CHAPITRE III

La
Véritable Histoire du Saint-Graal

Au commencement du monde, alors qu’Adam et Ève vivaient au Jardin d’Éden, parmi des fleurs qui ne fanaient jamais, sous l’ombre d’arbres qui donnaient des fruits toute l’année, il y eut de grandes tribulations dans le Ciel à cause de Lucifer, le Porte-Lumière, le plus bel archange que jamais Dieu eût créé. Imbu de sa grande lumière et pénétré d’orgueil, il se révolta contre son Créateur, et celui-ci, pour le châtier, le condamna à séjourner dans les abîmes les plus ténébreux de l’univers. Et Lucifer tomba pendant des siècles et des siècles, entraînant avec lui les anges qui avaient pris fait et cause pour lui et qui s’étaient dressés eux aussi contre la volonté divine. Et, pendant cette chute, la grande émeraude qui ornait le front de Lucifer se détacha de lui elle était trop pure, trop lumineuse, trop porteuse d’espérance, pour suivre l’archange dans ses ténèbres. Et cette émeraude tomba dans le jardin d’Éden, aux pieds d’Adam qui, étonné d’une si grande merveille, la ramassa et la garda toujours près de lui, l’emportant même lorsque, avec Ève, il fut chassé du Paradis, la transmettant à ses fils et aux fils de ses fils. Et il arriva un jour qu’un des descendants d’Adam, émerveillé par la couleur de l’émeraude, la fit tailler en forme de coupe. Ce descendant d’Adam avait nom Simon le Lépreux, et c’est dans sa maison que Jésus prit son dernier repas avec ses disciples et institua la sainte Eucharistie[35].

Le jour où Jésus vint dans la maison de Simon le Lépreux, avec ses douze disciples, afin de manger l’agneau pascal, Judas, qui était le trésorier des douze, était là, lui aussi, parmi les autres. Et pourtant, dans sa malignité, il avait déjà trahi Jésus, promettant au grand prêtre des Juifs de le livrer aux soldats romains quand le moment serait venu. Car Judas avait droit à une dîme sur tout l’argent dont pouvaient disposer Jésus et les douze. Et Judas était courroucé parce que, chez Marthe et Lazare, Marie de Magdala avait usé d’un parfum précieux dont il était le dépositaire et en avait oint les cheveux et les pieds de Jésus. Judas avait estimé être lésé par cette femme, et par Jésus lui-même qui l’avait laissé agir.

C’est pourquoi il voulait se venger, récupérant par là même la somme importante qu’il avait perdue par l’insouciance de Jésus et la frivolité de cette Marie qu’il méprisait pour sa vie dissolue, mais qu’il enviait à cause de sa fortune, elle qui possédait la presque totalité de la ville de Magdala. Donc, le jeudi qui précédait la Pâque, lorsque Jésus vint dans la maison de Simon le Lépreux pour y partager le repas avec ses disciples, Judas le fit savoir aux ennemis de Dieu. Ceux-ci se hâtèrent, bien armés, et ils entrèrent de force dans la maison[36].

Alors, le traître, comme il en était convenu avec le grand prêtre et tous ceux qui avaient décidé la mort de Jésus, s’approcha de lui et lui donna un baiser. Aussitôt, les soldats se saisirent du fils de Marie, tandis que Judas s’écriait : « Tenez-le bien, et prenez garde qu’il ne s’échappe, car il est très fort ! » Mais Jésus ne résista pas et on l’emmena, chargé de chaînes. Or, pendant qu’on l’emmenait ainsi, l’un des soldats qui avait vu sur la table la magnifique coupe d’émeraude qui avait servi à Jésus s’en saisit et la dissimula dans les plis de son vêtement dans l’intention de l’offrir à son maître, le bailli des Romains, qui avait nom Ponce Pilate.

C’est précisément devant Ponce Pilate que Jésus fut conduit, car il avait la haute main sur toute la justice de la Judée en ce temps-là. Et les Juifs, remplis de haine, demandèrent au bailli d’ordonner qu’on mît à mort l’homme qui lui était présenté. Mais Ponce Pilate leur répondit qu’il ne voyait aucune raison pour condamner Jésus. « Que pourrais-je dire à Tibère, mon empereur qui est à Rome, s’il m’oblige à justifier la mort de cet homme ? » Telles furent les paroles de Pilate. Mais les Juifs insistèrent tant auprès de lui qu’il demanda un vase rempli d’eau pour se laver les mains. Alors, le soldat qui avait pris la coupe dans la maison de Simon alla la remplir d’eau et la tendit à Pilate. Il y trempa les doigts en disant : « Je ne suis pas responsable du sort de cet homme. Si vous voulez sa mort, qu’il en soit fait selon votre volonté. »

Cependant, Pilate avait à son service un Juif de bonne famille qui avait nom Joseph d’Arimathie et qui était le connétable de sa maison. Pilate le respectait et l’admirait, car Joseph était intègre et faisait le bien autour de lui. Et Joseph, sans que personne ne le sût, était un disciple de Jésus, et il croyait que celui-ci était bien le fils de Dieu, venu sur cette terre pour sauver les hommes du péché commis par Adam et Ève. Et quand il eut appris la mort de Jésus, Joseph d’Arimathie fut bouleversé par le chagrin. Il s’en vint trouver Ponce Pilate et lui dit : « Seigneur, je t’ai servi longuement, moi et les hommes qui sont à mon service, et jamais tu ne m’as donné quoi que ce soit pour me récompenser. » Pilate fut très confus, car il se sentait coupable d’ingratitude envers le preux Joseph. Il lui répondit : « Demande-moi ce que tu veux et je te l’accorderai. »

« Je t’en remercie, seigneur, répondit Joseph. Tu dois savoir qu’on vient de crucifier un certain Jésus le Nazôréen parce qu’il a déplu aux gens de mon peuple. Je n’ai pas à juger si cet homme a été condamné justement ou injustement, mais tout ce que je te demande, c’est de me permettre de déposer son corps de la croix et de l’enterrer dans un tombeau que je possède. C’est contraire à la coutume qui veut que les crucifiés pourrissent sur place ou soient déchiquetés par les vautours, mais je te le demande comme unique faveur. » Pilate s’étonnait grandement. « Je pensais, dit-il, que tu me demanderais bien davantage. Comment ! En récompense de tes services, je devrais te livrer le corps d’un supplicié ? Es-tu sûr d’avoir toute ta raison, Joseph ? » – « Je suis parfaitement sain d’esprit, répondit Joseph. Et c’est la seule demande que je te ferai, même si tu ne peux en comprendre la raison. » Alors Pilate dit : « Quelle que soit la raison de ta demande, je ne peux te la refuser. Tu veux le corps de Jésus le Nazôréen ? Prends-le et dispose-s-en comme il te plaira. »

Et Joseph s’en alla sur la colline des suppliciés. Mais quand il voulut prendre le corps de Jésus, les soldats s’interposèrent. Ils dirent : « Tu ne l’auras pas, car ses disciples ont fait courir le bruit qu’il ressusciterait le troisième jour. Si l’on ne retrouvait pas son corps, ces gens-là auraient beau jeu de clamer dans tout le pays que Jésus le Nazôréen est ressuscité. Mais sache qu’autant de fois il ressusciterait, autant de fois nous le tuerions ! »

Ainsi dirent les soldats, et Joseph vit qu’il n’obtiendrait pas gain de cause. Il retourna chez Pilate et lui raconta ce qui se passait. Le bailli des Romains en fut très courroucé. Il appela l’un de ses hommes de confiance, qui avait nom Nicodème, et lui commanda d’aller avec Joseph pour faire en sorte que les désirs de celui-ci fussent exaucés. Mais avant que Joseph ne prît congé, Pilate le rappela et lui dit : « Joseph, tu aimais certainement beaucoup cet homme qui se disait prophète. Or, j’ai ici une coupe qu’un soldat a prise dans la maison de Simon où on l’a arrêté. Je te la donne en souvenir de ce Jésus. »

Joseph remercia le bailli et emporta la coupe d’émeraude avec lui. Il s’en alla avec Nicodème, et tous deux empruntèrent à un artisan des tenailles et un marteau. Puis, ayant énoncé les ordres du bailli, ils déclouèrent le corps de Jésus. Joseph le prit entre ses bras, le descendit à terre et le lava bien soigneusement. Alors, voyant les plaies qui saignaient, il recueillit dans la coupe que Pilate lui avait donnée le sang qui coulait du côté, des pieds et des mains. Enfin, il enveloppa le corps dans un riche drap qu’il avait acheté et l’ensevelit dans son tombeau, sous une grosse pierre qu’il avait fait tailler pour lui-même.

Cependant, le troisième jour, quand les Juifs apprirent que Jésus était ressuscité, ils entrèrent en grande colère contre Joseph et Nicodème. Ils dirent publiquement que c’étaient eux qui avaient fait disparaître le corps de Jésus, que c’étaient deux imposteurs et qu’il fallait immédiatement les châtier avant qu’ils n’accomplissent d’autres actions aussi mauvaises. Ils décidèrent entre eux de s’emparer, durant la nuit, de Joseph et de Nicodème, et de leur faire subir les pires tourments. Or, Nicodème avait des amis qui l’avertirent, et il eut le temps de disparaître et de se mettre à l’abri. Quant à Joseph, il dormait dans son lit quand ils envahirent sa maison. Ils le firent vêtir et le conduisirent chez un des plus riches hommes de la terre. Cet homme avait, dans sa demeure, une tour très épaisse, mais qui était creuse et qui constituait une très horrible prison. Les Juifs demandèrent alors à Joseph de leur dire où il avait caché le corps de Jésus. Joseph leur répondit : « Les gardes que vous avez placés autour de son tombeau le savent mieux que moi. »

Les paroles de Joseph les mirent en grande fureur. « Tu nous l’as volé, dirent-ils, il ne se trouve plus à l’endroit où nous t’avons vu l’ensevelir. C’est toi qui l’as fait transporter ailleurs, en cachette, afin de faire croire à sa résurrection. Nous t’enfermerons dans cette prison si tu ne veux pas nous révéler où tu as caché le corps de Jésus ! » Joseph répondit calmement qu’il ne savait rien de tout cela. Alors, ils le battirent très durement et le firent descendre dans la prison. Et par-dessus, ils scellèrent une pierre de telle manière que quiconque aurait cherché Joseph n’aurait pu découvrir où il se trouvait.

Ainsi fut emprisonné Joseph d’Arimathie, en grand secret, dans une tour sans ouverture aucune. Et quand Pilate apprit que Joseph avait disparu, il se lamenta, car il n’avait jamais eu de meilleur ami ni de plus loyal chevalier que lui. Joseph demeura un certain temps dans l’obscurité la plus complète, se préparant à mourir, mais ne regrettant aucunement ce qu’il avait fait. Or, tout à coup, il vit une étrange lumière jaillir dans les ténèbres, et cette lumière avait une telle puissance qu’il lui fut impossible de garder les yeux ouverts. « Qui es-tu ? » demanda Joseph, émerveillé. Et une voix répondit dans la clarté : « Je suis celui pour qui tu souffres, Joseph, je suis Jésus, le fils de Marie, qui a voulu naître d’une femme parce qu’il fallait que le monde fût racheté d’une faute qu’une autre femme avait commise. Mais je ne t’abandonnerai pas dans ta nécessité, car je sais que tu m’as beaucoup aimé dans le secret de ton cœur sans que personne parmi ceux qui t’entouraient en ait eu connaissance. Sache bien que les générations futures sauront la vérité et qu’elles te rendront hommage par toute la terre pour le grand amour dont tu as fait preuve à mon égard. Et voici ce que je t’apporte… »

Joseph ouvrit les yeux et vit Jésus qui lui tendait la coupe d’émeraude dans laquelle il avait recueilli le sang du Seigneur. Il fut très étonné, car il avait caché ce précieux vase au plus profond de sa maison, en un endroit où nul autre que lui ne pouvait le découvrir. Joseph prit la coupe entre ses mains et s’agenouilla en signe de respect. Alors Jésus lui dit : « Écoute bien mes paroles et qu’elles restent gravées dans ton esprit. Tu demeureras très longtemps dans cette tour, mais tu ne souffriras de rien, car je veillerai à ce que tu aies toujours nourriture et boisson en abondance. Cette coupe sera le gage de ma présence auprès de toi. Et quand les temps seront venus, tu seras délivré de ta prison : alors commencera pour toi la mission qui t’est destinée. »

Joseph n’osait pas bouger, fasciné qu’il était par la figure rayonnante de Jésus et par la grande clarté qui semblait émaner de la coupe d’émeraude. Et Jésus continua ainsi : « Cette coupe, tu devras la conserver en mémoire de moi et ne jamais permettre à des gens indignes de l’approcher. Tu devras la mettre en sûreté et la garder précieusement, et après toi, ceux à qui tu l’auras confiée devront faire de même afin que, de génération en génération, elle soit vénérée comme la chose la plus sainte au monde. Car tous ceux qui auront le privilège de contempler cette coupe seront consolés de tous leurs chagrins, délivrés de toutes leurs angoisses, guéris de toutes leurs maladies, rassasiés de leur faim et de leur soif. Lorsque j’étais dans la maison de Simon le Lépreux, avec mes disciples, j’ai partagé le pain et le vin avec eux, et j’ai dit que l’un d’eux me trahirait. Ainsi en a-t-il été : Judas a quitté la table, et son siège est demeuré vide. En mémoire de cela, tu devras établir une table autour de laquelle se réuniront ceux qui auront la mission de veiller sur cette coupe, et cette coupe y devra être exposée. Mais il y aura toujours une place vide à cette table et qui ne pourra être occupée que par un homme digne et pur, et cela lorsque les temps seront venus, lorsqu’un homme de lumière viendra effacer la perversité de celui qui m’a trahi. Sache encore que cette coupe portera le nom de Graal, et c’est ainsi que les générations futures la connaîtront. Joseph, toi qui me dépendis de la croix, toi qui lavas mes plaies et recueillis mon sang, toi qui me donnas sans hésiter le tombeau qui t’était destiné, toi qui souffres encore aujourd’hui à cause de moi, je te fais le dépositaire de ce grand mystère. Mais ta récompense sera telle que nul homme au monde ne sera plus honoré que toi dans les siècles à venir. »

Alors, Jésus disparut de la vue de Joseph. Mais le Graal était là, près de lui, et Joseph, en contemplant la coupe, ne souffrait d’aucune angoisse, ni de la faim, ni de la soif. Certes, les apôtres et ceux qui établirent les Écritures ne disent rien des paroles prononcées par Jésus dans la prison de Joseph d’Arimathie. Ils en avaient seulement entendu parler, et ils ne voulaient rien mettre par écrit qui ne fût dûment établi, rien dont ils n’eussent été les témoins. Mais ces choses-là ont été cependant recueillies dans le haut livre du Graal.

Joseph demeura longtemps dans sa prison, à l’intérieur de la tour. Au temps où Titus régnait à Rome, son fils Vespasien fut atteint d’une étrange maladie, une lèpre si puante que même ceux qui l’aimaient tendrement ne pouvaient s’en approcher tant l’odeur était épouvantable. On avait dû l’enfermer dans une chambre de pierre, dans un endroit retiré du palais, et on lui passait sa nourriture et sa boisson au bout d’une pelle, à travers une petite fenêtre que l’on refermait aussitôt après. Et l’empereur en menait grand deuil, car Vespasien était son fils unique. Et il fit savoir à travers tout l’empire qu’il accorderait honneurs et richesses à celui qui pourrait guérir Vespasien de sa maladie[37].

Or il y avait à Rome, au même moment, un homme riche et sage qui avait passé la plus grande partie de sa vie à voyager à travers tous les pays. Il s’était trouvé en Judée au moment où Jésus-Christ était encore de ce monde, et il avait été témoin des grands miracles que celui-ci avait accomplis en chassant les démons, en guérissant les lépreux et en rendant la vue aux aveugles. Cet homme était hébergé chez un familier de l’empereur, et un soir qu’ils parlaient entre eux, le voyageur raconta à son hôte ce qu’il avait vu et entendu au cours de son séjour en Judée. L’hôte fut très intéressé, et, le lendemain, il se rendit en hâte auprès de l’empereur pour lui faire savoir tout ce qu’il venait d’apprendre. L’empereur fit immédiatement venir le voyageur et lui demanda des précisions sur ce Jésus-Christ qui avait un si grand pouvoir et de si hautes vertus. Mais quand le voyageur lui raconta que ce prophète avait été mis à mort sur la croix par ordre du bailli Pilate, l’empereur entra dans une violente colère. Puis il convoqua ses conseillers, faisant répéter devant eux son récit au voyageur. Parmi les conseillers, il y avait un ami de Pilate, qui savait bien ce qui s’était passé : il dit à l’empereur que si Jésus avait été supplicié, c’était par la volonté du grand prêtre et des Juifs et non par décision du bailli. Il raconta comment les Juifs avaient dit : « Que son sang retombe sur nous ! », et comment Ponce Pilate s’était lavé les mains en assurant qu’il n’était aucunement responsable de la mort de ce juste. Mais il n’en était pas moins vrai que Jésus était mort, et l’empereur en concevait un amer chagrin parce qu’ainsi s’évanouissait l’espoir de voir guérir son fils.

Mais le conseiller qui avait été l’ami de Pilate reprit la parole : « Ne sois pas irrité ni anxieux, seigneur. Si ce que raconte ce voyageur est exact, et même si le prophète Jésus est mort, il doit encore se trouver en Judée des objets ou des vêtements qui lui ont appartenu ou qu’il a simplement touchés. Il faut savoir que si un homme a des pouvoirs extraordinaires sur les choses, ces pouvoirs sont parfois répandus sur des objets. Tous nos sages l’ont affirmé, et il est impossible que ce Jésus n’ait point laissé quelque chose qui soit encore imprégné de lui-même. Envoie des messagers en Judée et dis-leur de rechercher, par tout le pays, s’il n’y a pas un objet, un linge ou quoi que ce soit, qui ait été touché par le prophète. Je suis persuadé que ton fils serait guéri par le simple contact de cet objet. »

Le conseil plut grandement à l’empereur Titus. Il alla parler à son fils, par la fenêtre de la chambre de pierre. Il lui fit le récit complet de ce qu’il venait d’entendre. Vespasien, qui n’attendait plus que la mort, fut transporté de joie et ne sentit plus l’âpreté de sa souffrance, et il pria son père d’envoyer le plus tôt possible des messagers en Judée pour s’enquérir du prophète Jésus. C’est ce que fit immédiatement l’empereur, donnant à ses messagers des lettres scellées à l’intention du bailli de Judée. Quand il reçut les lettres, le bailli fit savoir par tout le pays qu’il voulait s’entretenir avec quelqu’un qui aurait en sa possession un objet que Jésus aurait pu toucher. Et peu de temps après, une vieille femme qui se nommait Vérone se présenta devant lui.

« Seigneur, dit-elle, j’étais présente le jour où l’on menait le prophète à son supplice. Je me trouvais sur le chemin qui monte vers le sommet de la colline. Je le voyais porter sa lourde croix, et lorsqu’il passa près de moi, il me demanda d’essuyer son visage inondé de sueur avec la pièce d’étoffe que je portais avec moi et que j’avais l’intention d’aller vendre au marché. Alors, j’ai essuyé le visage du prophète, prenant bien soin de le sécher. Mais lorsque je suis revenue chez moi, je me suis aperçue que ma toile avait conservé l’image de Jésus, comme s’il s’agissait d’un portrait. Et, depuis, j’ai gardé pieusement ce souvenir du prophète. » Elle tendit alors l’étoffe au bailli. Celui-ci la déplia et aperçut le visage aussi nettement que s’il venait d’être peint. Il dit à la vieille femme : « Tu as bien fait de conserver cette toile, je t’en remercie au nom de notre empereur. »

Et le bailli envoya la toile à Rome sans plus tarder. L’empereur, dès qu’il l’eut reçue, la déplia et la regarda. Puis il s’inclina trois fois, et ceux qui étaient là s’émerveillèrent. Après cela, Titus alla jusqu’à la chambre de pierre où se trouvait son fils et se fit ouvrir la porte qu’on avait condamnée. Sans plus tarder et sans être rebuté par l’odeur épouvantable que répandait le corps du malheureux, il pénétra à l’intérieur et montra le visage à Vespasien. Et celui-ci, dès qu’il eut regardé la figure de Notre Seigneur, qui fut appelée ensuite la Véronique, ou la Sainte Face, se trouva délivré de tous ses maux et le corps dépourvu de toute plaie. « Oh ! merveille ! dit Vespasien. Le pouvoir de ce prophète était donc bien réel ! Maudits soient ceux qui ont désiré sa mort et l’ont conduit au plus ignominieux des supplices. Aussi vrai que je suis guéri de cette horrible maladie, je jure de venger le prophète pour tous les tourments qu’on lui a fait subir ! »

C’est ainsi que Vespasien, avec les troupes de son père, l’empereur Titus, partit pour la Judée, et il fit en sorte d’exterminer le plus possible de Juifs, puisque ceux-ci étaient responsables de la mort de Jésus[38]. Quand elle sut que le fils de l’empereur se trouvait en Judée et qu’il avait juré de venger Notre Seigneur, la femme de Joseph d’Arimathie vint le trouver. Il y avait longtemps que son mari avait disparu, et elle soupçonnait les Juifs de l’avoir emprisonné dans un endroit inaccessible et connu d’eux seuls. Aussi raconta-t-elle tout ce qu’elle savait à Vespasien, et celui-ci ordonna aussitôt qu’on interrogeât chaque Juif qu’on capturerait avant de le tuer. Mais aucun ne voulut dire la vérité, et Vespasien avait beau en brûler tous les jours sur la grande place de Jérusalem, il ne parvenait pas à savoir où gisait Joseph d’Arimathie. À la fin, il y en eut quand même un qui confessa la vérité et qui le mena dans la maison, là où était la tour creuse qui servait de cachot. « C’est là que j’ai vu qu’on conduisait Joseph, il y a bien longtemps, et j’ai vu aussi comment on en a muré la porte. » Alors Vespasien lui fit grâce de la vie et ordonna aux ouvriers de travailler du pic et du ciseau pour dégager l’entrée.

Quand le mur fut percé, Vespasien se pencha par l’ouverture et appela Joseph par son nom. Mais il n’y eut aucune réponse. Alors Vespasien prit une corde et descendit jusqu’au fond de la cellule. Là, il fut stupéfait : il y avait un homme, à genoux sur le sol de la fosse, et, devant lui, une étrange lumière semblait surgir de la pierre. L’homme agenouillé se retourna et dit : « Bienvenue à toi, Vespasien ! » Vespasien fut encore plus étonné : « Comment sais-tu mon nom ? » demanda-t-il. – « Celui qui sait toutes choses, celui qui t’a guéri de ton mal, c’est lui qui m’a dit que tu viendrais me délivrer. Et si tu le voulais, je t’enseignerais à le connaître et à croire en lui. » Vespasien dit qu’il était disposé à écouter Joseph, et celui-ci lui raconta l’histoire de Jésus, sa naissance de la Vierge Marie, ses prédications et ses miracles, sa passion et sa résurrection. Vespasien en fut émerveillé. Puis il fit sortir Joseph de cette fosse où il avait passé tant d’années. Cependant, tous ceux qui le virent n’en crurent pas leurs yeux : il ne portait aucune marque de vieillissement et, bien au contraire, il semblait plus jeune encore qu’au jour de son emprisonnement. Sa femme accourut vers lui et le prit dans ses bras. Mais c’est lui qui la regarda curieusement, car elle avait beaucoup changé. Quant à Vespasien, en mémoire de la trahison de Judas, il fit vendre tous les Juifs qu’il put trouver pour trente deniers chacun.

Joseph avait une sœur nommée Érigée. Le mari de celle-ci était un homme de grande sagesse, qu’on appelait Bron, et qui avait beaucoup d’amitié envers Joseph. Quand Érigée et Bron apprirent qu’on avait retrouvé Joseph, ils vinrent vers lui et dirent qu’ils voulaient vivre désormais en sa compagnie. Joseph en fut très satisfait, d’autant plus qu’il pensait toujours aux paroles prononcées par Jésus dans sa prison : il devait se consacrer au service du Graal et réunir autour de lui les hommes les plus dignes et les plus dévoués. Il invita donc les membres de sa famille, y compris son fils Joséphé et son beau-frère Bron, à se rassembler dans sa maison, et il fit construire une grande table autour de laquelle devaient prendre place tous ceux qui seraient au service du Graal. Quand tout fut préparé, il demanda à Bron d’aller pêcher dans un étang et de lui rapporter le premier poisson qu’il prendrait. Et pendant que Bron était à la pêche, Joseph mit la coupe d’émeraude au centre de la table. Et, lorsque Bron lui eut apporté le premier poisson qu’il eut pris, il fit entrer tous les siens dans la salle. Il demanda à Bron de s’asseoir à côté de lui, et chacun se plaça comme il voulut. Mais Joseph prit bien soin qu’un siège restât inoccupé entre son fils Joséphé et lui-même.

Tous ceux qui étaient assis autour de la table furent dans la contemplation du Saint-Graal. Et ils sentirent bientôt une grande joie envahir leur cœur. Ils entendaient les musiques les plus douces et respiraient les parfums les plus délicats tandis que leurs écuelles se remplissaient de façon mystérieuse de la meilleure nourriture qui fût au monde. Cependant, ceux qui n’avaient pas de place et qui étaient restés debout n’éprouvaient rien d’autre que la faim. Et il en fut ainsi chaque jour : les convives qui avaient droit à une place se nourrissaient du Saint-Graal, tandis que les autres devaient se procurer eux-mêmes leur nourriture. C’est à cela qu’on connut quels étaient ceux qui étaient destinés au service du Graal et ceux qui ne pouvaient y accéder parce qu’ils étaient encore dans la faiblesse et le péché.

Or il y avait, parmi les familiers de Joseph, un homme du nom de Moyse, qui se lamentait de n’être point admis à la table du Graal. Il pleurait piteusement en assurant qu’il était sage et consciencieux, et il suppliait Joseph d’avoir pitié de lui et de lui permettre de s’asseoir dans la sainte compagnie. Joseph savait très bien que Moyse était fourbe et décevant. Néanmoins, après s’être prosterné devant la coupe d’émeraude et avoir prié Notre Seigneur, il dit : « Si Moyse est tel qu’il le prétend, qu’il vienne donc parmi nous. Personne ne peut ni ne doit l’en empêcher. Mais qu’il prenne bien garde, car s’il est autrement qu’il le prétend, il s’expose à être durement châtié. » Moyse lui répondit qu’il ne craignait rien. Mais, comme toutes les places étaient prises, hormis celle qui se trouvait entre Joseph et Joséphé, il vint hardiment s’y asseoir. Alors on entendit un grand bruit et la terre s’entrouvrit à l’emplacement du siège, engloutissant Moyse et se refermant aussitôt si étroitement qu’on n’eût jamais cru qu’elle se fût écartée. Et c’est depuis ce jour que la place entre Joseph et Joséphé fut appelée le Siège Périlleux.

Une nuit, cependant, Joseph fut tiré de son sommeil par une mystérieuse voix qui s’adressait à lui à travers les ténèbres. Et cette voix disait : « Il est temps pour toi de quitter ce lieu pour ne jamais y revenir. Fais construire un navire qui puisse te transporter, avec les tiens, ton beau-frère Bron et ses douze enfants, ta femme et tes deux fils, Joséphé et Alain, ainsi que ceux qui sont admis à la table du Graal. Prenez tous la mer sur ce navire, en n’emportant autre chose que le Graal, et dirigez-vous vers les pays où le soleil se couche. C’est là-bas que tu devras annoncer le saint Évangile et faire édifier une forteresse digne de recevoir le Graal. Vous errerez longtemps chez des nations hostiles, mais vous n’aurez rien à craindre en dépit des souffrances et des privations, jusqu’au moment où vous aborderez dans le lieu qui vous est destiné, c’est-à-dire aux vaux d’Avalon[39], aux limites du monde, là où le soleil disparaît dans les flots pour renaître le lendemain, plus lumineux et plus puissant que jamais. »

Un soir, après avoir navigué des semaines dans la tempête, ils parvinrent au port de la cité de Sarras. Certains disent que ce nom provient de celui de Sarah, l’épouse d’Abraham, mais ils sont dans l’erreur : c’est en effet de Sarras que sont issus les peuples que nous appelons Sarrasins. Et dans cette cité régnait alors un roi du nom d’Évalach[40], et qui avait un frère nommé Séraphè. Et comme ce pays n’était pas accueillant à l’égard des étrangers, Joseph fut immédiatement arrêté et conduit devant le roi. Mais Joseph répondit fièrement à toutes les questions qu’on lui posait, puis il demanda à parler au roi Évalach en particulier. Celui-ci y consentit. Alors Joseph parla ainsi : « C’est le Dieu des chrétiens qui me conduit vers toi, afin de te rappeler quelle est ton origine. Tu es un roi riche et puissant maintenant, mais personne ne connaît ton lignage authentique. Or, moi, je vais te le dire : tu es né quelque part dans le pays des Gaulois, et ton père était un pauvre savetier. Je sais cela grâce à mon maître, le seigneur Dieu, à qui rien ne peut être caché. Je peux également te dire que tu gardes dans une pièce secrète dont toi seul possèdes la clef de la porte, juste à côté de ta chambre, une statue en bois représentant la plus belle femme qui se puisse voir dans le monde. Et chaque nuit, tu couches cette statue près de toi, et tu honnis la reine, ton épouse, au moyen de cette vaine image. »

Le roi Évalach fut bien étonné de ce discours, se demandant par quel pouvoir surnaturel l’étranger pouvait savoir ce qu’il était le seul à connaître. Il demanda à Joseph de lui en dire plus long sur son Dieu. Joseph l’instruisit longuement, puis, après avoir fait brûler l’idole dont le roi était épris, il baptisa Évalach sous le nom de Nascien, et son frère Séraphè sous celui de Mordrain. Et, la nuit qui suivit ce jour, ravi de son sommeil par la même voix mystérieuse qui venait souvent l’entretenir, il eut la vision que Jésus-Christ lui-même consacrait évêque son fils Joséphé. D’ailleurs, le lendemain, Joséphé, fils de Joseph, entra dans le grand temple de Sarras. Il s’approcha d’une idole païenne qui était placée sur un autel et traça sur elle le signe de la croix, tout en prononçant une formule de conjuration avec tant de force et de puissance que le mauvais esprit qui s’y trouvait caché commença de crier : il disait qu’il consentait à s’en aller, mais qu’il ne le pouvait pas parce que Joséphé avait fait le signe de la croix sur la bouche de la statue. « Va-t’en par le bas ! » lui dit Joséphé. Et, au moment où l’esprit malin sortait, l’évêque lui jeta sa ceinture autour du cou, puis il le traîna de force à travers toute la ville. L’esprit hurlait et se lamentait, à tel point que tous les bourgeois et marchands de la ville sortirent de chez eux pour voir ce qui se passait. Alors Joséphé lui ordonna d’avouer qui il était. L’autre confessa publiquement qu’il était un diable chargé par Satan en personne de pervertir les gens en répandant fausses nouvelles et faux témoignages. Aussitôt qu’ils entendirent cette confession, les gens de la ville coururent se faire baptiser. Et le roi fit publier un édit ordonnant que tous ceux qui refuseraient le baptême seraient bannis à jamais de sa terre. Ainsi fut converti le royaume de Sarras au service du Graal et de Notre Seigneur. Puis, le lendemain, Joseph, Joséphé et tous ceux de leur suite, reprirent la mer dans la direction du soleil couchant.

Quelque temps après, le roi Nascien reposait dans son lit en sa cité de Sarras quand une grande main vermeille l’enleva, l’entraîna à travers les airs et le déposa bientôt, tout évanoui, dans l’île Tournoyante. Voici pourquoi on l’appelait ainsi : au commencement de toutes choses, les quatre éléments étaient confondus. C’était le Chaos. Le Créateur sépara ces éléments : ainsi, aussitôt, le feu et l’air qui sont toute clarté et toute légèreté montèrent vers le ciel tandis que l’eau et la terre, qui sont pesantes choses, tombèrent vers le bas. Mais comme ces éléments avaient si longtemps été amalgamés, quelques-unes des propriétés de l’un se retrouvaient souvent dans un autre. Lorsque le Créateur purifia l’air et le feu de toutes les parcelles de terre et d’eau qui les encombraient, ainsi que la terre et l’eau de tout ce qui était céleste, les résidus formèrent une sorte de masse, trop pesante pour s’élever dans les airs, trop légère pour rester à terre, trop sèche pour se joindre à l’eau, trop humide pour se confondre au feu. Et cette masse se mit à flotter dans l’univers, jusqu’à ce qu’elle parvînt au-dessus de la mer d’Occident, entre l’île Onagrine et le port aux Tigres. Il se trouve, à cet endroit, dans la terre, une immense quantité d’aimant dont la force était telle qu’elle attira et retint les parties ferrugineuses de cette masse, mais cependant insuffisante pour en empêcher les parties de feu et d’air d’entraîner la masse vers le ciel. Et cette masse demeura à la surface de la mer, se mettant à pivoter sur elle-même selon le mouvement des astres. C’est pourquoi les gens de ce pays l’appelèrent « île », parce qu’elle était au milieu de l’eau, et « tournoyante » parce qu’elle était instable et virait sans cesse. C’est là que Nascien fut déposé, évanoui, par la main mystérieuse qui l’avait enlevé de Sarras.

Quand il reprit conscience, il ne vit autour de lui que le ciel et l’eau, car ni herbe ni plante ne pouvaient pousser sur cette matière. Alors il se mit à genoux, la tête du côté de l’orient, et pria Notre Seigneur. Lorsqu’il se releva, il vit approcher sur la mer une nef très haute et richement parée qui se dirigeait vers l’île. Elle y accosta, et Nascien, après avoir fait le signe de la croix, y pénétra. Il n’y découvrit âme qui vive. Il vit cependant un lit magnifique, sur le chevet duquel gisait, à demi dégainée, l’épée la plus belle et la plus précieuse qui eût jamais existé, à cela près que les renges, ou attaches, étaient inhabituelles et bien pauvres par rapport au reste ; elles semblaient en effet être en étoupe de chanvre, et elles étaient si faibles qu’elles n’auraient même pas pu supporter le poids de l’épée et du fourreau. Et sur la lame, il y avait des lettres gravées qui avertissaient qu’elle ne pourrait être retirée que par le meilleur chevalier de tous les temps, et que les renges seraient un jour remplacées par une jeune fille vierge de la race de Salomon. Et, autour du lit, se trouvaient trois fuseaux de bois : l’un était blanc comme neige, le second vermeil comme le sang, le troisième vert comme l’émeraude. Mais voici quelle était l’origine de cette nef et des objets merveilleux qu’elle contenait :

Au temps où Adam et Ève, après avoir mangé, sur les conseils du Serpent, le fruit de l’Arbre de la Connaissance, furent chassés du jardin d’Éden par l’archange au glaive de feu, ils emportèrent avec eux deux choses que Dieu leur avait permis de prendre, afin qu’ils eussent toujours devant les yeux l’image de ce qu’ils venaient de perdre. Ces deux choses, c’étaient la belle émeraude qui était tombée du front de Lucifer, et une branche de l’Arbre de la Connaissance, la branche même où pendait la pomme dont ils avaient goûté. Et quand ils furent sur la terre, travaillant celle-ci avec beaucoup de peine pour se procurer une maigre nourriture, Ève planta le rameau près de l’endroit où ils dormaient à même le sol. Or, le rameau s’enracina et il crût avec tant de force et de rapidité qu’il devint bientôt un très bel arbre dont la tige, les branches et les feuilles étaient blanches comme la neige qui vient de tomber. Mais quand Adam, sur l’ordre de Dieu, eut connu Ève et engendré Abel, l’arbre devint vert comme l’herbe des prés. Et plus tard, lorsque Abel eut été tué par son frère Caïn, l’arbre changea encore de couleur et devint rouge comme le sang. Désormais, il n’y eut pas d’arbre si merveilleux dans le monde entier. Cependant, il ne porta jamais plus ni fleur ni fruit, et tous les rameaux qu’on en détachait pour les planter en terre se desséchèrent.

Arriva le temps du roi Salomon. Celui-ci était sage et avisé et il avait connaissance des secrets de la nature, de la force des herbes, des vertus des pierres, du cours des planètes et de toutes les choses qu’il ne faut pas divulguer au commun des mortels. Mais, comme tous les autres hommes, le roi Salomon était faible : il fut séduit par la beauté d’une femme pour laquelle il commit de grandes fautes contre Dieu. Et pourtant, cette femme le trompait honteusement. Salomon le savait et en ressentait beaucoup d’amertume, au point d’écrire, dans son livre qu’on appelle Paraboles, des réflexions très désagréables à propos des femmes. Or, la nuit suivante, il entendit une voix qui lui disait : « Salomon, n’aie point de mépris pour les femmes. Certes, c’est la première femme qui a apporté le malheur à l’homme, mais c’est une autre femme qui lui rendra le bonheur en donnant naissance à un fils qui sauvera le monde. Et cette femme sera de ton lignage. »

Salomon se mit à réfléchir et à scruter les divins secrets et les Écritures. Il finit par découvrir des prophéties très anciennes qui annonçaient qu’un de ses descendants dépasserait en valeur et en générosité tous ceux qui l’auraient précédé. Salomon en fut tout réconforté, mais ce qui le chagrinait, c’était non seulement de ne pas pouvoir connaître ce chevalier si preux qui devait sortir de sa lignée, mais encore de ne pas savoir comment faire connaître à ce chevalier qu’il avait deviné sa venue. Il eut cependant l’idée de consulter la femme qu’il aimait, car celle-ci, toute perverse et rusée qu’elle était, possédait une grande intelligence pour les choses les plus secrètes de la nature. Il alla la trouver et lui dévoila ce qui le chagrinait ainsi. La femme se recueillit un moment, puis elle dit à Salomon : « Je sais ce que tu dois faire. Rassemble tes charpentiers et fais-leur construire une haute nef dans un bois qui ne puisse pourrir avant quatre mille ans. Ensuite, tu iras au temple que tu as fait construire, et tu y prendras l’épée du roi David, ton père. Tu en retireras la lame qui est la plus tranchante et la mieux forgée qui ait jamais été et, grâce à ta science de la force des herbes et des vertus des pierres, tu muniras cette épée d’un fourreau sans pareil et d’un pommeau fait de pierreries diverses, mais si habilement composé qu’il paraisse d’une seule gemme. Quant à moi, j’y ajouterai des renges de chanvre si faibles qu’elles ne pourront que rompre sous son poids. Plus tard, une demoiselle remplacera ces renges, et ainsi réparera-t-elle ce que j’ai mal fait, comme la Vierge à venir amendera le méfait de notre première mère. »

Six mois plus tard, le navire était construit et l’épée, ornée par les soins de Salomon, fut placée sur un riche lit de parade. C’est alors que la femme déclara qu’il y manquait quelque chose. Elle commanda aux charpentiers d’aller couper dans l’arbre merveilleux et dans ceux qui en étaient issus un fuseau rouge, un fuseau vert et un fuseau blanc. Or, aux premiers coups qu’ils donnèrent dans les arbres, les charpentiers furent épouvantés parce qu’ils voyaient les arbres saigner. Mais la femme exigea qu’ils finissent leur travail, et c’est ainsi que les fuseaux furent plantés dans le lit. Puis Salomon grava sur la lame des lettres qui interdisaient de retirer l’épée de son fourreau à tout chevalier qui ne serait pas le meilleur des meilleurs. Enfin, on mit la nef à la mer. Bientôt, le vent gonfla les voiles et la nef quitta le port pour disparaître à l’horizon. Et personne ne revit plus cette nef avant Nascien, quand il fut dans l’île Tournoyante.

Tandis que Nascien s’émerveillait à contempler la nef, l’épée et les fuseaux, un grand vent s’était levé, qui devint une violente tempête, et la nef se trouva emportée à une vitesse effroyable sur les flots déchaînés. La tourmente dura près de huit jours pendant lesquels Nascien ne cessa de prier Dieu, de telle sorte qu’il ne souffrit ni de la faim, ni de la soif, ni de la peur d’être englouti. Le neuvième jour, la mer redevint calme et le soleil se mit à briller. Nascien s’endormit paisiblement à l’intérieur de la nef, et pendant son sommeil il crut voir un homme vêtu de rouge, qui s’approchait de lui et prononçait ces paroles : « Nascien, sache que tu ne reviendras jamais dans ta cité de Sarras. Tu resteras dans la terre d’occident où tu vas. Mais quand trois cents ans se seront écoulés, le dernier homme de ton lignage remontera dans cette nef, qui est celle de ton ancêtre Salomon, et ceci afin de rapporter à Sarras la coupe d’émeraude qu’on appelle le Saint-Graal. Et ce sera le neuvième de tes descendants après ton fils Galaad. Lui aussi, il portera le nom de Galaad et dépassera en chevalerie terrienne et céleste tous ceux qui l’auront précédé, et c’est lui qui mettra fin aux temps aventureux. » Ainsi parlait la voix dans le songe de Nascien. Le lendemain, il se réveilla. Le ciel était beau et clair, et une brise légère poussait la nef vers la terre. Il aborda bientôt dans un port et sut que c’était là que se trouvaient Joseph d’Arimathie et tous ceux qui l’avaient suivi. Mais une fois qu’il fut sur le sol ferme, la nef s’éloigna du rivage et disparut dans une étrange brume qui venait de se lever sur la mer.

Cependant, Joseph, Joséphé et tous les autres accueillirent Nascien avec une grande joie. Il leur raconta les étranges aventures qu’il avait vécues. Mais Joseph n’avait pas oublié qu’il devait se rendre jusqu’aux vaux d’Avalon. Le lendemain, ils partirent tous, portant précieusement le Saint-Graal dans un coffre qu’ils avaient construit tout exprès. Ils arrivèrent ainsi à la ville de Galafort, dont le roi avait nom Ganor. Quand celui-ci vit arriver Joseph et ses compagnons nu-pieds, vêtus de pauvres habits et sans autre bagage qu’un petit coffre qu’ils mettaient tout leur soin à porter, il fut fort étonné, et encore plus quand il apprit que ces voyageurs étaient de riches personnages dans leur pays et qu’ils avaient tout laissé pour l’amour de Jésus-Christ. Le roi Ganor ordonna à ses clercs et à ses mages de venir et de discuter avec ces gens qui croyaient en un Dieu bien différent de leurs propres dieux. Il dit à l’évêque Joséphé qu’il voulait l’entendre défendre sa foi contre eux. Alors, Joséphé pria la Vierge Marie de ne pas laisser parler ceux qui oseraient s’élever contre elle et son glorieux fils. C’est ainsi que les clercs et les mages du roi Ganor ne purent que crier et braire, prendre leur langue à deux mains, la déchirer et même l’arracher. À ce spectacle, le roi Ganor fut touché de la grâce de Dieu et demanda immédiatement à devenir chrétien, et tous ceux qui étaient avec lui voulurent également se faire baptiser. Joséphé les baptisa donc, tant hommes que femmes, dans une grande cuve d’eau qu’il avait bénie de sa propre main. Et il n’y eut plus personne dans la ville qui ne fût devenu chrétien.

Mais en apprenant cette nouvelle, le roi d’un pays voisin, qui était le seigneur du roi Ganor, rassembla ses barons et vint assiéger la ville. La bataille fut rude, mais Nascien trancha la tête du roi païen, dont tous les hommes s’enfuirent. En mémoire de cette victoire, Joséphé fit construire une église en l’honneur de la Vierge Marie, et ce fut la première église à être construite sur l’île de Bretagne. Après quoi, Joseph et Joséphé s’en allèrent tous deux à la recherche des vaux d’Avalon, avec quelques-uns de leurs compagnons qui portaient le Graal avec eux. Partout où ils passaient, ils émerveillaient les gens par leur allure et leur ténacité, et beaucoup de ceux à qui ils s’adressaient se convertissaient et demandaient le baptême. Cependant, lorsqu’ils parvinrent sur les terres du roi Crudel, qui régnait alors sur le nord de la Cambrie, celui-ci les fit arrêter et enfermer dans une grande prison qu’il avait fait aménager sous la terre, et il défendit qu’on leur donnât à boire et à manger.

Or, cette même nuit, Mordrain, le frère de Nascien, qui se trouvait dans la cité de Sarras, eut un songe : il voyait Notre Seigneur souffrant et très triste, qui lui commandait d’embarquer avec sa famille et la femme de Nascien, ainsi qu’avec tous ses hommes, et d’aller en l’île de Bretagne pour le venger du roi Crudel. Le lendemain, Mordrain fit tous les préparatifs nécessaires et quitta la cité de Sarras. Il aborda près de Galafort avec son armée et rencontra Nascien, qui avait été averti de la venue de son frère. Tous deux, avec les hommes de Sarras et ceux de Galafort, marchèrent contre le roi Crudel qui fut défait et tué. Et ils trouvèrent Joséphé avec son père Joseph, et tous leurs compagnons, dans leur prison. Ils étaient tous en bonne santé car ils avaient vécu du Saint-Graal pendant quarante jours, sans souffrir de quoi que ce fût, en toute aise et confort.

Mais peu de temps après, il arriva une grande merveille. Une nuit où il ne pouvait pas dormir, Mordrain fut pris d’un tel désir de contempler le Graal qu’il se leva et entra en cachette dans la chambre où l’on avait placé la coupe d’émeraude. Il lui sembla entendre autour de lui des voix qui chantaient en grande harmonie, et aussi un bruit d’ailes aussi fort que si tous les oiseaux du monde s’étaient rassemblés en cet endroit. Il s’avança vers le Graal et souleva l’étoffe qui le recouvrait. Mais au même instant, une lumière si vive qu’elle était insoutenable le frappa au visage de telle sorte qu’il devint aveugle. Et une voix se fit entendre, venant de très loin : « Mordrain, tu es trop hardi. Jamais les merveilles du Saint-Graal ne seront contemplées par un seul homme mortel avant que ne vienne le Bon Chevalier, celui par qui la chevalerie terrienne deviendra céleste. Et sache que tu ne mourras pas, car tu dois expier par une vie prolongée la faute que tu viens de commettre, et cela jusqu’au jour où le Bon Chevalier te rendra la vue. » Et depuis cette nuit-là, on ne connut plus Mordrain autrement que sous le nom de Roi Méhaigné.

Joseph, Joséphé et leurs compagnons errèrent tant qu’ils parvinrent dans le royaume des Écossais. Là, un soir, à souper, ceux qui pouvaient y être admis s’assirent à la Table du Graal. Mais, parmi les autres, il y en eut deux, Siméon et Chanaan, qui se sentaient exclus et s’en désespéraient. C’est alors que l’Ennemi entra dans leur cœur et dans leur corps. Quand tout le monde fut endormi, ils prirent des épées très tranchantes, puis Chanaan vint couper la tête de ses douze frères, tandis que Siméon frappait son cousin Pierron. Mais l’épée dévia et Pierron ne fut que blessé. C’est ce Pierron qui, plus tard, convertit le roi d’Orcanie et en épousa la fille, et c’est à son lignage qu’appartinrent plus tard le roi Loth d’Orcanie et son fils Gauvain, le neveu du roi Arthur.

Siméon et Chanaan furent jugés, et comme leur crime était odieux du fait qu’ils avaient attaqué lâchement leurs victimes durant leur sommeil, ils furent condamnés à être enterrés vifs. Mais, pendant qu’on creusait leurs fosses, on vit venir deux hommes vermeils comme la flamme, qui volaient dans les airs comme des oiseaux et qui enlevèrent Siméon. Quant à Chanaan, il fut enseveli vivant, suivant le jugement prononcé, et autour, on enterra ses douze frères, chacun d’eux avec son épée, comme il se doit pour de preux chevaliers. Or, le lendemain matin, on vit que la tombe de Chanaan flambait comme un buisson ardent tandis que les douze épées de ses frères étaient dressées vers le ciel. Alors ils reprirent tous leur chemin, à la recherche du lieu auquel ils devaient parvenir, c’est-à-dire aux vaux d’Avalon. Mais les pays qu’ils traversaient étaient rudes, et ils endurèrent de grandes souffrances, tant par le froid que par le manque de nourriture.

Car seuls pouvaient se nourrir du Graal ceux qui avaient le cœur suffisamment pur pour être admis à s’asseoir à sa table. Les autres se nourrissaient comme ils pouvaient. Or, un jour qu’ils se trouvaient en une terre déserte, la nourriture manqua complètement et, malgré tous leurs efforts, ils ne purent rien trouver à manger. Alors Joséphé dit à son jeune frère, qui avait nom Alain le Gros, d’aller pêcher dans un étang proche. Le jeune homme jeta son filet et ne prit qu’un seul poisson. Il faisait froid, et Alain le Gros sentait ses doigts s’engourdir. Pris de pitié, Joséphé ne voulut pas que son frère lançât de nouveau le filet. Il s’agenouilla devant le Graal et demeura longtemps en prières et oraisons, de telle sorte que bientôt le poisson foisonna, et que tous ceux qui avaient faim purent être rassasiés. C’est en mémoire de ce miracle qu’Alain le Gros fut surnommé le Riche Pêcheur, et c’est un nom qu’il transmit ensuite à tous ses descendants.

De nombreuses années avaient passé depuis que Joseph d’Arimathie avait quitté la terre de Judée. Il était vieux et faible, et il n’avait pas encore trouvé le chemin qui menait aux vaux d’Avalon. Il en vint au moment où il devait quitter ce monde. Il mourut à Galafort, entre les bras de son fils l’évêque Joséphé. Joséphé en fut très triste, et avec lui tous ceux qui avaient suivi Joseph d’Arimathie sur cette terre de Bretagne pour y mettre le Saint-Graal à l’abri des mécréants. Joséphé était lui-même très faible à force de veiller et de jeûner, à force d’errer par les pays et les royaumes. Et il lui vint un songe au cours duquel il lui fut révélé qu’il devait bientôt trépasser du siècle. Alors il voulut revoir Mordrain, cet Évalach qu’il avait baptisé et qui était devenu le Roi Méhaigné. Il alla le trouver et lui annonça sa mort prochaine.

Mordrain s’agenouilla devant l’évêque Joséphé, et il lui parla ainsi : « Ami très cher, quand tu auras quitté ce monde, il me faudra demeurer seul pendant tout le temps de ma pénitence, et cela jusqu’au jour où le Bon Chevalier viendra me délivrer. Je te prie, pour l’amour de Dieu, de me laisser un témoignage qui puisse m’aider à supporter ma souffrance et ma solitude. » Alors, de son propre sang, l’évêque traça une grande croix sur le bouclier de Mordrain, et il lui dit que cette croix demeurerait toujours fraîche et vermeille à travers les temps. Et le Roi Méhaigné se fit mettre sur les lèvres le bouclier qu’il ne pouvait voir de ses yeux brûlés, et il le baisa en pleurant. Quant à Joséphé, qui savait que son dernier jour était proche, il était déjà parti pour rejoindre son jeune frère, Alain, le Riche Pêcheur.

« Frère, dit-il, c’est toi qui seras le gardien de la coupe d’émeraude qui contient le sang de Notre Seigneur. Au nom de Jésus-Christ, et au nom de notre père, je t’investis de cette mission qu’il te faudra mener de façon à ce que notre lignée ne puisse jamais s’interrompre jusqu’au jour où viendra le Bon Chevalier qui terminera les temps aventureux. Quand tu auras quitté ce monde, à ton tour, ce seront tes descendants qui auront la garde du Saint-Graal, et, en mémoire de toi, on les nommera les Riches Rois Pêcheurs. » Et Alain lui répondit : « Frère, je ferai tout ce que tu me dis, et je trouverai le lieu qui est appelé les vaux d’Avalon pour y construire la forteresse où sera conservée et gardée la coupe d’émeraude. »

Après la mort de Joséphé, Alain quitta le pays avec le Graal et tous ceux qui survivaient de ceux qui avaient accompagné Joseph d’Arimathie. Il arriva bientôt dans un royaume peuplé de sottes gens qui ne savaient rien, sinon conduire des troupeaux et cultiver des champs. On appelait ce royaume la Terre foraine, et c’est un roi lépreux du nom de Kalaphe qui y régnait. Alain se présenta devant le roi et lui promit de le guérir pourvu qu’il fît ce qu’il lui dirait de faire. « Si tu me jures de me rendre la santé, dit le roi, il n’y a rien que je n’accomplirai de tout ce que tu m’ordonneras. » Alain lui répondit : « Abandonne la foi qui est la tienne et fais-moi couper la tête si tu n’es pas immédiatement guéri de ta maladie ! »

Alors Kalaphe ordonna à ses gens d’abattre et de brûler les idoles qui se trouvaient dans les temples de son royaume. Alain le baptisa et lui donna le nom d’Alphasem. Puis il fit apporter le Graal. Et dès qu’il eut aperçu de loin la coupe d’émeraude, le roi se sentit tout à coup en pleine santé. Et il publia un édit qui obligeait tous les habitants de son royaume, hommes et femmes, à se faire chrétiens. Puis il donna sa fille en mariage à Alain le Gros, le Riche Roi Pêcheur. Et surtout, il lui indiqua où se trouvaient les vaux d’Avalon. Alain se rendit en ce lieu, qui était une île au milieu des marécages, et il y fit construire une grande forteresse à laquelle il donna le nom de Corbénic. Et c’est là, dans une chambre secrète, qu’il fit placer le Saint-Graal.

Mais personne ne le savait. Et ceux qui passaient près de la forteresse de Corbénic ne la voyaient pas, car elle était toujours entourée de brouillards. C’est pourquoi certaines personnes appelaient ce lieu la Cité de Verre. Et pendant plusieurs siècles, personne ne sut découvrir le chemin qui menait au Château Aventureux[41].