CHAPITRE VI

 

 

Ils renoncèrent à dormir et attendirent l’aube.

Le reste de la nuit fut long. La peur de se retrouver dans la Pollution les tortura. Mais un soleil radieux émergea à l’horizon. Le ciel restait bleu, l’air merveilleusement pur, léger, limpide. C’était évidemment une consolation !

Ils avaient les yeux alourdis par la fatigue. Ils éteignirent le feu et se préparèrent à explorer leur nouveau domaine.

Ils ne quittèrent pas le ruisseau. Ils pensaient avec juste raison qu’un ruisseau se jetait toujours dans une rivière et qu’il fallait absolument découvrir cette rivière.

Ils s’enfoncèrent sous les arbres. Ils marchèrent pendant un quart d’heure et comprirent que la forêt était plus grande que prévu. Ils risquaient de s’y perdre !

Le ruisseau ne s’élargissait même pas. Il gargouillait entre deux rives d’herbe et sa chanson émaillait le monotone silence des arbres.

Soudain, un rugissement éclata.

Ils se retournèrent et aperçurent un tigre magnifique. Enfin, un genre de fauve à la peau tigrée. Sans doute une espèce croisée avec un autre animal, et dont ils n’avaient jamais entendu parler.

Le fauve semblait particulièrement agressif. Il se ramassa pour bondir. Fort heureusement, Brook se trouva là au bon moment, la pointe de son couteau en l’air.

Le tigre s’empala littéralement sur le poignard acéré. Les entrailles ouvertes, il eut un ultime sursaut et retomba raide sur le sol.

Ils examinèrent la bête. Il avait une gueule énorme, des dents impressionnantes.

Marion se réfugia dans les bras de son mari :

— Karl... Tu as réalisé un exploit...

— Mais non, protestait-il, modeste. Il s’est empalé tout seul. Je n’explique même pas sa mort instantanée.

Tout cela était bizarre. En tout cas, le fauve était hors de combat et à l’examen, les seules blessures semblaient celles occasionnées par le poignard.

Jef observa autour de lui, méfiant. Il n’y avait personne. La présence du tigre ne rassurait pas les fragiles humains, à la merci des animaux sauvages.

Karl ne comprenait toujours pas et il regardait fixement son couteau ensanglanté.

Il caressait la peau du félin :

— J’ai vu des bêtes pareilles dans le Zoo de la Ville. Mais elles étaient derrière des barreaux...

— Le Zoo attire beaucoup de visiteurs, commenta Mary. Je me demande comment ils ont protégé toutes les espèces animales de la Pollution.

Jef hocha la tête :

— Peut-être bien que là où vivent ces animaux en liberté, la pollution n’existe pas...

Soudain, un nouvel événement attira leur attention. Le sol tremblait. On aurait dit un roulement...

Ce n’était pas comme une secousse sismique. La vibration se prolongeait comme si quelque chose tapait sur le sol ou galopait.

Nos amis tournèrent les yeux vers la clairière qui devant eux déchirait la forêt. Les frondaisons remuaient, comme si une énorme bête, encore plus grosse qu’un tigre, se frayait un passage.

L’ennemi déboucha. C’était un mastodonte de plusieurs tonnes, avec une corne redoutable sur le museau, les prunelles petites et brillantes. Il fonçait sur les humains !

— Un rhinocéros ! reconnut Mary. C’est un animal dangereux. Je ne crois pas qu’un couteau de chasse stoppera son élan...

Ils auraient bien voulu grimper aux arbres pour se protéger mais ils s’aperçurent que les troncs étaient lisses et n’avaient pas de prise. Leur salut n’était même pas dans la fuite car le rhino les rattraperait immanquablement.

Il fonçait toujours, droit devant lui, Jef avait entendu dire que ce mammifère ne voyait pas plus loin que le bout de son nez et qu’il suffisait d’un peu d’habileté pour éviter sa charge.

C’était moins facile dans la réalité. Pris dans le collimateur de la bête, le médecin sauta bien de côté. Le rhino frappa du crâne contre un arbre puis, plus furieux que jamais, il se retourna vers Mary.

Celle-ci exécuta un écart mais elle glissa sur le sol et tomba lourdement. Marion et Karl poussèrent un cri d’horreur. Rien ne pouvait sauver la doctoresse du piétinement de l’animal en furie.

Rien. En tout cas pas un couteau qui ne pénétrerait même pas dans cette peau épaisse comme du blindage. Ni le courage de Jef qui tentait vainement une diversion en hurlant !

Il restait quelques mètres entre Mary et le rhinocéros. La malheureuse vit arriver sur elle ce véritable bulldozer et elle comprit que la corne l’empalerait comme une brochette. Elle n’avait pas le temps de se relever et de se mettre à l’abri...

— Mary ! Mary ! gémit Jef, désespéré.

C’est au moment précis où tout paraissait perdu que le miracle se produisit  – un second miracle, après celui du tigre.

Le mastodonte se trouva stoppé net dans sa course. Il s’écroula, foudroyé, tout près de Mary épouvantée !

 

 

Jef se précipita. Il aida sa collègue à se relever et demanda d’un air inquiet :

— Tout va bien ?

Elle était pâle, défaite. Ses jambes tremblaient davantage qu’à la suite du cauchemar collectif. Parce qu’elle réalisait l’effroyable danger auquel elle venait d’échapper.

Elle aurait dû être écrasée, embrochée. Or, elle était saine et sauve. Ses nerfs craquaient. Elle éclata en sanglots et Jef la laissa pleurer.

Il lui tapotait la main :

— Les choses se sont passées comme avec le tigre. C’est inexplicable.

Karl criait à la cantonade :

— Holà ! S’il y a quelqu’un, montrez-vous !

Mais il n’y avait personne et c’était bizarre. Le rhinocéros n’était pas mort tout seul. On l’avait tué. Mais avec quoi ? Et surtout dans quel but ? Voulait-on vraiment sauver Mary Lang comme on avait voulu sauver Brook ?

Ce dernier se penchait maintenant sur le cadavre de l’animal. L’examen s’avéra négatif.

— Un laser provoquerait une trace de brûlure, murmura-t-il en hochant la tête, perplexe. Or, il n’y a rien.

Marion eut une idée :

— Si on avait utilisé une arme paralysante ?

Jef haussa les épaules :

— Bah ! Quelle importance ! Le tigre et le rhino sont morts. Ils ne sont pas paralysés. Nous voudrions savoir tout de même qui est notre sauveur. Ne serait-ce que pour le remercier.

Comme aucune créature ne se manifestait, nos amis se lassèrent. Ils n’appelèrent plus et n’eurent aucune envie de chercher. Ils burent au ruisseau et s’éloignèrent de ce lieu où ils avaient vécu des moments dramatiques.

C’était drôle. Ils se sentaient suivis par une sorte de « protecteur » et cette impression les rassurait. Certes, cette hypothèse n’était pas forcément la bonne. Néanmoins elle soutenait leur moral.

S’ils étaient « pris en charge » par les services administratifs de la Zone Libre ? Si véritablement, on les aidait dans l’ultime phase du parcours ?

Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un Comité d’accueil, tel qu’ils l’auraient souhaité. Mais c’était mieux qu’une franche hostilité. Si on prenait soin de leurs vies, c’était dans un but humanitaire, selon un plan combiné.

Le ruisseau gargouillait toujours sous les arbres et leur servait de guide, ils ne savaient pas trop pourquoi.

Un instinct, une intuition.

Ils espéraient toujours rencontrer la fameuse rivière mais le ruisseau ne grossissait jamais. Son débit restait le même tout simplement parce qu’il ne recevait aucun affluent susceptible de le grossir.

En général, les ruisseaux s’élargissaient en aval de leur source. Celui-là n’était pas comme les autres...

D’ailleurs, rien ne semblait normal dans cette oasis. On y rencontrait des animaux qui habituellement, tout au moins dans le passé, ne vivaient pas ensemble.

L’oasis n’était-elle qu’un zoo ?

Dans ce cas, ils se heurteraient bientôt à une grille, à un mur, clôturant cet immense parc. Ce n’était sans doute qu’après la traversée de cette « réserve » qu’ils pénétreraient vraiment en Zone Libre.

Chaque fois qu’ils parlaient de cette Zone, elle semblait s’éloigner dans le temps et l’espace, comme un but inaccessible, mouvant. Elle se déplaçait au rythme de leur marche et en fin de compte, ils ne l’atteindraient jamais !

Ils pensèrent qu’ils se trompaient, que l’Oasis avait une fin. C’était une zone « tampon ». Il en fallait une. La Frontière ne pouvait pas carrément déboucher sur la Liberté. Comme existait un no man’s land entre le tunnel électromagnétique et la frontière elle-même...

Jef avançait en tête de la troupe. Karl fermait la marche. Ils suivaient une véritable « galerie » sous les arbres, formée par un entrelacs de feuillages et de fleurs multicolores, odorantes.

Tellement odorantes que ce parfum les enivrait, jusqu’à l’étourdissement. Ils titubaient et avaient des migraines. Sous les frondaisons basses et épaisses, ils semblaient prisonniers d’un tunnel de verdure. Ils ne pouvaient s’échapper ni à droite, ni à gauche. Leur seule possibilité était de retourner en arrière.

Soudain, ils poussèrent un cri. Tous les quatre. Le sol se déroba sous eux et ils tombèrent dans une trappe profonde.

Ils se retrouvèrent emmêlés les uns sur les autres. Un humus épais avait amorti leur chute. Quand ils relevèrent la tête, ils aperçurent l’orifice rectangulaire du piège dont la mince couche supérieure de feuillage pendait en lambeaux après avoir cédé sous le poids de nos amis.

Jef mesura vite la hauteur de la fosse. Il ne s’illusionna pas :

— Au moins quatre mètres ! Même en se faisant la courte échelle, nous n’arriverons pas à sortir. Nous sommes tombés dans un piège à fauves.

— Un piège à fauves ou un piège à humains ? ironisa Karl.

Mary n’appréciait guère l’humour de Brook. Elle grimaça :

— Je vous en prie, ne cherchez pas des explications idiotes. Si on voulait nous capturer, il y aurait des tas d’autres moyens moins rudimentaires.

— Justement, s’entêta le chimiste. Qui prouve que les habitants de la Zone Libre ne sont pas des gens rudimentaires, pour ne pas dire des primitifs ?

Pour la première fois, cette hypothèse fut retenue par Jef. Il la trouva acceptable, plausible. Il la commenta avec empressement :

— Possible. La Zone Libre s’ouvre peut-être sur la vie primitive, sauvage, chez les animaux comme chez les hommes. En conséquence, il vaut mieux ne pas chercher ici une civilisation comparable à celle de la Ville.

Marion ne partageait pas cet avis car un détail ne concordait pas :

— Pour des primitifs, remarqua-t-elle, vous ne croyez pas qu’ils possèdent des armes bien sophistiquées ? Ils ont tué le tigre et le rhinocéros avec autre chose qu’un laser.

La discussion devenait ardue entre les partisans d’une Zone Libre primitive et ceux d’une Zone civilisée. Puis, quand la seconde nuit tomba, ils devinèrent l’horreur de leur situation. Ils n’avaient rien à manger, ni à boire. Un fauve pouvait à tout moment tomber dans la fosse.

Si personne ne les sortait de là, ils crèveraient de faim et de soif. Or, depuis plusieurs heures, aucun sauveur ne se présentait !

Dans le trou, la nuit était plus froide qu’en surface. Et puis ils ne pouvaient pas faire du feu. Assis, le dos sur la paroi humide, tassés les uns contre les autres pour se tenir chaud, ils finirent par s’endormir.

Mais ils se réveillèrent au bout de cinq minutes, comme la nuit précédente. Les Monstres surgissaient à nouveau, en rêve, et ils comprirent que ces agressions psychiques répétées ne leur laisseraient aucun répit...

Ils refusèrent le sommeil. Mais c’était la seconde nuit qu’ils ne dormaient pas. Alors, la fatigue augmenta. Leurs yeux alourdis tenaient à peine ouverts. Or, dès qu’ils succombaient au sommeil, l’affreux cauchemar collectif les assaillait...

À ce régime, ils ne tiendraient pas longtemps. Ils désespérèrent d’atteindre leur but. Si on ne revenait pas vers la Ville, c’était sans doute parce qu’on mourait en Zone Libre.

L’explication semblait toute simple.

 

 

Ils entendirent un bruit. Un drôle de bruit. Comme un choc provoqué par un objet qui tombait dans la fosse.

Marion se dressa en hurlant, horrifiée, la main tendue :

— Un serpent !

Les hommes se mirent debout en vitesse et tirèrent leurs couteaux de chasse. Leur somnolence s’évanouit. La présence d’un danger activait leur sécrétion d’adrénaline et les maintenait en éveil.

Mary se réfugia à l’autre bout du piège et se blottit dans un angle. Comme toutes les femmes, elle n’aimait pas les serpents !

Dans la demi-pénombre, ils apercevaient en effet quelque chose de filiforme qui s’agitait mollement contre la paroi.

C’était bougrement long pour être un serpent. Trop long et de trop petit calibre. Mais à vrai dire, dans l’affolement, on pouvait s’y tromper...

Jef éclata de rire. Il se précipita, saisit le soi-disant ophidien entre les doigts, et donna un coup sec.

Il tira, découvrit une résistance, là-haut. La chose se tendit. Il leva la tête et cria :

— Holà ! Montrez-vous !

Car en fait de serpent, il s’agissait d’une corde qu’on leur lançait. Sûrement pour qu’ils sortent du piège. L’extrémité était probablement accrochée à un tronc d’arbre.

Ils n’étaient donc pas seuls. D’ailleurs, depuis l’affaire du tigre et du rhinocéros, ils savaient que quelqu’un les épiait, les suivait.

Qui ?

Personne ne répondit à Jef.

Empoignant le filin à deux mains, il sauta. Ses pieds se collèrent contre la paroi du piège et il commença à s’élever avec lenteur. Les muscles de ses bras lui firent vite mal car il n’était pas habitué à l’effort physique. Mais s’il lâchait, il retomberait dans la fosse !

Il espérait bien que là-haut, on ne couperait pas le cordage, qui était en réalité une sorte de liane.

Il parvint en surface, se hissa comme il le put. Son regard affleura le sol. Il ne vit personne, pas l’ombre d’un homme. Pourtant le filin n’était pas tombé miraculeusement et il était enroulé autour d’un arbre.

Le docteur appela ses camarades et les invita à le rejoindre. Brook et Mary montrèrent qu’ils pratiquaient un peu de sport et ils s’essoufflèrent à peine.

Pour Marion, ce fut plus dur. On dut la hisser sur les deux derniers mètres et on la récupéra.

Mary avalait sa salive, angoissée, en observant le piège vu de dessus :

— Autrefois, ils mettaient des pieux acérés au fond des pièges et les fauves s’y empalaient.

Ils frémirent, conscients qu’ils avaient de la chance. Ils ne s’étaient même pas cassé une jambe ni foulé une cheville !

Soudain, une voix jaillit derrière eux :

— Enfin, vous êtes sortis !

Cette voix, ils la reconnaissaient. Ils s’élancèrent, mains tendues, le visage irradié par la joie. Ils retrouvaient enfin quelqu’un qui allait les aider !

— Jaobé !

Oui, c’était bien le Passeur. Sa présence dans l’Oasis ne s’expliquait pas car elle n’était pas prévue. Mais qu’importait. L’essentiel était que le Guide soit là pour la fin du Voyage...

Jaobé semblait sensible aux marques d’amitié de ses clients. Comme ceux-ci attendaient des réponses, il leur donna satisfaction :

— L’Oasis m’est interdite. Mais j’ai réussi à traverser la Frontière, à m’échapper, et à vous rejoindre. Normalement, je devrais retourner vers la Ville.

Jef mit les poings sur ses hanches :

— Devons-nous conclure que vous venez avec nous en Zone Libre ?

— Pas exactement, rectifia le Passeur en caressant sa barbe noire. Vous payez cher votre liberté. Kan vous a dépouillés de vos biens. Je récuse ces méthodes mais je n’y peux rien. Je voulais surtout voir l’Oasis, par curiosité. C’est un endroit merveilleux. S’il n’y avait pas les bêtes sauvages et les pièges...

Brook soupira :

— Le tigre, le rhinocéros... C’était vous ?

L’Aventurier tira une arme de sa ceinture. Elle différait d’un laser et possédait une petite sphère transparente entre le canon et la crosse :

— Un pistolet à ultra-sons, précisa-t-il. On détruit le cerveau avec ça.

— Les Frontaliers vous l’ont donné ? s’étonna Mary.

— Non. Je l’ai volé. Les Gardes, comme les Urbos, sont dotés de lasers et d’armes ultra-soniques. La panoplie n’est même pas complète. J’avoue que les pistolets à ultra-sons demeurent la dernière trouvaille. Efficaces, hein ?

Le comportement de Jaobé restait mystérieux. Marion observa :

— Pourquoi, lors de votre intervention avec le tigre et le rhino, ne vous êtes-vous pas montré ?

Le Passeur n’hésita pas dans sa réponse :

— Il faisait jour, J’ai toujours peur que des Frontaliers s’aventurent dans l’Oasis, car ils auraient l’ordre de me tuer. Je vous le répète, je suis en infraction avec la Loi.

— Et eux, ont-ils le droit ? rétorqua Jef.

— Je ne sais pas, dit le Guide. Kan envoie peut-être des patrouilles. Il est maître chez lui.

— Mais ici, ce n’est pas chez lui ! protesta Karl.

— C’est vous qui l’affirmez. Pas Kan, précisa Jaobé. Je pense que les Gardes exercent leur contrôle d’une part comme de l’autre de la Frontière. Il y a deux no man’s lands. L’Oasis est le second. Ce n’est pas véritablement encore la Zone Libre.

Mary plissa ses yeux, sourit :

— Avouez-le, Jaobé. Vous crevez d’envie de venir avec nous...

Le Passeur semblait mal à l’aise. Il avait peur des gardes de Kan et cette fois, le danger pour lui était plus grand que la rencontre avec un tigre ou un rhinocéros.

Il jeta aux alentours des regards inquiets :

— En fait, expliqua-t-il, j’explore l’Oasis afin de présenter à mes clients un nouveau type de contrat offrant des garanties supérieures. C’est intéressant. Bien sûr, ces contrats seront plus chers. Mais mon rôle ira au-delà de la Frontière, vraiment jusqu’à la Zone Libre...

Jef hocha la tête, sceptique :

— Vous nous montez un bateau, Jaobé. Vous tentez de nous démontrer que vous faites ça pour le bien de vos clients. Or, comme nous, vous aspirez à la liberté et vous fuyez la Ville...

— Non ! répondit le Passeur d’un ton sec et catégorique. Ailleurs, j’ignore la forme de bonheur qu’on propose. Ici, je gagne de l’argent et je suis marginal, en semi-liberté. J’entretiens de bonnes relations avec tout le monde. Vous voudriez que je gâche ces privilèges ?

— Mais si les Frontaliers refusent que vous accompagniez vos clients dans l’Oasis ? s’obstina le médecin.

— Ils accepteront ces nouvelles clauses, si elles sont ratifiées par les Urbos. Car en vérité, seuls les Urbos détiennent le Pouvoir et l’accès hors de la Ville. Les Frontaliers ne sont que des auxiliaires obéissants. Ils ne dépassent pas leurs compétences, leur rôle.

Jaobé changea de conversation. Le présent l’accaparait. Il avait à nouveau la charge de nos amis :

— Bon. Ce n’est pas tout. La nuit est favorable à votre fuite. Il faut en profiter. On doit toujours longer le ruisseau, qui constitue un guide.

— C’était bien mon avis, fit Jef. Mais le piège, qui l’a construit ?

— Certainement les Frontaliers, apprit le Passeur. C’est l’ultime zone qu’ils contrôlent. Et ils en profitent. Ils n’aiment pas nos « clients ».

— On s’en est aperçu ! grommela Karl.

Ils repartirent sous les frondaisons mais cette fois ce n’était plus pareil. Ils avaient retrouvé Jaobé et ils lui faisaient à nouveau confiance. L’Aventurier marchait en tête de la troupe comme il l’avait toujours fait depuis le début de l’expédition.

Le courage des fugitifs augmenta. Leur espoir aussi. Ils voyaient la fin de leur voyage avec un optimisme béat.

Ils se trompaient grossièrement. Car les retrouvailles avec Jaobé étaient trop belles pour durer !