiot s’efface. Elle avait une envie folle de le saisir par le col de sa chemise à carreaux et de le secouer en lui crachant au visage : « Bien sûr, môssieur, tu parles que c’est pas si grave que ça, espèce d’enviandé pourri, de sale ignare ! » Mais, bien sûr, elle ne fit rien de tel. Dina trônait derrière son comptoir, situé à deux mètres, en frottant ses fesses plates sur le velours toc de son siège.
— Un café et un cacao, donc, répéta Jenny en inscrivant ces deux boissons sur son calepin. Je reviens prendre votre commande dans un instant. (Puis, tournant les talons, elle ajouta dans un souffle inaudible :) Espèces de vieux vicelards, de rats crottés, bouseux de la route…
Après cette tirade muette, elle se sentit vaguement soulagée et poussa un soupir las, comme elle croisait Kevin…
… Lequel ralentit et, les yeux clos, inspira à fond pour mieux s’imprégner du délicieux parfum de Jenny. Il rouvrit brusquement les yeux une seconde plus tard. Le rouge de la honte aux joues, il jeta un regard furtif à la ronde pour s’assurer que personne n’avait remarqué son manège.
Kevin Bissette se rendait toujours à son boulot le cœur en fête. Il piaffait même d’impatience d’y retourner lors de ses journées de congé. Et pourquoi un tel amour du travail ? Rien que pour Jenny ! Pourtant, elle lui adressait rarement la parole et le plus souvent de manière désagréable. Mais voilà ! Il y avait quelque chose chez cette femme qui n’avait aucun rapport avec son allure ou avec sa beauté – chevelure couleur de miel, yeux bleu outremer, pommettes hautes, bouche un tantinet tombante et les jambes… Ah ! ses jambes gainées de bas noirs… et ses hanches mises en valeur par le panty affriolant et la minijupe… Non, c’était autre chose : sa tristesse et cette espèce de lueur tragique dans les yeux. Et puis sa démarche, qui lui donnait parfois un air si fragile et si vulnérable qu’on avait envie de la prendre dans les bras pour la protéger.
Kevin ne pensait pas à Jenny Lake comme il pensait aux autres femmes. Certes, il avait envie d’elle. Mais avec Jenny, il était sûr que ce serait… beau. Ce serait lent, calme et beau. Pas du tout comme ces saletés qu’il avait rêvé d’infliger à cette gonzesse de la classe de littérature, pendant sa dernière année de lycée. La Mélanie Cormick. Tous les jours, elle l’avait défié avec sa petite moue méprisante et ses yeux réduits à une fente. Il avait eu envie de lui faire les trucs que ses yeux promettaient aux autres mecs du campus. Oui, il l’aurait traitée à la dure pour qu’elle n’obtienne aucun plaisir. Il avait eu envie de l’humilier et d’effacer de son visage cet air méprisant qu’il détestait. C’est comme avec la tatie Sylvia… Elle aussi, tiens. Bien sûr, c’était impossible, puisqu’il était son neveu. Mais avec tante Sylvia, il aurait été encore plus brutal, parce qu’elle le méritait, cette femme-là. Il avait encore plein d’autres nanas qui hantaient ses pensées, mais la tante Sylvia arrivait en tête de liste.
Bien entendu, il n’était jamais allé jusqu’au bout de ses désirs. Mais parfois, cela lui trottait dans la tête. Alors il imaginait le moindre détail, entendait leurs hurlements. Cela lui suffisait. Kevin et son imagination avaient toujours fait bon ménage. En vérité, il évitait les filles, mais vivait en parfaite osmose avec ses fantasmes, ce qui était beaucoup plus facile et beaucoup moins cher, de surcroît.
Jenny, bien sûr, ne faisait pas partie du harem de Kevin. D’abord, elle était trop âgée pour lui. Il avait dix-huit ans, venait de terminer le lycée, alors que Jenny allait certainement sur la trentaine et qu’elle avait une petite fille – une petite fille très malade, d’après ce que Kevin avait entendu dire. Et même s’ils avaient eu à peu près le même âge, elle avait tellement de mecs à ses trousses qu’elle n’avait que l’embarras du choix. Alors, pourquoi se serait-elle intéressée à lui ? Au moins, elle ne le traitait pas comme la tante Sylvia ni comme la Mélanie Cormick, cette pimbêche. Un jour, lorsqu’il aurait un bon job, du fric et qu’il aurait quitté Yreka, peut-être finirait-il par rencontrer une nana comme Jenny ; une femme, une vraie, avec laquelle tout irait bien.
Kevin débarrassait une table d’angle en jetant de temps à autre un regard par-dessus l’épaule vers Jenny qui remplissait une tasse de café. Mais qu’avait-elle donc ? Pourquoi cet air… désespéré ? Cet air paumé ? On aurait dit une toute petite fille qui vient de perdre sa maman dans un centre commercial. Enfin presque. Comme il jetait un nouveau coup d’œil dans son dos, il faillit laisser tomber une assiette. Le regard cinglant que lui jeta Dina Bonnick lui ôta toute envie de reluquer Jenny pendant quelque temps…
Avec son plateau chargé d’assiettes et de couverts sales dans les mains, il pivota, d’un bloc et faillit tamponner Byron Quimby, l’homme de peine…
… Qui s’empressa de reculer, rapide comme l’éclair, malgré ses cent kilos.
— S’cuse, Kevin, lança ce dernier en hochant la tête.
Kevin sourit.
— C’est ma faute.
— Alors, les dégâts, c’est où ?
— De l’autre côté du comptoir, près de la machine à café.
Byron hocha de nouveau la tête, poussa son chariot jusqu’aux assiettes renversées sur le carrelage. Il nettoya le sol tout en se délectant secrètement de la mine éberluée des clients et en riant en son for intérieur de leurs regards en coin, de leurs exclamations étouffées et des prunelles des enfants qui s’écarquillaient.
Il n’y avait pas beaucoup de Noirs à Yreka. Byron n’en connaissait que trois. Byron était un Noir. Et il était grand. Très, très grand même. Les clients, presque exclusivement des Blancs, étaient tous légèrement surpris lorsqu’ils entraient dans le restaurant et il leur fallait un certain temps pour s’en remettre. Non pas seulement à cause de la couleur de sa peau mais surtout à cause de sa taille. Byron était une véritable armoire à glace. Il dominait tout le monde de plus d’une tête et il était impossible de ne pas le remarquer au milieu d’un groupe de gens.
Originaire de San José, Byron avait été chauffeur-routier, mais il s’était lassé de la route. Un jour, il avait décidé qu’il devenait trop vieux pour vivre derrière un volant et pour manger de la mauvaise boustifaille. Il était passé à plusieurs reprises par Yreka. Il aimait cette région, la trouvait calme et apaisante, et il avait donc décidé que cette ville était idéale pour lui. Il avait quelques connaissances mais pas d’amis, ce qui lui convenait parfaitement. Byron vivait seul, aimait sa solitude, préférant la compagnie des livres et de la musique – la musique classique, surtout –, ce qui, pour des raisons qu’il ne s’expliquait pas vraiment, choquait terriblement la majorité des gens qu’il fréquentait, il occupait la plupart de son temps libre à sculpter des animaux en bois qu’il vendait au printemps, lors de la foire commerciale annuelle de la ville. Et naturellement, pour le plaisir, il y avait ces regards que les clients lui décochaient. Cela le titillait.
Un routier portant un collier de barbe et qui inscrivait des notes sur son carnet de route était assis devant le comptoir. Il releva lentement la tête et lança un regard courroucé à Byron, comme si ce dernier avait lâché un pet sonore.
Byron cessa un instant d’éponger le sol, leva un sourcil en fixant le type, sourit. Puis il entonna en sourdine, mais juste assez fort pour qu’il l’entende, tout en se remettant à balayer avec entrain : « Swing looww, sweet chaaari-ah-hot, comin’for t’carry me hooome[1]… » Le routier rota et retourna à son carnet de route. La country que diffusaient les haut-parleurs fut un instant coupée par une voix féminine :
« Homme de peine, à la boutique d’articles de voyage, s’il vous plaît ! A la boutique ! »
Le routier lorgna de nouveau, vers Byron, mais cette fois-ci, de façon plus discrète. Ce dernier le remarqua quand même. Comme il avait fini son nettoyage, il hocha la tête, s’humecta les lèvres et murmura : « Ouais, mon pote, y a pas assez de 24 plombes dans une journée. » Là-dessus, il poussa son chariot avec son seau, son balai et sa serpillière, tout en chantonnant encore en sourdine le gospel. Il se dirigeait d’un pas nonchalant vers la boutique, lorsque la porte vitrée du hall s’ouvrit pour laisser passer un homme, une femme et deux ados – une fille et un garçon – ainsi qu’une petite fille. Ils étaient tous trempés, couverts de neige, grelottant de froid, l’air épuisé. L’homme avait sur le front une grosse bosse qui saignait, et un filet de sang coulait de la lèvre inférieure sur le menton de la femme. Byron les contourna en les saluant d’un signe de tête. Il allait leur demander ce qu’ils avaient et s’ils voulaient de l’aide quand une flaque de sang qui s’étalait sur le carrelage le stoppa net dans son élan…