CHAPITRE VIII

 

 

Qui ouvrit les yeux le premier ?

Ils ne le surent pas. Mais cela n’avait pas tellement d’importance puisqu’ils les ouvrirent tous les trois, de toute façon. Ce qui comptait, c’était la Lumière.

Oui, la Lumière !

Elle éblouissait. Elle blessait la vue. Elle filtrait à travers le feuillage d’arbres curieux, inconnus, qui n’existaient pas dans l’Oasis. Ces arbres possédaient de longues feuilles dentelées. Au pied, poussait une bourre de couleur marron clair. Des sortes de grappes pendaient à la cime des branches. Les troncs n’étaient pas tous droits. Certains, inclinés, courbés, donnaient l’impression qu’ils subissaient fréquemment l’action d’un vent violent.

Pourtant, pas une brise d’air n’agitait l’atmosphère parfaitement calme, pure, bourrée d’oxygène jusqu’à s’en faire péter les poumons !

Jef se releva, hagard. Il avait potassé quelques livres de botanique dans une bibliothèque et il s’étonna :

— On dirait des palmiers.

Il ajouta aussitôt :

— Or, les palmiers ne poussent pas dans la pollution. Ils croissent dans un climat tropical...

Marion et Mary titubaient, les jambes flageolantes. Elles gardaient une certaine lourdeur de tête. Elles se rappelaient le trou noir du souterrain, la cellule avec la grille, au fond du boyau, qui interdisait tout retour en arrière.

La femme de Brook hurla de toutes ses forces en désignant le ciel bleu gainé de quelques nuages blancs qui se fragmentaient entre les palmes :

— Le Soleil ! Ils nous ont redonné le Soleil. Nous sommes revenus dans l’Oasis...

Jef dressa l’oreille. Il reprenait son aplomb. Sa lassitude s’estompait. Il sortait d’une longue nuit et piétinait sur un sol sableux qui n’était plus le roc lisse du souterrain.

Il tendit la main vers une échancrure de la végétation :

— Par là... Vous n’entendez rien ?

— Si, balbutia la doctoresse. On dirait un bruit d’eau. Mais c’est bien plus fort que le ruisseau de l’Oasis.

Marion s’enivrait d’oxygène. Comment diable les Hommes pouvaient-ils vivre dans les Villes souillées par le brouillard alors qu’il existait, elle ne savait où, des terre de paradis ?

Un oiseau voleta dans les branches. Il caqueta. Il avait un plumage rouge, bleu et or. Avec un petit bec crochu. Des pattes aux griffes recourbées.

Il disparut dans un battement d’ailes avec une sorte de ricanement cynique qui imitait vaguement la voix humaine.

— Coco... coco..., répétait-il à l’infini.

Son cri s’étouffa dans le lointain. Nos amis ne pensèrent plus à l’oiseau coloré mais à ce bruit de fond qui agressait le silence avec régularité.

Une Machine ?

Ils percevaient des flocs, des chuintements. Ils s’avancèrent jusqu’à la lisière de la palmeraie. Alors, d’un seul coup, ils découvrirent le Grand Espace !

Quelque chose qu’ils n’avaient jamais vu. Sinon sur des photos, des films, ou à la télévision. Ici, c’était grandeur nature. Époustouflant.

— La Mer ! reconnut Jef en ouvrant largement la bouche.

Plus que la mer, peut-être. Un océan. Il déroulait ses vagues sur la plage garnie de sable doré. Et il les retirait en vitesse, en laissant des traces de son passage. Chaque fois, le flux et le reflux provoquaient un floc, ou un chuintement. Un bruit inhabituel, qu’une oreille d’homme ne captait jamais.

Les rouleaux bleus tout crêtés d’écume creusaient le sable, puis le ramenaient. Interminablement. Comme si l’océan glouton dévorait le rivage et dégueulait ensuite le produit de sa digestion dans un souci d’équilibre.

La plage s’étirait sur des kilomètres, en arc de cercle. Les cylindres d’écume berçaient le silence, rythmé par le cœur de la mer caché dans un gouffre insondable.

La rangée des palmiers aux troncs tordus par les vents du large traçait une immense couronne verte, succédant à la couronne perlée de l’eau mouvante.

C’était beau, féerique, paradisiaque. Ils avaient gagné la Liberté au prix d’efforts physiques intenses, de chocs émotionnels constants, d’épreuves répétées. Et au prix du sacrifice d’une vie.

Même de deux vies, si on comptait celle de Jaobé.

Ils évoquèrent, par une minute de recueillement, la mémoire des deux disparus. Surtout celle de Karl, qui les touchait davantage. Car Jaobé, après tout, n’était qu’un vulgaire trafiquant, sans foi ni loi, et qu’un seul désir intéressait : l’argent...

La minute écoulée, ils se défoulèrent. Ils coururent vers l’océan, se trempèrent, ressortirent complètement mouillés, et se jetèrent des poignées de sable humide.

Mais l’air était tiède. Ils se séchèrent très vite. Ils se souvinrent de la « cour » d’essais, à la Frontière. De l’exagération. Des tests dans les pires conditions climatiques...

Ils voulurent oublier. Ils se roulèrent à nouveau dans les vagues, reçurent avec délice des gifles d’eau salée.

Ils étaient comme fous, déchaînés. Comme des prisonniers qu’on libérait. Comme des écoliers d’autrefois à la sortie des classes. Comme des hommes de jadis quand ils partaient en vacances à la mer.

Mais ils étaient seuls. Tous les trois. Ils possédaient des kilomètres de plage vide uniquement pour eux. Alors, qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce que cela préfigurait ?

En tout cas, une chose semblait certaine, inéluctable. Ils ne se trouvaient plus dans le cadre strict, réduit et muré de l’Oasis.

Ils étaient Ailleurs.

Où ?

Sur la Terre, c’était sûr. Mais où ? Et combien de temps cet intermède durerait-il ? N’était-ce qu’une récréation avant d’autres épreuves ?

Ils chassèrent cette idée de leurs esprits. Marion, la plus impressionnée, ne se lassait pas de contempler l’énorme bedaine liquide de l’océan qui se gonflait et se dégonflait comme une baudruche.

— D’où vient toute cette eau ? se demandait-elle. La planète possède-t-elle encore des mers ?

Jef, à côté d’elle, souriait de toutes ses dents. Il avait envie de se déshabiller, de se mettre tout nu, d’offrir son corps au soleil, d’ôter ses vêtements qui collaient à sa peau comme une glu.

Mais devant les femmes, il se retint. Il possédait de l’éducation et il se rappelait trop le chemin vexatoire du tunnel électromagnétique où ils étaient nus aussi, quasiment. Ils n’avaient alors pas du tout apprécié cette indécente situation.

Il chuchota à l’oreille de l’ancienne ouvrière à la Station de Filtrage d’Air :

— Il y a des rivières, des fleuves, qui s’unissent, se rassemblent au même endroit dans d’énormes fosses. Ils forment les mers, les océans. Il existe des mers chaudes, des mers glacées... Nous avons la chance d’être rejetés dans un climat tropical. Au pôle, nous crèverions de froid...

Ils se doraient au soleil, couchés sur le sable. Ils ignoraient leur avenir mais s’ils avaient atteint enfin la Zone Libre, ils étaient sortis à jamais de la Ville polluée. Ils ne vivraient plus comme les autres hommes.

Mais justement. Comment vivraient-ils ? Comment se nourriraient-ils ? Étaient-ils capables de subvenir à leurs besoins ?

Ils ne se posèrent pas longtemps ces questions inquiétantes car un événement se produisit. Un événement tout à fait imprévisible, surprenant.

Ils se dressèrent d’un bond sur leurs pieds Comme si le sol les brûlait ou comme s’ils avaient reçu une décharge électrique.

Ils entendaient des mots, des phrases. Oui, des mots et des phrases comme si quelqu’un leur parlait ! Ils n’en définissaient pas l’origine. C’était à côté d’eux, à proximité, dans un rayon de quelques mètres.

Rêvaient-ils ?

Ils cherchèrent et ne virent personne. La plage restait déserte. Mais peut-être que dans la palmeraie...

La voix était masculine. Comme émise par un haut-parleur dissimulé. Et elle répétait avec ironie :

— Relevez votre manche gauche. Même si elle est encore mouillée. Relevez-la jusqu’au coude...

Ils replièrent leurs manches, parce qu’ils n’avaient aucune autre solution de rechange. La gauche. Celle d’une sorte de chemise faite d’un tissu épais, synthétique...

Ils découvrirent un objet fixé par une sangle, entre le poignet et le coude. Un objet qui ressemblait à une montre mais dont le boîtier ne portait aucune aiguille, aucun chiffre sur un cadran-quartz. Plutôt un genre d’émetteur-récepteur portatif.

D’ailleurs, la voix, audible à un mètre, donc à portée de bras, émergeait de la boîte :

— Relevez votre manche gauche. Bon. Ça y est ?

Jef se pencha sur l’objet, chercha à ôter la sangle et ne trouva aucune boucle. Juste un bracelet métallisé. Le boîtier ne possédait aucun bouton, aucune saillie.

Le correspondant comprit ce qui se passait car il expliqua simultanément sur les trois émetteurs :

— Non, vous ne pourrez pas l’ôter. Le bracelet est fixé magnétiquement. Vous en aurez besoin...

Il ajouta après une pause de quelques secondes :

— Vous êtes en Zone Libre. C’est ce que vous souhaitiez. Mais je vous préviens. Cette Zone n’est pas le Paradis tel que vous le concevez, malgré le soleil, l’air pur, la végétation tropicale.

Il répéta à peu près ce qu’avait dit Kan à la Frontière :

— Nous avons tout fait pour vous dissuader. Les pièges. Les tests. Obstinément, vous avez poursuivi votre chemin, canalisés par l’itinéraire conventionnel. Vous avez perdu l’un des vôtres... Et malgré ces embûches, vous avez franchi la Barrière, l’étape ultime.

Ils évoquèrent encore Brook. Marion versa une larme et se pencha sur son émetteur :

— Vous avez tué Karl, reprocha-t-elle.

— Non, rectifia la voix. Il est mort par accident et vous le savez bien. Il a provoqué les Frontaliers. Inutilement. Or, on ne provoque pas les Frontaliers, chargés du secteur de l’Oasis.

— Et Jaobé ? cria Jef. Pourquoi l’avoir aussi tué ?

L’inconnu éluda la question :

— Bref, vous avez subi avec succès les tests, les pièges. Vous recevrez la Médaille du Courage. Car vous avez été courageux tout au long de votre périple. Mais il faut que vous compreniez. La Filière constitue une sélection indispensable car il y aurait pléthore de candidats. Elle débouche sur le « Cercle ».

— Quel cercle ? s’étonna le docteur.

Le micro resta silencieux. On perçut le ressac de l’océan et à nouveau le caquètement d’un oiseau au plumage multicolore.

Cette interruption de l’émetteur énerva Jef. Il réitéra en hurlant :

— Quel Cercle ?

Enfin, la voix masculine reprit, encore une fois à côté de la question :

— Nous sommes l’Ordre. L’Ordre des Vigiles. Êtes-vous curieux, oui ou non ?

Mary Lang balbutia, traumatisée par ce bracelet magnétique qui l’enchaînait encore à l’univers des Urbos :

— Curieux ? Non. Mais contemplatifs. Soulagés, Repus. Ragaillardis. Prêts à d’autres épreuves pour vivre ailleurs que dans une Ville polluée. La Terre possède du Soleil, de l’air pur. Nous le constatons. Alors pourquoi la pollution ?

L’opérateur lointain, à distance, contemplait peut-être nos trois amis vautrés sur la plage de sable doré. Grâce à un satellite de télécommunications. Car il précisa :

— Vous êtes dans l’Ile, au bord de l’océan qu’on appelait jadis le Pacifique. Ou plutôt dans une des nombreuses îles, qui, par chapelets entiers, constituent de multiples refuges pour nous, Membres de l’Ordre régnant.

Marion demanda enfin, la tête bouillonnante d’idées :

— L’Ordre ? Quel Ordre ?

— Celui des Vigiles, dit une nouvelle fois le correspondant. Il règne sur la Terre. Sur toute la Terre. Depuis des siècles. Nous avons rassemblé les hommes dans d’énormes agglomérations, afin de gérer, de contrôler, de « dimensionner » une société en déclin qui éclatait dans l’anarchie totale. Sans nous, la planète serait en proie aux conflits armés, aux déchirements, aux jalousies, aux injustices, aux vices, à la criminalité, à la délinquance, au terrorisme, à la violence. Peut-être serait-elle même détruite, inhabitable, aux mains des militaires qui ne voient que la guerre pour résoudre les problèmes. Nous avons opté pour l’ordre, la rigueur, la cohésion. Mais l’Ordre, c’est les Humains, les habitants du monde. Enfin, certains habitants : les Vigiles. Ils sont recrutés dans la Zone Libre... Vous commencez à comprendre ?

Jef, Marion et Mary Lang se regardèrent, ahuris, pétrifiés, perplexes, complètement bouleversés par cette révélation. Des détails manquaient, évidemment, mais ils se faisaient déjà une opinion sur le nouvel équilibre qui maintenait les peuples figés dans un carcan.

À ce stade, dans l’île du Pacifique, il n’était plus possible de communiquer avec la ville. D’ailleurs, sur quel continent se trouvait leur ville natale, celle qu’ils avaient toujours connue, celle dont ils étaient sortis par le canal de la Filière ?

L’émetteur individuel n’avait qu’une longueur d’onde. Toujours la même. Un seul pôle d’attraction, de captage.

Le docteur s’interrogeait avec inquiétude sur cette histoire de Cercle. Il avait une peur bleue : celle de revenir dans l’une des Agglomérations géantes créées par l’Ordre. Même pour d’autres responsabilités plus importantes.

Et puis quelque chose ne cadrait pas. Il voulut s’informer :

— L’homme a perdu la mémoire. Du moins une partie de sa mémoire, constata-t-il. Ce n’est pas à moi, médecin, que vous prouverez le contraire. Il ne se souvient pas de son passé, de son histoire. Il parle du passé de l’Humanité.

— Exact, confirma le Vigile. Nous avons effacé les traces de son passé dans l’unique souci qu’il ne recommence pas ses chamailleries, comme autrefois. En ignorant ce qu’il faisait avant l’instauration de l’Ordre, il n’a plus aucun point de repère, de comparaison. Il croit que son Monde a toujours été tel qu’il est... Pourtant, dans les Cercles interdits, on évoque la Zone Libre, ce qui, paraît-il, existait avant l’arrivée de l’Ordre (qu’ils appellent communément la « Chose »). Les cercles interdits sont déjà l’entrée du « Cercle » tout court. C’est même nous qui les avons inventés ! Pour notre Survie. Car l’Ordre, s’il est présent partout, se compose uniquement de Volontaires.

Jef hocha la tête. Il n’était pas bête. Il comprenait maintenant très bien :

— En somme, la Filière est l’instrument pour parvenir à l’Ordre. Vous nous suggérez tout simplement de devenir à notre tour des Vigiles.

La voix s’enthousiasma :

— Voilà ! C’est facile... Le Cercle est bouclé, puisque, au départ, vous étiez déjà des Volontaires...

Marion se mordait les lèvres jusqu’au sang. Elle pensait évidemment à la mort peut-être inutile de son mari, mais elle rejetait ce volontariat contre nature. Ce volontariat camouflé, suscité par de fausses espérances. Un piège de plus.

— Si nous refusions ? lança-t-elle avec émotion.

Elle n’en crut pas ses oreilles. La réponse dépassa tout ce qu’elle attendait :

— Vous en avez le droit. Sinon vous ne seriez pas des volontaires. Nous ne jouons pas sur les mots. Nous n’imposons pas de devenir un Vigile à ceux qui le refusent. Nous le proposons seulement, avec clarté. Si vous refusez, alors c’est vous qui aurez choisi l’« autre » solution.

Le problème devenait piquant, subtil, énigmatique. Il s’épaississait au lieu de se diluer. Car nos amis n’avaient pas l’impression que leur mystérieux correspondant abonderait en renseignements sur cette « autre » solution envisagée.

Le Vigile précisa simplement, en effet :

— L’autre solution, c’est la dernière. Il n’y en a pas de rechange. C’est l’ultime destinée et j’avoue que certains la choisissent parce qu’ils ne veulent absolument plus retourner dans les villes. Pourtant, les Vigiles sont des Privilégiés. Ils sortent des Agglomérations. Ils séjournent, par roulement, dans les îles du Pacifique. Ils prennent des « vacances », comme on disait autrefois. Puis ils retournent à leur travail. Mais en choisissant l’« autre solution », vous fuyez vos responsabilités. Vous devenez des lâches, des égoïstes. Vous ne pensez plus qu’à vous. Pas à l’Humanité. Et vous prenez vos risques...

Mary Lang éclata de rire et observa :

— Des risques ? Nous en avons eu tout au long de la Filière...

— Ceux-là étaient « contrôlés » par les Passeurs, les Frontaliers, voire les Urbos, au départ.

Bien sûr, il y a des accidents inévitables, mais très rares, comme celui de Karl Brook. Tandis que dans les Iles...

— Quoi, dans les îles, insista Jef, l’oreille collée à l’émetteur. Que voulez-vous dire ?

Le Vigile ne répondit encore pas à cette question. Il n’était bavard que sur certains points. Pas sur d’autres.

Il conclut :

— Vous avez le temps de réfléchir, de choisir. Tant que vous aurez vos « bracelets », vous pourrez toujours nous appeler. Et alors, nous viendrions vous chercher. Nous collaborerions et vous participeriez à l’Ordre. Mais si jamais, un jour ou l’autre, vous renonciez au seul lien qui nous unit désormais, alors nous ne pourrions absolument plus rien pour vous. Vous seriez abandonnés à votre sort...

Jef crispait ses poings. Il n’arrivait pas à tirer les vers du nez à son correspondant. Ce n’était sans doute pas par hasard.

— Voyons..., objecta-t-il. Comment pourrions-nous nous débarrasser de nos bracelets magnétiques qui adhèrent littéralement à notre peau ? C’est comme si on voulait s’arracher un bras, une jambe. Oui. C’est ça. Il faudrait qu’on se coupe le bras gauche. Alors, mutilés, nous perdrions notre sang et nous ne parviendrions pas à juguler l’hémorragie. C’est bien ça ?

Devant le silence des trois émetteurs, il secoua nerveusement son poignet gauche :

— Hé ! C’est bien ça ? Une amputation ?

L’appareil ne produisit plus qu’un son uniforme, qui n’était plus une voix humaine mais un répétiteur automatique :

— Réfléchissez bien... Réfléchissez bien... Dernier avertissement...

Ils mirent leurs mains sur leurs oreilles. Quand ils les ôtèrent, ils entendirent à nouveau le même appel simultané :

— Réfléchissez bien... Dernier avertissement... Réfléchissez bien... bien... bien...

Et puis le silence glacial au milieu des Tropiques. Le silence interrogateur, angoissant.

Sûr. Ils allaient réfléchir. À s’en torturer l’esprit. Ils ne tenaient pas à se couper le poignet gauche pour s’arracher définitivement à la propagande des Vigiles.

Ils passèrent la nuit sur l’île, sur le sable. Ils mangèrent quelques fruits cueillis sur des arbres, en espérant qu’ils n’étaient pas vénéneux.

Ils ne dormirent pas. Ou presque. Par crainte des ondes psychiques et des cauchemars.

Et puis, quand le jour lumineux se leva, quand le soleil jaillit au bout de l’océan comme les laves incandescentes d’un volcan en éruption. Quand les perroquets et les oiseaux de paradis se pourchassèrent à nouveau dans les palmes...

Quand la plage vomit sa chaleur. Quand l’horizon se dépouilla de sa brume matinale en éparpillant ses pétales d’humidité et quand le grand bleu du ciel rejoignit celui de la mer.

Quand les rouleaux mouillés d’écume déferlèrent en vagues sur le sable par spasmes réguliers...

Alors, les Exilés de la Ville, croupissante sous sa pollution fabriquée, se tournèrent vers le Large, ouvrirent leurs narines, leurs poumons, humèrent cet air tiède et iodé.

Mais ils découvrirent quelque chose d’insolite dans cet Eden enchanteur. Quelque chose qui grossit très vite et les inquiéta...