MAURICE LIMAT

 

 

 

 

FRÉQUENCE « ZZ »

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

LE DRAGON DE L’ESPACE

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE PREMIER

 

        

       Robin Muscat détestait la pluie. Il avait pourtant connu les orages diluviens des planètes de Cassiopée, les mascarets de Vénus, les rafales d’Antarès, les trombes des mondes du Bélier, la grêle brûlante de Jupiter et les coulées sanglantes du ciel martien.

       De retour sur la Terre, il souhaitait du beau temps. Rien que du beau temps.

       Et il trouvait odieux, après tant d’enquêtes interastrales, d’être voué à une filature des plus banales, à Créteil, à un des terminus du métro monorail de la banlieue parisienne.

       Être là, sous l’eau qui tombait interminablement, à guetter un quidam quelconque, vaguement soupçonné d’on ne savait quel trafic.

       Robin Muscat bâilla et alluma une cigarette… une de plus.

       Cet automne morose amenait le vent, l’eau qui dégoulinait, les feuilles mortes. Installé dans son héliscooter, heureusement fermé, l’inspecteur guettait, à travers les parois de plastique. Tous les quarts d’heure, le long du rail aérien, la file de wagons glissait, à une allure folle, et déversait ceux qui, après les heures de travail, retournaient vers les buildings de banlieue.

       Là-bas, Paris lançait dans le ciel pluvieux son éternel nuage rouge, de néon, d’électricité zêta (soleil enregistré), de lampadaires de toute sorte, de publicité et de films télévisés jusque sur les nuages.

       Mais la banlieue demeurait la banlieue. Noire et triste avec le soir.

       Et la pluie.

       Robin Muscat regardait vaguement un serpent volant qui arrivait, encore très loin. Il était parsemé de lucioles, les fenêtres du train aérien.

       Mais l’électrauto qui arriva, et vint stopper devant la station, pour l’instant parfaitement déserte, attira son attention. Justement parce qu’à l’intérieur il y avait une femme.

       Une jeune femme. Et seule.

       Pour être un membre éminent de la police interplanétaire, le célèbre Interplan qui prolongeait l’Interpol des années du siècle XX, on n’en reste pas moins homme.

       Muscat, tout en ayant l’air de somnoler, détaillait cette jolie fille sobrement vêtue d’un costume style matelot mer du Nord. Cela faisait fureur avec l’approche de l’hiver. Le survêtement et le suroît lui seyaient d’ailleurs admirablement. Elle lui parut blonde, avec un petit nez retroussé, spirituel et volontaire à la fois. Des yeux noirs, avec ça.

       Qu’est-ce qu’elle venait faire là, avec son électrauto ?

       Elle attendait quelqu’un qui venait par le monorail, sans doute. Mais la rame arriva, tourna le long du rail unique, stoppa, déversa son contingent de gens pressés de retourner chez eux, et piqua de nouveau vers Paris.

       Muscat observa, mais ne vit personne correspondant au signalement qui lui avait été donné.

       Et, la foule rapidement écoulée sous l’averse, il revit l’électrauto avec son occupante qui attendait toujours.

       Un quart d’heure d’attente encore. Maintenant, l’inspecteur était assuré que la jeune femme qui avait l’air d’un petit mousse était venue pour recevoir quelqu’un arrivant par le métro aérien.

       De temps en temps, il regardait la fiche que M. Lepinson, son chef, lui avait communiquée. Une simple feuille représentant, en buste, un personnage chauve, aux yeux très enfoncés, au teint bleuâtre. Un type qui n’était certainement pas né parmi les races de la Terre, mais sans doute aux feux d’une très lointaine étoile, Bételgeuse. Ou encore Bellatrix.

       Et, à la palpation, la fiche murmurait le signalement :

       … Nom présumé : Hodquikk Sâr. Nationalité : indéfinie. Origine : probablement constellation très éloignée. Profession : courtier en liqueurs. Semble appartenir à organisation Dragon-Espace…

       Suivaient d’autres détails, moins importants. Robin Muscat, pour une fois qu’il ne s’embarquait pas pour les étoiles, avait écopé de ce qu’il considérait comme une corvée : une filature en banlieue, derrière un soi-disant courtier en liqueurs, soupçonné d’être membre d’une de ces nombreuses sociétés secrètes qui s’étendaient d’un monde à l’autre.

       Il remisa la fiche. Plusieurs minutes encore avant l’arrivée de la prochaine rame. Elle partait seulement maintenant du château de Vincennes.

       Il jouait avec un petit objet qui ressemblait à une coccinelle. Mais en plastique, dissimulant un miracle de technique.

       Il s’ennuyait ferme et, malgré lui, la fille de l’électrauto, qu’il entrevoyait là-bas, à travers le rideau de pluie, l’intéressait bien plus que le nommé Hodquikk Sâr.

       – Si je mettais mon stimul ?

       Il le   fit par jeu, par désœuvrement, pour se rapprocher invisiblement de cette délicieuse créature, qui l’attirait irrésistiblement.

       Il plaça la coccinelle de plastique derrière son oreille, l’appuya un peu. Il sentit la légère piqûre provoquée par la pénétration des électrodes infimes qui entraient dans sa chair. Magnétiquement, le stimul tiendrait.

       Il était parfaitement invisible. Mais efficace.

       Comme tous ceux de l’Interplan, Robin Muscat était télépathe entraîné, bien sûr. On savait maintenant que la faculté de transmission et de lecture de pensée n’est pas absolument le fait de certains humains favorisés. Presque chaque homme, chaque femme, est capable d’éduquer son cerveau à cet effet. Seulement, les savants, trouvant que cela n’allait pas encore assez vite, assez loin, avaient inventé le stimul.

       … Lequel, pénétrant dans la chair, stimulait certains neurones cérébraux et permettait au sujet, non seulement de lire plus ou moins dans le cerveau d’autrui, mais l’amenait à de véritables visions et même à l’audition de paroles prononcées par le personnage auquel il s’attachait.

       L’homme devenait alors un transistor absolu. Il était à la fois émetteur et récepteur, les ondes engendrées captant, filmant, enregistrant et revenant spontanément à leur point de départ à une allure de radar dont, en réalité, elles avaient le principe.

      Toutefois, il fallait beaucoup d’habitude pour classer les impressions reçues. On bafouillait souvent, croyant entendre des mots qui n’étaient que pensées, mélangeant les clichés glanés dans un chaos cérébral avec des images réelles. Il importait de trier cet embrouillamini. Pour l’instant, disposant de quelques minutes avant le débarquement du monorail. Muscat s’amusait avec son stimul.

       Ses collègues avaient filé Hodquikk Sâr depuis l’astrodrome lunaire de Tycho. Il avait gagné Paris et on savait qu’il attendait le monorail pour Créteil. Un inspecteur guettait à Vincennes, et Muscat à la station terminus. À moins de se volatiliser en route, on le coincerait. On saurait où il se rendait, c’était l’important.

       Brusquement, bien qu’il n’eût plus en main la fiche signalétique parlante, Muscat se rendit compte qu’il voyait le visage bleu et antipathique du présumé trafiquant des espaces.

       Ce genre de vision le surprenait toujours. Il tressaillit légèrement et chercha à comprendre.

       Il avait « vu » son gibier. Incontestablement. Avec autant de précision que si, brusquement, Hodquikk Sâr, qu’il n’avait jamais rencontré réellement, se fût dressé devant lui.

       – Je l’ai vu… Je l’ai vu comme on voit en pensée. Mais si précisément, si nettement… Non, je l’ai vu comme sur un écran. D’où cela vient-il ?

       Et puis il fronça le sourcil.

       Machinalement, il caressa, derrière son oreille, le minuscule insecte de métal, qui faisait si bien son travail. Le petit stimul multipliait ses facultés. Que s’était-il passé ? Instinctivement, il portait ses ondes cérébrales vers la fille de l’électrauto. Et il venait de lire dans sa pensée à elle. Si nettement que cela s’était présenté avec la précision de l’image sur l’écran de la télé.

       – Mille bolides… Elle pense. Elle pense à Hodquikk Sâr…

       C’était vraisemblable. Le réalisme de l’image qui s’était laissé entrevoir un dixième de seconde ne pouvait émaner de ses cellules-mémoire. Cette image avait nécessité un support différent. Non émise par Muscat lui-même, elle provenait, tout simplement, de la personne avec laquelle il s’était mis en communication, grâce au stimul.

       – Elle l’attend… Tiens ! Tiens !… C’est donc bien ici qu’il va débarquer !

       Il en savait assez. Cela l’arrangeait. Il pouvait filer, tout en gardant le lien télépathique. Le trafiquant allait venir et, au lieu de le suivre, Muscat le prendrait en laisse, à distance, par personne interposée.

       – Mais qui est-elle donc ?

       Il regretta qu’elle fût suspecte et appartînt, peut-être, à l’association Dragon-Espace.

       Mais il avait vu tant de fois des femmes séduisantes s’abandonner sur la pente du crime .  

       Si les électrautos étaient faites pour glisser au sol, sur coussin d’air, voire emprunter les galeries de l’ancien métro parisien, totalement vouées maintenant à la circulation-auto alors que tous les transports en commun s’effectuaient par les monorails depuis la fin du siècle XX et la conversion de l’ancien réseau souterrain, les héliscooters, eux, pouvaient prendre leur vol et gardaient une prodigieuse maniabilité.

       Une minute plus tard, Muscat se perdait dans les nuages qui surplombaient la station de Créteil. Il voyait les buildings neufs et, depuis Paris, les immenses masures, maintenant vétustes, construites vers 1960, et qui, presque toutes, tombaient en ruine, ce qui avait nécessité un renouvellement complet de l’urbanisme.

       Naturellement, télépathiquement, il sondait la jeune fille. Malgré lui, il souriait.

       Non, c’était nébuleux, mais il ne détectait rien de criminel, rien de nocif. Elle ressemblait, moralement, à son délicieux visage. Muscat s’en réjouissait, car la découvrir criminelle lui eût paru détestable.

       Aucune mauvaise pensée. Mais une anxiété incroyable.

       Elle guettait, oui. Et elle tremblait. Elle tremblait pour un être cher. Fiancé ? Amant ? Peut-être l’un et l’autre. Muscat se concentra et finit par saisir à plusieurs reprises un nom ; un prénom plutôt : Luigi…

       Il ne douta pas que ce Méditerranéen ne fût cher au cœur de la belle inconnue.

       Il le vit, même. Un beau gars brun, riant de toutes ses dents éclatantes. Il l’entendit chanter, non comme on aurait pu le croire, sous le ciel d’Italie ou de Sicile, mais dans un décor technique, sous une coupole qui s’ouvrait, par un mur de platox transparent, sur un paysage tourmenté qui n’avait guère son pareil dans l’univers :

       – La Lune…

       Or, Hodquikk Sâr arrivait de Tycho.

       Muscat commençait à s’intéresser beaucoup à cette affaire qui l’avait tellement assommé au départ.

       Il lui semblait que le puzzle allait, sinon se reconstituer tout de suite, du moins lui fournir des éléments divers, épars, des pièces qu’il importerait de remettre en place.

       Et c’était là une tâche qui était loin de lui déplaire.

       Il stabilisait l’héliscooter, invisible du sol, juste au-dessus de la station. Le train monorail arrivait. Muscat sentit la pensée de la jeune femme qui se surexcitait. Mais, en même temps, elle éprouvait une émotion telle qu’il en fut surpris. Il fit effort pour comprendre et crut discerner quelque chose évoquant l’émoi amoureux. Un peu comme l’émotion douce que ressent une femme qui va rencontrer celui qu’elle aime.

       – Par tous les diables du cosmos, je viens de revoir le visage de Hodquikk Sâr. Ce n’est tout de même pas de lui qu’elle est éprise. Avec une bouille pareille ! Et puis ces types bleus, ça me dégoûte un peu bien que je ne sois pas raciste. Non, elle pense à son bel Italien. Et elle attend le gars de Bételgeuse ou de Bellatrix… Bizarre !

       Il déplaça son champ d’investigation. Sous l’influence du stimul, à condition de penser nettement, sans bouger, fermant les yeux, dans la coque de l’héliscooter dont il avait éteint tous les feux, laissant aux infrarouges le soin de le signaler à d’éventuels voisins du ciel, Muscat lança son esprit dans la foule des banlieusards qui, à mille mètres sous lui, s’échappaient du monorail.

       Il chercha, erra, tourna rapidement et sentit comme un déclic.

       Il venait d’accrocher Hodquikk Sâr.

       C’était bien lui, assurément. Des sentiments contradictoires se heurtaient dans l’âme de cet interstellaire perdu dans la banlieue parisienne. La peur. L’esprit de lucre. Le souci de porter quelque chose de très précieux et très fragile à bon port.

       Muscat analysa ces divers sentiments. Brièvement, comme il le put, en se décalant parfois sur la longueur d’ondes qui l’attachait à la jeune fille de l’électrauto.

       Hodquikk Sâr semblait comptable de plusieurs vies humaines, ce qui ne s’expliquait pas, puisqu’il portait une simple valise à la main.

       Il redoutait à la fois de ne pas donner satisfaction à ceux qui l’employaient (probablement les chefs du Dragon-Espace), et de tomber sous les coups d’inconnus acharnés à sa perte.

       Des inconnus qui, semblait-il, n’étaient pas les gens de la police.

       Hodquikk Sâr avait hâte d’arriver. Il n’était plus loin du but, situé dans cette petite localité appartenant au district de Paris, alors qu’il arrivait de la Lune par le courrier régulier.

       Mais Muscat ne s’attarda pas. Il constatait une chose importante.

       La jeune fille et Hodquikk Sâr n’entraient pas en rapport. Il était même vraisemblable qu’ils ne se connaissaient pas.

       La pensée de Muscat les suivait, devenant plus aiguë, plus lucide, avec l’entraînement, l’apport prodigieux du stimul.

       Muscat se « chauffait », et voyait de mieux en mieux. C’était comme s’il assistait à la filature.

       Car la jeune fille mettait l’électrauto en route, partait en avant. Elle devait savoir où l’homme bleu se rendait, mais elle prenait les devants pour le guetter, pour…

       Le tuer ? Muscat ne pouvait admettre cela. Pourtant, il lisait autant de fermeté que d’angoisse dans cette âme de femme.

       Seulement, un petit incident se produisit à la sortie du monorail. Et la jeune femme, qui démarrait, s’en rendit très bien compte.

       Hodquikk Sâr allait quitter le trottoir attenant à la gare du monorail. Il laissa passer l’électrauto sans se douter, probablement, des desseins de celle qui l’épiait et brouillait les cartes en feignant de le devancer.

       Un voyageur, trop pressé, le bouscula, et la petite valise que tenait l’homme bleu tomba sur la chaussée.

       Robin Muscat, survolté, prostré, recroquevillé sur lui-même, n’était plus que pensée. Tel un voyant scientifique, il captait des images, des sons, des mots…

       Il entendit, très nettement, un bruit de verre brisé.

       Il distingua, chez Hodquikk Sâr, ce juron en langue spalax — ce code de tous les espaces, parlé par ceux qui ont l’habitude d’aller d’une galaxie à l’autre.

       – Enfer du subespace… en voilà un de fichu !

       Et, en même temps, la pensée de la jeune fille blonde, qui avait vu la scène :

       – Luigi… Oh ! s’il l’a tué… j’en mourrai. Mais je le vengerai avant !

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

        

       L’héliscooter stagnait toujours dans le nuage de pluie. Bien qu’à l’abri des intempéries, Robin Muscat commençait à trouver le temps long. Pour conserver le contact télépathique, il était astreint à une immobilité digne d’un yogi, et ce genre d’extase n’était guère dans sa nature.

       Pourtant, tout en classant les diverses impressions que le stimul aidait son cerveau à capter, il s’interrogeait sur la signification de tout cela.

       Autant qu’il puisse encore se critiquer lui-même, il pensait :

       – Travail incomplet. Il y a des choses que je n’ai pas enregistrées. Ainsi, qui est ce Luigi ? Il ne semble pas présent. Et de qui parle-t-on en évoquant quelqu’un qui vient d’être tué ? Quel rapport avec ce bruit de verre cassé ? Je n’y comprends rien…

       Il s’engourdissait. La position était fatigante et seul son cerveau fonctionnait à plein rendement. Mais il savait, d’autre part, qu’on ne pouvait conserver indéfiniment le stimul, l’action sur les neurones risquant de provoquer des accidents au-delà d’un certain délai.

       La tentation de descendre, de rejoindre les deux personnages, commençait à le tenailler.

       Pourtant, il devait mettre tous les atouts dans son jeu. L’affaire lui semblait bizarre et il se disait à présent que, peut-être, en lui confiant cette filature de débutant, M. Lepinson l’avait lancé sur une piste d’importance.

       Car Hodquikk Sâr, le Dragon de l’Espace, et surtout ces incompréhensibles disparitions signalées tant sur la Terre que dans les postes lunaires, les cités martiennes ou vénusiennes, voire parmi les colonies avancées des astéroïdes, est-ce que cela avait un rapport avec ce qu’il venait de distinguer ?

       À l’origine, l’Interplan recherchait des tas de personnages suspects, en particulier ceux soupçonnés d’appartenir au Dragon de l’Espace.

       Pourtant, les disparitions nombreuses d’hommes et de femmes dans les divers mondes du Martervénux, la confédération Terre-Mars-Vénus et satellites, commençaient à devenir inquiétantes et, jusqu’alors, autant l’Interplan que les policiers planétaires, tous « nageaient ».

       Hodquikk Sâr, cependant, avait été pris en filature et Muscat constituait présentement le dernier maillon de la chaîne invisible forgée par l’organisme policier.

       – À moi donc de mettre le grappin dessus… et surtout de savoir avec qui il a rendez-vous.

       Cependant, il luttait contre l’épuisement cérébral et suivait encore les deux personnages :

       Hodquikk Sâr, qui avançait sous la pluie, courbant son corps bleuâtre et tenant toujours sa petite valise, cette valise d’où avait jailli ce bris de verre. L’inconnue blonde, qui, au volant de son électrauto, avançait à petite allure, un peu en avant et vraisemblablement surveillant l’homme bleu dans le rétroviseur pour ne pas le perdre.

       Muscat, tant bien que mal, les suivit ainsi à travers les ruines de ce qui avait été la banlieue parisienne de la seconde moitié du XXe siècle, ces immenses bâtiments construits à la hâte lors de la prolifération de la population qui avait brusquement saisi l’humanité à la suite de guerres meurtrières.

       De tout cela, il ne restait que ces grandes carcasses, abandonnées depuis longtemps, et qui n’avaient guère tenu. On avait, au bout d’un siècle, reconsidéré la question, et un nouveau monde naissait, en buildings plus solides, mieux conditionnés, largement espacés et donnant à chaque citoyen une autonomie de logement, ce qui avait satisfait les uns et les autres.

       Dans l’esprit de Muscat, les choses devenaient nébuleuses. Il accrochait mal les visages de l’homme bleu et de la fille blonde. Il ne voyait plus guère que la masse en forme d’œuf aplati sur le dessous de l’électrauto, filant sur son coussin d’air.

       – Je vais les perdre… Tant pis… Je redescends…

       Il situa leur position, se secoua, sortit de s’a torpeur hypnotique.

       Il toucha quelques boutons, tout en s’ébrouant. L’héliscooter piqua vers le sol.

       Muscat voyait monter les lumières de l’aimable cité, noyées de brume humide. Plus loin, le long du monorail, un nouveau convoi lançait sa luciole capricieuse.

       Avant de retirer le stimul qui maintenant lui faisait mal et semblait incrusté dans sa chair, il eut le temps de distinguer télépathiquement la silhouette de l’homme bleu qui quittait brusquement la route, fonçait à travers un champ où croissaient les herbes folles, un de ces champs que, bientôt, on utiliserait pour créer de nouveaux jardins.

       Hodquikk Sâr gagna, presque en courant, un vaste bâtiment abandonné, s’engouffra dans un vestibule et lui échappa.

       Il voyait, nettement, de son héliscooter qui descendait lentement, la fille blonde stopper l’électrauto. Et, cette fois à l’œil nu, en dépit de la nuit et du mauvais temps, il put la distinguer. Elle sauta à terre, referma vivement la portière et s’élança sur les traces de l’homme à la valise.

       Il avait retiré le stimul. Il avait mal derrière l’oreille, là où la coccinelle de métal avait fait son étrange travail.

       Mais il gardait encore les impressions de ceux qu’il filait : lui, redoutant, semblait-il, des ennemis acharnés à le perdre ; elle, ne songeant qu’à Luigi, craignant qu’il ne fût mort.

       Et ce qui demeurait ahurissant semblant particulièrement redouter sa mort depuis l’instant précis où le passant avait provoqué la chute de la valise et le bris de verre.

       Robin Muscat toucha terre à son tour. Il laissa l’héliscooter dans le champ et, à son tour, bondit vers le building abandonné.

       Il pénétra dans un vestibule, pensant que c’était par celui-là que son double gibier était entré. Mais il n’en était pas très sûr. On n’y voyait pas grand-chose et, naturellement, dans de telles constructions, il n’y avait plus depuis longtemps aucun moyen d’éclairage.

       Il dut se résoudre à se servir de nouveau du stimul. Avec un soupir, il le plaça derrière son oreille et demeura immobile.

       Nettement, il les vit, l’un traquant l’autre, dans les étages, le long des couloirs immenses, filant l’un derrière l’autre à travers les innombrables logettes, maintenant vides et dénudées, qui avaient abrité tant de vies humaines, vu grandir toute une génération vouée aux périls du monde concentrationnaire.

       Ainsi, il put se repérer. La fille blonde semblait exaspérée parce que l’homme bleu lui échappait. Muscat lut en elle une douleur intense, aiguë, toujours la crainte de trouver Luigi mort.

       – Mais où va-t-elle… pour craindre de trouver mort celui qu’elle aime ? Sait-elle donc où se rend Hodquikk Sâr ? Je n’y comprends rien.

       Petit à petit, guidé par les ondes cérébrales que le stimul l’aidait à engendrer, il rejoignit presque la jeune fille. Bientôt, il entendit nettement son pas, résonnant dans les corridors vides, interminables.

       Sans doute, elle-même se guidait-elle sur l’écho des mouvements de l’homme bleu. Muscat retira le stimul, qui recommençait à lui faire mal.

       – Maintenant, finis les trucs, je redeviens le limier… naturel.

       Il respira. Il allait reprendre une filature humaine, sans moyens techniques exceptionnels. Il cesserait d’être un robot pour redevenir un homme, et il se battrait avec ses forces propres. Il aimait mieux ça.

       À toutes fins utiles, il tenait une petite lampe torche, à générateur atomique, dont la durée éclairante était illimitée. Et, naturellement, il était armé comme tout policier qui se respecte. Un revolver mixte, tirant soit à balles soit au rayon désintégrant, l’accompagnait. Il le régla simplement sur le tir ancestral, le terrible rayon n’étant utilisé que dans les cas extrêmes.

       Il escalada encore deux escaliers, franchit des paliers et traversa des pièces abandonnées. Des animaux s’enfuirent, chauves-souris, chats en goguette qu’il dérangeait.

       Il sut bientôt qu’il approchait. Il entendait encore la jeune fille marcher, mais elle ralentissait. Sans doute, l’homme bleu ralentissait-il, lui aussi…

       Muscat fut tout près. Il glissa le long d’un couloir, les repéra dans un ancien appartement, fait de plusieurs pièces en enfilade.

       Il fut près d’une porte. Derrière, l’inconnue devait se trouver, l’homme étant, lui, dans une pièce voisine.

       L’inspecteur de l’Interplan souhaitait ardemment qu’un événement fortuit, qu’un choc quelconque se produisît.

       De façon à entrer enfin dans l’action, à démêler l’imbroglio dans lequel il se sentait pris, et qui il en était sûr, se reliait à la fois à l’histoire des disparus des diverses planètes, au Dragon de l’Espace, et sans doute à des tas d’autres choses peu compréhensibles.

       Il s’immobilisa, cessa de respirer.

       On parlait, de l’autre côté, de la paroi. Une voix d’homme.

       Mais il n’entendait rigoureusement que cette voix. Ce n’était pas la jeune fille blonde qui lui servait d’interlocuteur, à cet Hodquikk Sâr. Il discutait, à voix basse.

       Muscat avait assez l’habitude d’écouter aux portes pour comprendre. L’homme bleu était en conversation duplex avec un interlocuteur situé… Où ?

       À Paris ? Aux antipodes ? Sur une autre planète ? En plein espace ?

       Il parlait en spalax, non en français. Et Muscat, prêtant l’oreille, crut distinguer :

       – …Une femme… Je suis suivi… Ce sont eux qui l’envoient…

       – …

       – La tuer ? Je n’aime pas ça…

       – …

       – Ne vous fâchez pas, Docteur Aknôr. J’obéirai.

       – …

       – Oui… un accident… il y a un flacon de cassé, je crois…

       – …

       – …

       – …Mais je vous jure… pas ma faute… un type m’a bousculé… J’ai entendu le bruit du verre qui se casse…

       – …

       – …Pour vérifier, il faut que je fasse de la lumière. Si je suis repéré…

       – …

       – Je ne sais si elle est seule… Cela m’étonnerait…Le Dragon n’est pas idiot… Une femme seule… Je sais qu’il y a des tueuses, surtout chez les femmes de Pégase qu’ils emploient souvent… Bon… Je vais voir.

       – …

       – …Le flacon cassé… Je vérifie, Docteur Aknôr… Je vais ouvrir la valise…

       Juste à ce moment et sans enchaînement, Muscat entendit un gémissement.

       La plainte douloureuse d’un mourant, du blessé qui se sait perdu et qui, instinctivement, appelle encore à l’aide, de façon inarticulée, dans ce langage si humain, bouleversant, que peuvent comprendre les hommes de toutes les planètes, de toutes les galaxies… Et Robin Muscat ressentit profondément la détresse qui se cachait au fond d’une telle plainte.

       Seulement, il ne comprit absolument pas qui pouvait bien crier ainsi. Ce n’était assurément pas Hodquikk Sâr.

       Ni la jeune fille blonde qui le guettait, probablement encore à son insu.

       Tout portait à croire que l’homme bleu s’était réfugié un peu au hasard dans le building abandonné, pour dérouter cette femme qui le filait avec l’électrauto. Il s’était parfaitement rendu compte de son manège et avait voulu la dépister. Mais elle avait éventé cette ruse un peu sommaire.

       Cependant, il entendait, nettement, le bruit des serrures de la valise, un modèle des plus banaux, que Hodquikk Sâr était en train d’ouvrir.

       Il eût juré, la minute suivante, que son suspect manipulait des objets de verre, probablement des flacons.

       Pendant ce temps, le duplex continuait :

       – …Il n’y en a qu’un de cassé, heureusement… Je vais vous dire qui c’est.

       – …

       – Non, ce n’est pas lui, certainement… Référence… je lis mal… Ah ! voilà : XF 65062. Vous voyez ?… Un Eurasien… Je ne le connaissais pas…

       – …

       – Il n’est pas mort, mais il ne vaut guère mieux… Le flacon est cassé et le liquide fuit… Il y en a partout… Cela poisse, comme du sang… Ça ne fait rien, je ne le laisserai pas, on pourrait trouver les morceaux. Les autres sont intacts.

       – …

       – … Je serai en retard au rendez-vous… mais il y avait cette fille… Je pense qu’elle ne m’a pas suivi jusqu’ici…

       (Triste crétin, pensait Robin Muscat, nous sommes à deux sur ta piste et tu te crois bien tranquille).

       – … Entendu, Docteur Aknôr. Soyez tranquille… Les flacons seront amenés à bon port, et le Dragon de l’Espace, une fois encore, en sera pour ses frais. Vous serez satisfait… et vos clients aussi… Quant à moi, je…

       Robin Muscat tressaillit profondément en entendant la phrase de Hodquikk Sâr brusquement interrompue par une sorte de râle épouvanté :

       – Que me voulez-vous ?… Ah ! Non… Ce n’est pas vrai… Laissez-moi… Je n’ai pas trahi… Je n’ai pas trahi le Dragon… Je…

       Robin Muscat, n’ayant pas replacé le stimul derrière son oreille, avait cessé d’être télépathe.

       Il ne faisait que suivre le duplex et les agissements du nommé Hodquikk Sâr par des moyens très humainement auriculaires, mais, tout de suite, il comprit que l’homme bleu était subitement en danger, que quelqu’un venait d’apparaître devant lui et le menaçait.

       Et ce quelqu’un, ce quelqu’un qui, d’après le dernier mot de protestation de l’homme bleu devait être envoyé par le Dragon de l’Espace, ce quelqu’un, il pouvait croire deviner qui il était.

       Il cessa de se dissimuler. Il bondit, brandissant sa torche atomique d’une main, tenant le revolver de l’autre, à toutes fins utiles, il franchit une porte, il se précipita dans l’appartement abandonné.

       Dans la clarté irradiante de la torche, capable de fournir un faisceau lumineux très large et très puissant, il vit l’ensemble d’une grande pièce nue aux murs déjà lépreux.

       Mais la pièce n’était pas vide. Au sol gisait Hodquikk Sâr, inerte, ne donnant plus aucun signe de vie.

       Près de lui, la valise encore ouverte. On distinguait un alignement de petits flacons soigneusement étiquetés, bien calés sur des rayonnages capitonnés, et, sur le plancher, un de ces flacons, partiellement brisé, et d’où suintait un liquide bizarre et poisseux qui se répandait lentement.

       Enfin, près du cadavre — car Hodquikk Sâr devait être déjà mort, ainsi que Muscat avait pu le deviner sans beaucoup d’effort — la mystérieuse femme blonde, dans sa charmante tenue de petit mousse parisien.

       Elle aussi tenait une torche atomique et elle était en train de la braquer sur le corps et sur la valise quand elle avait été surprise par l’irruption de l’inspecteur de l’Interplan.

       Stupéfaite, visiblement épouvantée, elle reculait, réagissant mal, aveuglée par la grande puissance de la lampe de Muscat qui dépassait la sienne en intensité photonique.

       Il remarqua qu’elle ne tenait aucune arme. Rien, sinon sa torche. Et ce visage charmant et mutin, encadré de cheveux blonds dépassant sous le chapeau modèle suroît, ces yeux sombres, très beaux, très purs, rien qui puisse la situer parmi les déclassés.

       Et pourtant tout portait à penser qu’elle était l’envoyée du Dragon de l’Espace, qu’elle venait d’assassiner cet homme, par quelque moyen inconnu, pour le compte de la société secrète.

       Mais un bon policier n’a guère le droit de se laisser aller au charme des criminelles, ou présumées telles. Muscat fit simplement son devoir :

       – Qui êtes-vous ? demanda-t-il un peu rudement. Et pouvez-vous m’expliquer ce que vous faites auprès de cet homme qui vient, si je ne me trompe, d’être assassiné ?

       Il la vit trembler, et la torche tressautait dans sa main mignonne. Une détresse immense apparut sur les traits délicats :

       – Oh ! Monsieur.

       Des larmes lui montaient aux yeux et la voix était affreusement contractée.

       – Pouvez-vous croire ?… Je ne l’ai pas tué… Non, ce n’est pas moi. Je l’entendais parler avec un correspondant lointain… et tout à coup, il a…

       – Je sais, coupa rudement l’inspecteur. J’ai entendu, moi aussi. Qui me prouve que ce n’est pas vous qui avez interrompu le duplex… et qui l’avez abattu ?

       Elle voulut dire quelque chose, mais un sanglot lui coupa la parole, et il lut, sur son visage, toute l’horreur que ses paroles provoquaient en elle.

       Mais il n’avait pas à être dupe. Séduction et sensibilité sont des armes redoutables pour les meurtrières sur toutes les planètes.

       Il fit un pas vers elle, vers le cadavre. Il voulait examiner Hodquikk Sâr.

       À ce moment, une plainte éclata. Un nouveau gémissement qui se coupa net comme se stoppent tout à coup les râles des agonisants.

       Muscat, et aussi la jeune fille, avaient regardé instinctivement du côté d’où venait ce cri, qui n’avait pas été poussé par l’homme bleu, lequel était mort depuis plusieurs minutes.

       Et l’inspecteur eût juré, bien que cela lui parût follement invraisemblable, que ce cri de mort, ce râle suprême d’un homme à l’agonie, émanait de la valise, des flacons qu’elle contenait.

       Ou bien plus précisément de ce flacon brisé dont le contenu continuait à se répandre comme s’il saignait…

      

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE III

 

        

       Si Muscat regardait la valise et son singulier contenu avec une curiosité intense, l’inconnue, elle, avait blêmi et son joli visage se contractait.

       Elle s’élança vers les flacons, disant, presque tout haut :

       – Non… Ce n’est pas lui… Ce n’est pas possible… Hodquikk Sâr a donné la référence du flacon brisé… et ce n’était pas la sienne…

       Muscat avait eu un geste pour lui interdire de fouiller dans la valise.

       Mais il s’était ravisé spontanément. Il y avait tant de points à éclaircir dans cette invraisemblable enquête qu’il se disait que, peut-être, mieux valait laisser un peu aller les choses.

       La patience est l’auxiliaire des policiers, fussent-ils interplanétaires. Et l’envoyé de l’Interplan ne brusqua rien.

       Ce qui ne lui interdit pas d’observer avec acuité les faits et gestes de cette étrange jeune personne, envers laquelle, quoi qu’il en eût, il ne pouvait s’interdire d’éprouver assez de sympathie pour que son instinct continuât à lui affirmer que, dans cette histoire, elle jouait bien plus un rôle de victime que de coupable.

       Il avait remarqué qu’elle contournait avec une visible répugnance le corps de l’homme bleu. Elle s’était jetée à genoux devant la valise et, à présent, comme une femme affolée, semblant avoir oublié jusqu’à la présence de Robin Muscat, elle fouillait parmi les petits flacons.

       Son comportement, jusqu’alors, avait pu lui paraître bizarre, mais il n’en était pas moins vrai que l’inconnue blonde semblait tout au moins obéir à une impulsion raisonnée. La filature qu’elle avait entamée vis-à-vis de Hodquikk Sâr le prouvait, et démontrait un esprit rationnel.

       Maintenant, Muscat pouvait se demander s’il n’avait pas affaire à une démente.

       Il était tellement aiguillonné par la curiosité qu’il la laissait faire, quitte à intervenir quand le besoin lui paraîtrait s’en faire sentir.

       Toujours à genoux, le visage bouleversé, au bord des larmes, la jolie blonde cherchait parmi les flacons après avoir vérifié sur l’étiquette de celui qui avait été brisé si la référence lui convenait, c’est-à-dire, sans doute, s’il s’agissait bien du numéro XF 65062, indiqué par Hodquikk Sâr à son correspondant invisible, le mystérieux docteur Aknôr.

       Après quoi, sans doute partiellement rassurée, elle continua ses recherches qui furent de courte durée car elle eut, en s’emparant d’un des flacons, après un rapide coup d’œil à l’étiquette, un véritable cri de triomphe.

       Et ces mots ahurissants jaillirent de ses lèvres :

       – Mon chéri ! Mon amour ! Luigi chéri !

       Muscat en avait vu, des choses, au cours de ses fantastiques enquêtes d’une constellation à l’autre.

       Mais jamais il ne lui avait été donné de contempler une femme qui posait des lèvres frémissantes sur un petit flacon, qui le caressait entre ses jolies mains, qui donnait à ce simple objet toutes les marques de tendresse dont une femme est capable, tout en répétant de ces mots puérils qui sont le langage universel des amants :

       – Je t’aime… mon amour… Je suis là… Je ne t’abandonne pas…

       Elle riait et, maintenant, elle pleurait pour de bon en même temps. Et toujours, elle baisait frénétiquement le petit flacon de verre.

       « Ou elle est complètement folle, se dit Muscat, ou il y a là quelque chose que je ne comprends pas, mais que je voudrais bien comprendre… »

       Il repoussa la première hypothèse. Cette fille lui avait paru, au contraire, parfaitement équilibrée et énergique. Il se trouvait donc devant une énigme. Et son métier, sa vocation, sa passion personnelle étaient justement de déchiffrer les logogriphes.

       Il s’approcha, se pencha, ramassa le flacon brisé. Il constata, en effet, qu’il portait sur une étiquette, en partie entamée par la brisure, le numéro XF 65062, et que, à présent, son contenu avait presque totalement fui, laissant des traces assez visqueuses. Le liquide, dont il restait à peine dans le flacon, était incolore, mais poissait comme du sang. Et pour la seconde fois, Robin Muscat évoqua ce liquide qui coule dans les artères humaines. Bien que ce fluide n’en eût aucunement la couleur, il paraissait mystérieusement lui ressembler.

       Et la jeune fille, qui maintenant berçait l’autre flacon contre son visage, un visage maintenant reposé, doucement souriant, où ruisselaient encore des larmes d’émotion et de joie, prononça une nouvelle phrase stupéfiante :

       – Oh ! vous ne pouvez plus rien pour lui, hélas ! Il est mort.

       Robin Muscat, à partir de ce moment, se trouva dans la peau du monsieur qui commence à en avoir assez :

       – Mademoiselle, dit-il d’un ton sec, je ne sais pas si vous vous moquez de moi. Non, ne protestez pas. Vous allez me donner des explications. Et tout de suite. Et je vous préviens : je suis l’inspecteur Muscat, de l’Interplan, que vous connaissez sans doute. Je vous ai suivie. Vous avez traqué cet homme et maintenant il y a ici un cadavre. Et rien que vous. Il me semble que cela suffit pour justifier votre arrestation.

       Elle l’avait écouté, les yeux baissés, gardant toujours le flacon qui semblait tellement précieux à son cœur. Et elle murmura, d’un ton un peu désabusé :

       – Évidemment, vous ne pouvez pas comprendre. Mais (et, à ce moment, elle releva la tête), je sais que les circonstances sont contre moi. Tout semble m’accuser. Pourtant, Inspecteur, je vous jure que je n’ai pas tué Hodquikk Sâr.

       – Vraiment ? Dans ce cas, il faudra le prouver lors de la reconstitution du crime, car il y a eu crime, j’en suis sûr.

       – Moi aussi, dit-elle.

       – Très bien. De mieux en mieux. Et vous connaissiez son nom ?

       – Pourquoi le cacher ?

       – Pourriez-vous me dire également le nom de son assassin ? Serait-ce le docteur Aknôr ? Ne me dites pas que vous n’en avez jamais entendu parler, de celui-là…

       Il la vit de nouveau bouleversée et la main qui tenait le petit flacon se mit à trembler.

       Elle s’en aperçut et serra la minuscule bouteille contre son sein, comme pour la protéger :

       – Aknôr, gémit-elle. Ah ! si vous saviez…

       – Est-ce lui l’assassin ? Mais parlez donc ? Furieux, il l’avait saisie par le bras. Elle se dégagea doucement :

       – Je vous en supplie. Si le flacon se cassait… Il y a assez de deux morts comme ça.

       – De deux morts ? Je n’en vois qu’un. Où est l’autre ? Elle montra les débris du flacon brisé :

       – Celui-là. Encore une victime.

       – Mademoiselle, dit Muscat, je vous préviens que vous aggravez votre cas. Savez-vous comment s’appelle ce que vous faites, en ce moment ? Cela est codifié ainsi : outrage à magistrat.

       – Je ne mens pas, dit-elle doucement. Je vous expliquerai. Et pour vous prouver ma bonne foi, je vous dirai qui a tué Hodquikk Sâr. C’est le Dragon de l’Espace. Ces gens-là possèdent des moyens fantastiques. Ils viennent de mondes si lointains et ne reculent devant rien pour tenter d’assurer leur domination sur la galaxie tout entière.

       Muscat se tut un instant et la regarda attentivement.

       En même temps, d’un geste rapide et discret ; il reprenait le stimul dans sa poche et le plaçait derrière son oreille.

       Il voulait sonder un peu le cerveau de la donzelle. Il n’était pas doué à l’état naturel de facultés ultra-sensorielles comme son ami, le chevalier Coqdor, en compagnie duquel il avait débrouillé l’énigme formidable du chronon captif([1]).       Tranquillement, elle prononça :

       – Vous voulez lire dans mon cerveau, Inspecteur ? Vous n’y trouverez aucun mensonge. Et je suis prête à vous dire tout ce que je sais, pour sauver Luigi et les autres. Mais je vous en supplie, le Dragon a les yeux sur nous. Dieu sait ce que ces gens vont encore tenter…

       Un instant, Muscat concentra sa pensée. Avec le support du stimul, il put croire, en effet, qu’elle disait la vérité, et aussi qu’elle n’était nullement folle. Il plongeait dans un cerveau vraiment cohérent.

       – C’est bon, dit-il. Ne bougez pas jusqu’à nouvel avis…

       Elle se tut, et en effet resta docilement sur place, continuant à caresser et à baiser le flacon, en murmurant tout bas des mots que Muscat entendait à peine, qu’il comprenait aisément télépathiquement grâce au stimul, et qui constituaient un répertoire de tendresses tel que bien des hommes eussent donné leur vie pour entendre une aussi jolie fille les leur prodiguer.

       Et elle disait cela à un flacon.

       Mais, la sonde dans son cerveau l’attestait, ce flacon représentait l’homme qu’elle chérissait le plus dans tout le cosmos.

       Muscat ne s’attarda pas et se pencha sur le corps de Hodquikk Sâr. Il se mit à le palper, constata qu’il était bien mort mais ne semblait porter aucune trace de blessure. L’inspecteur, il est vrai, savait qu’à travers les planètes les humanoïdes ont trouvé depuis longtemps d’innombrables moyens de trucider leurs semblables sans laisser de traces. Pourtant, cela lui parut favorable à la jolie blonde.

       D’autre part, il se demandait comment l’homme bleu pouvait correspondre si aisément avec le docteur Aknôr. Il fouilla le corps, ne trouva rien de particulier, mais s’arrêta à la ceinture.

       Bien qu’elle parût anodine, il la palpa et eut un grognement satisfait.

       Tout comme celle des astronautes, elle comportait un minuscule appareillage technique permettant le duplex des ondes, pour peu qu’on sût le régler convenablement.

       Muscat commençait à tripoter les commandes, adroitement dissimulées dans la niasse du cuir, quand il se rendit compte que quelque chose d’insolite était en train de se passer.

       La jeune fille jetait un petit cri, et tendait le doigt, vers le corps de l’homme bleu :

       – Là… là… Regardez…

       La pièce était assez violemment éclairée. Feu Hodquikk Sâr avait allumé une petite lampe. L’inconnue avait fait de même en entrant. Enfin, Muscat avait posé à terre sa puissante torche. Si bien qu’on y voyait comme en plein jour.

       Et il constatait, allant de surprise en surprise, que le visage du mort, brusquement, cessait d’être net. Les traits semblaient se brouiller, comme sur un film perturbé ou sur un cliché mal tiré. On ne voyait guère plus qu’une masse bleuâtre, imprécise, qui ne ressemblait déjà plus que vaguement à un visage humain, eût-il l’épiderme bleu des gens de Bételgeuse et autres mondes lointains.

       – Dieu du cosmos… Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

       Il baissa les yeux vers la partie du corps apparente, c’est-à-dire, hormis le visage, les mains. Et il constata qu’elles aussi n’étaient plus que des formes d’un bleu chaotique, aux lignes troubles.

       Il les palpa, enfonça le doigt dans une chose molle, inconsistante, ce qui le fit frissonner et retirer instinctivement sa propre main. En même temps, il remarquait que le vêtement devenait flasque, dans son ensemble.

       Il tira la ceinture et la jeta de côté.

       Sous ses yeux, le cadavre se désintégrait littéralement. Cela ne dura que quelques secondes encore. L’ensemble du vêtement se dégonflait de son occupant. Et il n’y eut plus rien de Hodquikk Sâr, sinon son costume et ses chaussures.

       Muscat se releva, saisit la main de la jeune fille :

       – Venez avec moi. Ne restons pas ici. C’est malsain.

       Elle claquait des dents et pleurait de nouveau.

       – Le Dragon. Nous sommes perdus…

       – Venez donc, insista-t-il, ne perdons pas de temps.

       Mais, après un mouvement pour le suivre, sans lâcher le précieux petit flacon, elle résista soudain et montra la valise :

       – Il faut l’emporter, dit-elle. Nous ne pouvons les abandonner… S’ils allaient tomber aux mains des hommes du Dragon…

       Il comprenait de moins en moins, sinon que le Dragon de l’Espace, qu’il jugeait jusqu’alors comme une simple société secrète, devait représenter de singulières créatures interstellaires, disposant de moyens aussi redoutables que prodigieux.

       Alors il ramassa la valise, et elle dit timidement :

       – Permettez… Je vais remettre Luigi dedans… Dans son alvéole, il sera plus à l’abri… On risquera moins de le casser.

       Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa, le lui prit des mains vivement, le plaça dans la valise qu’il referma.

       – Doucement, je vous en supplie, s’écria-t-elle. Ce sont des vies humaines que vous avez entre les mains…

       Muscat ne releva pas cette dernière phrase, mais elle lui parut la clé de l’énigme.

       Il avait fourré dans sa poche la ceinture-radio, entraînait la jeune inconnue par un bras, tout en gardant la valise de l’autre main.

       – Ramassez les lampes ; et filons…

       Ils coururent hors de l’appartement tragique où ne stagnaient plus que les vêtements flottants de l’homme bleu, veufs de leur occupant désintégré.

       Ils coururent le long du couloir, gagnèrent le palier et, de là, les ascenseurs vétustes refusant depuis longtemps tout service, dégringolèrent les étages.

       Rien ne se passa jusqu’à ce qu’ils sortissent du vieux building. Au-dehors, il faisait toujours très sombre, mais la pluie avait cessé. Devant eux, le long d’un trottoir où le bitume éclaté était envahi par les herbes folles, l’électrauto de la jeune fille était toujours là.

       Un peu plus loin, dans le champ, Muscat devinait plus qu’il ne le voyait son héliscooter. Intact. Le Dragon de l’Espace n’avait rien tenté depuis trois minutes, c’était trop beau.

       Il serrait la poignée de la valise et on ne la lui eût pas fait lâcher pour l’empire de la galaxie. Et il emmenait toujours sa belle inconnue, laquelle d’ailleurs, non seulement ne résistait pas, mais encore avait maintenant envers lui l’attitude d’une femme qui demande à un homme sa protection.

       Mais il s’en rendait parfaitement compte : ce n’était pas seulement lui qu’elle suivait, mais aussi la valise, à laquelle elle jetait de temps en temps des regards à la fois anxieux et énamourés.

       Elle eut un mouvement pour aller vers l’électrauto. Il la retint :

       – Non. Laissez votre voiture ici. Je pense qu’elle ne risque rien. Mon héliscooter est à quelques mètres et…

       L’explosion lui coupa la parole. La jeune fille, dans un mouvement d’effroi, s’était blottie contre lui, lui jetant instinctivement un bras autour du cou, ce qui ne lui fut d’ailleurs nullement désagréable.

       Mais, tout en la gardant contre sa poitrine, il regardait par-dessus la charmante tête, le nuage qui s’élevait à la place de la voiture sans roues. Et ce nuage se dissipait, ne laissant rien à cet endroit. Elle avait été totalement désintégrée, non graduellement comme le cadavre de l’homme bleu, mais d’un seul coup, ce qui avait provoqué la déflagration.

       Et Muscat, dans le lointain, à travers les dernières volutes de fumée, distinguait un serpent lumineux, le monorail qui courait vers Paris.

       Il réalisa que ses ennemis étaient vraiment très forts. Il n’eut qu’une idée : l’héliscooter, s’il en était temps encore.

       Crispé sur la valise et soutenant sa compagne épouvantée, il s’élança…

      

      

      

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

        

       Rien ne se produisit jusqu’au moment où Robin Muscat poussa sa compagne dans l’héliscooter, y monta lui-même avec la précieuse valise, et lança le minuscule engin biplace dans le ciel de banlieue.

       Tout était bien obscur dans l’esprit du policier de l’espace. Mais pour l’instant, il n’avait qu’un souci : échapper aux mystérieux ennemis, probablement les membres du Dragon de l’Espace ; mettre également la jeune fille à l’abri de leurs sévices ; enfin, ne plus lâcher la valise et les flacons, ces flacons qui, selon l’inconnue, représentaient des vies humaines.

       Le ciel était toujours aussi noir, mais l’héliscooter surplombait le building avec une visibilité satisfaisante, la pluie ayant cessé. Muscat orientait son engin vers le centre de l’Interpol-Interplan, le building de la police, situé sur la butte Montmartre.

       Près de lui ou plutôt derrière lui, la jeune fille se trouvait sur le siège arrière. Il la voyait dans un rétroviseur, bouleversée, blême mais calme. La valise était dans l’étroit cockpit et, visiblement, elle n’en demandait pas davantage.

       Une fois encore, il se prit à se demander si elle était folle, si tout ce qu’elle lui avait raconté n’était que fantasmagorie.

       Dans un mouvement de rage, il arracha le stimul et le fourra dans sa poche. Il ne voulait pas succomber à la tentation de sonder le cerveau de la jeune personne. Ce n’était pas le moment.

       Il donna tous ses soins au mouvement de l’héliscooter.

       C’est à ce moment qu’il se rendit compte que   cela ne tournait pas rond.

       L’appareil allait très vite, et Muscat comprit que cette vitesse était anormale. De plus, jetant un regard au-dessous de lui, il ne vit plus nettement les constructions et ne se rendit compte de l’altitude qu’en découvrant la chenille lumineuse du monorail, qui lui parut anormalement réduite. Était-il déjà si haut ? C’était anormal.

       Il palpa les commandes. Rien ne semblait déréglé. Et pourtant, bien qu’il n’eût pas manœuvré en conséquence, l’héliscooter montait, montait sans cesse.

       Muscat jura par le Dieu du cosmos, s’énerva un peu. Il commençait à en avoir assez pour la soirée, des choses insolites. Certes, ses enquêtes d’une planète à l’autre lui avaient montré bien des incidents extraordinaires, mais il n’avait guère l’habitude de se heurter à de telles extravagances dans son monde natal.

       Au bout de deux minutes, il en fut persuadé, l’héliscooter, qui demeurait parfaitement stable sous sa coupole de dépolex et tenait admirablement l’air, avait cependant cessé d’obéir à ses manœuvres.

       Il montait, à une allure vertigineuse, et maintenant Muscat pouvait découvrir une tache immense vers le sol, dans l’obscurité. Une tache de clarté. Paris, le Paris tout entier du siècle XXI, hérissé, bardé, caparaçonné de feux divers.

       Et l’angle sous lequel il voyait ladite tache le fit frissonner.

       L’héliscooter était au moins à quinze mille mètres, alors que de tels engins n’étaient guère conçus que pour des altitudes ne dépassant pas les trois mille.

       Il se garda bien d’en dire un mot à sa compagne. Elle ne se rendait pas compte, semblait-il, du comportement anormal du petit appareil.

      Ou bien — ce soupçon l’effleura — savait-elle parfaitement ce qui se passait.

       – Un piège ?…

       Il ne se dissimula pas que la situation devait être critique. Il sentait, dans tout cela, des puissances formidables et commençait à croire qu’à l’Interpol-Interplan, on avait jusqu’alors mésestimé le Dragon de l’Espace, dont le nom de fantaisie désuet avait provoqué des gorges chaudes.

       Une idée le traversa, alors que, les mains crispées, les dents serrées, il cherchait encore, vainement, à redresser la situation.

       – Vous êtes bien ? Vous n’avez pas le vertige ?

       – Non… non… merci…

       – Alors une question ? Je vous l’ai déjà posée, je crois. Maintenant il faut me répondre : qui est le docteur Aknôr ? Et où est-il ?

       Il s’attendait à des réticences, une sorte de mutisme entêté.

       À sa grande surprise, elle répondit sans ambages :

       – Aknôr est un grand savant, bien qu’un criminel sans scrupules. Et il est installé sur la Lune. Je devrais dire « sous » la Lune, car ses laboratoires sont dans les cavernes lunaires. Malheureusement, je ne sais pas exactement où…

       – Pourquoi dites-vous malheureusement ?

       – Parce que, si je le savais, je vous le dirais. Et je vous y conduirais… avec tout l’Interplan. Ce serait le seul moyen de sauver Luigi… et les autres.

       – Les autres ? Ils sont nombreux ?

       – Des centaines jusqu’à présent. Tous ces gens qui disparaissent…

       Robin Muscat fit un bond sur son siège de scooter :

       – Hein ? Tous ces gens ?…

       Il pensait brusquement à ces disparitions mystérieuses signalées un peu partout dans le Martervénux, voire dans des planètes plus lointaines. On ne savait trop à qui les attribuer et on avait souvent parlé du Dragon de l’Espace.

       Aurait-il, sans le vouloir, mis le doigt dans le formidable engrenage ?

       Il se rendait compte que l’héliscooter montait sans cesse et allait de plus en plus vite. Mais il avait le souci d’éviter à sa compagne d’avoir peur d’un tel fait, qui le tenaillait cruellement.

       Il demanda encore, de façon assez anodine :

       – Et… Luigi ? Où est-il, lui ? Le savez-vous ? Très naturelle, la jeune fille répondit, en montrant la valise :

       – Mais… il est là, voyons…

       Robin Muscat s’étrangla. N’était-ce pas là une réponse démente ?

       Il n’eut pas l’occasion de pousser plus avant cette intéressante conversation.

       Sa compagne poussait soudain une exclamation :

       – Comme il fait froid, tout d’un coup !

       Muscat s’en rendait parfaitement compte et se demandait d’où cela provenait. Les héliscooters, en effet, sous la coupole de dépolex qui les enveloppait entièrement, devaient, une fois fermés, être d’une étanchéité impeccable.

       Or un courant glacé pénétrait dans le cockpit.

       – Pourtant, tout est bouclé…

       Elle baissait les yeux, jetait un cri :

       – Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? Inspecteur, regardez…

       Il soupira :

       – J’ai vu, ma pauvre petite. Nous sommes à… je ne sais trop quelle altitude…

       Bien que ce fût encore la nuit, le ciel, qui s’était dégagé, laissait entrevoir la Terre. Car, maintenant, le petit engin semblait nettement s’éloigner de la planète-patrie. Robin Muscat estimait qu’ils avaient atteint pour le moins dix mille kilomètres, en quelques instants, la vitesse brusquement imprimée à l’héliscooter ayant gagné   en proportion croissante.

       – Mon Dieu ! gémit-elle, que va-t-il arriver ?

       Muscat se retourna à demi sur son siège, autant qu’il le pouvait, pour la regarder :

       – Vous en savez certainement plus que moi sur tout ceci. À vous de m’éclairer.

       – Je ne demande que cela, Inspecteur, mais…

       Ils claquaient des dents, tous les deux. Muscat cherchait, à tâtons, à quel endroit il pouvait y avoir une ouverture. Sa main passa soudain dans le vide glacé. Et il se rendit compte que, littéralement, la coupole semblait fondre autour d’eux.

       – Cramponnez vous bien au siège… Je ne sais ce qui se passe…

       Il chercha son appareil radio, pensant, sans grand espoir, envoyer un message à M. Lepinson, à l’Interplan.

       Certes, il était déjà loin de la Terre et un pareil émetteur devait être insuffisant, n’étant pas fait pour de telles communications. Il entendit de la friture, des bourdonnements. Mais, tandis qu’il cherchait le contact, une voix lui parvint soudain :

       – Inspecteur Muscat… Inspecteur Muscat…

       – Ici, Inspecteur Muscat. Qui me parle ?

       – Le Dragon de l’Espace.

       Muscat faillit avaler sa langue en étouffant un gloussement de rage, un peu comme quelqu’un qui estime qu’on lui fait une plaisanterie de mauvais goût.

       – Qui se permet de… ?

       – Du calme, Inspecteur. Vous êtes entre nos mains, ainsi que Clara Délier. Il va se passer un certain nombre de choses. N’ayez nulle crainte. Ni elle ni vous ne risquez rien. Ni les flacons que contient la valise de Hodquikk Sâr. Votre héliscooter va se désintégrer petit à petit. Mais nous vous récupérerons.

       – Je ne sais pas qui vous êtes, rugit Robin Muscat dans le micro, mais je sais que vous vous fichez de moi royalement.

       Derrière lui, Clara, puisque Clara il y avait, devait être anxieuse, elle aussi.

       La voix reprit, ironique :

       – Le Dragon de l’Espace est très sérieux, Inspecteur. Vous devez déjà constater le comportement anormal de votre scooter. Vous arrivez à trente mille mètres de la Terre. Et votre coupole fond. Vous commencez à sentir le froid… dans un instant, vous suffoquerez…

       – Mille bolides, râla le policier, lequel n’avait pas pensé à ce détail, qui risquait simplement d’être mortel à bref délai.

       – Ne vous affolez pas, et rassurez Clara. Notre astronef plafonne à moins de deux mille mètres de vous. Vous pouvez l’apercevoir en regardant au-dessus, et à votre gauche.

       Instinctivement, Muscat tournait la tête comme le lui indiquait son énigmatique correspondant.

       Et en effet, dans le ciel qui, à cette hauteur, prenait une teinte déjà bien différente, les rayons solaires y engendrant d’étranges féeries dont on ne savait si elles étaient diurnes ou nocturnes, Muscat découvrit une masse géante, un polyèdre régulier, en partie sombre, en partie luisant.

       Un coup d’œil au rétro lui fit voir Clara qui regardait, elle aussi, ayant simplement suivi son mouvement, si elle ne pouvait entendre la voix du micro qu’il avait appliqué à l’oreille.

       – Vous aurez un moment pénible à subir, Inspecteur… Le froid… La suffocation… Votre héliscooter se désagrège…

       Muscat eût donné dix ans de sa vie pour « faire quelque chose », ainsi que le souhaitent les hommes d’action dans de tels moments où ils se sentent parfaitement désarmés et impuissants.

       Mais rien, il ne pouvait rien. Pas même lancer un message à la Terre, à un satellite ou à un astronef autre que celui qui, vraisemblablement, appartenait au Dragon de l’Espace.

       Il pensa à sa compagne :

       – Écoutez, dit-il… on me dit… le Dragon… je ne sais plus… que vous et moi allons sombrer dans le vide… mais que malgré tout nous ne risquons…

       La phrase fut coupée. Il sentait les appareils, et jusqu’à son siège, fondre autour de lui. Le froid fut soudain total, atroce, et il constata que l’air lui manquait.

       Il eut un mouvement pour se retourner, porter aide à Clara. Mais il était déjà trop tard.

       Il l’entendit jeter un cri au moment où, elle aussi, avait conscience de la destruction incompréhensible de l’appareil.

       Pas plus incompréhensible cependant, que ne l’avaient été le meurtre, puis la désintégration de Hodquikk Sâr.

       Une fraction de seconde, Robin Muscat fut encore capable de penser. Il étouffait comme s’il se noyait, l’air ayant manqué totalement. Cependant il aperçut un ciel d’une beauté fulgurante. À cette formidable altitude, une véritable aurore boréale naissait, lançant des feux ignorés, engendrant un décor tel que les hommes n’avaient jamais pu l’imaginer avant la conquête de l’espace.

       Ébloui, étourdi, à demi mort de froid et de suffocation, Muscat sentit cependant qu’il tombait dans le grand vide.

       Et Clara tombait avec lui.

       Et aussi la valise. Et la ceinture de Hodquikk Sâr. Car ceux qui agissaient ainsi savaient savamment doser leur action et ne détruisaient que ce qu’ils voulaient bien détruire.

       Deux corps et deux objets évoluaient dans l’éther. Sans rien d’autre. L’héliscooter était complètement annihilé.

       Mais ces corps et ces objets ne tombaient pas vers la Terre. Ils ne se mettaient pas non plus en orbite, comme cela eût dû plus normalement se faire.

       Ils continuaient à monter, aspirés par un subtil train d’ondes, un champ de force rigoureusement réglé.

       Muscat, avant de sombrer dans le néant, eut la vision d’un astronef gigantesque, brillant dans le ciel comme un joyau malfaisant…

      

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      

        

CHAPITRE V

 

        

       Le froid… l’asphyxie… la nuit…

       Des sensations horribles. Quelque chose comme la mort qui se présente par paliers, tel un vampire qui varie les plaisirs en absorbant la vie de sa victime…

       Et puis après l’anéantissement, les minutes du retour à la vie, ces minutes où l’homme, encore engourdi dans tout son être, et surtout dans son cerveau, s’éveille, parcourant en quelques instants la lente adaptation nécessaire à l’enfant pour atteindre à la conscience.

       Robin Muscat connut donc de tels instants. Quand il eut enfin réalisé que, malgré la désintégration de son héliscooter à des dizaines de milliers de mètres de la Terre, il semblait encore appartenir au monde des vivants, il se posa un certain nombre de questions à commencer par savoir où il se trouvait.

       Posé sur le sol ou tout au moins sur un plancher. Se relevant, tout en se palpant et en se trouvant intact, il constata qu’on l’avait déshabillé, ne lui laissant que son slip.

       Mais aucune sensation de froid, comme avant de sombrer dans le néant ; tout, au contraire, semblait tiède, un peu trop même. Et l’air, certainement conditionné, surpressé, ressemblait à celui qui circule à bord des astronefs.

       Muscat comprit d’un seul coup. Il se trouvait à bord de l’étrange appareil en forme de polyèdre qu’il avait aperçu et qui devait appartenir à la secte du Dragon de l’Espace.

       Il se leva d’un bond et, tout de suite, découvrit sa compagne.

       En sous-vêtements elle aussi, Clara était étendue sur le plancher. Un plancher d’ailleurs fait d’une seule pièce de métal, semblait-il. Elle paraissait dormir, et avec ses beaux cheveux dénoués, son corps presque nu s’était abandonné dans une pose très gracieuse, très touchante, évoquant les vieux maîtres de la peinture d’autrefois, dont les musées de la Terre gardaient encore farouchement les chefs-d’œuvre.

       – Clara… Clara…

       Il se précipita vers elle, constata qu’elle n’était qu’évanouie. Instinctivement, il chercha autour de lui et il découvrit le décor, l’endroit où ils se trouvaient tous deux, dans cet état de quasi-nudité.

       Un lieu aux parois métalliques, toutes d’une pièce comme le sol.

       Un rectangle, mais pas un parallélépipède, certains angles supérieurs de la pièce étant coupés. Muscat, aisément, devina qu’ils étaient quelque part dans la cale de l’astronef.

       D’ailleurs, un léger vrombissement, si difficilement perceptible qu’on ne s’en rendait compte qu’en écoutant attentivement, attestait la présence de machines. On devait maintenant filer en plein espace, peut-être loin de la Terre, après le curieux kidnapping de l’héliscooter et sa désintégration.

       Aucune ouverture n’était visible. La pièce semblait coulée dans un seul bloc de métal, et la clarté se manifestait pourtant, mais devait émaner de la paroi, de la matière même dont était construit l’astronef.

       – Ces gens-là ne sont ni de la Terre ni d’aucun monde connu

       Mais il revenait à Clara, se penchait sur elle. Un peu après, elle ouvrit les yeux, battit des paupières, prononça des mots inintelligibles, finit par demander où elle était, bref, le répertoire multi-millénaire de l’être humain qui retrouve ses sens après une syncope prolongée. Ce qui prouvait que Clara était, elle, une humanoïde, fût-elle ou non d’origine terrienne.

       – C’est moi, Muscat… N’ayez pas peur…

       Elle avait eu le geste spontané de voiler sa poitrine devant cet homme si peu vêtu, ne se rendant pas compte tout de suite que les inconnus lui avaient laissé son soutien-gorge. Elle rougit, puis pâlit. Il essayait de lui parler gentiment :

      – Clara… Écoutez !… Nous sommes hors de danger, du moins pour l’instant.

       À ce moment, d’un micro invisible et impossible à détecter, une voix, la même voix qui lui avait parlé à bord de l’héliscooter, prononça :

       – Non, Clara Délier, écoutez l’inspecteur Muscat. Vous ne risquez rien. Ni votre compagnon non plus. Le Dragon de l’Espace n’a aucune mauvaise intention à votre égard. Et la meilleure preuve, c’est que vous avez été sauvés de la chute dans l’espace, que vous vous retrouvez parfaitement sains et saufs à bord du Gorrix,  notre navire, et qu’il vous suffira de faire ce que je vais vous demander pour vivre ici dans les meilleures conditions possibles…

       Muscat fronça le sourcil. Il n’aimait guère ce préambule.

       – Peut-on savoir ?… commença-t-il. La voix lui coupa la parole :

       – … Car vous ne pouvez décemment, l’un et l’autre, continuer à subsister dans un pareil état de dénuement. Mais vos vêtements étaient inutilisables, ayant été atteints par les radiations nécessaires à la destruction de votre héliscooter. Nous vous avons soignés, réchauffés, ranimés. Toutefois, pas question de vous laisser vivre ainsi. Vous serez traités à bord tels des passagers de marque.

       – À quelle condition ? brusqua Robin Muscat, exaspéré et qui jetait autour de lui des regards furieux, se trouvant comme un rat pris au piège.

       – Patience, Inspecteur. Nous allons…

       Mais Clara, qui sortait vraiment de sa torpeur, s’écria tout à coup :

       – La valise !… Mon Dieu !… Où est la valise ?

       Debout, secouant ses beaux cheveux blonds maintenant épars et qui lui donnaient l’aspect d’une faunesse, elle jetait, elle aussi, des regards circulaires, en proie à une véritable détresse.

       La voix reprit :

       – Mademoiselle Délier, la valise est en sûreté. Luigi Varlini est vivant. Ainsi d’ailleurs que les trente-huit autres victimes du docteur Aknôr…

       Muscat vit Clara qui respirait plus à l’aise. Mais le représentant du Dragon continuait :

       – Nous avions décidé de nous emparer de vous deux. Pour ce faire, après l’exécution du traître Hodquikk Sâr, nous avons détruit l’électrauto de Mlle Délier pour vous obliger à utiliser l’héliscooter. Simplement parce qu’il était impraticable d’aspirer l’électrauto par train d’ondes. L’héliscooter, au contraire, une fois en vol, était une proie aisée. Nous vous avons entraînés loin de la Terre. Et vous voilà…

       Muscat écoutait. Et il pensait, abondamment, regrettant d’avoir perdu son stimul qui lui eût sans doute été fort utile.

       – Pourquoi avez-vous assassiné, Hodquikk Sâr ? demanda-t-il.

       Il éprouvait, dans son malheur, une douce satisfaction.

       Tout cela lui prouvait au moins une chose : l’innocence de Clara, Une victime, ainsi qu’il l’avait pensé tout d’abord. Et cela lui était très doux, au milieu du flot des pensées furieuses et quasi incohérentes qui l’envahissaient. Mais, sans difficulté, le speaker répondait :

       – Curiosité professionnelle, Inspecteur. Pourquoi le nier ? Hodquikk Sâr ne méritait pas de vivre. Membre du Dragon, il avait été envoyé chez le docteur Aknôr pour tenter de percer les secrets de la fréquence ZZ.  Cet individu est, ou plutôt était, une âme vile. Il a préféré servir Aknôr qu’il estimait le payer mieux que la confrérie à laquelle il avait l’honneur d’appartenir en tant qu’auxiliaire humain. Et, sous couleur de nous servir encore, il servait tout bonnement d’intermédiaire à Aknôr pour livrer des cargaisons d’esclaves à ces bandes de trafiquants interstellaires qui ont besoin de bras pour défricher les planètes lointaines. Donc Hodquikk Sâr a été supprimé. Vous voilà satisfait. Maintenant je m’adresse à Mlle Clara Délier.

       L’envoyé de l’Interplan lut un éclair d’angoisse dans les yeux de la jeune fille. Encore au sol, dressée sur les genoux et appuyée sur une main, elle écoutait :

       – Vous savez beaucoup de choses, Clara Délier. Plus peut-être que n’en savait cet imbécile de Hodquikk Sâr. Vous avez, de votre propre chef, décidé de le suivre, depuis la Lune où vous travailliez vous aussi chez Aknôr. Parce que, parmi les esclaves qu’il était chargé d’emporter et de livrer aux pirates galactiques, il y avait votre fiancé, Luigi Varlini…

       Muscat commença à regarder Clara avec la plus grande attention. Le speaker enchaînait :

       – Vous ne connaissez pas exactement l’endroit où se tient le repaire du docteur Aknôr. Du moins l’avez-vous affirmé à l’inspecteur. Mais nous ne sommes pas forcés de vous croire…

       – C’est vrai ! C’est vrai ! cria Clara. Je ne sais pas… Personne ne sait. Hodquikk Sâr lui-même ne le savait pas. Ceux qu’Aknôr utilise sont emmenés depuis les laboratoires, ou jusque-là, à bord d’engins qui les déposent près des astrodromes lunaires, ou les prennent là, à Tycho, à Copernic, à Archimède. Ensuite, nul ne sait… nul ne voit rien. On se retrouve dans les entrailles lunaires, en un lieu parfaitement inconnu.

       – Clara Délier, vous mentez.

       – Je ne…

       – Silence ! Nous avons besoin de vous pour connaître le point exact de la planète Lune où Aknôr utilise la fréquence ZZ. Et nous avons aussi besoin de l’inspecteur Muscat pour s’y rendre, travailler pour nous, et nous aider à circonvenir Aknôr, lui arracher son secret, et convertir ses laboratoires en notre faveur.

       Muscat ricana tout haut :

       – En somme, nous avons été sauvés l’un et l’autre pour entrer à votre service…

       – Exactement, Inspecteur. Il nous eût été si facile de vous supprimer l’un et l’autre. Mais Mlle Délier en sait plus qu’elle ne le prétend. Et quant à vous, quelle utilité ! Un inspecteur de l’Interplan au service du Dragon de l’Espace, ce sera une recrue de choix.

       – Si toutefois j’accepte, dit Muscat.

       – On ne refuse rien au Dragon, Inspecteur. Ainsi, vous allez en avoir un aperçu. Mlle Délier refuse de parler. Nous allons l’y contraindre, en votre présence…

       Muscat sentit un frisson passer. De tels propos étaient lourds de menaces. Il se rendait compte que les gens du Dragon de l’Espace ne devaient reculer devant rien pour arriver à leurs fins. Et, près de lui, Clara, qui devait en effet savoir beaucoup de choses, frémissait d’épouvante en se sentant visée.

       Le speaker fit une pause comme pour mieux leur laisser savourer les sentiments que pouvaient engendrer ses paroles.

       Clara regardait l’inspecteur avec une sorte d’effroi mêlé, d’une sympathie qu’elle n’avait pu laisser éclater plus tôt.

       Mais quelle qu’elle fût, quel que fût son rôle dans cette étrange aventure, Muscat devinait ce qui se passait en elle. Elle était femme, et se trouvant demi-nue, désemparée, perdue en plein ciel dans ce navire inconnu, elle allait tout naturellement vers lui.

       Et ce fut sans qu’ils s’en rendissent exactement compte l’un et l’autre qu’ils se trouvèrent très près. Clara cherchant un refuge contre l’épaule musclée du représentant de l’Interplan, tandis que celui-ci l’entourait d’un bras protecteur.

       Certes, il ne se faisait guère d’illusion. Leurs geôliers invisibles devaient être capables d’agir sur eux de plein gré, et la force, l’adresse et le courage dont pouvait faire preuve Robin Muscat seraient bien insuffisants à pallier leur action.

       Pourtant, cette frêle créature allant vers l’homme fort, c’était une réaction naturelle dans les entrailles métalliques du vaisseau spatial.

       – Regardez la paroi qui se trouve à votre gauche, ordonna le speaker.

       Muscat et Clara regardèrent.

       Tout d’abord, ils ne virent qu’un panneau lisse, irradiant doucement, comme tout ce qui constituait leur prison. Puis un rectangle sombre apparut, exactement comme s’il s’agissait d’une image, projetée cinématographiquement. Ce rectangle s’accentua, devint très noir.

       Ils comprirent que c’était une ouverture, qui se pratiquait spontanément par désintégration de la matière constituant la paroi.

       Un objet sortit, seul, sans que personne ne le soutînt, de cette bizarre embrasure.

       – La valise, cria Clara qui, échappant à Muscat, se précipita vers le précieux bagage.

       – La valise, gronda l’inspecteur. Mais comment… ?

       La valise avançait, seule et il se demanda si celui qui la portait avait résolu le problème de l’invisibilité.

       Clara s’arrêta. Elle se heurtait soudain à une paroi indiscernable, sinon à la palpation, qui venait de se créer entre elle et la valise, laquelle demeurait comme suspendue devant elle à un mètre du sol.

       – Oui, la valise, dit le speaker, qui avait pris le temps de les laisser se rendre compte. Vous allez assister à une démonstration de nos possibilités d’action à distance, par champs de force, dirigés. Regardez bien !

       Clara recula et, de nouveau, elle chercha un abri, peut-être illusoire, contre le corps vigoureux de Muscat.

       Ils regardaient, hallucinés.

       La valise s’ouvrait toute seule. Ils reconnurent ce qu’ils connaissaient, les quarante alvéoles pratiqués pour contenir quarante flacons dont un manquant, celui qui avait été cassé quand un passant, sur Terre, avait bousculé Hodquikk Sâr.

       Muscat sentit que Clara tremblait en regardant la valise.

       – N’ayez crainte, dit la voix. Les flacons ne tomberont pas, ne se casseront pas… du moins tant que nous le voudrons. Toutefois, l’un d’eux va sortir de son alvéole.

       C’était vrai. Comme saisi par la main de quelque troll malicieux, un flacon quittait son logement et venait s’immobiliser, dans l’air, en avant de la valise, juste en face de Clara et de Muscat, à peu près à hauteur de leurs yeux.

       – Clara Délier, dit le speaker, êtes-vous décidée à nous aider, et à nous donner tous renseignements utiles pour conquérir le secret de la fréquence ZZ ?

       La malheureuse se tordait les bras :

       – Je ne sais pas… Je ne sais plus…

       – Attention ! reprit l’invisible. Vous avez peut-être des scrupules, simplement parce que vous êtes honnête, et que vous avez servi loyalement le docteur Aknôr, avant de savoir exactement à quelles monstrueuses expériences il se livrait. Mademoiselle Délier, vous ne risquez rien à parler, et trahir un homme tel qu’Aknôr n’est pas un crime. Nous vous demandons seulement ce que vous savez, ce que vous devez savoir : l’emplacement de ses laboratoires sur la Lune…

       – Je ne le sais pas… je l’ai déjà dit… Je jure que c’est la vérité.

       – Non, Clara Délier. Nous ne vous croyons pas. Prenez garde ! Vous voyez ce flacon…

       – Oh ! gémit Clara, je le vois et…

       – La vie de Luigi Varlini est entre vos mains. Si vous ne parlez pas, il mourra…

       Muscat eût voulu crier quelque chose. Mais tout cela le dépassait, même s’il jugeait abominable le supplice moral que semblait endurer Clara. Mais comment, se creusait-il les méninges pour comprendre, comment le fait de menacer un flacon avait-il quelque rapport avec une vie humaine ?

       Le bouchon trembla légèrement. On vit alors que ce bouchon tournait tout seul, puis se détachait. Le flacon fut ouvert, mais toujours stable.

       – Regardez, Clara Délier, dit le speaker d’une voix plus sourde. Ce que fait le flacon…

       Clara jeta un cri terrible qui glaça le cœur de Robin Muscat.

       Le flacon s’inclinait légèrement.

       – Non, hurla Clara, non… assez… Je vous en supplie… Ne le tuez pas… Luigi… mon Luigi… Non ! Je vous dirai tout ce que je sais sur Aknôr, mais l’emplacement… dans les cavernes… je ne sais pas !

       – Vous nous faites perdre un temps précieux, Clara Délier. Il nous faudrait des mois de recherches peut-être, à fouiller tout le sous-sol lunaire et encore ne trouverions nous pas aisément… alors que vous pouvez nous éviter ce travail et cette perte de temps… car nous finirons bien par découvrir l’usine de fréquence ZZ.

       – Pitié… pitié, gémit Clara, je ne sais rien…

       Le flacon s’inclina encore. Muscat, le cœur serré, comprit qu’une ligne de plus et le contenu commencerait à se renverser.

       – Luigi… sauvez-le ! Non… Je vous en supplie…

       Clara se précipita vers le flacon, mais le mur invisible l’arrêta. Elle se jeta contre, telle une furie, elle frappa de ses poings et ne réussit qu’à se meurtrir, elle y écrasait son visage, mais c’était comme une plaque de verre impénétrable, infranchissable.

       – Voyons, Clara… dit Muscat, bouleversé, et cherchant à lui interdire de se faire mal ainsi, vous allez vous blesser…

       Clara sanglotait :

       – Je ne sais pas… Je voudrais vous dire, mais j’ignore… J’étais perdue, comme les autres, au fond de la Lune, et…

       – C’est votre dernier mot ?

       La voix était calme, mais menaçante.

       – Ah ! râla Clara, tuez-moi plutôt. Laissez-le vivre !

       – Clara Délier, dans quel cirque, quelle mer, quelle montagne de la Lune est installé le docteur Aknôr ?

       Elle voulut parler. Le flacon bougea encore un peu. Muscat, la respiration coupée, vit le liquide incolore, ce liquide qui avait la consistance du sang humain en dépit de son aspect, qui commençait à se répandre.

       Clara, les yeux agrandis par l’épouvante hurla le nom de Luigi et tomba, évanouie, aux pieds de l’inspecteur.

       Muscat s’agenouilla, souleva la jeune fille, lui appuya la tête sur ses genoux. Mais, les yeux brillant de colère, cherchant vainement à qui s’adresser, il lança à l’ennemi invisible :

       – Tas de brutes ! Torturer ainsi une femme ! Mais vous ne voyez donc pas qu’elle ne sait rien. Je ne sais pas comment elle peut craindre qu’on ne tue celui qu’elle aime en renversant un flacon, mais c’est un fait. Si elle avait su ce que vous lui demandez, elle aurait parlé.

       La voix, toujours très posée, répondit :

       – Vous avez parfaitement raison, Inspecteur Muscat, et nous sommes de votre avis. Mlle Délier ignore en effet le lieu lunaire où se cache l’usine ZZ, sinon elle aurait parlé pour sauver Luigi Varlini. Mais rassurez-vous et rassurez-la dès qu’elle va ouvrir les yeux — Luigi Varlini est toujours vivant.

       – Quoi ?

       Clara, qui revenait à elle, gémit doucement et entendit vaguement.

       – Luigi… Vivant…

       Muscat l’aida à se relever. Le beau visage bouleversé de la jeune fille reflétait brusquement un espoir fou.

       – La preuve est faite que vous ignorez ce que nous attendions de vous. Mademoiselle Délier, savez-vous la référence du flacon qui contient Luigi Varlini ?

       – Oui. AG 7665…

       – Voulez-vous avancer et regarder le flacon, maintenant vide, qui se tient à votre hauteur…

       Clara se précipita et Muscat avec elle. Le flacon, de l’autre côté du mur transparent, avança de lui-même et, ainsi placés, ils purent lire sur l’étiquette :

       – ZX 43502. Mais alors… ?

       – Ce n’était pas Luigi.

       Clara se remit à sangloter dans les bras de Muscat. Le speaker prononça :

       – Nous regrettons… Pour cette expérience, nous avons dû tuer un homme. Mais, dans la valise, il y a encore trente-huit vivants… dont celui-ci. Regardez bien…

       Un second flacon sortit de la valise et vint s’aligner à côté du flacon vide.

       – AG 7665, lut Robin Muscat, tandis que la jeune fille essayait, vainement, de saisir l’objet qui était à quelques centimètres seulement de son visage.

       – Inutile, Mademoiselle Délier, vous ne pouvez le saisir. Reconnaissez seulement que c’est bien la prison de Luigi Varlini. Et il vit, nous vous en donnons la garantie. Comme ses trente-sept camarades. Réjouissez-vous. Tous, sans notre intervention, auraient été envoyés en esclavage, par les soins de ce damné Hodquikk Sâr, et perdus dans des mondes lointains. Ou bien l’inspecteur Muscat s’en serait emparé… Et qu’en aurait-il fait ? Il faut un convertisseur ZZ pour redonner à ces hommes leur aspect normal. L’Interpol-Interplan n’en possède pas, à notre connaissance. Tout est donc pour le mieux. Séchez vos larmes, Mademoiselle Délier.

       Le flacon AG 7665 réintégra son alvéole. La valise se referma, disparut par l’ouverture noire, suivie du flacon vide. Et la paroi redevint lisse comme auparavant.

       De nouveau, Clara s’évanouit. Muscat la coucha doucement sur le sol.

       Il n’y avait pas d’autre solution. Il fit quelques pas et constata que le mur invisible avait cessé de se manifester. Rien ne subsistait de la fantastique expérience.

       Mais, sur le plancher de métal, une tache liquide, incolore et grasse, s’étendait.

       Robin Muscat se pencha, l’examina.

       D’étranges pensées le traversaient…

      

      

      

 

 

 

        

CHAPITRE VI

 

        

       Clara avait parlé.

       À vrai dire, au point où il en était, Robin Muscat n’avait plus été tellement étonné. Il s’attendait aux révélations de la jeune fille. Ou tout au moins avait-il supposé des choses qui en approchaient de très près.

       Après l’expérience du flacon renversé, du temps s’était encore écoulé, un laps de temps que Muscat se sentait incapable d’évaluer, tant il était perdu, hors de tout, dans cette prison.

       Et puis le Dragon de l’Espace jugeant sans doute qu’il fallait avoir pitié des prisonniers, on avait vu reparaître une ouverture noire spontanée dans la paroi. Cette fois, quatre hommes avaient fait leur apparition.

       Du moins pouvait-on penser que c’étaient des hommes. Ils en avaient l’apparence sous les costumes de nylon blindé brillant comme de l’argent dont ce souple tissu métallique avait l’aspect. Mais les faciès de ces étranges individus disparaissaient sous des plaques absolument neutres et brillantes comme le reste. Si bien que Muscat put croire que, peut-être, il ne s’agissait que de robots.

       Des robots perfectionnés, en tout cas. Leurs mouvements avaient la perfection de ceux des humains. Le speaker avait repris la parole pour expliquer qu’on allait conduire les prisonniers dans des cabines climatisées, qu’ils pourraient y faire un brin de toilette, s’y restaurer, et prendre ensuite un repos bien gagné.

       Muscat, soutenant Clara qui venait de lui faire le fantastique récit, imagina une seconde ce que donnerait une révolte. Les quatre hommes aux faciès d’argent neutre l’encadraient, mais on ne savait s’ils regardaient.

       Le speaker devait avoir deviné les pensées de l’inspecteur. Il lui dit aimablement mais nettement qu’il était inutile de songer à quelque épreuve de force. Le Dragon de l’Espace, convaincu maintenant de la bonne foi de Clara Délier, n’avait que de bonnes intentions.

       Muscat pensa ce qu’il voulut de cette affirmation. Mais il dit tout haut qu’il se soumettait.

       On les conduisit donc, à travers les couloirs du navire spatial, dans lesquels ils ne rencontrèrent que des hommes privés de visage apparent, jusqu’à deux petites cabines, pourvues de minuscules salles d’eau. Muscat se doucha abondamment. Puis il entendit la voix de l’inévitable speaker qui lui demandait s’il voulait manger.

       Sur sa réponse affirmative, il vit entrer un homme d’argent, lequel apportait un plateau avec des fruits absolument inconnus, qui devaient être savoureux, des petits cubes évoquant le chocolat, qui fondaient sous la dent et devaient être fortement vitaminés, et deux flacons, l’un contenant de l’eau fraîche, l’autre du ztax martien, ce whisky de l’espace.

       Muscat mangea de bon appétit. Quand le robot, humain ou non, se fut retiré, il demanda au speaker, qui semblait le surveiller en permanence, s’il reverrait sa compagne.

       – Un peu plus tard, lui fut-il répondu.

       Le speaker ajouta qu’ainsi qu’il avait pu le constater, Clara était dans la cabine voisine. Mais il conseilla à l’inspecteur de ne plus chercher à communiquer avec elle.

       – Elle vous en a assez dit… pour l’instant.

       Là-dessus, ce fut le silence. Muscat se jeta sur la couchette, le crâne débordant de pensées. L’homme d’argent reparut, portant une tenue semblable à celles que tous portaient à bord, à l’exception du masque d’argent.

       Il la déposa au pied de la couchette et se retira silencieusement.

       Robin Muscat essaya de classer ses idées, mais il s’endormit très rapidement.

       Et, naturellement, il rêva de tout ce que Clara lui avait révélé, et que les hommes du Dragon avaient, bien entendu, scrupuleusement écouté.

       Mais ce que Muscat avait appris, ils devaient le savoir depuis longtemps.

       – Je suis laborantine, Parisienne d’origine, avait dit Clara, et j’ai vingt-trois ans. J’ai assisté le professeur Worms à l’institut de physique nucléaire, lors des expériences de médecine atomique. Un peu plus tard, on m’a envoyée en stage sur Vénus. À ce moment, j’ai perdu mes parents et j’ai décidé de ne plus retourner sur la Terre. Le destin en avait décidé autrement.

       À ce moment du récit, la jeune fille avait montré un visage chagrin. Puis avec toute l’énergie dont elle semblait capable, elle s’était reprise :

       – Une annonce, à la télé spatiale, m’a intéressée. On demandait des laborantines de ma spécialité, par une agence vénusienne. Là, mes références ayant donné toute satisfaction, je fus embarquée pour la Lune. Mais j’ignorais où j’allais. À l’astrodrome de Copernic, je fus surprise d’être contactée par les envoyés de mon nouveau patron qui m’emmenèrent hors de la station, dans une petite aéroto. En plein ciel lunaire, au-dessus de ces paysages étranges et désertiques que vous devez connaître, loin des toits en coupole de l’astroport, j’ai posé des questions… On m’a souri sans répondre. J’ai perdu connaissance, probablement sous l’effet de quelque projection de gaz. Je me suis retrouvée dans une usine absolument extraordinaire, située en grande partie dans les entrailles du satellite de la Terre, avec des débouchés en coupoles gonflables donnant… je ne sais où… dans une chaîne immense que je ne puis situer…

       Là, Clara avait connu le docteur Aknôr et ses assistants. Rapidement, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle s’était mise au travail et avait acquis petit à petit la confiance du patron. Mais bien des choses lui semblaient bizarres. On ne poursuivait pas seulement des expériences d’ordre nucléaire dans cet antre. Et d’ailleurs, pourquoi pareille clandestinité ? Clara était convaincue que, si elle avait refusé de travailler, un sort redoutable lui eût été infligé.

       Toujours aux aguets, mais feignant d’entrer dans les vues d’Aknôr, un humanoïde né très certainement hors du système solaire, Clara avait fini par comprendre au moins une chose : on faisait des essais sur des êtres humains et, indirectement, elle y participait.

       Un jour (façon de parler, puisque le jour lunaire, si différent en surface de celui de la Terre était parfaitement inexistant pour ceux de l’usine souterraine), Clara fut initiée, par Aknôr lui-même, au secret de ce qu’il avait appelé la fréquence ZZ.

       – Clara, avait dit Aknôr, le moment est venu pour vous de prendre ici la place que votre savoir et votre ardeur au travail vous font mériter. Je pense que vous n’êtes pas de ces petites sottes, à l’esprit suranné, qui mésestiment les prodigieux progrès de la science et qui ne font pas table rase, sur toutes les planètes de la galaxie, de ces superstitions officialisées sous le nom de religions, de cette morale vétuste qui veut nous faire croire à l’âme immortelle. Vous en savez assez, Clara, pour admettre que l’homme n’est qu’un conglomérat de phosphore, de calcium, de carbone et d’aqua simplex…

       Clara avait alors avoué à Muscat que, cela se passant environ un an auparavant, elle avait acquiescé sans se forcer. En effet, Clara était, sinon vraiment matérialiste et athée, du moins d’un réalisme quasi absolu, comme beaucoup de gens de sa génération.

       Aknôr parut satisfait de sa réponse affirmative, et lui confia alors ce qu’était vraiment la fréquence ZZ.

       Partant du principe très simple qu’il lui avait exposé en si peu de mots, Aknôr en était arrivé à considérer qu’il était possible de fabriquer des concentrés humains. Certes, il ne niait pas la personnalité, mais, si sa nature lui échappait, il se refusait absolument à en reconnaître l’origine métaphysique.

       Il avait réussi à construire un formidable appareil qui retirait, par paliers savamment gradués, les éléments de base de l’homme, sans atteindre les centres vitaux. Si bien que, privé de son phosphore, mutilé de son calcium, amputé de son carbone, l’homme prenait une singulière tournure dans les laboratoires secrets où ne pénétraient que quelques initiés parmi le personnel d’Aknôr.

       Finalement, sous l’impulsion de la fréquence ZZ qui provoquait des vibrations absolument inconnues qu’Aknôr lui-même, les ayant découvertes par hasard, ne pouvait définir, le sujet se liquéfiait. Il devenait une solution d’hydrocarbure. Du moins ,  la   définition qu’Aknôr en donnait.

       L’homme, ou ce qui en restait, pouvait alors loger dans un petit flacon. Mais, et là éclatait le prodigieux génie du monstrueux personnage, son cobaye n’était pas mort.

       Il était seulement neutralisé, plongé dans une sorte de torpeur éveillée, mais il demeurait possible de lui rendre son corps. Ce qui se faisait dans un convertisseur marchant lui aussi à la fréquence ZZ. Un apport convenable des divers éléments minéraux constituant le corps humain était bien entendu nécessaire. À l’être liquéfié, mais vivant dans sa stagnation, on fournissait les litres d’eau, les kilogrammes de calcium, phosphore, carbone et tout autre élément entrant dans la constitution de l’armature humaine.

       Alors avait lieu la reconstitution et, ce qui était merveilleux, même pour un sceptique comme Aknôr, c’est que le concentré agissait exactement sur le dosage nécessaire, si bien que l’homme reconstitué était la réplique rigoureuse de l’original.

       Aknôr n’avait pas caché à Clara que, pour en arriver là, il avait, comme tous les savants, disait-il, manqué maintes fois ses expériences.

       Ce qui signifiait qu’il avait sacrifié des vies humaines dont il se gardait bien de préciser le nombre. Il était vrai que, pour un être comme lui, cela ne devait pas avoir grande importance.

       Clara avait compris alors pourquoi, plus d’une fois, elle avait constaté des disparitions incompréhensibles parmi des personnes employées à l’usine à des besognes subalternes. D’autre part, les chambres étant fort bien installées, ainsi que les cuisines et les salles de jeu, elle pouvait voir les diverses chaînes de TV, écouter les radios des divers mondes. Et elle avait appris que l’Interpol-Interplan, la police de l’espace et des planètes, s’inquiétait de mystérieux rapts, de fugues incompréhensibles, d’effacements de personnes dont on ne savait jamais rien. Suicides ? Évasions ? Crimes ? L’opinion publique s’affolait.

       Clara, horrifiée, comprenait. Les sbires d’Aknôr étaient les coupables, et le monstre génial soumettait ses victimes à la fréquence ZZ, pour en faire des êtres liquéfiés.

       Cependant, elle avait accepté, ou plutôt feint, d’entrer dans les vues d’Aknôr qui s’emballait d’avoir une aussi fervente collaboratrice. Dès cet instant, Clara avait compris qu’il fallait en savoir le plus possible pour perdre ce fou redoutable. Et elle travaillait si bien que, maintenant, elle était admise dans le saint des saints du labo lunaire, et qu’à plusieurs reprises, au lieu de travailler dans les services périphériques, elle assista et participa à la liquéfaction de diverses personnes.

       Domptant son horreur, fascinée malgré elle par la science d’Aknôr et ses fantastiques résultats, elle résolut d’aller jusqu’au bout, quitte à préparer ensuite son évasion, et la perte de l’étrange personnage.

       C’est alors qu’elle avait connu Luigi Varlini.

       Un jeune Terrien venu lui aussi sur la foi d’une annonce et travaillant encore comme subalterne.

       Leur idylle avait été très simple. Ils s’étaient regardés et souri. La suite… Muscat, lui aussi, avait souri à cet endroit du récit. Il était inutile de lui en dire plus.

       Pourtant, Clara avait avoué qu’une étrange métamorphose s’était opérée en elle, à dater de cet instant.

       Clara la réaliste, Clara la scientifique, s’était découverte une femme comme les autres. Elle avait toujours vécu pour les études, la science totale, la recherche du plus avant. Bouleversée par son amour naissant, elle avait commencé à admettre que la vie ne s’arrêtait peut-être pas aux hydrocarbures, comme le chantait Aknôr, qu’il y avait « autre chose »…

       Elle s’était confiée à celui qu’elle aimait. Elle avait trahi ainsi une partie des secrets d’Aknôr. Et elle avait causé la perte de Luigi, par cette imprudence.

       Le jeune homme, emporté et généreux comme les Méditerranéens, s’était révolté, ouvertement. Par bonheur, il n’avait laissé échapper aucun propos pouvant mettre Clara en cause. Leur amour étant demeuré discret, Aknôr ne pouvait, lui, soupçonner Clara, sa fidèle Clara. Aussi, habitué à de telles rébellions dans son entourage, s’était-il contenté de faire maîtriser Luigi, devenu dangereux, et de le faire soumettre à la fréquence ZZ.

       Épouvantée, Clara s’était droguée pour tenir. Soutenue par des produits stimulants à l’action formidable, elle avait gardé un calme apparent, et longuement réfléchi.

       Supplier Aknôr ? Inutile, le sentiment lui était étranger. Et puis ainsi, elle se dénoncerait elle-même.

       Tenter d’arracher Luigi au supplice ? C’était pratiquement impossible.

       Elle s’était décidée, elle laisserait faire. Ensuite, elle déroberait le flacon, soigneusement référencé, qui contiendrait son ami cher. Sachant pertinemment se servir du convertisseur, elle lui rendrait ensuite sa forme première.

       La mort dans l’âme, elle avait vu Luigi précipité dans les alambics géants de la fréquence ZZ. Du moins, auparavant, avait-elle pu communiquer avec lui et lui faire part de ses intentions. Luigi, lui, ne croyait pas à cela. Il pensait qu’il allait mourir et il s’était contenté d’assurer à Clara qu’il l’aimerait encore dans un au-delà auquel, lui, croyait depuis toujours.

       Cependant, Clara s’était, depuis un bon moment, préoccupée d’un problème important. Et Aknôr lui avait dit à peu près la vérité sur ce point.

       Dans quel dessein réduisait-il les hommes à cet état, pour les convertir de nouveau en leur aspect initial ?

       Aknôr (Clara s’en était toujours douté) était né à des milliards et des milliards de kilomètres du système solaire. Où ? Il n’avait pas révélé la constellation dont il était originaire. Du moins Clara savait-elle que, là-bas, une population extrêmement réduite après une période décadente souhaitait remonter la pente, mais manquait de bras, en dépit d’une formidable automation.

       Aknôr était parti vers le Martervénux. Il avait, grâce à de puissants moyens, établi ses usines sur la Lune. Un réseau dont il était le chef enlevait bon nombre d’humanoïdes des deux sexes qui, par fournées, étaient livrés à la fréquence ZZ.

       Ensuite, des agents plus ou moins secrets se chargeaient des expéditions. Des contingents d’humains, sous un très petit volume, partaient par les astronefs réguliers et, de transit en transit, parvenaient à destination.

       Là-bas, dans Weïdimir, ce monde lointain, un convertisseur ZZ les recréait littéralement. Et ils prenaient place dans les rangs des esclaves qui devaient travailler pour reconstruire ce monde, tout en procréant une race neuve, car ils étaient soigneusement sélectionnés.

       Aknôr avait précisé à Clara que ce rôle d’esclave ne devait pas durer. Ceux qui se conduisaient bien et qui acceptaient de bon gré leur sort pouvaient, au bout de quelques années, voire de quelques mois, être promus au rang de citoyens de la planète. Ainsi, leur sort était, non déplorable, mais enviable.

       Muscat avait fait remarquer à Clara qu’Aknôr, par surcroît, était un magnifique hypocrite et qu’il s’érigeait encore en bienfaiteur.

       Mais de nouveaux événements survenaient, qui gênaient considérablement le trafic humain d’Aknôr et de ses coplanétriotes.

       La secte du Dragon de l’Espace, organisation pirate d’origine mystérieuse, trop connue dans le Martervénux, avait eu vent de l’affaire, ayant des agents un peu partout, sans doute même parmi les membres du personnel d’Aknôr.

       Le Dragon cherchait à mettre la main sur le secret de la fréquence ZZ. Mais Aknôr était bien caché et échappait aux recherches. Des gens comme Clara, bien que très haut placés dans la hiérarchie de l’usine, ne savaient même pas en quel point de la Lune ils se trouvaient.

       Le Dragon cherchait à s’emparer de tout ce qui pouvait tenir, de près ou de loin, à l’invention d’Aknôr. C’est ainsi que Hodquikk Sâr, sorte de personnage louche, trafiquant de tout à travers les planètes, et appartenant au Dragon, avait réussi à s’infiltrer et à servir, à plusieurs reprises, d’intermédiaire à Aknôr pour ses convois d’êtres liquéfiés.

       Hodquikk renseignait le Dragon et mangeait aux deux râteliers. Au moment où il avait été chargé par Aknôr de transporter quarante humains réduits, dont Luigi Varlini, le félon avait décidé de trahir le Dragon, estimant qu’Aknôr pouvait l’aider à retourner dans sa planète-patrie, ce qu’il souhaitait depuis longtemps.

       L’homme bleu était donc parti pour la Terre, d’où il devait s’envoler vers Bételgeuse. Mais Clara, mise au courant par Aknôr, se chargeait de le prendre en filature car, entre-temps, Aknôr et les siens avaient conçu des soupçons sur la loyauté de Hodquikk Sâr, lequel, pour une fois, était sincère.

       Et le misérable avait été victime de l’embrouillamini qu’il avait ainsi créé. Au moment où il voulait servir vraiment Aknôr, c’était le Dragon de l’Espace qui s’en prenait à lui et l’assassinait, par champ de force à distance.

       Muscat était intervenu. Clara et lui, avec la valise contenant Luigi liquéfié et trente-huit autres personnes en flacon, avaient voulu s’évader.

       Mais l’héliscooter avait été désintégré par les agissements de l’astronef du Dragon. Et tous deux récupérés en plein espace, au moment de sombrer dans le grand froid, dans le grand vide.

       Avec la valise.

       Et aussi un autre objet se trouvant à bord de l’héliscooter, ce que Robin Muscat ignorait encore.

       Quand il se réveilla, il avait mal à la tête. Mais toutes les confidences de Clara lui revinrent.

       Il était en train de se tremper la tête dans le lavabo, lorsqu’un homme d’argent entra dans la cabine…

      

      

      

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

        

       Très courtoisement, le mystérieux personnage s’inclina et, pour la première fois, Robin Muscat entendit parler un de son espèce :

       – Si vous voulez me suivre, Inspecteur.

       La voix était grêle, bizarre, et c’était assez impressionnant d’entendre s’exprimer cet être qui avait tout de l’humain, sauf le visage.

       – Un instant, je m’habille, dit Muscat.

       Il se mit en devoir d’endosser la tenue déposée au pied de sa couchette. L’homme d’argent, fort obligeamment, s’empressa de l’aider.

       – Curieux valet de chambre, pensa l’envoyé de l’Interplan.

       Mais il garda son opinion pour lui. Muscat, jusqu’au cou du moins, ressemblait à tous ceux que portait l’astronef Gorrix.  Du moins ceux qu’il avait pu voir. Il emboîta le pas à son guide. À sa grande surprise, il fut tout bonnement reconduit jusqu’à la cale neutre qui lui avait servi de prison à son arrivée.

       Clara y était déjà. Elle aussi avait revêtu une tenue de nylon blindé couleur métal. Cette fois, sans ambages, elle se jeta dans les bras de l’inspecteur.

       – Oh ! que je suis heureuse, s’écria-t-elle avec une conviction qui n’était assurément pas feinte. C’est tellement affreux, ces gens qui n’ont pas de visage.

       – Je suis ravi de vous avoir tellement manqué, Clara, dit-il doucement. Et maintenant, je suis tout de même un peu plus au courant…

       – Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit ? Me croyez-vous toujours ? Admettez-vous que je ne suis pas une criminelle ?

       Il l’embrassa, pour toute réponse, et dit ensuite :

       – Soyez rassurée quant à moi. Et songez que votre cher Luigi peut encore être sauvé.

       Ils devisèrent quelques instants. Leur séjour dans les cabines avait été sans histoire. Ils s’étaient lavés, restaurés, reposés. Enfin on les avait habillés. – Pourquoi nous ramène-t-on ici ?

       – Vous allez le savoir tout de suite, dit la voix du speaker.

       – Je vois, remarqua Muscat, qu’on ne saurait faire un pas à bord du Gorrix  sans être entendu.

       – Ni sans être vu, ajouta l’invisible.

       – Fort bien. Nous attendons vos explications.

       – Non pas des explications, Inspecteur Muscat, des ordres.

       – Oh ! oh ! Vous allez peut-être un peu fort.

       L’homme d’argent avait disparu par une ouverture spontanée déjà refermée. Muscat et Clara se trouvaient donc enfermés dans le curieux lieu métallique où toutes les parois étaient d’aspect semblable.

       Et, maintenant, très simplement, avec un élan de confiance total, Clara s’appuyait sur le bras de son compagnon.

       Le speaker reprit :

       – Nous vous avons laissé vous reposer. Nous vous informons à présent que le Gorrix,  entouré d’un mur d’ondes qui le rend invisible, s’est mis simplement en orbite autour de la Lune. Nous sommes très pressés et puisque Clara Délier est de bonne foi, c’est à vous, Inspecteur Muscat, que nous allons demander de nous aider à joindre le docteur Aknôr.

       Muscat hésita une seconde avant de répondre :

       – Bon ! Dans quel dessein ?

       – Nous avons entendu vos conversations. Vous en savez assez, Inspecteur. Le secret de la fréquence ZZ doit appartenir au Dragon de l’Espace.

       – N’avez-vous pas assez d’adhérents, dans les diverses planètes, pour les charger de cette besogne ?

       – Un représentant de l’Interplan nous paraît plus qualifié.

       – Mais l’enquête sera longue, au cas où j’accepterais de vous aider. Je démarre pratiquement à zéro. La Lune est une petite planète, mais c’est tout de même un peu grand pour un seul homme.

       – Détrompez-vous, Inspecteur. Nous mettrons à votre disposition un bon moyen d’entrer directement en contact avec Aknôr. À partir de ce moment, vous pourrez lui demander de vous faire convoyer jusque chez lui. La suite nous regarde.

       – De quel moyen s’agit-il ? Je ne vois pas.

       – Quand vous avez constaté la mort de Hodquikk Sâr, Inspecteur, souvenez-vous que vous avez palpé sa ceinture. Cette ceinture, truquée, dissimule un appareil pour les duplex radio, en direct avec le labo d’Aknôr. Vous pensez que cette ceinture a été détruite avec l’héliscooter ? Que non pas ! Nous sommes capables (vous l’avez vu avec l’expérience du flacon renversé), d’agir à distance et de façon précise sur les objets. Quand votre engin a été désintégré, nous vous avons pris en charge et aspirés, Mlle Délier et vous, jusqu’au Gorrix,  ainsi que la valise contenant les victimes de la fréquence ZZ. Eh bien ! nous avons également récupéré la ceinture-radio.

       Muscat demeurait impassible si Clara semblait inquiète.

       – Très intéressant, dit le policier de l’espace. Et selon vous, je devrais appeler Aknôr. Et vous pensez que cet homme sera assez stupide pour m’indiquer les moyens de parvenir jusqu’à son usine, qu’il a si jalousement cachée jusqu’à ce jour ?

       – Oui, Inspecteur, si vous lui dites que vous convoyez Clara Délier. Il tient à sa fidèle collaboratrice.

       – Là, je vous arrête, fit ironiquement Muscat. J’ai entendu ce que disait Hodquikk Sâr et il était facile de reconstituer le duplex. Mlle Délier est brûlée vis-à-vis d’Aknôr. Il sait parfaitement qu’elle l’a trahi. Et la preuve c’est qu’il était en train d’ordonner à l’homme bleu de la supprimer. On lui faisait croire qu’elle était de votre bord. J’allais intervenir, mais c’est vous, ou tout au moins c’est le Dragon de l’Espace qui a fait le nécessaire, et a annihilé tout bonnement Hodquikk Sâr.

       – Très juste, Inspecteur. Mais Aknôr ne tient pas moins à Clara traîtresse qu’à Clara fidèle. Donc vous allez…

       Exaspéré, Muscat coupa :

       – Assez ! Je refuse ! Je comprends que vous puissiez agir sur Mlle Délier, par un chantage d’ailleurs ignoble. Il vous suffira de renverser un flacon pour tuer celui qu’elle aime. Très bien. Je ne la blâmerai pas si elle vous obéit. Mais quant à moi, c’est autre chose…

       – Vous vous trompez une fois encore, Inspecteur Muscat. Mlle Délier et vous entrerez en contact avec Aknôr. Vous irez chez lui. Et ainsi nous connaîtrons sa retraite sans perdre de temps. Deux d’entre nous vont vous prendre en charge, l’un et l’autre. Et à partir de ce moment ils surveilleront vos actes, entendront toutes vos paroles. Ils ne vous quitteront plus…

       – Que le diable emporte vos bonshommes d’argent ! gronda Muscat. Je ne…

       – Il ne s’agit pas des hommes d’argent. Regardez sur votre droite.

       Clara se serrait un peu plus contre Muscat. Mais ils tournaient la tête et tous deux distinguaient une nouvelle fois l’apparition d’une plaque noire fonçant de plus en plus. La paroi s’ouvrait.

       Cette fois ils n’en virent entrer aucun homme de métal ni aucune valise. Seulement deux points bleus, légèrement luminescents, naquirent, grandirent, devinrent l’un et l’autre de la taille d’un melon.

       Ces deux masses, aux lignes inconsistantes, un peu floues, se détachèrent de la plaque noire qui s’évanouit. Muscat et Clara regardaient ces objets étranges.

       Ils demeuraient immobiles, un peu au-dessus d’eux. On eût juré qu’ils vivaient. Ils vibraient légèrement, et c’était comme un murmure d’insecte en vol. La couleur s’était accentuée, la luminosité aussi. Les deux globes étaient maintenant d’un joli bleu, très agréable à regarder.

       Et cependant, les deux Terriens avaient peur. Peur sans savoir pourquoi.

       – Voici Ek’Tbi, Clara Délier, et voici Hoonf, Inspecteur Muscat. Deux membres du Dragon de l’Espace. À partir de cet instant, ils sont responsables respectivement de l’un et l’autre d’entre vous.

       Le globe Ek’Tbi avait fait un mouvement à l’énoncé de son nom, comme s’il saluait. Même manège pour le globe Hoonf.

       Clara et Muscat reculaient. Le speaker reprit :

       – Ils vont pénétrer en vous et vous n’échapperez plus à leur surveillance.

       Clara hurla, quand elle vit la chose bleue qui avançait vers elle. Elle échappa à Muscat et se mit à courir, comme une folle, en jetant des cris, autour de la pièce. Le globe la suivait, sans se hâter, semblait-il. Il se tenait à hauteur constante et Clara, épouvantée, voyait ce monstre de lumière qui s’approchait et qui allait, selon les dires de l’invisible, pénétrer en elle.

       Muscat, horrifié, bondit, voulut s’interposer entre Clara et la chose.

       Alors Hoonf attaqua Muscat.

       L’inspecteur recula, se jeta de côté d’un bond pour éviter le contact de l’être mystérieux. Hoonf le manqua et se mit à vibrer sur un mode infiniment plus rapide, avec une fréquence beaucoup plus aiguë. Clara criait, appelait Muscat à son secours. Mais lui ne pouvait la rejoindre, tentant désespérément d’échapper à Hoonf, qui ne le lâchait pas plus qu’Ek’Tbi n’abandonnait Clara.

       Muscat était rompu à bien des sports et il avait, de surcroît, appris des méthodes de combat inédites sur Terre, mais fort pratiquées dans divers mondes.

       Entre autres, le ooim, ce formidable judo mental imaginé par les naturels des planètes d’Éridan([2])

       Mais à quoi tout cela lui servait-il ? Comme une énorme mouche bleue, augmentant sans cesse sa vibration et sa vitesse, Hoonf tournait autour de lui. Muscat courait autour de la pièce, tel un rat pris au piège et qui ne trouve plus aucune issue. Il évitait, en faisant des crochets, des bonds, de subtils méandres, les attaques de la « chose » qui fonçait sur lui.

       Et il rageait, il se désespérait, de ne pouvoir porter secours à Clara laquelle, de son côté, avec toute la force de sa jeunesse, courait à perdre haleine, évitait aussi les tentatives d’Ek’Tbi.

       C’était, dans le réduit aux parois de métal, dans cet antre où on ne voyait aucune issue, entre les parois égales et luminescentes, un infernal carrousel, de ces deux êtres humains que leurs tenues assimilaient aux hommes d’argent, et qui tentaient d’échapper à l’assaut des étranges globes aux formes variables, et dont l’intensité lumineuse évoluait en même temps que la fréquence vibratile.

       Dans le ronron continuel des moteurs du Gorrix,  formant un fond sonore total qui ne cessait jamais, le double vrombissement de ces deux créatures — car Muscat pensait bien qu’il s’agissait d’êtres vivants — créait un climat audible qui devenait difficilement soutenable, qui vrillait les tympans, crispait les nerfs, épuisait toutes les réserves vitales des individus.

       Muscat était fort et vif, mais il s’époumonait. Hoonf, lui, quelle que fût sa nature, ne semblait nullement fatigué. Par instants, il s’arrêtait net, en l’air, demeurait stagnant, vibrant toujours et émettant des éclairs bleutés, comme s’il guettait sa proie. Puis il repartait et Muscat devait de nouveau s’enfuir, se courber, se jeter de côté ou à plat ventre, pour échapper aux attaques en piqué de l’ennemi qui le manquait, mais revenait à la charge.

       De son côté, Clara était en péril. Elle n’avait certainement pas la résistance ni l’entraînement, du policier de l’espace, Et la jeune fille voyait venir avec terreur le moment où le monstre bleuté serait sur elle et s’introduirait dans son cerveau, comme semblait l’avoir suggéré le speaker.

       C’est ce qui l’épouvantait, et qui épouvantait Robin Muscat. Comment ces monstres inconnus agiraient-ils sur eux ? Ils cherchaient à les atteindre pour s’infiltrer en leurs organismes. Et c’était une horreur indicible qui les envahissait à cette pensée, bien qu’ils ne puissent savoir exactement comment cela pourrait se passer.

       Muscat avait fini par remarquer que les arrêts brusques de Hoonf se synchronisaient très exactement avec ceux d’Ek’Tbi, qui, naturellement, pratiquait le même manège vis-à-vis de Clara.

       Les deux créatures globoïdes stoppaient, vibrant bizarrement sur place, comme si elles étaient posées sur quelque chose d’invisible.

       Puis elles repartaient, foudroyantes, avec cette vibration plus qu’agaçante qui évoquait des libellules infernales.

       Ce fut Clara qui succomba la première.

       Échevelée, baignée de sueur sous sa combinaison d’argent, empourprée par l’effort, haletante, la jeune fille vit Ek’Tbi qui fonçait soudain sur elle.

       Elle chercha encore à l’éviter, mais, cette fois, soit fausse manœuvre, soit effet de cette lassitude qui finit par s’emparer de ceux qui sentent qu’ils mènent un combat désespéré, Clara poussa un faible gémissement et abdiqua une fraction de seconde.

       Ce fut assez pour l’être-globe, dont la masse luminescente fonça sur elle à la vitesse de la foudre.

       Au même moment, Hoonf s’était immobilisé et Muscat, lui aussi appuyé contre la paroi, reprenait avec peine sa respiration, à grands appels d’air, de plus en plus pénibles.

       Il vit le péril, pour Clara. Il eut une éructation de rage en voyant l’issue de la poursuite. Ce qui se passa le stupéfia, bien que les propos de l’invisible speaker eussent dû le mettre sur la voie.

      Ek’Tbi toucha Clara au niveau du cervelet, comme s’il la frappait à la nuque.

       Et il disparut.

       Il n’y eut plus d’Ek’Tbi. Du moins d’Ek’Tbi visible. Il s’était littéralement volatilisé en atteignant la nuque de la jeune fille.

       Hoonf ne bougeait toujours pas et Muscat tentait, vainement d’ailleurs, d’échancrer le col de sa combinaison d’argent tant il étouffait.

       Alors la voix retentit dans le micro qu’il n’avait toujours pas pu situer.

       – Inspecteur Muscat, vous pouvez constater que vos efforts sont vains. Vous auriez dû, comme Mlle Délier, renoncer à ce genre de révolte. Cette petite séance a, envers vous, un caractère punitif. Mais vous l’avez bien mérité, l’un et l’autre. Premier résultat, notre ami Ek’Tbi est entré dans le crâne de Mlle Délier. Vous pouvez interroger cette jeune personne, Inspecteur Muscat. Elle vous confirmera qu’elle ne ressent aucune douleur, aucune gêne particulière. Tout au plus, une très légère migraine, qui va se dissiper dans quelques minutes, dès qu’Ek’Tbi se sera totalement dilué dans ses neurones cérébraux. Désormais, il vivra avec elle, de sa vie propre. Mais ainsi il saura tout ce qu’elle fait, il entendra tout ce qu’elle dira. Et, par un moyen qui nous appartient, il renseignera en permanence le Dragon de l’Espace sur les agissements de Clara Délier. J’ajoute que, d’un autre côté, Ek’Tbi ne sera pas l’ennemi, mais l’allié de Clara Délier. Il l’aidera, il lui suggérera des conseils sur la conduite à tenir. Il la tirera certainement de plus d’un mauvais pas. Voilà, Inspecteur. Je vous conseille donc de vous livrer bien gentiment à Hoonf. Je vous préviens que, si vous cherchez encore à lui échapper, vous serez fatigué avant lui et, comme pour Clara Délier, la victoire finale ne tardera plus à lui appartenir…

       Il y eut un silence.

       Muscat avait réussi à stabiliser le mouvement de ses poumons. Il ne sentait plus, comme l’instant précédent, son cœur surexcité par la course folle faire des bonds dans sa poitrine.