21
La fanfare jouait Louie, Louie[39].
Pas très juste, si je puis me permettre cet avis d’amateur éclairé.
Pourtant, Sean et moi sommes courageusement restés assis sur les gradins métalliques, ceux-là mêmes sous lesquels j’avais été foudroyée, une dizaine de jours plus tôt. À nos pieds s’étalait le stade, océan d’un vert envoûtant sur lequel défilait un troupeau de musiciens qui jouaient de tout leur cœur, bien qu’il ne s’agisse que d’une répétition habituelle et pas du jour J. La saison de foot était terminée depuis belle lurette, mais le bal de fin d’année approchait, et la fanfare était censée ouvrir les festivités.
Restait à prier pour qu’elle s’attaque à un autre morceau que Louie, Louie.
— Je ne pige pas, a ronchonné Sean. Qu’est-ce qu’on fabrique ici ?
— Patiente, tu vas voir.
Nous n’étions pas les seuls spectateurs. Un gars était là également, très, très haut derrière nous.
J’ignorais si Rosemary avait réussi à transmettre mon message à l’Agent Spécial Johnson ou si ce dernier avait choisi de n’y prêter aucune attention. Auquel cas, il commettait une grave erreur. Du moins, le mec installé en haut des tribunes allait s’arranger pour que ça en devienne une.
— Pourquoi ne me dis-tu pas ce que nous fichons ici ? a continué à râler Sean. Il me semble que j’ai le droit de savoir.
— Tais-toi et bois ta limonade.
L’air était étouffant. Le soleil de cette fin d’après-midi nous chauffait le caillou. Je n’avais ni lunettes noires ni chapeau, et j’étais à deux doigts de défaillir. Je m’inquiétais pour le môme. Je ne tenais pas à ce qu’il se chope une insolation.
— J’en veux pas, de cette stupide limonade, a-t-il bougonné. Je veux comprendre ce que nous fabriquons ici.
— Regarde la fanfare.
— Elle est nulle, ta fanfare, a-t-il riposté en me toisant.
Les douches répétées avaient fini par éliminer l’essentiel de sa teinture. Heureusement cependant qu’il avait autorisé Mme Wilkins à lui couper les cheveux, sinon les mèches brunes s’échappant encore de sous sa casquette l’auraient immédiatement trahi.
— Qu’est-ce qu’on fait ici, a-t-il seriné pour la énième fois. Et qu’est-ce que Jed attend, là-bas ?
Jed était un des potes de Rob fréquentant le Chick, celui du tatouage vietnamien. Il était installé dans une camionnette garée pas très loin de nous, derrière les gradins. Presque à la même place que celle où l’éclair m’avait frappée, d’ailleurs. C’était un endroit à l’ombre. Le veinard ne dégoulinait sûrement pas de transpiration, contrairement à moi.
— Du calme, mon gars, ai-je conseillé à Sean.
— Nan ! Je ne me calmerai pas. J’estime que je mérite une explication. Tu vas m’en donner une, oui ou crotte ?
Un brusque reflet de soleil m’a tiré l’œil. La main en visière, j’ai scruté le parking. Une berline noire venait d’y pénétrer. Louie, Louie s’est achevé. La fanfare a entamé une version enflammée de Simply Irrésistible, de Robert Palmer.
— Pourquoi n’es-tu pas dans la fanfare ? m’a soudain demandé Sean. Après tout, tu joues de la flûte.
La voiture s’est arrêtée. Les deux portières avant se sont ouvertes, et un couple est apparu. Puis, une autre femme est sortie de l’arrière du véhicule.
— Parce que je suis déjà dans l’orchestre, ai-je répondu à Sean.
— C’est quoi la différence ?
— Dans l’orchestre, tu joues assis.
— C’est tout ?
Le couple a encadré sa passagère, et tous trois ont commencé à traverser le terrain de foot, en direction de Sean et moi.
— L’orchestre ne se produit pas pour les événements du lycée, comme les matchs, les bals ou autres.
— Ben vous jouez où, alors ?
— Nulle part. Nous donnons des concerts de temps en temps, c’est tout.
— Et tu trouves ça drôle ?
— J’en sais rien. De toute façon, je ne pourrais pas faire partie de la fanfare. Je suis toujours collée au moment des répétitions.
— Pourquoi ça ?
— Parce que je suis une grosse vilaine.
Le trio s’était suffisamment rapproché pour que j’en distingue les visages. Il s’agissait bien de ceux que j’attendais. Rosemary avait réussi sa mission.
— Comment ça ? a insisté Sean.
— Je frappe les gens, ai-je expliqué en mettant la main dans la poche arrière de mon jean.
— Et alors ? s’est indigné le gamin. Ils le méritent sûrement.
— C’est aussi mon avis. Écoute, Sean, je voudrais que tu prennes ça. C’est pour toi et ta mère. Jed va vous conduire à l’aéroport, où vous prendrez un avion, n’importe lequel, et décamperez d’ici. Ne contactez personne et ne vous arrêtez sous aucun prétexte. Vous achèterez ce dont vous avez besoin quand vous serez arrivés à destination. Compris ?
Il a contemplé l’enveloppe que je lui tendais avant de me dévisager.
— Qu’est-ce que c’est que ce délire ?
— Toi et ta mère allez repartir de zéro, tous les deux ensemble, ailleurs. Très loin d’ici, j’espère, à un endroit où ton père ne vous dénichera pas. Ceci vous aidera à démarrer.
J’ai enfoncé l’enveloppe dans la poche de sa veste. Il a secoué la tête, les traits déformés par tout un tas d’émotions, apparemment contradictoires.
— Hé, Jess, a-t-il objecté, ma mère est encore en prison, je te signale.
— Plus maintenant.
J’ai tendu le doigt.
Les trois personnes étaient assez près désormais pour qu’on les identifie sans hésitation. L’Agent Spécial Johnson, l’Agent Spécial Smith et, entre eux, une femme mince en jean. La mère de Sean. Ce dernier a regardé. Il a cessé de respirer. Puis il s’est tourné vers moi pour me fixer. Les émotions contradictoires étaient faciles à déchiffrer maintenant – de la joie mêlée d’inquiétude.
— Qu’as-tu fait ? a-t-il chuchoté. Qu’as-tu fait, Jess ?
— J’ai passé un petit marché. Ne t’inquiète pas. Va la retrouver et débrouille-toi pour qu’elle grimpe dans la fourgonnette de Jed. Ensuite, foncez à l’aéroport.
Ses yeux bleus se sont remplis de larmes.
— Tu as réussi. Tu avais promis, et tu as réussi, a-t-il hoqueté.
— Naturellement ! Qu’est-ce que tu crois !
J’étais outrée qu’il ait pu douter de moi.
À cet instant, sa mère l’a aperçu et s’est ruée vers nous, échappant à son escorte, appelant son fiston. Ce dernier a bondi sur ses pieds et a dégringolé les tribunes. Il avait abandonné sa limonade derrière lui. J’en ai pris une gorgée. Allez savoir pourquoi, j’avais la gorge serrée, soudain.
Ils se sont rejoints au pied des gradins. Sean s’est jeté dans les bras de Mme O’Hanahan, qui l’a fait virevolter dans les airs. Les Agents Spéciaux Johnson et Smith s’étaient arrêtés net. Ils ont levé les yeux dans ma direction, et je les ai salués d’un petit geste amical de la main. Ces rustauds ne m’ont pas rendu la politesse.
Sean a dit quelque chose à sa mère, qui a acquiescé. Brusquement, il est revenu vers moi à toutes jambes.
Ce n’était pas prévu dans le plan, ça. Je me suis levée, alarmée.
— Jess ! a-t-il crié, hors d’haleine.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? ai-je lancé, plus sèchement que je ne l’aurais voulu. Retourne là-bas. Et que ça saute ! Vous n’avez pas beaucoup de temps.
Sean haletait tellement qu’il a eu du mal à parler.
— Je voulais juste… juste… te dire… merci.
Puis il a flanqué ses bras autour de mon cou.
J’avoue avoir été un peu décontenancée, au début.
J’ai contemplé le stade. Les deux agents n’avaient pas bougé, me tenant dans leur ligne de mire. La fanfare a attaqué un nouveau morceau, Hard Day’s Night des Beatles, cette fois. J’ai serré Sean contre moi. Ma gorge était de plus en plus douloureuse, et le coin des paupières me picotait.
Sûrement des allergies.
— Quand te reverrai-je ? a reniflé le petit morveux.
— Jamais. Du moins, tant que la situation avec ton père n’aura pas changé. Ne m’appelle surtout pas. Ils risquent de mettre ma ligne sur écoute jusqu’à la fin de mes jours.
— Et si…
Se détachant de moi, il m’a longuement scrutée. Ses yeux dégoulinaient autant que les miens.
— Quand j’aurai trente ans, a-t-il repris, tu en auras trente-trois. Ça ne serait pas trop bizarre, non, un type de trente ans sortant avec une nana de trente-trois.
— Non, ai-je répondu en donnant une pichenette à la visière de sa casquette. Sauf que quand tu auras trente ans, j’en aurai trente-quatre. Tu n’as que douze ans, je te rappelle.
— Presque treize ! Dans neuf mois seulement.
J’ai embrassé sa joue humide.
— File ! lui ai-je ordonné.
Il s’est arraché un sourire mouillé, puis il a tourné les talons et est parti comme une flèche. Cette fois, lorsqu’il a rejoint sa mère, il l’a prise par la main et l’a entraînée aussitôt de l’autre côté des tribunes, où Jed attendait.
Ce n’est qu’après avoir entendu le moteur démarrer et la fourgonnette s’éloigner que j’ai, à mon tour, descendu les gradins. Avant, je me suis assurée que je m’étais soigneusement essuyé les joues.
L’Agent Spécial Johnson avait l’air de crever de chaud dans son costume trois pièces et sa cravate.
L’Agent Spécial Smith paraissait plus à l’aise en jupe et corsage de soie, mais pas beaucoup plus. Debout l’un à côté de l’autre, élégants, en lunettes de soleil, j’ai trouvé qu’ils formaient un beau couple.
— Salut ! ai-je lancé en sautillant dans leur direction. Est-ce que, par hasard, vous auriez une histoire à la X-Files sur le feu, tous les deux ?
L’Agent Spécial Smith m’a dévisagée. Ce jour-là, elle arborait ses boucles d’oreilles en perles.
— Je vous demande pardon ? a-t-elle répondu.
— Vous savez bien. Une de ces relations à la Scully-Mulder. Vous êtes dévorés de passion l’un pour l’autre, mais vous ne pouvez l’assouvir.
L’Agent Spécial Johnson s’est tourné vers sa collègue, ahuri.
— Je suis marié, Jessica, m’a-t-il informé.
— Et, de mon côté, a renchéri l’Agent Spécial Smith, je fréquente quelqu’un.
— Oh ! Dommage.
J’étais étrangement déçue. Allez comprendre.
— Bon, a enchaîné l’Agent Spécial Johnson avec avidité. Vous avez la liste ?
— Oui. J’ai votre parole que rien ne sera tenté pour empêcher Sean et sa mère d’atteindre l’aéroport ?
— Évidemment, a aussitôt riposté l’Agent Spécial Johnson, offensé.
— Et qu’on les laissera tranquilles une fois qu’ils seront là où ils doivent aller ?
— Jessica, s’est emporté l’Agent Spécial Johnson, on se fiche complètement du gamin et de sa mère. Ce que nous voulons, c’est la liste.
— Eh bien moi, ai-je rétorqué en le fusillant du regard, je ne me fiche pas du tout d’eux. Et je suis sûre que M. O’Hanahan ne sera pas très content quand il découvrira le pot aux roses.
— M. O’Hanahan est notre problème, pas le vôtre, est intervenue l’Agent Spécial Smith. La liste, Jessica. S’il vous plaît.
— Personne n’a l’intention d’entamer des poursuites non plus ? ai-je insisté, histoire d’être tranquille. Pour ce qui concerne Crâne, s’entend. Contre moi ou n’importe qui d’autre ?
— Non ! s’est impatienté l’Agent Spécial Johnson.
— Même pour l’hélicoptère ?
— Même pour l’hélicoptère, a-t-il promis.
(En grinçant des dents néanmoins.)
— La liste, Jessica, a répété l’Agent Spécial Smith, en tendant la main cette fois.
Soupirant, j’ai mis la main dans la poche arrière de mon jean, tandis que la fanfare s’attaquait à une version particulièrement tarte de We’re the Kids in America.
— Tenez ! ai-je dit en lui remettant une feuille froissée.
Elle l’a dépliée et l’a parcourue avant de me jeter un coup d’œil désapprobateur.
— Il n’y a que quatre adresses, a-t-elle marmonné en donnant le papier à son équipier.
— Qu’est-ce que vous croyez ? ai-je protesté en montant aussitôt sur mes grands chevaux. Je ne suis pas une machine. Juste une ado. Vous inquiétez pas, il y en aura d’autres.
L’Agent Spécial Johnson a replié la liste avant de l’empocher.
— Bon, a-t-il dit ensuite, et maintenant ?
— Vous deux, vous remontez dans votre voiture et déguerpissez d’ici, ai-je décrété.
— Et vous ? s’est enquise l’Agent Spécial Smith.
— Je vous contacterai.
Elle a mordillé sa lèvre pendant un moment, puis a lâché comme si c’était plus fort qu’elle :
— Vous savez, les choses auraient pu se passer différemment.
Je l’ai regardée. Ses prunelles étaient invisibles derrière ses lunettes noires.
— Non, ai-je répondu. Je ne crois pas.
Elle et l’Agent Spécial Johnson ont échangé un coup d’œil, puis ils ont fait demi-tour et se sont dirigés vers leur voiture.
— Hé les gars ! les ai-je hélés. Ce n’est pas que je voudrais vexer Mme Johnson ni rien, mais vous deux formez vraiment un beau couple.
Ils ont continué comme si de rien n’était.
— Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? m’a demandé Rob en s’extirpant de sous les tribunes où il avait monté la garde depuis le début de cette petite rencontre au sommet.
Bah, j’ai bien le droit de les embêter un peu, non ?
— Ouais, a-t-il répondu en époussetant son jean. J’ai remarqué que c’était un de tes passe-temps favoris. Alors, tu m’avoues ce qu’il y avait dans l’enveloppe ?
— Celle que j’ai donnée à Sean ?
— Celle-là même. Celle que j’ai dû aller chercher chez ton père. Qui, au passage, me hait.
De la poussière s’accrochait encore dans le dos de son T-shirt noir. Sous prétexte de l’essuyer, j’ai profité de l’occasion pour caresser son torse.
— Mon père ne peut pas te haïr, ai-je repris. Il ne te connaît même pas.
— En tout cas, son air était éloquent.
— Oh, ça ? C’est seulement à cause du contenu de l’enveloppe.
— Qui est ?
— Les dix mille dollars de récompense pour avoir retrouvé Olivia Marie d’Amato.
Rob a lâché un long sifflement.
— Tu as filé dix mille dollars au môme ? En cash ?
— T’inquiète, il est avec sa mère. Et puis, il faut bien qu’ils aient de quoi vivre en attendant qu’elle décroche un boulot.
— Tu m’étonneras toujours, Mastriani. Bon. Et qu’y avait-il sur le papier que tu as refilé aux Fédéraux ?
— Oh, rien que l’adresse de quelques-uns des types les plus recherchés d’Amérique. Je la leur avais promise si, de leur côté, ils abandonnaient les charges contre Mme O’Hanahan.
— Ah bon ? Je croyais que tu refusais d’être impliquée là-dedans ?
— C’est le cas. Voilà pourquoi je ne leur ai fourni de renseignements que sur les types de leur album qui étaient morts.
— Une minute, s’est marré Rob. Tu…
— Je n’ai pas menti. Ils retrouveront les gars aux endroits que j’ai mentionnés. Enfin, leurs restes. Ça risque de ne pas être joli-joli, ai-je ajouté en plissant le nez.
Rob a secoué la tête, puis il a passé son bras autour de mes épaules.
— Je suis fier d’avoir été assis à côté de toi pendant ces heures de colle, tu sais, Jess.
— Merci !
Je lui ai adressé un sourire rayonnant avant de lever les yeux en direction de la silhouette assise tout en haut des gradins.
— Allez, viens, ai-je enchaîné en lui prenant la main. Il me reste encore une corvée à accomplir.
Rob a dévisagé le type.
— Qui c’est ? a-t-il demandé.
— Qui, lui ? Le mec qui va me libérer.