CHAPITRE IX

 

 

Ils n’avaient non plus jamais vu ça !

C’était comme un gros bout de bois flottant, qui bougeait sur l’eau. Ou plutôt comme deux gros bouts de bois.

Ils avaient des formes oblongues, effilées. À n’en pas douter, il s’agissait de troncs d’arbres. Même dans les Villes polluées, on savait ce qu’était un tronc d’arbre !

Mais on ignorait, par contre, que ce tronc pouvait être évidé, creusé, et servir d’embarcation. Ça s’appelait une pirogue.

Voilà. Deux pirogues s’approchaient de l’île et Jef compta le nombre des piroguiers. Trois par embarcation. Donc, trois fois deux, six...

Six hommes, de race blanche, et qui pagayaient avec vigueur vers le rivage. Assis dans leurs bateaux, on ne voyait que leurs torses nus.

Car ils étaient nus, au moins jusqu’à la ceinture.

Il est vrai que le climat du Pacifique Sud ne nécessitait pas le port de vêtements !

Mais quand même ! Cette nudité prouvait un certain relâchement dans les mœurs, les mentalités, une certaine indécence, une idée mal connue de l’éducation. En somme, une troupe d’hommes redevenus sauvages, avec leurs seuls bras pour actionner leurs pirogues, alors que le Monde vivait au siècle de la machine, du moteur, de l’électronique. Que tout était mécanisé.

Ce spectacle étonnait par son originalité et sortait du cadre de l’Ordre. Car ce n’était sûrement pas des Vigiles qui pagayaient de la sorte, comme des forçats de jadis, des galériens.

Alors qui ?

Ils avaient repéré Jef, Marion et Mary. Ils criaient. Des cris gutturaux, de non-civilisés. Ils agitaient les bras.

Et ils débarquèrent.

Le docteur et ses compagnes reculèrent vers les arbres, effrayés. Ils eurent l’idée de fuir avant l’affrontement. Or, l’un des piroguiers hurla dans la langue unique en vigueur dans les Villes :

— Non ! Restez. Nous sommes des amis.

Les deux femmes détournèrent la tête. Horreur ! Les arrivants étaient bien nus. Ou presque. Ils portaient juste des pagnes autour des reins, taillés dans des peaux de bête.

Du cuir...

Ils jaillirent, tels des diables de leur boîte, en brandissant d’étranges objets. Des sortes de branches courbées par la tension d’une ficelle...

— Des arcs ! reconnut Jef en se souvenant de ses lectures. Ils ont des arcs. Comme les Primitifs !

— Amis ! répéta le piroguier qui avait déjà parlé. On ne vous veut pas de mal.

Par quel miracle se trouvaient-ils là, justement après le dernier appel des Vigiles ? D’où venaient-ils et pourquoi ?

Ils étaient jeunes, musclés. Autrement athlétiques que les habitants des Villes, malgré leur sport en salle climatisée, mais le visage pâli par la pollution.

Nos amis ne possédaient même plus les couteaux qu’on leur avait donnés à la Frontière et qui leur avaient servi dans l’Oasis. On leur avait ôté ces armes. Ils n’avaient rien pour se défendre.

Et à trois, dont deux femmes, contre six gaillards résolus, le combat s’avérait inéquitable, perdu d’avance.

— Ne fuyez pas ! réitéra le premier piroguier qui se détacha du groupe et marcha seul vers les clients de Jaobé.

Ses compagnons restèrent près des pirogues, les pieds dans l’eau où moussait l’écume des vagues. Figés, l’arc en bandoulière, comme des statues, l’air nullement agressif...

Le Primitif regarda Jef et les deux femmes. Il hocha la tête, sans surprise, comme si ce n’était pas la première fois qu’une telle rencontre se produisait.

D’ailleurs, il mit vite les choses au point :

— La Filière, hein ? lança-t-il avec ironie. Comme les autres. Comme nous tous...

Il rectifia hâtivement :

— Enfin non, pas comme nous tous. Certains sont nés dans les Îles.

L’étonnement pétrifia Marion. Elle n’imaginait pas qu’on pouvait vivre hors des Villes. Ou plutôt, elle ne le croyait pas. Pourtant, on en parlait dans les Cercles interdits. Comme d’une chose taboue. Mais personne n’était affirmatif. On supposait qu’au bout de la Filière, il y avait la Liberté.

Ça voulait tout dire. Ou rien dire. Selon l’interprétation. Toute liberté avait forcément ses limites. Ou alors c’était l’anarchie la plus totale...

— Je m’appelle Gaël, se présenta le piroguier. J’appartiens au Groupe 26.

— Au Groupe 26 ? cilla Mary Lang, dont la méfiance fondait comme de la neige au soleil. Vous êtes donc fractionnés ?

— Évidemment, expliqua Gaël. Nous vivons dans les îles. Chacune possède son Groupe. Nous communiquons plus ou moins, selon notre éloignement...

Il désigna les pirogues :

— Nous n’avons que ce moyen rudimentaire de déplacement.

Il demanda brusquement à Jef :

— Ah ! Montrez-moi votre poignet gauche.

Le docteur se cabra un instant. Puis il comprit. Il releva sa manche de chemise, montra son émetteur individuel :

— C’est ça qui vous intéresse ?

Gaël haussa les épaules. Il cracha par terre avec dépit :

— Non, ce n’est pas ça. Je déteste, je hais ces émetteurs biomagnétiques qui vous attachent aux Vigiles, que vous le vouliez ou pas. Ils vous ont demandé de choisir, n’est-ce pas ? Entre l’Ordre et l’ « autre solution » ?

Nos trois amis approuvèrent simultanément. Alors, le piroguier éclata de rire. Il avait des dents blanches, saines. Des traits d’une finesse extrême et une peau dorée par le soleil. Ambrée.

— Ah ! Ah ! Les Volontaires de l’Ordre... Le « Cercle ». Ils me font marrer avec leur bazar. Comme s’ils n’étaient pas capables de se débrouiller eux-mêmes. Sûr. Il faut qu’ils vous récupèrent à tout prix. Comme si vous étiez indispensables. Alors, c’est l’habituelle propagande.

Il ajouta plus sérieusement, le sourire tari :

— En vérité, ils sont coincés. Ils n’ont pas d’autre choix. S’ils ne recrutaient pas des Volontaires, il y aurait belle lurette que l’Ordre serait démoli et en pleine révolution. Démantelé... Vous comprenez ?

— Pas tellement, avoua Jef. C’est compliqué.

— Ça paraît compliqué, rectifia l’ « indigène ». En fait, c’est tout simple... Que faisiez-vous dans la Ville ?

Ils expliquèrent qu’ils étaient médecins et ouvrière dans une station de filtrage d’air. Gaël fixa davantage Jef et Mary :

— Ah ! Médecins... C’est très intéressant. Nous en manquons. Cette catégorie de haut niveau, en général, ne se hasarde pas dans la Filière. Elle soigne par vocation, par dévouement, et ne se soustrait pas à son sacerdoce. Nous réceptionnons plus souvent des employés, des techniciens. Quelques ingénieurs. Certains Urbos seraient tentés, paraît-il, mais les Passeurs ne les acceptent pas. C’est la Loi. Et ils ont un règlement très rigoureux.

Le docteur fronça les sourcils. Il faisait une constatation tellement évidente qu’elle sautait aux yeux :

— Hier, les Vigiles nous contactaient. Ce matin, vous êtes déjà là. Vous habitez l’île ?

— Non, commenta Gaël. Elle est déserte. Trop petite. Un îlot, sans eau potable. Les Vigiles l’ont choisie comme lieu de transition entre l’Oasis et... la suite. Vous avez été déportés de la ville. La plus proche se situe à des milliers de kilomètres. La vôtre, je ne sais pas dans quel continent elle se trouvait. Mais quelle importance ?

Il insista, montrant l’émetteur fixé au poignet de Jef :

— Alors, vous avez réfléchi ?

Mary Lang haussa les épaules. Elle admirait les muscles et la peau bronzée des indigènes. Jamais elle n’avait diagnostiqué une telle vitalité chez des hommes. Ses patients, à l’Unité de Soins, étaient tous des gens au teint pâle, brouillé, bronchiteux et asthmatique, de santé fragile.

Elle répondit à la question de l’envoyé du Groupe 26 :

— Comment aurions-nous réfléchi ? Nous n’avons aucune base, aucun repère. Nous nageons dans l’inconnu. Si l’on en croit la propagande des Vigiles, il vaudrait mieux que nous choisissions leur camp...

Le Primitif se raidit, impatient. Il avait l’habitude de réceptionner les Exilés et chaque fois ils disaient la même chose. Ils hésitaient, par manque d’information. Alors, pourquoi diable avaient-ils payé des Passeurs ? Pour retomber dans le Cercle ?

Il planta un jalon :

— Tant que vous aurez ces « bracelets », vous subirez la propagande. Ils sont tenaces, obstinés. Ils ne voudraient pas que deux médecins choisissent la Liberté. La vraie. Pas celle qu’ils offrent car c’est de la poudre aux yeux, des promesses, de l’intoxication. Bien sûr, les Vigiles séjournent dans les Îles. Mais ils retournent ensuite dans les Villes.

— Ils ont des fonctions élevées, observa Jef. Et des privilèges.

— Probable. Ils sont aux leviers de commande. Et de temps à autre, ils viennent s’oxygéner dans le Pacifique sud. Ils restent néanmoins prisonniers du « Cercle », même s’ils sont privilégiés par rapport aux millions d’habitants que leur politique a agglomérés dans des Villes géantes.

Marion émit un petit ricanement :

— Vous les détestez, n’est-ce pas ?

Gaël hocha la tête. Pas un muscle de son visage ne bougea. Il resta impassible et avoua sans rancune :

— Nous les plaignons, rectifia-t-il. Nous aurions pu devenir comme eux, si nous l’avions voulu. Ils ont tellement conscience que sans eux l’Humanité serait foutue qu’ils font un complexe de supériorité. Un fossé nous sépare. Nous avons des conceptions différentes et aucun point commun. C’est comme quand vous mettez un animal en cage. Il devient malheureux, triste. Il s’étiole, il languit et il meurt. Les Vigiles, c’est pareil. Ils sont dans une cage, même si elle apparaît plus dorée...

Jef ramena la conversation dans son contexte, dans une optique plus réaliste. Il ne se fiait à aucune propagande. Pas plus à celle des Vigiles qu’à celle des Indigènes.

Il grimaça, rabaissant la manche de sa chemise sur son émetteur biomagnétique :

— Nous sommes enchaînés, par ces machins. Mais je ne veux pas me mutiler pour une liberté incertaine. Vous arrivez alors que nous sommes ici seulement depuis quelques heures. Coïncidence ?

Gaël comprit que le médecin était un interlocuteur coriace, habile, lucide. Surtout méfiant. Terriblement méfiant.

— Quand les Vigiles amènent des « candidats » qui ont traversé la Filière, confia-t-il, nous sommes immédiatement au courant. Parce que, ce n’est un secret pour personne, nous captons certains messages radio de l’Ordre.

Ce détail laissa Jef sceptique. Il ne concordait pas avec les pirogues démodées, les arcs et les flèches d’un autre âge.

— Comparés aux Vigiles, vous êtes des Primitifs, des hommes retournés à l’état sauvage, prononça le docteur avec dureté. Alors, par quel miracle interceptez-vous leurs ondes radio ?

Le Membre du Groupe 26 sourit. Il n’avait pas fini d’étonner les exilés auxquels il accorda volontiers son indulgence pour leurs propos vexatoires et leur ignorance des faits.

Il expliqua :

— Les Vigiles nous appellent les Insoumis. Parce que nous avons refusé le « Cercle », la responsabilité à haut niveau. Ils pourraient nous chasser des Îles, nous massacrer avec leurs armes. Ils ne le font pas. Parce qu’ils ont une raison majeure. Parce qu’ils ont eux-mêmes prohibé la violence. Alors, s’ils nous décimaient, ils provoqueraient forcément des dissensions au sein du Grand Conseil de l’Ordre, possesseur de tous les Pouvoirs sur la Terre. Ils renieraient ce qu’ils ont fondé. Ils iraient à contre-courant. Et ils se casseraient la figure. Alors ils nous acceptent, ils nous tolèrent. Mais ils se décarcassent pour que notre Communauté ne s’élargisse pas, à l’aide de leur sale propagande et des « bracelets ». Ils agissent sur les esprits et en général les hésitants se rallient à leurs thèses. Ils savent très bien que de toute façon, nous sommes dans l’incapacité de renverser l’Ordre établi depuis plusieurs siècles.

Il montra son arc, les pirogues :

— Ce n’est pas avec ça que nous les désorganiserons. Nous y parviendrons sans doute un jour. Mais dans trois ou quatre cents ans. Peut-être davantage. Car, à partir de zéro, il a fallu que nous recommencions toute une civilisation...

Il rectifia :

— Enfin, une immense partie. Par chance, des savants, des ingénieurs, des techniciens, se glissent parfois dans la Filière pour échapper aux Villes. Ils nous rejoignent. Mais nous n’avons pas d’usine, aucune machine. Le maximum consiste à récupérer certains objets ou des matériaux, dans les bases des Vigiles, sur les Îles, quand nous le pouvons. Ces expéditions sont exceptionnelles et dangereuses. Pourtant, avec lenteur, nous rebâtissons une activité artisanale, embryon d’une future société plus mécanisée, industrielle.

Jef tapota sa manche gauche, à hauteur de son bracelet-radio. Il observa :

— L’Ordre doit tout faire pour que vous restiez des primitifs. Il en a les moyens.

— Oh ! Oui, approuva Gaël. Il en a les moyens. D’énormes moyens. Notre chance est justement d’appartenir au fond à leur Société, même si nous en sommes détachés. Ils nous laissent tranquilles.

Il mit un doigt sur sa bouche, prononça un « chut » expressif, et approcha ses lèvres de la bouche du docteur. Il chuchota :

— Ils nous espionnent partout. Avec les « bracelets ». Avec leurs satellites d’observation. Avec leurs hélicoptères. Nous savons très bien que nous n’échappons pas à leur contrôle. Nous subissons leur technique supérieure avec philosophie. Nous l’admettons. Et souvent, nous essayons même de l’oublier.

— Ça paraît difficile, dit Jef à mi-voix.

— Bah ! C’est une question d’habitude.

L’Indigène se retourna vers les pirogues :

— Nous sommes venus vous chercher. Parce que les Vigiles vous abandonnent provisoirement en attendant votre délai de réflexion. De toute façon, vous avez encore le temps de choisir votre destinée, tant que vous posséderez vos « bracelets ». Nous n’obligeons personne à rester avec nous. Vous pourrez rejoindre l’une des bases des Vigiles. Nous voulons simplement vous montrer comment nous vivons...

À ce moment, l’opérateur de l’Ordre émit un nouveau message par le truchement des trois émetteurs, comme s’il répondait lui-même à Gaël :

— L’Indigène a raison. Ni les uns, ni les autres, nous n’imposons le choix. C’est une convention établie. Les Insoumis vont effectivement vous montrer comment ils vivent. Vous jugerez. Vous choisirez la meilleure solution pour vous. Mais comme je vous l’ai dit tout à l’heure, si vous optez pour le clan des Insoumis, alors vous serez définitivement coupés avec nous. Vous deviendrez des Primitifs. Vous et vos enfants. Réfléchissez donc bien...

Le répétiteur automatique succéda au Vigile et ânonna :

— Réfléchissez bien... Réfléchissez bien... bien... bien...

Tout près, Gaël entendit, évidemment. Il haussa les épaules :

— Propagande, débauche..., grogna-t-il. Ils veulent vous décourager.

Puis il entraîna nos amis vers les pirogues. Les trois exilés montèrent sur les fragiles esquifs, déjà secoués par les vagues et les deux femmes éprouvèrent le mal de mer. Des nausées. Elles n’avaient pas l’habitude, bien sûr, d’une embarcation aussi rudimentaire. Dans les Villes, elles voyageaient avec les Transports Collectifs...

Les rameurs poussèrent les pirogues à l’eau. Puis ils s’installèrent sur la planche qui servait de siège et ils pagayèrent vigoureusement afin de franchir le ressac.

Les barques se balancèrent comme des coquilles de noix. Mary et Marion, sur le même esquif, crièrent de frayeur.

Jef, bien que très pâle, maîtrisait mieux son angoisse. Il n’avait pas peur que les embarcations chavirent. D’ailleurs, après quelques encablures, les deux pirogues retrouvèrent leur stabilité car l’océan était calme, le vent nul. Un temps idéal éclaboussé de soleil...

Les voyageurs découvraient mieux l’île maintenant qu’ils s’en éloignaient. Elle était petite, en effet, mais avec sa couronne d’écume et de palmiers, elle ressemblait à une perle sur la mer. Une éblouissante vision de liberté, d’ivresse, d’espace, qui tranchait avec la Ville triste, polluée et entourée de hauts murs.

Mieux que l’Oasis des Frontaliers. Car ici, les dimensions changeaient. Les barrières s’écroulaient. Alors forcément, ceux qui avaient payé les Passeurs pour atteindre la Zone Libre comprenaient que les membres des Cercles interdits n’exagéraient pas, qu’ils étaient même en dessous de la vérité. Loin, très loin, il y avait le Grand Large, les horizons immenses teintés de toutes les couleurs, où la nature mêlait son vert à l’or du soleil...

Dans ces paradis, hors des zones polluées, la vie prenait un autre visage, un autre sens. Elle était tentante. Elle fascinait.

Mais justement. Elle fascinait trop. Comme un énorme bijou rutilant. Comme un miroir qui renvoyait des images de rêve.

Comme un mirage.

Le premier, Jef se posa des questions. Sa perplexité augmenta. Il soupesa la propagande des Vigiles et celle des Insoumis.

Deux thèses radicalement opposées. Laquelle semblait la meilleure ? La première ? La seconde ? Ou ni l’une, ni l’autre ?

Qui mentait ? Qui disait la vérité ?

Cet excès de réflexion donna très vite la migraine au médecin. Il essaya de ne penser à rien. Qu’au moment présent.

Les deux pirogues s’éloignaient toujours de l’île et maintenant elles se trouvaient en plein océan. À la merci d’une tempête, du plus léger incident. Jamais nos amis n’avaient vu autant d’eau et ils étaient angoissés malgré le regard rassurant des indigènes.

Un jour ou l’autre, il faudrait qu’ils se déterminent. Personne, avant eux, n’avait opté pour une troisième solution qui n’existait pas.

Ils n’auraient pas cru, en définitive, qu’une destinée était aussi difficile à choisir, que la Zone Libre leur poserait autant de problèmes.

Deux mondes s’affrontaient sur la Terre...

 

 

Au fond, ce n’était pas si terrible que ça de voyager sur une pirogue, quand l’océan était calme. Question d’habitude.

En tout cas, pour Jef, Mary et Manon, cette forme de transport était nouvelle. Un moment paniquée au départ de l’île, la femme de Brook reprenait confiance. Elle soupirait :

— Si Karl était là, il n’en reviendrait pas ! Il n’en croirait pas ses yeux...

Seulement, Karl était mort dans l’Oasis. Enterré. Les indigènes  – on ne pouvait pas les appeler autrement ! — souquaient ferme, trois sur chaque embarcation qu’ils propulsaient avec habileté, sans jamais donner l’impression d’épuisement.

Étaient-ils physiquement des surhommes par rapport à leurs congénères des Villes ?

Leurs muscles roulaient à chaque coup d’aviron. De temps à autre, ils poussaient un « han » d’effort ou bien ils entonnaient une mélopée qui ressemblait vaguement aux chansons folkloriques en usage jadis dans les mers du Sud.

Les paroles en étaient d’une simplicité extrême comme si tout à coup ces créatures oubliaient qu’il existait autour d’eux une autre civilisation industrielle, mécanisée, d’un haut degré technique.

Le couplet évoquait :

« — Nous sommes les fleurs de la Liberté. Nous sommes les fruits de la Nature. Nous réconcilions le soleil, la terre et l’eau. Nous avons choisi l’Exil doré. Ils n’ont pu ôter notre Culture et nous avons l’esprit, l’intelligence... »

Le refrain rabâchait une succession d’onomatopées. Ils chantaient ce qu’ils ressentaient, ce qu’ils éprouvaient avec une sincérité émouvante. Leurs visages reflétaient le bonheur, la joie. Sentiments disparus totalement chez les Humains entassés dans les Agglomérations géantes.

Oui, ils avaient réconcilié le soleil, la terre et l’eau. Ils admiraient la splendeur des paysages incrustés d’or, de pourpre, de bleu, de vert. Ils vivaient à l’échelle d’un monde amoindri, rapetissé, circonscrit non par des hauts murs, mais par l’immensité d’un océan. Car avec leurs bateaux à rames, malgré toute leur volonté, ils ne se hasardaient pas vers des régions lointaines. Ils restaient prisonniers des mers du Sud. Sans doute ce coin du Pacifique qui portait autrefois le nom d’Océanie, où les îles pullulaient.

Un petit univers perdu sur une planète où régnait l’Ordre des Vigiles...

— Han ! Han !

Les pagayeurs ruisselaient de sueur et d’embruns. Ils chantaient toujours et leur mélodie, à la longue, finissait par endormir.

Marion et Mary somnolaient, la tête penchée sur leur poitrine. Jef semblait dans les nuages blancs qui ouataient par taches le ciel d’un bleu indigo. Il planait au-dessus des choses, des réalités. Il s’évadait du quotidien. Il cherchait par tous les moyens à prolonger cet intermède merveilleux car il se trouvait à la fois sous la protection de l’Ordre et des Insoumis.

C’était une situation singulière, paradoxale, qui ne durerait pas. En effet, au bout de trois heures de navigation, les rameurs crièrent, montrant une terre minuscule qui montait à l’horizon et grossissait.

Une sorte d’anneau verdâtre assailli par la dentelle du Pacifique. Un morceau de nature émergeant de l’eau...

— Mora-Mora ! dit Gaël, en découvrant ses dents blanches qui éclataient sur son visage bronzé. Mora-Mora, l’île du Groupe 26...

Jef retomba de ses nuages. Il aperçut des bouquets de palmiers et de cocotiers. Et puis des tas de gens grouillant sur une plage de sable pur.

Des gens également tout nus, avec de simples pagnes autour des reins. En cuir ou en étoffe. Des hommes, des femmes, des enfants.

Ils trépignaient en attendant les piroguiers. Ils chantaient aussi, tapant dans leurs mains ou sur des tambours. Certains soufflaient dans des instruments de roseau. Ils balançaient leurs corps, tantôt à droite, tantôt à gauche, rythmant ainsi leur chant d’allégresse.

Quand les embarcations accostèrent au wharf en bois construit sur pilotis le long de la plage, le public poussa une sorte de clameur. Quelque chose comme :

— Bienvenus à Mora-Mora !

Ce ne fut pas la pagaille, la cohue. Au contraire. Il s’agissait d’une cérémonie bien ordonnée, rituelle, et qu’on offrait à tous ceux qui avaient traversé la Filière.

Des jeunes filles au corps d’ambre, vêtues de tuniques bariolées, les cheveux noirs ou blonds déroulés sur les épaules, accueillirent les nouveaux venus et leur passèrent au cou des tresses d’orchidées. Elles expliquèrent que cette coutume venait des âges lointains, à l’intention des Voyageurs, et les Insoumis l’avaient réinventée, parce qu’elle était à leurs yeux un signe de paix et d’hospitalité.

Des enfants pétaient de santé, les yeux brillants, remplis de joie. Ils offrirent des corbeilles de fruits : des mangues, des noix de coco, des bananes...

Jamais, Jef, Marion et Mary n’avaient ressenti une telle chaleur dans les sentiments humains. Cette spontanéité coula en eux, inonda leurs artères et fit battre leur cœur. En tout cas, si cet accueil n’était qu’une comédie déguisée, elle était si bien jouée par tous les participants que seule la franchise et la sincérité s’en dégageaient.

Surtout chez les gosses. Eux ne trompaient pas.

D’autres femmes jetaient des fleurs sur le chemin du cortège et la troupe s’achemina vers le « village », sous la palmeraie, ou plus exactement dans une vaste clairière.

La première déception altéra les traits de nos amis. Gaël le comprit très vite et comme il marchait à leurs côtés, il précisa :

— Vous avez tous la même réaction quand vous arrivez des Villes. Ici, vous pénétrez dans un monde différent, primitif.

Le village se composait de cases grossières construites en bambou et coiffées de palmes. Les Insoumis mettaient des fleurs partout. Des guirlandes pendaient aux portes, aux fenêtres, au bord des toits. Elles tressaient des arcades entre les huttes. Des plantes poussaient dans la clairière et formaient un jardin d’agrément.

Cette décoration florale masquait la pauvreté des cabanes rudimentaires, du style de jadis. Car dans ces îles du Pacifique Sud, les peuples avaient toujours vécu avec simplicité, le plus près possible de la nature, accumulant des retards de plusieurs siècles sur les pays industrialisés. Avant l’arrivée de l’Ordre, bien sûr.

Les Insoumis recommençaient. Ils utilisaient les matériaux qu’ils avaient sous la main et c’était déjà bien joli qu’ils sachent s’en servir.

Jef demanda, après sa première déception passée :

— Vous avez un hôpital ?

Gaël le regarda avec des yeux étonnés. Il chercha dans sa mémoire la signification exacte de ce mot. Puis il se frappa le front :

— Ah ! Vous voulez parler d’une infirmerie ?

Il désigna un bâtiment plus vaste, au centre de la clairière, également construit en bambou et en palmes. Il s’intégrait parfaitement au décor.

— Voilà notre infirmerie, dit Gaël. Jetez un coup d’œil à l’intérieur. Mais comme je vous l’ai expliqué, nous manquons de médecins. En général, ils rejoignent les Vigiles, après la Filière, comme si...

Embarrassé, il acheva :

— Comme s’ils regrettaient leurs Unités de Soins ultramodernes, avec tout le confort, le matériel sanitaire, la pharmacopée, les blocs opératoires et de réanimation...

Jef hocha la tête. Il s’informa :

— À propos, Gaël, vous êtes jeune. Vous venez d’une Ville ?

L’indigène se raidit. Son visage exprima la fierté :

— Non. Je suis né à Mora-Mora. Je ne connais pas la Civilisation de l’Ordre.

Le praticien sourit, détendu :

— Tant mieux. Dans des livres, j’ai appris l’histoire de la Médecine à travers les âges. Au XXe siècle, par exemple, des médecins « sans frontières » parcouraient des pays encore sous-développés pour soulager la misère, la pauvreté, la maladie. Et ils étaient entièrement désintéressés par l’argent. Ils faisaient cela par vocation...

Il pénétra dans l’infirmerie. Il aperçut quelques lits, occupés surtout par des vieux. Il grimaça en ressortant :

— Pas folichon ! Je pense que vous soignez avec les moyens du bord. C’est-à-dire par les plantes.

— Évidemment ! fit l’indigène. Nous n’avons pas de médicaments chimiques. À part ceux qu’on vole parfois dans les bases des Vigiles mais encore faut-il des médecins pour les appliquer. Par chance, nous sommes moins malades que dans les Villes. Les problèmes sont surtout les maladies infectieuses, les épidémies et les accidents. Nous soignons de façon empirique. L’Ordre ne lève pas le plus petit doigt pour nous aider, vous vous en doutez...

Mary Lang jeta aussi un coup d’œil dans l’infirmerie. Elle ressortit un peu traumatisée car des siècles séparaient cet « hôpital » et les Unités de Soins des Villes.

— Je comprends, soupira-t-elle. Il y a une telle disproportion que nos confrères, même s’ils le voulaient, ne s’adapteraient pas à vos méthodes inconnues pour eux. Nous ignorons la médecine des plantes. Tout est chimiothérapie, ondes, laser, ultra-sons...

On offrit deux huttes « communicantes » à nos amis. Une partie pour les deux femmes. Une autre pour Jef.

Une eau canalisée dans des bambous se déversait dans un « évier » taillé dans la pierre et s’écoulait ensuite dans une sorte de « puits perdu ». Un robinet en roseau coupait l’eau à volonté. C’était rudimentaire mais les indigènes parlaient déjà d’ « éléments de confort ».

Des nattes, déroulées par terre, servaient de lits. Marion se demanda si tous les Groupes d’Insoumis se trouvaient sur le même pied d’égalité.

Probablement pas. Car il existait les débrouillards qui fauchaient dans les bases des Vigiles et en ramenaient certains objets, certains outils. Le « confort » variait sûrement d’une île à l’autre...

Mora-Mora. Un nom indigène. Quand on songeait que chaque Groupe occupait une île et n’était relié avec ses voisins que par des piroguiers, on mesurait évidemment l’énorme fossé entre les deux Mondes...

Marion s’endormait presque, éreintée par le voyage en mer, par les émotions, par cette transition brutale entre les Villes et la Zone Libre.

Les Insoumis vivaient comme il y avait exactement dix ou vingt siècles. Avec la « culture » en plus, le Savoir...

En somme, des Robinson Crusoë, des Transférés de l’âge atomique à l’âge de pierre ! Comment diable ne se décourageaient-ils pas ? Comment espéraient-ils remonter le courant, face à un Ordre implacable qui ne tolérerait pas une société « parallèle » ?

Choisir ?

Mary bâillait, exténuée elle aussi. Les échos de la fête s’éteignaient à l’extérieur et la nuit tombait. Jef s’allongea sur un fauteuil en rotin.

Et c’est à ce moment-là, comme par hasard, que la voix du Vigile de garde grésilla dans les trois émetteurs...