CHAPITRE X

 

 

Ce n’était pas la même voix que la précédente mais elle avait le même rôle. L’intoxication. D’ailleurs, elle souligna avec ironie :

— Eh bien, vous les avez vus, les Insoumis ! Ils vivent comme des sauvages, des primitifs. Méritent-ils encore le nom de « civilisés » ? La liberté totale, c’est bien joli. Seulement dans quelles conditions ? Ouvrez les yeux sur la réalité. D’un côté, nous vous proposons des hauts postes de responsabilité dans les Villes, afin de perpétuer le régime de l’Ordre. Avec des périodes régulières de détente dans les mers du Sud.

L’opérateur s’arrêta quelques secondes et reprit :

— Nous aurions pu vous montrer l’une de nos Bases du Pacifique avant votre transfert sur l’ « île de la Transition ». Nous ne l’avons pas voulu, préférant que vous constatiez d’abord quelle était l’autre solution, l’autre recours, l’autre possibilité.

Nous prenons le risque que vous choisissiez le clan des Insoumis. Mais nous sommes convaincus que des citoyens comme vous, issus d’une Unité de Soins, n’hésiteront pas à rejoindre nos rangs. C’est dans la logique des choses. Nos bases de détente sont aussi des « îlots de liberté » dans les mers les plus belles du monde. Elles possèdent le confort ultramoderne que vous connaissez dans les Villes et la sécurité à tous les niveaux. Isolées par des barrières électrifiées, véritables cordons sanitaires, elles sont imperméables aux épidémies qui déciment parfois les insoumis. Vous avez visité leurs « hôpitaux », ou plutôt ce qu’ils appellent encore pompeusement leurs « infirmeries » ? Il s’agit de baraquements crasseux, inconfortables, inadaptés, bouillons de culture pour microbes et virus. Ils ne vous ont pas parlé des épidémies dues à l’insalubrité, au manque d’hygiène ?

Jef avait relevé sa manche gauche. Il approcha son poignet de sa bouche :

— Si. Vaguement. En fait, ils paraissent en bonne santé...

Le Vigile de service avança des arguments :

— Ils sont en bonne santé, reconnut-il. Car ils vivent en pleine nature. Mais cela ne les met pas à l’abri des contagions, des morsures d’insectes ou d’animaux, des accidents, des infections. La mortalité infantile, chez eux, atteint cinquante pour cent et davantage. Les passages à travers la Filière, que nous incitons, je vous le rappelle, ne parviennent pas à équilibrer leur planning familial. Leur Communauté stagne, végète, et son taux d’expansion est minime, très faible. Nous n’avons d’ailleurs aucun intérêt à faciliter leur prolifération. C’est la même histoire que les peuples anciens, aux âges reculés, qui se décimaient eux-mêmes par absence de toute prophylaxie efficace et de moyens médicaux.

Il s’adressa spécialement à Marion, interrompant sa propagande dans les émetteurs de Jef et de Mary :

— Ce que je viens de dire, madame Brook, ne vous concerne pas tellement. Je comprends votre situation. Vous avez quitté là Ville pour retrouver votre fils, Steve.

Les yeux de l’ouvrière s’embuèrent d’humidité. Elle se raccrocha à ce fil conducteur, à ce fils qu’elle avait un peu oublié depuis l’Oasis et auquel elle ne croyait plus :

— Steve ! haleta-t-elle. Vous savez où il est ?

— Oui. Il appartient au Groupe 18..., précisa l’opérateur.

— Alors, cria Marion, bouleversée par cette confidence, je dois le rejoindre. C’est mon devoir !

Le Vigile manigançait son coup avec un art raffiné. Il jouait sur les sentiments et approuva :

— Oui, c’est votre devoir. Surtout après la mort de votre mari. Un accident navrant mais un risque imputable à la Filière. Une forme de courage... devant lequel je m’incline.

Il passa rapidement à un autre chapitre et se montra plus incisif :

— Vous étiez employée dans une Station de Filtrage d’Air ?

— Oui, c’est ça..., confirma Marion.

— Je m’étonne que vous ayez réuni la somme d’argent suffisante pour payer un Passeur, observa le représentant de l’Ordre.

La femme de Karl s’affola un peu. Elle eut peur qu’on prît des sanctions contre elle et expliqua :

— Nous avons économisé. Mon mari était chimiste...

— Ah ! soupira le Vigile. Déjà un cadre moyen. Mais je parle de vous, madame Brook, de votre avenir. Je pense qu’ils vous accepteraient au Groupe 18...

Il se rétracta rapidement, par crainte d’une influence trop visible :

— Naturellement, nous ne vous imposons pas ce choix. Malgré vos conditions sociales modestes, à la Station de Filtrage d’Air, vous habitiez la Ville. Nous ne vous rejetons pas, a priori, mais sur notre liste, vous n’appartenez pas à une catégorie préférentielle. Le choix, pour vous, paraît plus simple que pour Jef Mara et Mary Lang.

Folle de joie, Marion se jeta aux pieds de la doctoresse, lui prit les mains, les serra avec une force inouïe. Des larmes d’émotion coulaient sur ses joues :

— Mary ! Vous avez entendu ? Steve est vivant. Il se trouve au Groupe 18. Les Vigiles proposent de me relâcher. Ils sont compréhensifs et pas si odieux que ça...

Jef, qui réfléchissait seul dans la pièce à côté, rejoignit les deux femmes. L’épouse de Karl lui apprit la nouvelle et le médecin hocha la tête. Son visage conserva une certaine impassibilité.

— Tant mieux pour vous, Marion, admit-il en soupirant. Votre problème paraît réglé. Ils n’ont pas besoin de vous dans les équipes de l’Ordre.

La propagande reprit très vite sur les ondes émises par les « bracelets ». Elle s’adressait cette fois à Mary et à Jef :

— Mais vous, formés dans nos Facultés, diplômés à l’issue de longues études, membres d’une Unité de Soins où vous adaptez toutes les thérapeutiques inventées par la science, de la chimiothérapie à la biophysique en passant par tous les domaines de l’investigation organique et les méthodes exploratoires du corps humain, vous n’avez qu’un choix tout tracé : celui de rejoindre l’Ordre. En cas de défection, vous jetteriez un blâme sur votre profession, vous décevriez ceux qui vous attendent, vous fuiriez vos responsabilités. Réfléchissez bien... bien...

Le répétiteur automatique succéda, comme d’habitude :

— Réfléchissez bien... bien... bien...

Jef couvrit ses oreilles de ses mains et attendit l’extinction de ce nouvel appel à la raison. Puis il conclut :

— Les Vigiles opèrent un « tri ». Ils ne s’attachent guère aux professions subalternes. Ils choisissent dans le haut de gamme, dans ce qu’on nomme l’élite. Enfin, je veux dire les Scientifiques. Ou les Intellectuels.

Il s’approcha de la femme de Brook, encore ivre de bonheur à la pensée qu’elle retrouverait son fils.

— Ils ont raison pour vous, Marion. Restez avec Steve. C’était votre but en venant avec nous. Votre motivation. D’ailleurs, ils vous écartent parce que vous n’avez pas le gabarit souhaité. À la rigueur, ils auraient peut-être accepté Karl. Ça dépend de leur planning, de leurs capacités de placements. L’Ordre, pour moi, cela représente quelque chose de supérieur. Il ne recrute pas n’importe qui, n’importe où. De tout temps, les sociétés n’ont jamais été égalitaires sur le plan de l’intelligence. Il y a toujours eu ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Mais les deux clans sont complémentaires, indispensables. Si l’un manquait, tout s’écroulerait...

D’une démarche triste, il se dirigea vers une table de rotin, prit un gobelet de bois et se versa du jus de fruit qui rafraîchissait dans une cruche.

Il but, le regard fixe, les traits figés. Il dit sombrement :

— Pour nous, Mary, le rêve s’arrête là, dans les mers du Sud, sur Mora-Mora. Ils nous harcèleront jusqu’à ce que nous cédions...

Il montra son bracelet biomagnétique. Il tenta de l’arracher et n’y parvint pas. Il gronda :

— Tu vois, avec ce machin collé à la peau, ils nous tiennent. Leur propagande finira par triompher, d’une façon ou d’une autre. Ils ont prévu la Filière mais ils ont aussi prévu le Cercle. Pour la plupart d’entre nous. Nous rejoindrons leurs rangs. Nous deviendrons des Vigiles.

Mary Lang se demandait réellement où était son devoir. Elle semblait déconcertée, hésitante, abîmée dans ses réflexions. Une vie primitive semblait une fausse liberté. Elle s’en persuadait. De plus en plus. Elle n’était pas sûre de s’adapter au régime des Insoumis car elle se débattrait dans des difficultés qu’elle n’avait jamais connues. Médecin, vingt ou trente siècles en arrière, cela n’avait peut-être rien d’encourageant.

Dans la hutte flottait un air d’incertitude. Marion était à peu près certaine de perdre ses amis. Avec la mort de Karl, cela représentait la seconde ombre au tableau. Elle aurait tant voulu que Mary et Jef restent avec elle...

L’Ordre se montrerait-il le plus persuasif, le plus fort ? Triompherait-il des hésitations qui bouillonnaient dans les cerveaux ?

À ce moment, Gaël entra précipitamment dans la cabane de bambou, l’air très excité. Il cria :

— Venez ! Venez vite ! Jazuel vient d’arriver à Mora-Mora !

 

 

C’était un peu comme s’il annonçait la venue du Bon Dieu, d’une divinité, d’un illustre personnage ou d’un monstre sacré !

Ses grands yeux brillaient. Tout son corps frissonnait. On devinait que sa nouvelle avait une grande importance. Les Insoumis n’avaient pas l’habitude de s’émouvoir pour rien.

D’ailleurs, Jef lui-même en prit conscience le premier, plus que ses deux compagnes encore en proie, chacune, à leurs problèmes particuliers. Il répéta, sourcils froncés, heureux au fond de cette diversion inattendue :

— Jazuel ? Qui est-ce ?

— Dans toutes les îles, on l’appelle l’ « Ingénieur », apprit Gaël. Il a traversé la Filière avec un Passeur. Chef de recherches dans un labo de physique, il vient d’une Ville au climat nordique. On a tout de suite compris que c’était quelqu’un de calé. Il n’a pas succombé aux sirènes de la propagande des Vigiles. Ici, il se défoule. Il invente. Il bricole. Il innove. Il possède de l’imagination, des connaissances techniques. Chez nous depuis cinq ans, grâce à lui, nous avons « progressé ». Énormément.

Mary Lang se montrait sceptique. Elle ironisa :

— C’est-à-dire ?

Gaël savait de quoi il parlait. Il tressait des louanges au physicien, à ce chercheur qui avait préféré la vie primitive à un poste de responsabilité au sein de l’Ordre.

— Avec du matériel récupéré dans les bases, il a fabriqué un appareil qui capte certaines émissions radio des Vigiles. C’est pourquoi, désormais, nous sommes rapidement au courant quand des Exilés sont « déposés » sur l’île de la Transition.

Jef s’excita à son tour. Il avait la conviction qu’un embryon scientifique s’ébauchait. Pour développer ce potentiel, il ne faudrait pas que de l’imagination et de l’intelligence, mais des fauches accrues dans les bases !

Il s’étonna tout de même :

— Comment l’Ordre ne met-il pas l’Ingénieur hors circuit ? Il n’a pas intérêt à vous abandonner des chercheurs trop souvent.

Les yeux de l’indigène s’assombrirent. Son enthousiasme tomba. Il savait très bien que la présence de Jazuel dans les rangs des Insoumis ne résolvait pas tout. Il ne s’illusionnait pas sur le pouvoir du « grand homme » qui se débrouillait avec des moyens de fortune limitant son action.

— L’Ordre ne récupère jamais ceux qui ont choisi notre clan, affirma-t-il. C’est son Règlement strict et il le respecte. Cela, nous ne le nions pas. S’il abusait de sa force, nous serions déjà tous massacrés, je vous l’ai dit. Par contre, les Vigiles ont le droit de renforcer leurs bases et ils les protègent par toutes sortes de dispositifs électroniques. En somme, très bientôt, nos expéditions vers les bases deviendront impossibles.

Il se secoua, retrouvant la brillance de son regard. Il précisa :

— Jazuel vient pour vous.

Jef, Mary et Marion suivirent l’indigène. Ils traversèrent la place du Village, longèrent l’infirmerie miteuse, et se portèrent à la rencontre de l’océan.

Une pirogue était ancrée au wharf. Des jeunes filles accueillaient l’ « ingénieur » avec des colliers d’orchidées.

C’était un homme grand, maigre, barbu, aux sourcils épais. La quarantaine. Ses longues jambes dépassaient d’un short bariolé. Son torse nu, où une touffe de poils dessinait une tache sombre, aggravait davantage la saillie de ses côtes, de ses omoplates. Ses épaules légèrement ramenées en avant lui donnaient un air courbé.

Il connaissait tout le monde. Il serrait des mains. Il aperçut de loin Gaël et lui cria :

— J’ai reçu ton message par le piroguier. C’est vrai que vous avez deux médecins ?

Le membre du Groupe 26 désigna Jef et Mary :

— Oui. Les voici.

Jazuel ignora Marion, à l’arrière, comme si elle ne représentait qu’un intérêt secondaire. Il s’avança vers les toubibs :

— Bonjour. Vous êtes sous la propagande des Vigiles, qui ne tiennent pas à vous « lâcher » car vous feriez d’excellentes recrues pour eux. C’est bien ça ?

Jef ne pensait pas que ce type maigre, apparemment chétif, possédait une telle force dans les doigts. Il grimaça quand il lui eut serré la main :

— Oui, acquiesça-t-il. C’est à peu près ça.

Il releva la manche de sa chemise et pointa son index sur son bracelet biomagnétique :

— Ils nous auront par l’influence, la persuasion...

Il observa avec surprise :

— Vous n’avez pas peur d’eux ?

Jazuel éclata de rire. Une grande fente qui béait dans son maigre visage. Un rire gras, moqueur :

— Moi ? Ils ne peuvent rien. Ou plus exactement plus rien. Depuis longtemps...

Jef et Mary Lang fixaient intensément le poignet gauche du physicien. Un poignet vierge. L’absence du bracelet ne s’expliquait pas. Comment diable s’en était-il débarrassé ? D’ailleurs, à Mora-Mora, personne n’en portait plus...

Jazuel comprit le regard des toubibs. Il leur fit un « chut » avec un doigt sur les lèvres, sortit un carnet de sa poche et un crayon. Il écrivit ces quelques mots tandis que son rire se figeait :

« — Ils entendraient, grâce à vos émetteurs. Lisez bien. Voulez-vous, oui ou non, que je vous délivre de vos bracelets ? »

Les yeux de Jef et de Mary se croisèrent. Ils sentirent que c’était le moment de leur décision finale et une grande émotion les tortura. C’était un choix de Société qu’ils faisaient. Ils s’en rendaient parfaitement compte. Un choix conditionnant leur avenir. Devaient-ils le prendre ensemble ?

Comme ils hésitaient toujours, muets, coincés par le temps et pris au dépourvu, l’ingénieur branla la tête d’une façon significative, secouant le papier.

Il dit simplement :

— Alors ?

Jef se retourna. Il se trouva en face de Marion, la devina avec le cœur serré, une boule dans la gorge. Pour elle, c’était facile. Elle avait déjà choisi.

Et puis il constata qu’un cercle d’Insoumis se formait autour de lui, le fixait. Des hommes, des femmes. Libres. Sans bracelets. Il ne sut pas si ces indigènes cherchaient à le convaincre mais ils guettaient son approbation. Pour eux, un docteur, c’était vital. Aussi indispensable qu’un ingénieur. Peut-être davantage.

Alors, Mara n’hésita pas plus longtemps. Sinon sa réflexion le rongerait jusqu’à l’épuisement nerveux. Il songea aux Médecins sans frontières du XXe siècle, à cet immense effort de générosité envers les peuples sous-développés...

Il saisit le crayon et écrivit ce simple mot :

« — D’accord. »

Les Insoumis présents soupirèrent de soulagement. Ils n’applaudirent pas. Ils ne congratulèrent pas la nouvelle « recrue », car ils ne voulaient pas traduire leur joie devant les Vigiles.

Ils ne craignaient pas les satellites d’observation et les hélicoptères ne se hasardaient pas loin de leurs bases. Par contre, ces saloperies de bracelets étaient des oreilles portatives, permanentes. Il y avait toujours quelqu’un à l’écoute à l’autre bout du réseau de télécommunications.

Mary Lang avait lu, par-dessus l’épaule de son confrère, ce que celui-ci avait « répondu » à Jazuel : une acceptation pure et simple !

Figée, pâle, interloquée par la précipitation des événements, elle se mordit les lèvres et ne voulut pas encore la rupture totale avec l’Ordre. Son hésitation persistait et la troublait.

Jef se rendit compte que sa décision n’enthousiasmait pas tellement sa collègue. Il se tourna vers elle et prononça quelques mots :

— Je n’engage que moi, Mary. Que moi ! Vous n’êtes pas concernée.

Cette « mise à l’écart » rejetait la jeune femme dans une opposition rancunière. Comment Jef ne comprenait-il pas qu’il subissait deux sortes de propagande ? Celle des Vigiles et celle des Insoumis. Les deux clans avaient besoin de lui. Pour des raisons différentes. On se le disputait, comme une chose précieuse. On lui faisait miroiter n’importe quoi sous les yeux.

Il est certain que dans les Îles, chez les partisans de la Liberté, il restait beaucoup à faire. Un médecin avait sa place, d’autant qu’il en passait très peu par la Filière. Mais avec quels médicaments soignerait-il les malades ? Comment s’y prendrait-il en chirurgie, alors qu’il n’existait aucun bloc opératoire, ni même de produits anesthésiques ? Il rendrait peut-être mieux service à la grande masse de l’Humanité concentrée dans les Villes, en acceptant les propositions de l’Ordre...

Car pensait-il à ces millions d’êtres humains entassés dans les Agglomérations géantes, victimes d’une pollution produite dans un but bien précis ?

Non. Il voyait le ciel bleu, l’océan perlé d’écume, les palmiers. Et la soi-disant liberté. C’était de l’égoïsme pur. Or, Mary Lang se révoltait justement contre cela.

Mais tardivement. Pourquoi, alors, avait-elle payé Jaobé pour passer en Zone Libre ? Ne nourrissait-elle pas des rêves d’évasion ? Comment expliquait-elle que, parvenue au terme de la Filière, sa tentation de « liberté » mollissait soudain ? Est-ce que, par hasard, la propagande des Vigiles ne l’influencerait pas davantage que celle des Insoumis ? Ceux-ci n’avaient que le ciel bleu à offrir, leur climat, leur végétation tropicale. Et une vie extrêmement rude, primitive.

L’Ordre proposait au contraire des hauts postes de responsabilité dans les Villes. La perspective d’accès au Pouvoir tournerait-elle la tête à Mary ?

Bien sûr, il était toujours possible d’imaginer qu’une fois introduit dans la « hiérarchie », on posséderait assez d’influence pour inverser, ou tout au moins assouplir, une gestion trop rigoureuse des affaires publiques...

Jef avait compris depuis longtemps que si une telle possibilité existait, l’Ordre ne serait plus l’Ordre, depuis longtemps. Mais la contestation. L’opposition. La discorde. Et finalement, la mise en cause du pouvoir détenu par les Vigiles. Or, le carcan ne se desserrait pas dans les Villes. On ne réimprimait pas dans les mémoires ce qu’on y avait effacé, afin d’éliminer toute comparaison avec le passé. La pollution crachait toujours son brouillard noir pour masquer l’Extérieur, en laissant croire aux Hommes que cette pollution avait toujours existé sur la planète entière...

Jazuel était retourné à son embarcation. Il en revenait avec une sacoche en bandoulière. Une sacoche carrée qui semblait contenir quelque chose d’assez lourd.

Il s’impatientait :

— Alors, on y va ?

Jef opina. Gaël passa en tête de la troupe, entraînant tout le monde derrière lui. Des hommes, des femmes, des gosses. Il se glissa dans la palmeraie, évita le village.

La végétation se faisait de plus en plus dense, de plus en plus luxuriante. Ce n’était plus des arbres mais des fourrés géants, épais. Heureusement, un sentier s’insinuait dans cette sylve compacte. Le sol devenait pierreux et depuis le village, ils avaient bien parcouru trois kilomètres.

Gaël stoppa devant une grotte apparemment profonde. Il entra le premier. Les autres suivirent.

Enfin pas tous. Le gros de la troupe resta dehors, quitte à se faire détecter par les téléobjectifs des satellites.

Mais cette éventualité n’avait pas d’importance. L’intérêt se situait à l’intérieur de la grotte où le soleil pénétrait en oblique. Car là, il se passait une scène inhabituelle...

Jazuel ouvrit sa sacoche, en extirpa un appareil cylindrique monté sur deux pattes de fixation réglables, qui servaient aussi de pied. Ce cylindre gris verdâtre possédait plusieurs boutons, un cadran gradué où une aiguille était bloquée sur le zéro, et deux bornes en cuivre.

Le physicien tira aussi un câble de sa musette, muni d’un double embout à une extrémité et avec deux électrodes à l’autre. Il fixa les embouts aux bornes de l’appareil cylindrique, écrivant sur son carnet :

« — Un générateur électrique à piles. »

Jef releva la manche gauche de sa chemise, sans inquiétude, et présenta son poignet. Il ignorait l’opération que préparait l’Ingénieur. Celui-ci approcha les deux électrodes du bracelet biomagnétique, les maintenant en place par un manchon isolant. Puis il fit un signe de tête à Gaël.

Avec dignité, sérieux, celui-ci actionna l’un des boutons. Alors, au bout des électrodes, des sortes d’étincelles bleuâtres se produisirent tandis que le générateur émettait un bruit sourd et vibrait sur son pied.

Les étincelles crépitaient. Le docteur dut détourner son regard pour éviter l’éblouissement. C’était comme la flamme d’un chalumeau. En tout cas il ne ressentit aucune douleur. Juste un picotement au bras gauche.

Et puis, au bout d’une minute...

Le bracelet se détacha du poignet de Jef. Comme un fruit mûr qui sort de son enveloppe. Comme un objet qui se décolle de son support. Il tomba sur le sol avec un son métallique.

Étonné, le médecin contemplait le bracelet littéralement coupé en deux, scié. Gaël éteignit le générateur. Un silence oppressant envahit la caverne car la cérémonie revêtait une certaine solennité.

Jef massa son poignet vierge et il semblait comme un esclave débarrassé de ses fers. Il mit un moment pour trouver des mots et hoqueta, très pâle :

— ILS n’entendent plus ?

Jazuel ne répondit pas tout de suite. Il éloigna Mary Lang et Marion, les fit sortir de la grotte. Puis il revint vers le docteur et lui confirma avec un grand sourire :

— Non, ILS n’entendent plus. Vous êtes libre. J’ai provoqué une série de courts-circuits et il y a eu rupture de champ électromagnétique.

Le médecin désigna l’appareil cylindrique :

— Ce générateur... D’où vient-il ?

— Je l’ai fabriqué avec des accessoires en provenance d’une base des Vigiles. Depuis, les bases sont mieux surveillées... électroniquement. Or, j’affirme que tout appareillage électronique n’est pas une garantie absolue car avec de l’expérience, on peut provoquer une panne momentanée. Même de l’extérieur. C’est pourquoi l’Ordre ne se fie pas entièrement à ses machines automatiques. Il multiplie les patrouilles, les rondes...

— Des Urbos ? fit Jef.

— Pas ceux des Villes, rectifia Jazuel. Mais des sections spéciales d’Urbos chargées des Bases. La fauche devient de plus en plus difficile.

Il ajouta, malicieux :

— J’ai aussi inventé un truc à capter certaines de leurs ondes. Les Insoumis ont besoin de « scientifiques » pour sortir de leur existence primitive. Sans nous, ils n’arriveront à rien.

Le docteur écrasa sous son talon le bracelet biomagnétique pour détruire entièrement son lien avec l’Ordre. Puis il remercia le physicien.

— Bah ! observa ce dernier. Ne me remerciez pas. Votre présence dans les Îles sera aussi précieuse que la mienne. Sinon davantage. Ces saloperies de bracelets ne fonctionnent plus dès qu’ils n’adhèrent plus à la peau. Ils sont très sophistiqués, d’une technique remarquable. Vous pensez ! Dans la Ville où je travaillais, j’en ai fabriqué avant d’être muté dans un labo de recherches. Mais j’ignorais pour qui je les fabriquais. Et pourquoi...

Jef quitta la grotte, ramena Marion un peu inquiète, et expliqua à l’ingénieur :

— C’est Marion Brook. Une amie. Elle travaillait dans une station de filtrage d’air. Son fils, Steve, se trouve dans le Groupe 18. Elle voudrait le rejoindre. C’est loin, le Groupe 18 ?

— À douze heures de pirogue de Mora-Mora, répondit Gaël.

La femme de Karl fut « libérée » à son tour de son attache biomagnétique. Elle éprouva pour Jazuel une véritable vénération. Elle lui baisa les mains et balbutia :

— Plus rien ne me sépare donc de Steve ?

— Non, plus rien, confirma Gaël. Nous vous emmènerons chez le Groupe 18, dans l’île de Corail.

Marion répliqua, sa joie se muant en crispation :

— Dans les cercles interdits, ils ont raison. Nous devrions tous passer en Zone Libre. La Liberté mérite bien qu’on traverse les épreuves de la Filière.

Jazuel calma la hargne que Mme Brook nourrissait envers l’Ordre. Elle n’oubliait pas la mort de son mari. Même « accidentelle ». Les Frontaliers l’avaient tué !

— C’est impossible de tous passer en Zone Libre, expliqua le savant. Les Vigiles ne le permettraient pas. Sinon ils suicideraient leur propre Organisation. Les Urbos leur obéissant aveuglément. Ils sont les policiers de l’Ordre.

Tous les regards se tournèrent vers Mary Lang. Elle baissait la tête et ruminait encore des pensées hésitantes. Jef s’approcha d’elle. Doucement, il lui prit le bras, l’entraîna dans la caverne, malgré sa réticence. Il lui parla calmement, avec franchise et gravité :

— Mary... Vous ne pouvez pas nous abandonner maintenant. Nous avons fait le chemin ensemble. Nous avons subi les Épreuves, la sélection. Vous aimiez l’Oasis. Vous aimez les Îles, j’en suis sûr. Seulement vous avez peur de ce retour à la vie naturelle après des années passées dans l’Ère industrielle, dans la Ville où la sécurité existait, c’est vrai. Imaginiez-vous la Zone Libre comme une Agglomération sans pollution ? Moi, j’ai toujours pensé que c’était autre chose. Et c’est autre chose, insista-t-il. L’envers du décor. La vérité. Bien sûr, il y a les épidémies, l’inconfort. Mais nous, médecins, notre rôle n’est-il pas d’aider tous ceux qui ont traversé la Filière, qui ont choisi les Îles et résisté à la propagande de l’Ordre ?

Il avait ôté sa chemise et montrait son torse nu. Il gonflait ses poumons, dilatait ses narines :

— Ici, on respire. Je suis devenu l’un des leurs, sans contrainte. J’ai rompu avec l’Ordre. Mon action est humanitaire. Ne me dites pas, Mary, que vous renonceriez au moment où nous avons atteint ce à quoi nous aspirions dans les Cercles interdits. Vous me décevriez. Nous avons travaillé longtemps ensemble dans l’Unité de Soins...

Il ajouta encore avec un rictus, comme un ultime argument :

— Si vous rejoigniez les rangs des Vigiles, alors je vous considérerais comme la plus abjecte des créatures. Je vous haïrais. Nos routes divergeraient. Définitivement. Et au fond de mon cœur, j’aurais un immense chagrin. Car j’ai de la tendresse pour vous, Mary. Il faut que je vous le dise...

La doctoresse ne tint plus, à ce régime. Ses nerfs craquèrent. Elle éclata en sanglots et se réfugia dans les bras de Jef :

— Oh ! Je vous en supplie. Ne me haïssez pas ! Moi aussi j’éprouve pour vous certains sentiments affectueux. Si nous nous séparions, je crois que nous serions malheureux. Et vous avez fait le premier pas...

Elle s’agenouilla sur le sol de la grotte, releva sa manche gauche, chassa ses dernières larmes, et fixa Jazuel.

— Allez-y ! cria-t-elle.

Quand elle fut « libre », elle poussa un immense soupir de soulagement. Elle n’avait plus à réfléchir, à hésiter. À nouveau, elle se réfugia dans les bras de Jef.

Et elle pleura cette fois de joie, d’émotion. Elle avait la conviction qu’une nouvelle vie démarrait, totalement différente de la première. Une vie difficile mais exaltante. Elle ne regrettait rien.