CHAPITRE XI

 

 

Marion embrassa Mary avec effusion. Des larmes perlaient dans ses yeux. Elle avait revêtu une robe bariolée, abandonnant ses habits de « civilisée ».

La doctoresse hocha la tête, minimisa cette séparation, et observa :

— On se reverra, Marion. Très souvent. Jef et moi, nous n’appartenons à aucun Groupe. Ni au 18, ni au 26. Notre tâche consiste à être là où notre présence s’avère nécessaire.

La femme de Karl monta dans la pirogue où l’attendait Gaël. La gorge serrée, elle adressa un geste de la main à son amie puis l’embarcation s’éloigna à grands coups d’aviron. Il y avait douze heures de route pour atteindre l’Île de Corail et les pagayeurs profitaient d’un océan repu, apaisé, dont les spasmes flasques mollissaient sur la grève.

Un ciel bleu. Du soleil. Le calme absolu. Le silence. Les palmiers ne frémissaient même pas sous la brise figée...

La pirogue ne fut bientôt plus qu’un point imperceptible à l’horizon. Marion allait retrouver son fils et elle serait heureuse.

— Dommage ! soupira Mary. Dommage pour Karl.

Elle revint vers le village, pénétra dans l’ « hôpital ». Jef examinait déjà des malades. Une infirmière se présenta :

— Je suis à votre disposition, docteur. Je m’appelle...

Elle dit un nom. Mary lui sourit et suggéra d’un air décidé :

— Recensez tous les médicaments, les instruments de chirurgie. Je veux une liste complète du matériel. Vous dresserez une autre liste : celle des besoins. Elle sera plus longue que la première et nous essaierons d’y remédier...

Jef admirait l’activité soudain débordante de sa collègue, après sa longue et éprouvante hésitation pour rompre avec l’Ordre. Un travail immense les attendait dans l’Archipel.

— Mary..., dit soudain le médecin. On peut se tutoyer ? Ça sera plus commode. Ici, ils se tutoient tous. Comme dans une grande famille.

Surprise, mais non scandalisée, la doctoresse rougit légèrement :

— D’accord. On se tutoie. Nous sommes en Zone Libre. Plus dans une Unité de Soins.

Ils rencontrèrent Jazuel qui ramenait son « générateur » à sa pirogue. Son rêve était de construire une radio émettrice pour chaque groupe. Ainsi, les piroguiers ne seraient plus les messagers, à la merci des vents, des tempêtes...

Il en parla à Jef. Celui-ci prit la chose au sérieux :

— Ce matériel, comme les médicaments, n’existe que dans les Bases. Vous prétendiez...

Il rectifia en riant :

— ... tu prétends que ces expéditions deviennent de plus en plus périlleuses.

— Oui, confirma l’ingénieur. Mais elles sont nécessaires. Nous n’avons pas le choix.

— Tu possèdes une carte des Bases de l’Ordre ?

— Évidemment, dit Jazuel. Les bases sont réparties dans les Archipels de l’Ouest. Le Groupe 18 est celui qui se trouve le plus proche. Toutes les expéditions partent de l’île de Corail. Tu es tenté par une « fauche », Jef ?

Celui-ci opina :

— Développer les télécommunications entre les Groupes. Accentuer les efforts sur le plan médical. Telles semblent les priorités.

Le Physicien serra franchement la main de son collègue. Ses yeux brillèrent d’un vif éclat :

— J’ai découvert un ami en toi. Je l’ai tout de suite compris quand j’ai ôté ton bracelet biomagnétique. J’espère que d’autres scientifiques traverseront la Filière et nous rejoindront...

Jef grimaça. Il songea au cas de Mary Lang :

— Les Passeurs exigent des prix excessifs. Or, quand leurs clients arrivent en Zone Libre, ils semblent déçus par la dégradation extrême du niveau de vie. S’ils veulent s’intégrer, ils doivent renoncer au confort, à la sécurité qu’ils avaient dans les Villes. Leur hésitation est entretenue par la propagande alléchante des Vigiles...

Il croisa les bras sur sa poitrine nue et regarda fixement un coin de ciel bleu à travers les palmes. Il ajouta :

— Les Urbos, la Filière, les Frontaliers... C’est ce que l’Ordre appelle le « Cercle ». L’attrait de la Zone Libre joue sur les esprits, au départ, et ainsi se renouvellent les cadres dirigeants. Car même leurs enfants  – s’ils en ont ! — ne connaissent aucun privilège et sont rejetés dans le circuit général de la Ville. Il n’y aucun contact direct entre les Vigiles et les habitants de la Terre. Afin d’éviter toute corruption. Les « intermédiaires », Urbos, Frontaliers, agents administratifs, ignorent aussi la présence de l’Ordre. Ils soupçonnent seulement qu’au-dessus d’eux, existe une hiérarchie mystérieuse. Ils obéissent sans poser des questions...

— Les Vigiles sont tous des volontaires qui ont traversé la Filière. Des volontaires qui sortent eux-mêmes de leur coquille, de leur routine, et montrent ainsi certaines qualités de courage, d’abnégation, d’initiative. Au terme de la Filière, la Zone Libre est la récompense suprême, l’embrigadement. Sauf pour les Insoumis, qui refusent la propagande. Les Épreuves constituent en somme une École sélective. Sûr, il a fallu qu’un jour le « Cercle » commence. Nous ne savons pas quand. Mais c’est probablement vrai ce qu’ils disent : face aux désordres sur la planète, aux guerres, à l’anarchie, aux révolutions, au terrorisme, à la violence, qui grandissaient au fil des siècles, ils ont constitué l’Ordre, issu sans doute d’une Organisation internationale officielle, comme l’ancienne O.N.U. Ils ont uni leurs efforts pour faire de la Terre un monde pacifié, expliqua Jazuel.

Les deux hommes marchèrent vers l’Océan. Ils s’assirent sur le sable. Ils étaient amis. Ils avaient rompu le « Cercle » et découvert une autre vie.

L’ingénieur traçait des arabesques dans le sable, avec ses doigts. Des figures géométriques. Comme s’il était devant la table à dessin de son labo, dans la Ville. Il semblait posséder des détails plus approfondis sur le fonctionnement de l’Ordre. Mais il les gardait généralement pour lui ou ne les donnait qu’à des hommes en état de comprendre. Comme Jef Mara, par exemple, auquel il confia :

— La Filière et ses pièges sont une stimulation pour les labos de recherches, pour la science. J’en parle en connaissance de cause. J’ai travaillé à la mise au point du Tunnel électromagnétique. J’ai gagné la Zone Libre avant que le Tunnel ne soit achevé. Il doit être en service, maintenant.

Le médecin se remémora cet épisode qui avait surpris Jaobé lui-même et qui les avait contraints à se présenter nus devant les Frontaliers.

— Un piège fameux, ironisa-t-il. Nous l’avons inauguré, avec notre Passeur...

Jazuel hocha la tête. Il détourna les yeux vers le large, comme s’il avait honte de son comportement passé. Il n’avait peut-être encore jamais parlé à personne de cette tranche de sa vie, dans la Ville.

Sa voix exprimait le regret. Il voûta ses épaules maigres :

— J’ai « suivi » des passeurs et leurs clients sur des écrans de contrôle. J’ai noté leurs réactions pour améliorer le « piège » par la suite. Quand on quitte la Ville pour la Zone Libre, on devient des cobayes pour les « Scientifiques », un test pour les Chercheurs. Mais naturellement, nous ignorons où débouche l’Oasis. Nous n’avons aucune idée des Îles et des Insoumis. Nous travaillions en circuit fermé. Totalement fermé.

Jef dit, sur un ton de reproche :

— Et malgré ça, malgré tes connaissances de la Filière, tu as décidé de partir vers l’inconnu ?

— Oui. C’était plus fort que moi. Un désir d’évasion. Mon boulot m’écœurait. Il devenait dégueulasse.

— Ils t’ont laissé partir ? s’étonna le docteur.

— Oui. Ils ne pouvaient faire autrement car le Règlement est le même pour tous. Le Règlement en vigueur dans toutes les Agglomérations. Celui qu’ils ont promulgué en commun. Mais ils comptaient bien me récupérer comme Vigile. J’étais même une cible de choix.

L’histoire de Jazuel était passionnante. Jef ne se lassait pas d’écouter cet homme érudit.

— Ton bracelet biomagnétique... Comment as-tu fait pour t’en débarrasser ?

L’ingénieur esquissa une grimace.

— J’ai résisté d’abord à leur propagande. J’ai compris qu’il fallait un court-circuit pour neutraliser l’électromagnétisme. Alors j’ai demandé aux Insoumis les plus intelligents qu’ils me ramènent le matériel nécessaire d’une base. J’ai ainsi fabriqué mon générateur.

— Mais avant ? Ils vivaient avec leurs bracelets ?

— Pas exactement. Certains parvenaient à les casser par des chocs répétés. Mais en général, ils s’abîmaient le poignet gauche. D’autres mettaient des boules dans leurs oreilles pour ne pas entendre la propagande.

Le médecin devinait que l’arrivée de Jazuel avait provoqué une « cassure », le début d’une époque nouvelle. Il s’en inquiéta :

— L’Ordre réagira. Il exterminera les Insoumis.

Le Physicien ne fut pas aussi pessimiste :

— Mais non ! Les Insoumis habitent les Îles et font partie du décor des Bases. Comme du folklore. Comme des indigènes. Mon arrivée a peu modifié les choses. Il faudra des siècles pour ériger ici une société scientifique. D’ici là, la « Pénitence » sera peut-être terminée.

Jef fronça les sourcils, intrigué :

— La Pénitence ?

Le savant arrêta de griffonner le sable. Son visage se figea. Il alla au terme de sa confession et libéra son cœur :

— Tout a débuté par la Pollution. Elle est fabriquée par des Usines. C’est le prix que paient les Hommes pour leurs conneries passées. La Pollution masque le reste de la planète et oblige à l’assagissement par le biais des contraintes. Le port des masques, la grisaille perpétuelle, la vie exclusivement intérieure, dans les murs de la Ville qui garantissent selon eux la sécurité, forment un environnement apte à la passivité, au laxisme de l’individu, à sa résignation. Nous avons effectivement perdu notre agressivité. Nous avons changé de mentalité. Grâce à l’Ordre. Nous vivons ce que j’appelle l’« état de pénitence ». Mais jusqu’à quand durera-t-il ? Je n’en sais rien. Il se terminera forcément un jour. Et ce jour-là, les Usines à Pollution s’arrêteront de fonctionner. Le Soleil reviendra sur les Villes...

Il prit le docteur par le bras et le secoua, les dents soudées :

— Tu comprends, Jef ? Tu comprends pourquoi je veux aider les Insoumis ? Je n’étais pas un Vigile. Mais j’avais un poste de responsabilité. J’ai utilisé des Humains comme cobayes... Ceux-là même qui traversent la Filière. Je suis un salaud !

Il piquait sa crise. Le médecin le persuada :

— Allons, calme-toi. Les Insoumis te vénèrent parce que tu es l’« Ingénieur ». Tu répares tes fautes. Tu les as même déjà réparées. D’ailleurs, moi aussi, dans mon Unité Médicale, j’ai soigné des Urbos. J’aurais dû plutôt les laisser mourir, car ils étaient les Exécutants de l’Ordre. Cet Ordre contre lequel il nous faudra lutter pour accélérer le processus qui mettra fin à l’état de « pénitence »...

Il demanda brusquement :

— Pourquoi tuent-ils les Passeurs dans l’Oasis ?

L’ingénieur gloussa :

— Ils ne les tuent pas. Le Cube de lumière bleue est une sorte de « champ d’hibernation » où celui qui le traverse présente tous les symptômes de la mort. C’est encore les labos de recherche qui ont mis au point le Cube, pour récupérer les Passeurs tentés par l’aventure vers la Zone Libre. Car les Passeurs retournent dans les Villes et recherchent de nouveaux clients. Ils sont comme les Urbos, les Frontaliers : des Exécutants, apparemment plus libéraux. Mais des Exécutants qui ne doivent pas s’expatrier... Et si, à la Frontière, ils nous dépouillent complètement de nos « économies », c’est parce qu’ils savent qu’une fois hors de l’Oasis, nous ne reviendrons jamais dans la Ville. Tout au moins pas dans les mêmes conditions !

Mary Lang surgit derrière les deux hommes. Elle n’avait rien entendu de leur conservation et elle montra le soleil qui déclinait à l’horizon :

— Marion doit arriver actuellement à l’Île de Corail...

Elle ajouta avec impatience :

— L’infirmière a dressé la liste, Jef.

Celui-ci se leva, épousseta le sable qui adhérait à son short bariolé, et tapota familièrement l’épaule du physicien :

— À bientôt, Jazuel. J’ai du travail...

L’ingénieur traça encore des lignes sur la grève.

Mais il ne dessinait pas n’importe quoi. Il traçait les contours d’une Base de l’Archipel Ouest et il cherchait le meilleur moyen pour traverser la barrière électronique de sécurité.

Il calculait dans sa tête, fiévreusement. Il savait que sa route et celle de Jef divergeraient. La physique et la médecine ne se mélangeaient pas !

C’était deux choses totalement différentes...

 

 

L’Expédition rentra.

Elle était partie, comme les précédentes, de l’Île de Corail. Les dix pirogues revenaient et profitaient d’une nuit splendide où la lune moirait l’Océan.

Le jour, c’était dangereux, à cause des hélicoptères de surveillance.

Dans l’île, on attendait avec anxiété, impatience. Un guetteur annonça le retour des piroguiers. Alors, toute la population du Groupe 18 convergea vers la plage. Marion et Mary Lang, ensemble, plus angoissées que les autres, parce que Jef faisait partie de l’expédition.

Or, il arriva. Vivant. Avec Jazuel. Il ne manquait personne. Ils avaient eu de la veine. Beaucoup de veine. Ils ramenaient du matériel scientifique et médical. Ils avaient pénétré le plus loin possible à l’intérieur de la base grâce à une complicité imprévue...

Jazuel blaguait avec sa verve coutumière, tandis que Jef serrait Mary dans ses bras :

— C’était drôle. Un Vigile nous attendait. Mais il n’avait pas d’arme. Il affirmait qu’il espérait ce jour depuis longtemps. Bien sûr, il avait traversé la Filière avant de rejoindre l’Ordre. Comme la plupart. Il était en « vacances » dans l’Archipel Ouest. Et savez-vous ce qu’il nous a demandé ?

L’ingénieur aimait le suspense quand il racontait ses anecdotes. Il mettait le piment qu’il fallait. Cette fois, il semblait plutôt désorienté par la tournure des événements.

— La razzia s’effectua sous l’œil impassible du Vigile. Puis quand les pirogues furent chargées à bloc...

Jef expliqua la suite à Mary :

— Le Vigile a supplié qu’on l’emmène avec nous. Il avait succombé à la propagande des « bracelets » et il le regrettait. Il avait toujours l’idée qu’à la première occasion, il s’évaderait. Et il n’est pas le seul, paraît-il, chez les Membres de l’Ordre.

Le déserteur débarquait sur la plage. C’était un homme blond, d’une cinquantaine d’années, au visage pâle. Il portait une combinaison verdâtre. Chef électronicien dans la Ville, avant sa fuite par la Filière, il observait tous ces gens à moitié nus qui grouillaient autour de lui, le touchaient, comme s’il était un être supérieur...

Jef s’approcha de Jazuel et douta :

— Si c’était un espion ?

L’ingénieur haussa les épaules :

— Ils possèdent toutes sortes de systèmes pour nous espionner. Non. Je pense sincèrement qu’il s’agit d’un déserteur. À l’heure actuelle, on doit le rechercher dans sa Base, s’interroger sur sa disparition...

Des cris éclatèrent soudain près des pirogues. Jef et Jazuel se précipitèrent. Ils découvrirent le Vigile, raide sur le sable, les yeux ouverts et fixes. Des gosses braillaient autour de lui.

Le médecin écarta la foule. Il se pencha sur le corps :

— Il est mort, constata-t-il. Comment cela s’est passé ?

Gaël se trouvait là quand le Vigile s’était écroulé, comme foudroyé. Or, pour un docteur averti, ce n’était pas forcément une crise cardiaque. Mary Lang fut du même avis.

L’autopsie que les deux praticiens effectuèrent le lendemain matin révéla que le déserteur portait une sorte de « pastille » greffée sous sa peau, à hauteur du plexus solaire. Une pastille étrange qui, une fois ouverte, découvrit un micro-appareillage dont la fonction n’échappa pas à Jef. Il s’étonna :

— On dirait un régulateur cardiaque. Mais cet homme avait ses coronaires en bon état. Le régulateur ne s’imposait pas. À mon avis...

Jazuel, Gaël, Mary et Marion écoutaient le médecin avec attention, comme s’il venait de découvrir quelque chose de très important.

— Tous les Vigiles portent sûrement cet appareil et ils l’ignorent. On le leur greffe à l’arrivée dans une Base. Or, il peut recevoir, à distance, de fortes impulsions électriques... De telles stimulations sont capables de créer un infarctus ou un arrêt cardiaque, en endommageant le myocarde.

Mary Lang parut atterrée :

— Tu crois que l’Ordre surveille à ce point ses Membres, comme par manque de confiance ? Tu crois qu’ils condamnent à mort les déserteurs ?

— Je ne le crois pas, affirma Jef. J’en suis sûr. Les « pastilles » constituent une précaution, une menace perpétuelle, une sanction insoupçonnée. Ils doivent renforcer leur surveillance dans les Bases de relaxation et leurs Urbos ont mission d’être impitoyables avec ceux qui seraient tentés de rejoindre les Insoumis. Car cela créerait un exemple, début d’une désorganisation irréversible. Sans compter tout ce que peut révéler un déserteur sur le fonctionnement de l’Ordre. On ne choisit pas deux fois son clan...

Déçu, Gaël soupira, la tête entre ses mains, détournant ses yeux du cadavre autopsié :

— Alors, il n’en viendra plus. Ou ils ne viendront que pour mourir.

Jazuel entraîna vers la plage le membre du Groupe 26. Il tendit la main vers la bedaine liquide de l’océan saccagé par le vent. Un temps à ne pas mettre une pirogue à l’eau !

— Regarde. À l’Ouest, ils ont leurs Bases. Or, un jour ou l’autre, un second Vigile tentera l’évasion. Puis un troisième, un quatrième. Le cinquantième réussira peut-être, car il aura trouvé le moyen de neutraliser sa « pastille » coronarienne. Mais l’idée est en marche. Elle ne s’arrêtera pas. Ou alors, elle s’arrêtera quand l’Ère de la Pénitence s’achèvera. Quand les usines à Pollution ne tourneront plus. Quand le soleil et le ciel bleu reviendront sur les Villes. Quand les habitants de la Terre reprendront possession complètement de leur planète. Quand l’Ordre cessera enfin d’être l’Ordre...

Il rejoignit Jef. Car il était bien avec Jef. C’était un ami avec lequel il discutait d’égal à égal, avec qui il parlait sans restriction. Il le ramena dans le baraquement, près du corps disséqué de ce premier déserteur, et il expliqua :

— Chaque Vigile possède sûrement pour l’Ordre, au fond de lui-même, une sorte de haine, de dégoût, de rejet. Parce que l’Ordre lui a ouvert les yeux en l’incorporant. La fin de la Pénitence viendra peut-être plus tôt que prévu. Dans leur Règlement, ils ont créé la Filière pour tous. Par souci d’égalité. Il faut bien sûr payer un Passeur. Mais l’argent de la Ville n’a pas cours en Zone Libre. Et puis ils ont surtout inventé la Filière comme soupape de sûreté. Un contre-balancier à la sécurité absolue des Villes, à la disparition totale du Risque...

Ses yeux s’allumèrent dans son visage maigre. L’exaltation transforma ses traits. Il évoqua le Passé :

— Jadis, l’Homme avait l’aventure pour devenir un héros. Il descendait dans des gouffres. Il escaladait des montagnes. Il traversait des océans, des déserts. Il dressait des animaux sauvages. Il essayait des machines nouvelles dans le ciel... Bref, partout, il suscitait des occasions pour défouler son trop-plein d’énergie, d’initiative, de courage. Ils appelaient ça l’« Exploit ». Et ceux qui n’étaient pas des héros applaudissaient, passionnés par ces êtres exceptionnels, ces cascadeurs, ces casse-cou, qui ne recherchaient pas toujours la gloire et la fortune... Ils ont voulu réinventer le « risque » avec la Filière. Mais un risque « mesuré ».

Il conclut, l’œil perdu dans une rêverie profonde :

— Et puis, en acceptant de donner aux Archipels du Sud une population, ils préparent l’Avenir, après la Pénitence. Peut-être les Insoumis joueront-ils plus tard un rôle très important...

Le médecin fronça les sourcils. Il ne saisissait pas toujours les allusions de l’Ingénieur :

— Quel rôle ?

— Quand ils sortiront enfin des Villes, comme autrefois, il faudra bien qu’ils découvrent d’autres terres. Alors, il vaut mieux qu’ils découvrent des terres déjà habitées. Les Indigènes constituent le premier contact humain. Car un désert sans vie, c’est quelque chose d’horrible, de déprimant...

Jazuel saisit le bras de son ami, le secoua avec force, comme pour lui imposer son point de vue. Des gouttes de sueur perlaient à tous les pores de sa peau :

— Tu comprends, Jef, ce que je te dis ?

Le médecin ne voulut ni froisser la susceptibilité de l’Ingénieur, ni mettre en doute sa théorie.

— Oui, je comprends, acquiesça-t-il simplement.

Un vent chaud soufflait du Sud et pliait les palmiers. De gros nuages noirs gonflaient l’horizon. La tempête secouait l’océan. Et quand la pluie diluvienne tomba, accompagnée d’éclairs et de tonnerre, alors Jef, Mary et Marion pensèrent aux tests qu’ils avaient subis, à la Frontière.

Ce n’était peut-être pas une coïncidence.

Mais les Éléments ne se déchaînaient pas contre les Hommes. Ils avaient toujours existé depuis la naissance de la Terre. Ils s’incorporaient aux climats. Ils formaient l’environnement. Les Villes n’étaient qu’un univers fabriqué.

Dans une case, Jef et Mary, main dans la main, regardaient tomber la pluie. Ils écoutaient le vent. Ils avaient une immense sensation de liberté.

Ils ignoraient si Jazuel disait vrai. Si un jour la Pénitence prendrait fin. Si l’Ordre ne serait plus l’Ordre. Ils ne savaient pas comment l’Humanité évoluerait au cours des prochains siècles.

Pourtant, ils étaient conscients que dans les Îles de lumière des mers du Sud, quelque chose se préparait, naissait. Quelque chose comme l’embryon d’une Vie différente...

 

FIN