CHAPITRE I

Le Règne des Géants

Il y avait autrefois, certains disent que c’était quatre mille ans après la création du monde, un roi très puissant qui, par sa sagesse, son courage et sa ténacité, avait établi sa domination sur tous les pays qui composent aujourd’hui la Grèce. Ses armées étaient bien organisées, bien pourvues d’armements et de chevaux, fort bien commandées par des chefs dont la compétence et la fidélité étaient à toute épreuve ; ses ports abritaient de nombreux navires et regorgeaient de marchandises venues des quatre coins du monde. Quant à ses terres, intelligemment mises en valeur par tout un peuple de paysans libres, elles produisaient en abondance le blé et les olives et nourrissaient de nombreux troupeaux, tant dans les plaines et les vallées que sur les pentes des montagnes. Les sujets de ce roi n’avaient guère l’occasion de se plaindre, car le roi gouvernait avec justice et bonté, pour le bien de tous et de chacun, ne tolérant aucun manquement à la loi et s’efforçant toujours d’assurer l’harmonie et la bonne entente entre toutes les classes de la société.

Ce roi, bel homme de haute stature, avait épousé une femme de grande noblesse, également de haute stature, très sage et cultivée, et qui tenait son rang de reine à la satisfaction de tous. Elle avait donné à son mari trente filles, toutes plus belles les unes que les autres, dont on ne connaît que le nom de l’aînée, la princesse Albine. Le roi et la reine avaient fait l’impossible pour assurer à leurs enfants la meilleure éducation qui soit, et les princesses faisaient l’admiration non seulement de leurs parents, mais également de tous ceux qui avaient le privilège de les approcher. Bien entendu, lorsqu’elles parvinrent à l’âge d’être mariées, les prétendants ne manquèrent pas, tant à cause de leur beauté que de la puissance que représentait le roi de Grèce. Et celui-ci fit en sorte de leur faire épouser des fils de rois connus pour leur vaillance et leurs qualités. Il y eut à cette occasion de grandes fêtes, de grandes réjouissances, consignées dans les chroniques de ce temps, et qui firent grande impression sur tous les peuples qui occupaient alors les îles et les rivages de la Méditerranée orientale. Et, après ces somptueuses réjouissances qui durèrent, paraît-il, trois mois, chaque princesse quitta la cour du roi de Grèce en compagnie de son époux respectif, pour regagner leurs terres. Le roi et la reine avaient certes quelque chagrin à voir partir ainsi leurs enfants, mais ils se consolaient en se disant qu’ils avaient ainsi contribué à leur bonheur en même temps qu’à la pérennité de leur race.

Malheureusement, le roi de Grèce ignorait beaucoup de choses à propos de ses filles. Durant leur enfance et leur adolescence, elles avaient été considérées comme des êtres exceptionnels par tous ceux qui les avaient éduquées, d’autant plus qu’elles étaient les seules héritières du roi, leur père. Le caractère de chacune d’elles avait été fortement influencé par cette situation particulière, et elles en avaient conçu un orgueil démesuré, conscientes que leurs pouvoirs étaient inégalables. Or, une fois mariées, même avec des fils de rois, n’allaient-elles pas devoir abandonner ces pouvoirs, ou du moins les partager avec ceux qui étaient devenus leurs époux ? Au fond d’elles-mêmes, c’était là chose qu’elles se refusaient à admettre. Et comme elles s’entendaient parfaitement entre elles, la nuit précédant leur départ de la cour du roi, elles s’étaient réunies en grand secret, à l’écart de la ville, dans l’enceinte d’un temple que personne n’osait approcher pendant la nuit.

Alors, la princesse Albine, en tant qu’aînée, avait pris la parole et s’était adressée ainsi à ses sœurs : « Nous sommes les filles du plus puissant roi de la terre, d’un roi qui n’est soumis à nul autre roi, et nous ne pouvons décemment, sans déchoir de notre rang, obéir à d’autres personnes qu’à nous-mêmes. Or, nos époux vont obligatoirement nous commander et attenter ainsi à notre puissance de décision. » Toutes les autres avaient été sensibles à cet argument et avaient manifesté leur accord. « Oui, dit l’une, il n’y a pas de raison pour que nous consentions à subir le joug d’un maître. C’est à nous et à nous seules de commander non seulement à nos propres personnes mais aussi à nos époux et à tous ceux qui leur sont soumis[7]. » Cet avis avait grandement plu à toute l’assistance, et on s’était mis à discuter des moyens à employer pour qu’elles pussent rester maîtresses absolues de la situation. Les débats furent assez longs mais, à la fin, la princesse Albine avait apporté une conclusion qui était en fait une résolution en bonne et due forme : « Nous nous efforcerons, par tous les moyens, d’obliger nos époux à suivre nos directives, et s’ils refusent de nous écouter, nous ferons en sorte de les éliminer afin de rester maîtresses de notre destin. » Toutes ses sœurs avaient applaudi et s’étaient séparées sur la promesse de se réunir dans quelques mois pour faire le point sur la situation. Et c’est dans cet état d’esprit que les filles du roi de Grèce s’en allèrent dans leurs nouveaux pays.

Mais les temps n’étaient plus au triomphe de la femme : si celle-ci proposait, c’était l’homme qui disposait. Les filles du roi de Grèce s’en aperçurent très tôt, et comme elles se l’étaient promis, elles se réunirent de nouveau en un endroit secret pour examiner leur situation et les moyens à employer pour maintenir coûte que coûte leur primauté absolue sur les hommes. Il n’y avait guère d’espoir que les maris devinssent les fidèles exécutants des volontés de leurs épouses : il fallait donc agir rapidement et de façon radicale. Il n’y avait plus à reculer : « Mes sœurs, dit encore Albine, prenons l’engagement solennel de tuer de nos propres mains nos époux, toutes au même moment et le même jour, lorsqu’ils seront étendus entre nos bras, s’imaginant atteindre la suprême jouissance ! » Les trente sœurs fixèrent un jour précis pour l’accomplissement de leur dessein et jurèrent toutes de ne manifester ni faiblesse, ni reculade, ni remords. Toutes, sauf une, la plus jeune, qui prononça le serment du bout des lèvres. Elle aurait bien voulu intervenir au cours de l’assemblée, pour démontrer à ses sœurs l’injustice et la cruauté de ce projet, mais elle avait eu peur que les autres ne l’eussent mise à mort pour qu’elle ne pût trahir le secret. Car il faut dire que cette jeune femme aimait tendrement son mari et que celui-ci le lui rendait bien : jamais elle n’eût consenti à lui nuire d’aucune façon. Elle se tut donc, et l’assemblée se sépara, chacune des sœurs rentrant chez elle auprès de son époux.

Mais quand elle fut en face de l’homme qu’elle aimait, la plus jeune ne put cacher sa profonde mélancolie, tant et si bien que le mari remarqua sa gêne et sa tristesse. Il lui en fit la remarque, lui demandant quelles sombres pensées l’agitaient ainsi. D’abord décidée à ne rien dire – n’avait-elle pas prononcé le terrible serment ? – elle finit cependant par se jeter aux pieds de son mari, lui demandant pardon et lui dévoilant les moindres détails du complot ourdi pour sa perte et celle de ses beaux-frères. Mais, au lieu d’exploser de colère, le mari se pencha, saisit tendrement sa femme en larmes, la redressa et l’embrassa en lui donnant les plus grands signes d’amour qu’elle eût jamais connus. Et il dit : « Femme, sois sans inquiétude et abandonne ton chagrin : nous ferons en sorte que rien ne se fasse comme tes sœurs l’ont prévu. » Alors, le lendemain, accompagné de son épouse, il quitta ses terres en hâte et se rendit auprès du roi de Grèce.

On imagine la surprise, puis la fureur de celui-ci lorsqu’il apprit l’odieuse conspiration de ses filles. Il s’emporta jusqu’à les maudire devant les dieux, à l’exception toutefois de la plus jeune, celle qui avait reculé devant une telle horreur et qui avait eu le courage de tout avouer. Bien au contraire, il ne l’en aima que davantage, et la tint désormais pour son unique héritière. Puis il fit écrire des lettres destinées à ses vingt-neuf autres gendres, les priant de venir immédiatement à sa cour, accompagnés de leurs épouses. Comme ils avaient beaucoup de respect et de déférence envers le roi de Grèce, tous les gendres se hâtèrent d’obéir.

Lorsque toutes et tous furent rassemblés dans une grande salle du palais, le roi accusa publiquement ses filles de trahison et dévoila le plan qu’elles avaient ourdi. Les filles furent atterrées. Elles tentèrent bien de se défendre par serment, en proclamant que tout ceci était mensonge, ou résultat de la folie de leur plus jeune sœur, rien n’y fit. Le roi et ses gendres appelèrent des hommes d’armes qui s’emparèrent des vingt-neuf filles et les jetèrent sans ménagement dans une prison sans lumière, en attendant le jour où elles passeraient en jugement. Certes, le père avait d’abord eu l’idée de les tuer sans pitié en raison de la monstruosité du crime qu’elles auraient perpétré sans l’honnêteté de la plus jeune, mais ses conseillers lui avaient objecté que, dans un royaume digne de ce nom, la justice est un droit en même temps qu’un devoir et qu’elle ne peut s’accomplir sans recourir aux lois et coutumes. Le sort des filles du roi fut donc remis entre les mains des juges qui, au jour prévu, eu égard à la grande noblesse des accusées, ne voulurent pas que leur crime fût châtié dans le sang. Il fut décidé que les vingt-neuf princesses seraient à jamais bannies du royaume et de tous les autres royaumes alliés à la Grèce, et que jamais plus elles ne pourraient revenir dans leur pays natal ou dans les domaines de leurs époux.

Le lendemain du jugement, sans pitié pour leurs plaintes et leurs cris lamentables, on les emmena rudement jusqu’au port le plus proche et on les obligea à embarquer sur un bateau fort robuste et résistant, mais sans gouvernail. On les y entassa, toutes seules, sans autre compagnie, et en prenant grand soin de ne leur laisser aucune nourriture. Puis, on mena le bateau en haute mer et là, sans plus de cérémonie, on l’abandonna au gré des flots et des vents.

Les princesses n’ignoraient pas que leurs chances de salut étaient minimes : elles ne pouvaient gouverner leur navire, et celui-ci les emportait vers des horizons inconnus. Allaient-elles périr de faim et de soif ? Allaient-elles se noyer dans la mer lorsque le bateau aurait chaviré ou se serait brisé contre les rochers d’un rivage inhospitalier ? Leur terreur était immense, mais ce qui les faisait encore plus souffrir, c’était de se voir démunies de tout, à la merci des éléments, elles qui étaient de noble extraction et qui avaient toujours pu satisfaire leurs moindres caprices. Leur situation tragique n’avait pas diminué leur orgueil et elles n’éprouvaient guère de remords à la pensée du crime qu’elles avaient décidé de commettre. Elles considéraient bien davantage leur état comme une injustice que comme une punition méritée.

Le navire erra longtemps et les princesses commençaient à souffrir sérieusement de la faim et de la soif. Une nuit, une violente tempête se leva : les flots étaient agités de mille secousses, le navire tremblait de toutes parts, la foudre jaillissait du ciel sombre et les rafales de vent avaient détruit la mâture. Elles n’avaient plus rien à espérer et elles en vinrent à appeler la mort comme un soulagement à leurs souffrances. Elles étaient tellement secouées qu’elles tombèrent évanouies et demeurèrent couchées sur le pont, au milieu des cordages, sans bouger, durant trois jours et trois nuits.

Alors, la tempête se calma et le ciel redevint serein. Le soleil se mit à briller, et une brise légère fit dériver le navire en direction du soleil couchant, de sorte qu’il vint s’échouer sur une côte basse, en cette terre qui est maintenant l’Angleterre. C’était marée basse, mais les princesses ignoraient l’existence des marées dans le grand océan. Elles furent très étonnées, en se relevant, de voir les eaux qui refluaient. Bientôt, le bateau se trouva entièrement à sec. « Les dieux nous protègent, se dirent-elles. Ils nous ont sauvées de la tempête et nous ont conduites sur cette terre où nous allons pouvoir trouver des secours. » Et elles se préparèrent à mettre le pied sur le rivage. Alors, devançant toutes les autres, et malgré son intense fatigue, la princesse Albine se précipita, sauta du bateau, et dès qu’elle eut senti le sol ferme sous ses pas, elle s’écria : « En tant que votre aînée, je prends possession de ce pays, quel qu’il soit, et je m’en déclare la dame et la maîtresse ! Que les dieux qui nous protègent soient témoins de cet acte sacré par lequel cette terre et tous ceux qui y vivent m’appartiennent ! »

Les vingt-huit autres descendirent à leur tour du bateau. Elles pouvaient à peine marcher tant elles étaient affaiblies par leurs souffrances et leurs privations. Leur unique but était de découvrir de l’eau bonne à boire et de la nourriture. Elles errèrent sur le rivage et s’enfoncèrent plus à l’intérieur, au milieu d’une forêt sombre et profonde. Là, elles découvrirent un ruisseau où elles s’abreuvèrent longuement. Puis elles repartirent, mais ne découvrirent nulle habitation, nulle trace de vie humaine. Il faut savoir qu’en ce temps-là, cette grande île que nous appelons la Grande-Bretagne était totalement inhabitée, et qu’elle ne portait aucun nom. Les princesses, ne trouvant âme qui vive, cueillirent des fruits sauvages et déterrèrent des racines pour les dévorer avec avidité. Cette médiocre nourriture n’avait rien de commun avec ce qu’elles avaient coutume de manger dans leurs palais, mais elles étaient si affamées que non seulement elles s’en contentèrent, mais furent toutes joyeuses de savoir qu’elles pourraient survivre dans ce pays inconnu.

S’étant ainsi quelque peu réconfortées, elles pensèrent à se protéger pour la nuit. Bien qu’elles n’eussent aucune expérience et aucune habileté en la matière, elles purent néanmoins établir des abris de fortune avec des branchages et répandirent des feuilles sur le sol afin de s’y reposer. Elles étaient si harassées que, malgré la précarité de ces couches, elles dormirent longtemps. Le lendemain, elles s’enfoncèrent plus avant dans les bois, cherchant une quelconque trace d’habitation. Mais elles n’en trouvèrent point. Par contre, elles découvrirent quantité de fruits sauvages dans les arbres, pommes, prunelles, châtaignes, glands, nèfles, et même des fraises sauvages dans les grandes herbes. Et plus loin, elles virent des oiseaux de toutes couleurs dans les branches, et aussi des bêtes sauvages qui s’enfuyaient à leur approche, des lièvres et des sangliers notamment, ce qui leur fit un peu peur, mais qui les réconforta. Elles finissaient en effet par comprendre que ce pays était inhabité et que, puisqu’elles ne retrouveraient jamais leur patrie, il leur fallait s’organiser et tirer parti de ce que la nature leur fournissait. Alors l’aînée, la princesse Albine, prit la parole :

« Mes sœurs, nous voici donc exilées de la terre qui nous a vu naître, mais les dieux nous ont accordé ce pays désert dont je dois être la maîtresse puisque j’y ai abordé la première, et en vertu de mon droit d’aînesse. Si l’une d’entre vous conteste mon autorité, je la prie de bien vouloir me démontrer en quoi je pourrais avoir tort ! » Albine toisa ses sœurs avec arrogance. Aucune d’elles n’osa prendre à partie son aînée tant celle-ci était redoutée : chacune savait en effet qu’elle serait capable de se débarrasser immédiatement de la moindre perturbatrice. Elles applaudirent toutes à ce que disait Albine, la confirmant dans son rôle de chef. Albine continua ainsi : « Cette terre où nous sommes, nous n’en savons pas le nom, et sans doute n’en a-t-elle pas puisqu’elle est inhabitée. C’est pour cette raison qu’elle doit être appelée de mon nom, puisque j’en suis la maîtresse légitime. Et puisque Albine est mon nom, je déclare que cette terre sera nommée Albion[8]. Ainsi, désormais, mon nom et notre souvenir resteront à jamais gravés dans ce pays jusqu’à la fin des temps. Nous n’avons pas besoin de partir ailleurs, car cette terre est riche en biens de toutes sortes. Nous ne manquerons jamais de rien, sauf de viande, à moins que nous ne trouvions le moyen de nous emparer des animaux qui fuient à notre approche. »

Elles éprouvaient en effet une très grande envie de viande, et leur estomac la réclamait. De plus, à force de voir des oiseaux dans les arbres, et des bêtes en abondance, cette envie ne faisait qu’augmenter. Elles réfléchirent donc aux moyens d’attraper du gibier et des oiseaux. Autrefois, elles avaient toutes chassé dans les forêts de Grèce, mais ce qui leur manquait, c’étaient des arcs, des flèches, ou encore des faucons et des chiens. Elles finirent cependant par fabriquer des pièges et par les placer si habilement que, bientôt, elles eurent abondance de gibier. Mais encore fallait-il préparer cette nourriture et la faire cuire. En frottant des cailloux les uns sur les autres, elles parvinrent à enflammer des brindilles et des feuilles sèches, et elles firent rôtir les petits oiseaux à même la braise. Pour ce qui était du gros gibier, elles eurent recours à un procédé fort ingénieux : elles creusaient une fosse qu’elles remplissaient d’eau, et elles y mettaient la bête, une fois vidée dans sa totalité, entourée de grandes herbes. Puis elles faisaient un feu et chauffaient des galets qu’elles plongeaient dans la fosse au moyen de grosses branches afin de chauffer l’eau et de la maintenir à une bonne température de cuisson. Ainsi avaient-elles de la viande bouillie dans les meilleures conditions du monde[9].

Les princesses eurent grand plaisir à se rassasier de cette nourriture. Elles en oubliaient toutes les souffrances endurées au cours de leur terrible navigation vers cette terre d’Albion, et, au bout de quelques semaines, elles avaient tant repris de sang et de chair qu’elles se sentirent au meilleur de leur forme. Mais c’est alors qu’elles s’aperçurent qu’il leur manquait quelque chose : la chaleur naturelle qui montait en elles leur fit éprouver, à toutes, l’impérieux désir de se trouver en compagnie d’un homme afin de satisfaire leur volupté. Mais il n’y avait aucun homme sur cette terre, et cela ne faisait qu’aiguiser cette envie qui ne les quittait ni le jour ni la nuit. Sous la morsure du soleil, dans le vent qui soufflait entre les branches, leurs corps frémissaient, tendus vers l’inaccessible, et pendant la nuit leur sommeil était troublé par des râles et des plaintes qui les empêchaient de trouver un véritable repos.

Or, les démons qu’on appelle incubes ne tardèrent pas à s’intéresser à elles. Ces démons incubes sont pourvus de nombreux pouvoirs qui leur viennent de l’enfer. Ils sont de simples esprits qui rôdent entre la terre et le ciel, mais ils peuvent prendre toutes les formes souhaitées, en particulier celle d’un homme qui s’en va rejoindre, dans les ténèbres, une femme en proie à un grand désir de volupté. Voyant que les filles du roi de Grèce désiraient ardemment la présence d’un homme à leurs côtés, les démons incubes vinrent les visiter et ils s’unirent à elles. Toutes furent ainsi contentées, mais elles ne virent jamais ceux qui avaient couché avec elles : elles ne firent que sentir ce que ressent une femme avec un homme dans ces circonstances. Chacune d’elles fut donc possédée par un démon incube, et s’en porta fort bien. Mais au bout de quelque temps, les démons incubes disparurent et ne revinrent jamais plus. Cependant, les princesses s’aperçurent qu’elles étaient toutes enceintes, et comme elles étaient grandes et fortes, elles donnèrent bientôt naissance à des garçons de haute stature, hideux à voir, féroces et fiers. C’étaient les géants qui dominèrent pendant si longtemps la terre d’Albion : ils avaient été engendrés par des démons et avaient acquis la force mauvaise de ceux-ci[10].

Quand ils eurent atteint leur maturité, ces garçons se sentirent à leur tour en proie à la chaleur naturelle, et comme il n’y avait pas d’autres femmes que leurs mères, ils n’hésitèrent pas à s’unir à elles. C’est ainsi que naquirent de nombreux fils et de nombreuses filles, lesquels s’accouplèrent entre eux. Les sœurs eurent de leurs frères des fils et des filles qui grandirent beaucoup. Leur taille fut de plus en plus élevée, et ils furent très forts, étonnamment grands de corps et de stature. Cela, nul ne peut en douter, et il n’est pas rare de découvrir, lorsqu’on fouille la terre de ce pays, surtout sous les grands monuments de pierre dressés un peu partout, des ossements qui ne peuvent être que des ossements de géants appartenant à une race monstrueuse et maudite. Et, au fur et à mesure que le temps passait, cette engeance diabolique se multipliait, envahissait les plaines et les vallées, et surtout les montagnes, là où ils ont laissé le plus de traces. Car les géants étaient non seulement puissants par eux-mêmes, mais ils connaissaient les secrets des pierres et des métaux, et ils pouvaient construire de grands bâtiments. Ainsi creusaient-ils des cavernes dans le sol, les entourant de grandes murailles, et creusant, à l’avant de celles-ci, des fossés infranchissables. Les géants craignaient d’être attaqués par des ennemis et mettaient tout leur soin à se protéger les uns des autres, tant leur méchanceté était grande et leur orgueil démesuré.

Ils n’avaient aucune organisation véritable. Leur force et leur volonté farouche de dominer par tous les moyens, telles étaient leurs seules lois. Et comme leur force était non seulement terrible mais à peu près égale pour tous, ils se livrèrent entre eux à de sanglantes batailles dans lesquelles il n’y avait ni vainqueurs ni vaincus. C’est ainsi qu’à force de se combattre, ils finirent pas s’exterminer mutuellement, et lorsque le héros Brutus parvint en cette île d’Albion, en l’an 1136 avant la naissance de Notre Seigneur, à ce qu’on dit, les géants n’étaient plus que vingt-quatre à se partager un immense territoire, se surveillant férocement les uns les autres et n’hésitant pas, à la moindre faiblesse d’un de leurs voisins, à s’emparer de tous ses biens. Mais quand les géants apprirent que venaient de débarquer des gens venus d’ailleurs, et qui avaient l’allure de redoutables guerriers, ils firent taire leurs querelles et s’apprêtèrent à livrer contre eux une bataille qui les rejetterait à la mer[11].

Brutus venait de très loin. Il était le petit-fils du héros Énée, qui s’était échappé de Troie en flammes et qui, au terme de nombreuses aventures, avait fondé, en Italie, la ville qui allait plus tard devenir Rome. Mais alors qu’il était encore adolescent, Brutus, au cours d’un tournoi qu’il disputait, avait tué son père, par maladresse, d’un coup de javelot mal lancé. Ce drame avait été ressenti comme une malédiction, et l’on ne pouvait que se séparer d’un parricide, même involontaire, qui aurait provoqué à coup sûr la vengeance des dieux sur la communauté. Brutus avait donc été condamné à l’exil. Et comme il errait de pays en pays, de rivage en rivage, il s’arrêta un jour dans un temple de Diane pour y méditer. C’est là qu’il entendit une voix lointaine lui dire de ne pas perdre courage et de se préparer à une grande mission : il devait en effet donner son nom à une grande île, quelque part à l’ouest du monde. Tout réconforté par cette révélation, Brutus avait rassemblé quelques compagnons et s’en était allé dans le pays des Gaulois. Là, il s’était mis au service de quelques chefs et avait acquis beaucoup de gloire dans des combats difficiles. Et surtout, il s’était lié d’amitié avec un autre exilé, venu lui aussi d’Italie, un jeune homme de belle allure et de grande bravoure du nom de Corineus. Avec lui, il avait préparé très soigneusement une expédition, et tous deux s’étaient embarqués sur un beau navire, sur l’océan, dans la direction du soleil couchant. Et c’est alors qu’avec une troupe de guerriers habiles et généreux, Brutus et Corineus avaient débarqué sur le rivage de ce qui est aujourd’hui Totnais, en péninsule de Cornouailles.

Brutus savait que le nom de l’île était alors Albion. Il savait également qu’elle n’était habitée que par quelques géants et que ces géants s’opposeraient sans aucun doute à leur expédition. Cependant, la situation des lieux était très agréable, et cela plut grandement à Brutus, à Corineus et à leurs compagnons, car les rivières abondaient en poissons et les nombreuses forêts étaient pourvues de beaucoup de gibier. Ils commencèrent par se construire des demeures, non loin de l’océan, mais à l’abri des vents du large, puis ils se mirent à cultiver les terres et à faire pâturer le bétail qu’ils avaient amené avec eux. Et Brutus décida que cette île, à cause de son nom, serait appelée Britannia (Bretagne), et ses habitants les Brittones (Bretons). Il justifiait ainsi la révélation qu’il avait eue dans le temple de Diane. Quant à la portion de l’île que le sort avait attribuée à Corineus, elle fut appelée Corinea, c’est-à-dire Cornouailles (Cornwall).

Un jour que Brutus faisait célébrer une grande fête à Totnais, les géants, qui s’étaient rassemblés dans l’arrière-pays, vinrent attaquer les Bretons. La bataille fut terrible et grandiose. Les Bretons étaient plus nombreux et possédaient des armes plus efficaces, mais les géants étaient puissants et redoutables. Cependant, à force de mollesse et d’oisiveté, ces géants avaient quelque peu perdu de leur endurance. Ils se fatiguaient vite, et leurs adversaires eurent tôt fait d’en venir à bout. Vingt-trois d’entre eux périrent dans la bataille. Brutus ordonna qu’on épargnât la vie du vingt-quatrième et dernier, qui avait pour nom Gœmagog, et qui mesurait douze coudées de haut. Brutus s’étonnait en effet de la taille de ce géant, et, de plus, il était curieux d’apprendre comment cette race s’était installée sur cette île et quelle en était l’origine. Il fit donc amener Gœmagog chargé de chaînes devant lui et l’interrogea patiemment. Le géant lui dévoila de bonne grâce la façon dont ses ancêtres avaient été engendrés, comme il l’avait lui-même entendu dire par ceux qui avaient vécu avant lui, ainsi que tous les événements qui s’étaient déroulés sur cette île jusqu’à ce jour. Brutus et ses compagnons furent satisfaits de ces réponses, et on laissa libre le géant à condition qu’il se retirât sur une montagne et qu’il s’engageât à ne rien tenter de nuisible contre les nouveaux occupants du pays. Et Brutus fit mettre par écrit ce qui venait d’être raconté, afin que les générations futures pussent avoir connaissance des grandes prouesses du passé.

Après cette victoire sur les géants qui avaient infesté l’île pendant tant de générations, Brutus organisa son royaume, distribuant des terres à ceux qui l’avaient fidèlement servi. Il fonda une ville et lui donna le nom de Troja Nova, qui devint ensuite Trinovantum, et que l’on appelle actuellement Londres. Il fit défricher les grandes forêts et cultiver les endroits les plus fertiles. C’est à partir de son règne que l’île de Bretagne devint la patrie des druides, ces mystérieux prêtres qui connaissaient les secrets de la nature, la position des astres et l’explication des grandes énigmes de ce monde[12]. L’île de Bretagne se trouve dans l’océan, dans la direction du nord, tournée vers le soleil couchant. Elle mesure à peu près huit cents milles de long et deux cents de large. Depuis Brutus, elle se divise en vingt-huit cités et comporte d’innombrables promontoires surmontés d’innombrables forteresses en pierre, en terre et en brique. Et dans cette île cohabitent quatre nations, Scots[13], Pictes[14], Saxons et Bretons. Autour de la grande île se trouvent des îles plus réduites. L’une, tournée vers l’Armorique, est appelée Inis Gweith[15]. Une autre est située au milieu de la mer entre l’Irlande et la Bretagne, c’est Eubonia ou Manau[16]. La troisième est bien au-delà, à l’extrême limite du monde et de la Bretagne, au-delà du pays des Pictes, et elle est appelée Orc[17]. Mais il y a aussi une île plus petite qui touche les rivages de la Bretagne, sous les hauteurs du mont Éryri[18] : c’est l’île de Mona[19], et c’est là qu’était établi le plus grand sanctuaire des druides.

En cette île de Bretagne, de nombreux fleuves se dirigent dans toutes les directions, c’est-à-dire vers l’orient, vers le septentrion, vers le couchant, vers le midi, mais deux de ces fleuves sont plus célèbres que les autres, la Tamise et la Severn, comme si elles étaient les deux bras de la Bretagne, bras par lesquels les navires venaient apporter de riches marchandises dans les ports, situés bien à l’abri dans leurs estuaires. Mais c’est par ces ports qu’arrivèrent de nombreux envahisseurs, parce qu’ils savaient que l’île de Bretagne était riche et bien pourvue, attirant ainsi les convoitises de nations qui se sentaient pauvres et défavorisées.

Brutus mourut vingt-quatre ans après son arrivée dans l’île qui porte son nom. Ses trois fils se partagèrent le pays, et leurs descendants régnèrent ensuite les uns après les autres. Mais les Scots qui étaient à l’ouest, et les Pictes qui étaient au nord s’allièrent souvent contre les Bretons et engagèrent des guerres meurtrières. Et cela dura ainsi jusqu’au temps des Romains[20].