CHAPITRE II

 

 

Il braqua sa lampe sur un long cylindre obscur.

Apparemment, c’était une sorte de gros boyau aux parois métallisées, comme une canalisation. Mais à quoi servait-il ?

Jaobé sourit. Il s’écarta pour permettre à Jef d’accéder au cylindre. Il tendit le bras :

— Allez-y le premier.

Le docteur hésita, méfiant :

— Vous parliez de la première difficulté, à l’instant. De quoi s’agit-il ?

— Rien de dangereux. C’est simplement pour nous mettre dans l’ambiance. Je vous signale que nous ne pouvons plus retourner en arrière. Au poste de garde, les Urbos de la Porte 3 nous arrêteraient.

— Hum ! fit Jef avec une grimace. Nous sommes coincés dans une filière. On nous a laissés entrer. Mais on ne ressort pas.

— Vous le saviez, argua l’aventurier. Je n’y peux rien.

Le médecin chercha un encouragement dans les yeux de Mary Lang. Avec confiance, il se jeta dans le cylindre.

Aussitôt, une terrible sensation l’assaillit. Il eut l’impression de « flotter ». D’ailleurs, il constata très vite que ses pieds ne touchaient plus le sol. Or, plus il gesticulait pour retrouver son équilibre, plus il perdait le contrôle de ses mouvements.

Il se trouva dans une bizarre et inconfortable position, la tête en bas, les jambes en l’air. Il comprit qu’il était en apesanteur et que son inexpérience dans ce domaine ne lui donnait aucun moyen.

Il cria :

— Hé ! Je n’arriverai jamais !

Jaobé avait un sourire narquois. Il tira quatre ceintures de sa musette, en attachant une autour de ses reins, et distribua les trois autres à Mary Lang, à Marion et à Karl.

C’était des ceintures assez larges armées de piles et d’un gros boîtier sur le devant muni d’un bouton rouge.

Le Passeur se lança dans le cylindre. Il flotta à son tour, à un mètre de Jef, puis il appuya sur le bouton rouge du boîtier.

Immédiatement, ses pieds reposèrent sur le sol et il se retrouva en position verticale. Il se porta à hauteur de Jef, lui adapta une cinquième ceinture anti-gravité. Le docteur reprit son équilibre et épongea son front ruisselant de sueur.

Il s’étonna :

— Vous connaissiez donc ce piège ?

— Celui-là et d’autres, confirma Jaobé. C’est pourquoi vous avez besoin de moi. Vous savez, à la longue, on apprend toutes les ficelles. Mais il se peut qu’« ils » nous réservent des surprises. Ce n’est pas exclu. Il faut donc beaucoup de vigilance.

Il fit signe à Mary, à Karl et à Marion, d’avancer. Ses trois « clients » obtempérèrent, sans un mot, et leurs ceintures remplirent leur rôle. Elles assuraient une pesanteur artificielle.

Ils reprirent leur progression dans le cylindre, Jaobé restant en tête, bien entendu. Ils traversèrent le boyau sans autre problème et débouchèrent devant un autre tunnel tout différent.

Ils quittèrent leurs ceintures inutiles. Le Passeur examina le souterrain avec attention. Le tunnel se composait d’un fond plat et d’une voûte demi-sphérique. Du classique, en somme.

Il n’était pas éclairé. En fait, il n’offrait aucune difficulté. Apparemment. Mais Jaobé ne fut pas de cet avis.

Il prit un disque en plastique dans sa musette. C’était une sorte de pigeon d’argile et il le lança devant lui.

Le disque vola en sifflant vers la partie haute du tunnel. En fin de course, il retomba selon une parabole réussie. Parvenu à cinquante centimètres du sol, il éclata subitement avec un bruit sec, dans une gerbe d’étincelles.

Comme s’il avait heurté un câble électrique.

Jaobé hocha la tête.

— Vous ne les apercevez pas, mais chaque côté du tunnel possède des « lucarnes », à certaine hauteur. Ces lucarnes émettent des faisceaux-lasers qu’il serait dangereux de traverser, car ils nous tueraient.

Jef et ses compagnons frissonnèrent. Pour la première fois ils découvraient un danger réel, mortel. C’était autre chose qu’un simple cylindre d’apesanteur. Sans expérience, on risquait la mort à coup sûr.

Mary crispa son visage. Son regard trahit un profond désarroi.

— Sommes-nous cloués ici ?

— Non, dit Jaobé qui avait réponse à tout. Mais il faudra de grandes précautions. Il sera nécessaire de ramper, sans relever la tête, afin de passer sous les faisceaux. Je vais vous montrer.

Il se coucha à plat ventre et effectua quelques mouvements de reptation. Il gardait la tête enfouie dans les épaules.

— Comme ça, expliqua-t-il. C’est impératif. Les faisceaux doivent gicler à vingt centimètres au-dessus de moi, à l’horizontale. La barre est fixée assez bas mais nous réussirons.

Il traînait sa sacoche et sa lampe. Jef s’engagea immédiatement derrière lui. Malgré son manque d’habitude, il n’éprouva aucune difficulté. Le sol était en ciment. Ce n’était d’ailleurs pas une compétition. Mieux valait ne pas se presser. Toute faute ne pardonnait pas.

Mary se mit à son tour sur le ventre. Puis Marion. Karl ferma la marche.

Pour Marion, les choses allaient moins bien. Elle se fatiguait vite et l’angoisse la paralysait. Elle sentait ses membres se raidir sous l’effort et elle se demandait pendant combien de temps elle aurait à ramper ainsi, comme un ver de terre.

Karl l’encourageait :

— Ne te relève surtout pas, Marion ! Si tu es fatiguée, arrête-toi. Garde ton calme... Tu verras, tout ira bien.

Elle était sur le point de piquer une crise de nerfs. Les mains de son mari se posèrent sur ses jambes et cette proche présence l’aida à surmonter son trouble immense.

Elle eut un sursaut de dignité, un réflexe de conservation. Elle ne voulait pas être un « boulet » pour le groupe et elle se dit qu’après tout, là où Mary passait, elle pouvait bien passer aussi.

D’ailleurs, Jaobé criait, conscient des difficultés de Marion Brook :

— Du cran ! Je suis arrivé. Il vous reste encore trente mètres à parcourir. Ne flanchez pas ! Ce serait dommage pour tous.

La confiance revint chez la femme de Karl. Trente mètres, même dans la nuit noire, même avec des faisceaux-lasers au-dessus de la tête, ce n’était pas le bout du monde. Et puis il y avait cette petite lumière qu’agitait Jaobé, représentée par sa lampe électrique, symbole d’espérance...

Marion parviendrait au but. Comme les autres. Elle rampait maintenant avec l’espoir au ventre. L’image de Steve s’imposa à son esprit et la réconforta. Ses mouvements se coordonnèrent et elle avança.

Elle aperçut enfin ses amis qui la précédaient. Ils étaient debout et se penchaient vers elle. Ils l’aidèrent à se relever.

Elle poussa un immense soupir de soulagement, observa derrière elle le long tunnel obscur et dangereux.

Elle haussa les épaules :

— Pourquoi ces obstacles ?

Jaobé distilla un rire sec :

— Pour décourager ceux qui veulent gagner la Zone Libre. Sinon il y aurait affluence. Les Passeurs préviennent toujours leurs clients avant la signature du contrat.

Jef remarqua avec bon sens :

— C’est bizarre. Les Urbos pourraient carrément interdire le « passage ». On dirait qu’ils ont reçu des ordres pour que le Mur soit « perméable ». Je me trompe, Jaobé ?

— Peut-être pas, répondit celui-ci. Après tout, ils agissent ainsi avec discernement. Je pense qu’ils n’interdisent pas l’accès en zone libre mais qu’en accumulant les obstacles, ils limitent les « évasions » et le risque de voir la population entière sortir de la ville. Franchement, s’il n’y avait pas les Passeurs, personne ne tenterait l’aventure. Ce serait un suicide certain.

— D’accord, concéda Brook. Les Passeurs sont indispensables. Mais je me demande pourquoi les Urbos ne leur font pas la chasse.

— Oh ! Ils nous font la chasse ! expliqua l’Aventurier. Notre « métier » est prohibé. Nous exerçons dans l’illégalité. Et c’est grâce à certaines « amitiés » chez les Urbos, et au pouvoir fascinateur de l’argent, que nous survivons. Vous comprenez maintenant mieux les risques que nous courons et les tarifs que nous pratiquons.

Soudain, les visages de nos amis se crispèrent, comme sous l’effet d’un mal violent. Ils fermèrent les yeux, appliquèrent d’instinct leurs mains sur les oreilles.

Karl tomba à genoux en hurlant. Il avait l’impression qu’une bête lui rongeait l’intérieur de la tête. Ce n’était pas que désagréable mais profondément douloureux, engendrant d’atroces migraines.

Ils étaient tous à genoux, presque suppliants, et si cette agression se poursuivait, ils deviendraient fous ou leurs cerveaux subiraient des lésions irréversibles.

— Ultra-sons ! devina Jaobé. D’habitude, ils se trouvaient juste avant la « Frontière ». Ils ont changé de place. Il faut s’attendre même à des nouveautés...

Il tira des petites « boules » de sa musette et en distribua deux à chacun :

— Mettez ça dans vos oreilles...

Dès que les boules furent introduites dans le conduit auditif, les migraines s’estompèrent, l’atroce bruit inaudible aussi. La différence était tellement délicieuse que nos amis poussèrent des cris de joie et remercièrent leur guide.

Mary fronça néanmoins les sourcils :

— Vous pensez à tout, Jaobé. Est-ce à dire qu’avec vous nos chances de succès sont plus importantes qu’avec d’autres ? Avons-nous fait un bon choix ?

L’Aventurier sourit :

— Je connais les principales « ficelles » du Parcours. Au début, j’ai battu en retraite devant les ultra-sons. J’ai cherché une parade. J’ai trouvé les fameuses boules chez un fabricant artisanal. Tout ça est une affaire d’organisation...

Peu importait comment le Passeur s’organisait, où il prenait ses complicités. L’essentiel consistait à traverser sans dommage les obstacles pour parvenir à la Frontière.

Après...

Après, ils verraient bien. Ce n’était pas à Jaobé d’expliquer ce qu’il y avait après la Frontière. L’accès à la Zone Libre ne se gagnait pas avec facilité. Elle se méritait !

Il ne voulut pas décourager ses clients dès le début de l’épreuve. Son rôle était de les conduire le plus loin possible et il tiendrait ses engagements. À condition que les Urbos n’aient pas inventé de nouveaux pièges susceptibles de réduire ses chances à néant...

Aussi il se méfiait. Quand il parvint au « tunnel de lumière », il comprit vite qu’il surmonterait cet obstacle, en connaissance de cause.

Alors qu’ils marchaient dans le souterrain, ils furent brusquement assaillis par d’aveuglantes lueurs multicolores. Les éclairs giclaient de partout, des parois, de la voûte. Comme des arcs électriques.

— Le tunnel de lumière ! annonça Jaobé. Fermez les yeux. Ne regardez pas. Sinon vous auriez la rétine brûlée. Mieux. Mettez vos mains sur vos paupières...

Ils sentirent que cette protection n’était pas suffisante. Aussi leur Guide chercha une nouvelle fois dans sa sacoche et en retira des lunettes teintées qu’il distribua à ses clients.

Les lunettes atténuèrent les effets de l’éblouissante clarté et Jaobé se montra rassurant :

— Ne craignez rien. Il s’agit d’un orage électrique spectaculaire, une sorte de feu d’artifice. Certains sont ressortis aveugles. Ils n’avaient pas de lunettes.

Nos amis devinaient bien que sans le Passeur, ils n’auraient même pas franchi le premier obstacle, celui du cylindre d’apesanteur. Ils n’auraient même jamais soudoyé les Urbos de la Porte 3 !

Depuis, ils avaient affronté les faisceaux-lasers, les ultrasons, et maintenant les éclairs électriques.

Combien de pièges restait-il encore à déjouer avant d’atteindre la fameuse Frontière ?

Jaobé l’ignorait. Il l’avoua franchement parce que chacun de ses « passages » constituait une nouveauté. Seules son habileté et son expérience permettaient de triompher des embûches « scientifiques » tendues par les Urbos.

Karl s’approcha de Jef et lui confia à voix basse :

— Aurions-nous payé par pure forme, par simple formalité ? Tout cela n’est-il pas réglé d’avance ?

— Que voulez-vous dire ? chuchota le médecin.

— Notre Guide semble au courant de tous les dangers. Il les évite ou les neutralise avec des moyens appropriés. J’ai la conviction qu’il garantit le succès.

— Vous êtes optimiste ! observa Jef. Pour ma part, je me garde du moindre pronostic hâtif.

— J’ai la tête froide, lucide, confirma Brook. L’apport d’obstacles pourrait être une excuse pour extorquer un tarif exagéré. Nous verrons bien si je me trompe.

Or, la suite des événements sembla donner raison à Jaobé. Tous se sentirent brutalement attirés contre la paroi.

Ils furent plaqués au mur du souterrain, dans l’incapacité totale de bouger, comme englués, collés.

Le Passeur poussa un juron spontané. Il clama :

— Des électro-aimants ! C’est tout à fait nouveau. Je me demande comment on va sortir de là. Car je n’ai rien cette fois, dans ma sacoche, qui puisse pallier cet inconvénient. Rien ! Que ma tête et mon intelligence...

 

 

La lampe de Jaobé était, elle aussi, collée à la paroi. Elle envoyait son rayon vers la voûte en éclairant une scène extraordinaire.

Jef et Marion se trouvaient plaqués le ventre au mur. L’attirance subite des cloisons aimantées les avait projetés dans cette position inconfortable. D’autant plus qu’ils sentaient une pression intolérable sur leurs poitrines, menacées d’étouffement.

Leurs compagnons avaient la chance d’être « cloués » sur le dos. C’était moins contraignant dans la mesure où ils pouvaient respirer avec facilité.

Ils étaient séparés les uns des autres par plusieurs mètres. D’ailleurs, Marion et Jaobé se trouvaient plaqués à droite et leurs compagnons sur la paroi de gauche. Donc face à face. C’est pourquoi la scène était extraordinaire.

Elle deviendrait vite dramatique si elle devait se prolonger. Or, la force magnétique s’avérait si puissante qu’elle paralysait littéralement tout mouvement des « victimes », captives comme des mouches sur un papier collant !

Karl cria avec désespoir :

— Vous n’avez vraiment pas un truc, Jaobé ?

— Non, répéta le Passeur. Les électro-aimants constituent une innovation.

— Vous êtes sûr qu’il s’agit d’électro-aimants ? douta Brook.

— Évidemment. Il n’y a pas besoin d’une grande érudition pour s’en convaincre...

— Comment expliquez-vous cette attirance magnétique ? Je comprends pour la lampe, ou votre sacoche. Mais pour nos corps ? Les atomes de fer contenus dans notre sang ne constituent tout de même pas un facteur déterminant !

Le Guide éclata de rire, malgré le tragique de la situation. Il avait déjà une idée :

— Notre sang n’est pas en cause. Par contre nos vêtements pourraient avoir une influence. Vous le savez, ils sont constitués d’une fine texture métallisée qui augmente leur résistance à l’usure, assurant aussi une meilleure protection. Il s’agit d’un mélange avec des composants textiles habituels. D’autre part, nos ceintures sont métalliques. Je parle de celles qui tiennent nos pantalons !

Karl se mit à rire à son tour. Jef l’imita car s’il ne voyait rien, le visage plaqué au mur, il entendait. Puis Marion et Mary se joignirent à eux. Cette hilarité générale détendit un moment l’atmosphère. Mais elle ne dura pas.

Jaobé observa, redevenu sérieux :

— Il faut quitter nos habits. Ce ne sera pas facile. Si nous n’y parvenons pas, nous resterons cloués ici jusqu’à ce que la soif et la faim aient raison de nous.

Il donna l’exemple. Il s’arc-bouta. Il n’arriva pas à décoller son bras droit de la cloison. Pourtant, il tira de toutes ses forces. C’était lui le plus fort des trois hommes et sa propre tentative était décourageante.

Jef, Karl et les deux femmes gigotèrent vainement. Ils s’épuisèrent vite et renoncèrent, inondés de sueur, haletants.

Brook conserva un espoir :

— Si c’est nouveau, Jaobé, vous ignorez comment ça peut se terminer...

— Oh ! « Ils » ne nous feront aucun cadeau. Je les connais, affirma le Guide. Si on ne réussit pas, « ils » récupéreront un jour nos cadavres.

Karl en douta. Parce qu’une préoccupation logique venait à son esprit :

— On mettra du temps pour mourir. Or, un autre Passeur et d’autres « clients » sont peut-être déjà derrière nous.

Jaobé branla négativement la tête, prouvant qu’il avait une idée du rythme des « passages » :

— Non. « Ils » n’autoriseront pas une nouvelle fournée tant que la nôtre ne sera pas arrivée à destination. Si nous arrivons !

Cette restriction amena une grimace sur les lèvres de Mary Lang. Une grimace et un doute perturbateur :

— Comment ? Vous n’êtes plus certain du succès ?

— Je n’ai jamais eu de certitude, protesta l’aventurier. Je ne vous ai pas caché les difficultés. D’ailleurs, après la Frontière, j’ignore totalement comment les choses se passent. Vous prenez en charge vos responsabilités. Je ne peux pas aller plus loin que la Frontière.

Cette clause, nos amis l’avaient acceptée en signant leur contrat avec le Passeur. Cependant, ils gardaient confiance, du fait que personne n’était revenu dans la Ville. Mais ce fait constituait-il un gage de réussite ou d’échec ?

— Dans l’immédiat, supplia Jef, trouvez un remède rapide à notre problème car je commence à ressentir des crampes dans tous mes muscles.

Le Guide savait bien ce qu’il fallait faire. Or, les électro-aimants étaient plus puissants que la force physique des hommes. Le combat semblait inégal.

— » Ils » ont mis le paquet ! constata Jaobé. Ce nouveau piège scientifique paraît au point. Les surprises ne manquent pas et désarçonnent la routine.

Il tenta un second essai. Il réunit son énergie, crispa les mâchoires, et concentra ses efforts sur son bras droit qu’il voulait absolument décoller de la paroi.

Il semblait rivé par des attaches invisibles. Il ne déchira même pas ses vêtements. Il resta paralysé, les traits tirés, le front luisant de sueur. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il avait mis toute sa vitalité, tout son courage.

Essoufflé, il renonça momentanément :

— Ce piège ne peut être vaincu que par une autre technique scientifique. C’est là le problème.

Dans sa musette, il possédait bien des instruments de contrôle. Il aurait pu mesurer l’intensité du flux électromagnétique. Mais sa sacoche se trouvait collée à la paroi, à six mètres de lui. Elle avait subi une forte attraction et s’était trouvée arrachée de son épaule.

Il récupéra des forces. Puis il entreprit une troisième tentative, jetant toute sa hargne dans la bataille décisive.

Réussit-il mieux que les autres fois ? Il sentit à un certain moment que la succion mollissait, ou qu’il triomphait d’elle. Il ne sut pas exactement.

Toujours est-il qu’il parvint à dégager son bras droit. Il dégrafa sa ceinture, puis son espèce de vareuse. En se contorsionnant, il s’extirpa de ses vêtements qui restèrent rivés à la cloison du tunnel.

Il se jeta en avant, tomba sur le sol, complètement exténué.

Il était torse nu, avec juste une sorte de slip autour des reins. Il essaya vainement de récupérer sa torche, sa musette, et son masque respiratoire, objets qui possédaient toutes les structures métalliques.

Il abdiqua, comprenant l’inanité de ses efforts. Il s’avança vers Jef, le plus handicapé des cinq, avec Marion. Il lui dégrafa ses habits de façon à le libérer.

À son tour, le médecin retrouva l’usage de ses mouvements. S’approchant de Mary, il avoua :

— Je suis navré. Il faut que je vous déshabille. Il n’y a que cette solution et vous devez le comprendre.

— Mais je le comprends, affirma la doctoresse. Allez-y !

Jaobé délivra Brook. Puis la libération de Marion arriva aussi. Alors, tous les cinq, ils se retrouvèrent en petite tenue ! Cela ne leur était jamais arrivé de montrer leur nudité en public. Depuis la Pollution, il y a longtemps que les Humains ne se mettaient plus en maillot de bain. Ils avaient abandonné la pratique du bronzage devant un soleil voilé par le brouillard !

Marion et Mary ne portaient même pas de soutien-gorge. Elles avaient donc les seins nus et un léger sous-vêtement cachait leur ventre. Épiées avec curiosité par les trois hommes, elles croisaient leurs bras sur la poitrine pour atténuer leur indécence.

Vexés dans leur amour-propre, ils se disaient qu’après tout il valait mieux être un rescapé nu plutôt qu’un mort habillé !

Jef serra la main de Jaobé :

— On vous doit à nouveau une fière chandelle. Était-ce un « coup » préparé ?

— Pas du tout, riposta le Passeur. Vous auriez tort de croire que tout est réglé d’avance. Ma troisième tentative a réussi. J’ai probablement mieux dosé mes efforts. À moins que la force attractive se soit allégée à ce moment-là.

Le médecin fronça le sourcil :

— Vous voulez dire qu’il y aurait eu une modification dans la puissance des électro-aimants ?

Jaobé ne s’engagea pas à la légère :

— Je n’affirme rien. Je suppose. C’est très différent. Il n’en reste pas moins que je devrai, à l’avenir, prendre en considération ce nouvel obstacle, et y parer.

— Vous avez une idée ? lança Karl.

— Il faut prévoir des vêtements à fibres textiles et des ceintures appropriées. Il en existe de vieux stocks.

Ils avaient froid, brusquement. Ils tremblèrent. Ils avaient l’impression que le tunnel devenait un véritable courant d’air. En fait, l’absence de leurs habits mettait leur corps directement en contact avec l’atmosphère. Ils n’étaient pas habitués.

Jaobé s’inquiéta :

— Avant la Frontière, nous devrons franchir une zone très polluée. Or, nous ne pouvons pas récupérer nos masques. J’ai peur que nous éprouvions de sérieuses difficultés respiratoires...

Ils s’avancèrent plus avant dans le tunnel électromagnétique. À mesure qu’ils s’éloignaient, ils plongeaient dans les ténèbres absolues. Derrière eux, la lampe collée à la paroi ne diffusait plus qu’une lueur imperceptible.

Ils tâtonnaient avec inquiétude. Pour ne pas se perdre, ils se tenaient la main.

Jaobé marchait évidemment en tête. Il avait l’impression de tourner en rond, que le tunnel était un énorme cylindre. Mais il garda ses observations pour lui car les faits démentirent ses hypothèses. Si le tunnel était un anneau cylindrique, ils repasseraient forcément devant la lampe et leurs habits restés sur les parois.

Ce qui ne se produisit pas. Au contraire, ils aperçurent enfin le jour. Comme ils avaient dû également abandonner leurs montres, ils perdaient la notion du temps.

Ils arrivèrent devant un petit orifice au ras du sol et qu’on franchissait à plat ventre, en rampant.

Ils avaient l’expérience et se souvinrent du boyau infesté de faisceaux lasers. Mais cette fois, ils s’écorchèrent sur un sol aux multiples aspérités, car ils ne possédaient plus la protection métallisée de leurs vêtements.

Ils sortirent dans un brouillard épais, jaunâtre, comme celui de la Ville. Peut-être encore plus épais, plus jaune. On ne voyait ni le soleil, ni les limites de ce nouveau domaine.

Jaobé reconnut le coin :

— Le no man’s land..., dit-il. La dernière fois, il y avait moins de brouillard. Aujourd’hui, ils nous ont gâtés. Ils ont pollué au maximum. C’est franchement dégueulasse !

Ils ressentirent des picotements au nez, aux yeux, à la gorge. Un mal de tête lancinant les agressa et en même temps leur respiration devint haletante. L’air manquait d’oxygène.

— J’étais sûr que sans masque, nous aurions des ennuis à la sortie du Tunnel, confirma le Passeur. Nous avons intérêt à rejoindre rapidement la Frontière. Là-bas, nous serons provisoirement en sécurité. Du moins, je l’espère.

Le froid devenait mordant. Ils grelottaient. Pourtant, l’été approchait. Alors ils ne comprenaient pas qu’ici, à l’extérieur de la Ville, le climat soit différent.

— » Ils » manipulent les conditions climatiques selon leur volonté, dans le no man’s land, expliqua Jaobé. Cela a toujours été ainsi. On peut crever de froid ou de chaud. C’est une nouvelle épreuve...

Mary rattrapa le Guide et lui posa la main sur le bras. L’inquiétude figea ses traits :

— Vous espérez qu’on sera en sécurité à la Frontière, observa-t-elle. N’en êtes-vous pas sûr ?

L’Aventurier se retourna. Il regarda longuement Mary, toute nue, et hocha la tête :

— L’accès en Zone Libre est jalonné d’obstacles imprévisibles, qui ne se répètent pas forcément à chaque passage. Je ne puis donc augurer de l’avenir. « Ils » ont peut-être aussi modifié la Frontière. Après tout, c’est EUX qui décident de notre sort.

Ils eurent conscience qu’ils ne pesaient pas lourd et qu’ils étaient à la merci des Urbos. Même en dehors de la Ville.