CHAPITRE PREMIER

 

 

Un brouillard jaunâtre et puant traînait sur la ville endormie. Il irritait la gorge, le nez, les yeux. Il suffoquait.

Dans la nuit lugubre, silencieuse, les derniers passants se hâtaient comme des fantômes, épaules courbées, masques respiratoires sur le visage.

Le goudron des rues, des avenues, des trottoirs, luisait d’une humidité sale. Les façades des maisons étaient grises et l’agglomération déserte ressemblait à une cité abandonnée.

Pourtant, dix millions d’habitants s’entassaient dans les immeubles et les tours. Les appartements, les bureaux, les usines, étaient climatisés par un air dépollué en provenance d’une station de filtrage.

Il était onze heures trente du soir. Les gens ne s’attardaient jamais au-dehors à cause de la pollution et rentraient directement chez eux dès leur travail terminé.

Ils regardaient la télévision. Leurs yeux exprimaient la fatalité, le renoncement. Ils acceptaient la Ville telle qu’elle était, avec tous ses défauts, sa laideur. Ils ne connaissaient rien d’autre qu’un horizon bouché, un matelas de nuages bas, un air vicié.

Alors, dans de telles circonstances, ils délaissaient les terrasses, les balcons inutiles, et ne levaient jamais la tête vers le ciel où ils n’apercevaient aucune étoile.

Ils erraient comme des ombres dans la Cité cernée d’un Mur infranchissable.

On leur disait qu’ailleurs la pollution était encore bien plus grande. Ils le croyaient. Les images qu’ils recevaient sur leurs téléviseurs témoignaient dans ce sens.

Ils savaient simplement qu’un jour la « Chose » s’était abattue sur la Ville et que cela avait bouleversé leur environnement, leur mode de vie. Mais si on leur demandait ce qu’était la « Chose », ils ne répondaient pas.

Simplement parce qu’ils ne possédaient aucune explication. Chaque fois qu’ils en avaient cherché, ils s’étaient heurtés au Mur et aux Urbos.

Ceux-ci étaient des fonctionnaires inflexibles dont le rôle se bornait à l’exécution des Règlements communautaires. Bien payés, ils exécutaient tous les ordres hiérarchiques et se sentaient privilégiés par rapport à d’autres catégories d’individus.

Ils étaient sans doute drogués. Leurs yeux vagues donnaient à leurs visages une expression hermétique, hébétée. On s’interrogeait sur leurs sentiments.

En tout cas personne ne les aimait. Quand ils apparaissaient, ils créaient le vide autour d’eux et cette cassure avec le reste de la population, ils la ressentaient comme un affront, une punition, une rancune.

Ils se déplaçaient à bord de véhicules électriques. Ils portaient des uniformes verdâtres, des bottes et des casquettes à visière. Ces habits sans élégance donnaient à leurs silhouettes des allures encore plus austères. Ils avaient une arme constamment pendue à leur ceinture.

Cette nuit-là, une patrouille surprit un couple qui se hâtait sur un trottoir.

Le projecteur du véhicule de police éblouit l’homme et la femme. Ces derniers se protégèrent de l’aveuglante clarté en mettant leurs mains en écran devant leurs paupières. Ils portaient des masques respiratoires sur le visage.

L’officier de patrouille, masqué lui aussi par nécessité, les salua sèchement :

— Vous avez un laissez-passer ?

L’homme tendit une carte d’identité. La femme aussi. Puis ils présentèrent un document.

L’officier braqua sa lampe sur les papiers. Il les examina avec soin, fronça un moment les sourcils, et marmonna :

— Hum ! Toubibs dans une Unité de Soins... Ça va. Vous êtes en règle.

Il était vulgaire, avec une tête d’abruti. Il fit signe à ses hommes de regagner le véhicule.

Les Urbos partirent.

Quand ils eurent tourné le coin de la rue, la femme tira son compagnon par le bras :

— Heureusement que nous avons un laissez-passer permanent...

— Oui, soupira le médecin. Sans cela, nous étions bons pour le poste de police.

À cette heure, les transports collectifs souterrains et de surface ne fonctionnaient plus. Aucun véhicule privé ne circulait, hormis quelques taxis pour privilégiés ou des voitures de fonctionnaires.

La nuit était calme, profondément triste et noire, envahie par le brouillard. Les lumières trouaient à peine la brume pesante. On se serait cru à Londres un soir de smog.

Le couple enfila une ruelle étroite qui montait légèrement. Sur une petite place aux réverbères vieillots, l’homme et la femme s’arrêtèrent. Avec méfiance, ils se retournèrent pour savoir si les Urbos ne les suivaient pas.

Rassurés, ils pénétrèrent sous un porche. Devant une loge de concierge, ils donnèrent un mot de passe et aussitôt la porte s’ouvrit. Ils ôtèrent leurs masques.

Le concierge les reconnut. Il les fit descendre dans une sorte de cave aménagée. Il y avait des bancs, une estrade, un bar et quelques tables. Un mobilier sommaire éclairé par une simple ampoule pendue au plafond.

C’était un « Cercle ». Un lieu de réunion secret, interdit par le Règlement.

Une douzaine de personnes bavardaient. Certaines avaient pris des risques en venant ici car elles n’avaient pas de laissez-passer. Naturellement, on discutait de choses dont il valait mieux qu’elles ne parviennent pas aux oreilles des Urbos.

Des choses toutes différentes de celles entendues en « surface ». On parlait écologie, pouvoirs, passé, avenir. On préparait peut-être le monde futur mais avec des moyens très limités. Car il était impensable de songer à une action véritablement révolutionnaire. Elle aurait péri dans l’œuf, à cause des Urbos tout-puissants.

Les Partisans n’avaient ni armes, ni complicités extérieures, ni structures. Ils s’organisaient à peine. D’ailleurs, leur lutte se portait principalement sur un autre terrain.

Ils parlaient beaucoup de la Zone Libre.

Comme si c’était le Pérou, ou le Paradis. En fait, ils imaginaient simplement ce que pouvait être cette Zone, au-delà du Mur de la Ville. Personne ne l’avait jamais visitée.

Les deux médecins cherchèrent des amis, les trouvèrent, et se dirigèrent vers eux. Leur figure se dérida et un sourire apparut même sur leurs lèvres. Ce qui était exceptionnel.

— Ah ! Karl... Marion..., salua le docteur.

Il serra les mains d’un homme et d’une femme qui se trouvaient au bar. Ils avaient une quarantaine d’années. Lui, était chimiste dans une Usine. Elle, ouvrière à la station de Filtrage d’Air. Ils étaient mariés et vivaient dans un appartement du centre.

Ils avaient connu les deux médecins au cours de visites à l’Unité de Soins du Quartier.

Ils avaient sympathisé tous les quatre. Très vite. Car leurs idées se rejoignaient. Et ils avaient décidé de faire quelque chose ensemble.

Ils fréquentaient donc le « Cercle », où se réunissaient des gens comme eux qui acceptaient mal leurs conditions de vie. Certes, ils ne préparaient pas une révolution car ils savaient bien qu’un soulèvement serait impitoyablement maîtrisé par les Urbos, ces gardes-chiourmes extrêmement susceptibles.

Non. Ils voulaient passer en Zone Libre. Pour cela, il convenait de réunir beaucoup d’argent.

— Vous voulez boire quelque chose ? invita Karl Brook.

— Oui, acceptèrent les médecins. Un jus de fruit.

Ils burent en silence. Autour d’eux, les autres discutaient à voix basse. Cela produisait un brouhaha, un fond sonore qui contrastait avec le silence extérieur de la ville.

— Il fait un sale temps, observa Marion. Le brouillard ne se dissipe pas.

— Il ne se dissipe jamais, rectifia Mary Lang, la doctoresse. La pollution est permanente. Ils filtrent l’air des appartements. Ils pourraient filtrer aussi l’air extérieur, s’ils le voulaient. Seulement ils ne le veulent pas. Ils nous imposent la pollution, les masques et le Mur. C’est une triple contrainte.

— Vous le croyez vraiment ? demanda Karl, sceptique.

— Qui, j’en suis sûre, confirma Mary. Mais eux, les Responsables, ils vivent peut-être dans la Zone Libre.

— C’est insensé ! soupira Marion atrocement traumatisée. Ils nous gâchent notre vie, notre environnement. Pourquoi ?

— Nous n’en savons rien, dit Jef Mara, le médecin. J’espère que nous l’apprendrons quand nous aurons quitté la Ville.

— Si nous réussissons, glissa Karl avec gravité.

— Évidemment, admit Jef en haussant les épaules. D’autres ont réussi puisqu’ils ne sont jamais revenus.

— Hum ! douta Marion. Ils sont peut-être morts...

Comme Mary constatait que leurs amis versaient dans le pessimisme, elle secoua cette apathie en affichant un visage serein.

— J’ai confiance en Jaobé, le Passeur. Il paraît que c’est un des meilleurs.

— Il est cher, remarqua Karl en grimaçant. Très cher.

— D’accord, concéda Mary Lang. Mais avons-nous d’autres choix ?

Ils reconnurent que non. Alors ils semblaient bien décidés à tenter l’aventure qui devait en principe les conduire de l’autre côté du Mur.

Ils attendaient Jaobé. Celui-ci avait promis de venir vers deux heures du matin. Comment diable s’y prenait-il pour avoir un laissez-passer alors qu’il n’avait aucun travail bien « défini » ? C’était une sorte d’aventurier qui ne traitait pas des affaires avec n’importe qui. Extrêmement méfiant, il prenait toujours ses précautions à l’avance et faisait signer une « décharge » à ses « clients ». Il ne garantissait pas le succès de l’opération et déclinait toute responsabilité.

Il ne se mouillait pas. Quand on lui demandait s’il connaissait la Zone Libre, il répondait négativement. De toute façon, il n’emmenait pas les « évadés » jusqu’au bout, sinon il lui serait impossible de retourner dans la ville.

Or, il ne se passait pas de la Ville. Il s’y sentait bien et surtout utile. Avec son trafic, il gagnait beaucoup d’argent. Bref, il se « débrouillait ».

Il arriva au Cercle vers trois heures du matin. Il s’excusa de son retard et expliqua qu’il avait dû faire un détour à cause d’une patrouille.

Il avait une quarantaine d’années. Une barbe noire assez bien taillée et une moustache. Deux grands yeux marron éclairaient son visage. Des rides burinaient son front et même dans la salle, il n’ôta pas la casquette vissée immuablement sur sa tête.

Une casquette en tissu, à visière courte, d’un vert foncé comme en portaient jadis les fantassins ou les commandos.

Trapu, musclé, il faisait du sport. À sa ceinture pendait l’indispensable masque respiratoire pour circuler dans la Ville puante.

Il avait aussi une vareuse et un pantalon vert. On aurait dit un soldat ou un Urbo. En réalité il travaillait pour son propre compte.

Au Cercle, il connaissait tout le monde. Il venait souvent. Il serra des mains. Puis il se dirigea vers le bar, reconnut Mary Lang et lui adressa un sourire.

Il s’assit à côté d’elle, sur un haut tabouret, et commanda un verre d’alcool. Il regarda Jef Mara, puis Karl et Marion Brook.

Il trempa ses lèvres dans son verre :

— Vos amis ? marmonna-t-il dans sa moustache.

— Oui, apprit Mary.

Elle présenta ses compagnons. La glace se rompit. Jaobé n’avait pas l’habitude des politesses et il grogna simplement une sorte de bonjour.

Il trouvait Mary à son goût. Jolie, blonde, avec une peau blanche. Des lèvres un peu épaisses. Mais elle était trop intelligente pour lui. Trop scientifique. Il aimait les gens plus simples. Et puis par principe, il ne baratinait pas ses clientes.

Il passa vite aux choses pratiques. Il était expéditif et ne perdait pas le Nord. Sans ça il ferait faillite.

— Vous avez l’argent ?

Apparemment le plus réticent, sans doute parce que le moins fortuné, Karl fronça les sourcils et observa :

— Quelles garanties nous donnez-vous ?

— Aucune, répondit Jaobé. C’est à prendre ou à laisser. Je vous l’ai déjà dit. Mon tarif ne se marchande pas.

Marion soupira et sa main chercha celle de son mari. Elle apaisa les craintes :

— Allons, tout se passera bien... Donne l’argent, Karl. Le plus tôt sera le mieux.

Le chimiste tira une enveloppe de sa poche et la remit à Jaobé. Celui-ci l’ouvrit, compta les billets sans se presser, comme s’il avait le temps. Il gardait un calme extraordinaire et cette attitude démontrait des nerfs d’acier. C’était bel et bien un individu rompu à toutes les aventures, aux échecs comme aux succès, aux risques comme à la sécurité. Il s’adaptait à toutes les sauces.

— Vous êtes cher, répéta Karl Brook en achevant son verre. Cet argent représente pour nous beaucoup de sacrifices...

Jaobé était insensible à la pitié. Il n’avait aucun scrupule. Il hocha la tête :

— Mes clients me racontent tous la même chose. Je ne les oblige pas à quitter la ville. Ils ont l’argent ou ils ne l’ont pas. Peu importe où ils le trouvent.

Jef et Mary tendirent aussi leur enveloppe. Cela faisait au total une somme assez coquette pour le Passeur. Quelque chose comme une année de salaire moyen. Évidemment, il expliqua que son travail « marginal », s’il rapportait gros, pouvait sombrer à tout instant et aucune loi sociale ne le protégeait. Il lui fallait donc des « compensations ».

Ils se fixèrent rendez-vous pour demain soir, à la Porte 3. C’était le moment où les Urbos étaient le moins nombreux dans le secteur, grâce au jeu des patrouilles et des relèves.

Et puis, Jaobé avait évidemment un plan. Il quitta le Cercle et quand il eut disparu, Mary demanda à ses amis :

— Comment le trouvez-vous ?

Karl et Marion haussèrent les épaules. Jef ne répondit pas. La doctoresse précisa, car elle sentait une méfiance :

— Je veux dire, hormis son penchant pour l’argent, vous fait-il bonne impression ?

— Assez, avoua Jef Mara. Il paraît franc, décidé. Mais c’est peut-être simplement un simulateur. Où diable l’avez-vous déniché, Mary ?

— Oh ! Un jour, il s’est présenté à l’Unité de Soins. J’étais de garde. Il avait des difficultés respiratoires, ce qui n’est pas rare de nos jours. Bronchite chronique. Je l’ai soigné. Nous avons bavardé et même sympathisé. Il m’a avoué qu’il était « passeur » et j’ai sauté sur l’occasion.

— Il n’a pas eu peur que vous le dénonciez ?

— Non, dit Mary. Parce que je n’aurais jamais fait cela. Je trouve que c’est indigne. Quand je lui ai expliqué que j’aimerais vivre ailleurs que dans la Ville polluée et hideuse, il m’a suggéré de me faire passer en Zone Libre...

Marion s’approcha de la doctoresse et l’embrassa. Elles étaient amies toutes les deux.

— Merci, Mary. Karl et moi, nous allons enfin revoir Steve...

Steve, c’était le fils des Brook. Le fils unique. Il avait une vingtaine d’années et il était déjà en Zone Libre. Il avait trouvé de quoi payer un passeur.

Depuis, ils n’en avaient plus de nouvelles. Ils ignoraient s’il avait réussi. S’il était mort ou vivant.

Alors ils avaient économisé de l’argent pour Jaobé. Ils s’accrochaient à un espoir. Mais n’était-ce pas un rêve chimérique ?

Tant d’autres étaient passés en Zone Libre. Ils n’étaient jamais revenus dans la Ville. Pourtant leur mort n’était pas évidente.

Au fond, s’ils étaient heureux, LÀ-BAS, au-delà du Mur ? S’ils vivaient quelque chose de nouveau ?

 

 

La Cité avait plusieurs portes.

Quatre, exactement. Au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest. La porte 3 se situait au Sud.

En réalité ces issues ne servaient qu’aux Urbos ou aux Fonctionnaires puisqu’un Mur entourait l’immense agglomération et qu’il était interdit de le franchir.

Les dix millions d’habitants restaient cloîtrés dans la Ville et l’explication paraissait simple : l’extérieur était encore plus pollué. D’ailleurs, les écrans de télévision montraient sans gêne une campagne totalement à l’abandon, où ne poussait ni arbre, ni fleur, ni herbe. Un véritable désert. Une terre aride, caillouteuse, saturée par une atmosphère jaunâtre...

Alors, où était la Zone Libre ? Plus loin ? Bien plus loin ? À des centaines, voire des milliers de kilomètres ?

En surface, on ne parlait jamais de la Zone Libre. Le mot ne se prononçait que dans les Cercles, les réunions d’amis ou de famille. Officiellement, la Zone Libre n’existait qu’en imagination.

C’était un leurre, une utopie, un rêve, une invention. La planète entière était polluée.

Cette nuit-là ressemblait aux autres. Noire, avec un brouillard tenace, puant. Les étoiles ne brillaient pas plus que d’habitude. Elles étaient inexistantes.

Les rues se vidaient à mesure que l’heure s’avançait. On percevait parfois le martèlement de bottes d’une patrouille. La Ville s’étouffait dans un couvre-feu perpétuel, une sorte de loi martiale sans fin.

Était-ce un état de siège permanent ? Une mise en quarantaine à rallonge ? Ou simplement une nouvelle façon de gouverner ?

Les habitants avaient perdu la mémoire. On leur disait que c’était à cause de la pollution. Ils ne se souvenaient pas de leur passé. Ils croyaient que la Ville avait toujours été comme ça.

Le Mur les intriguait, bien sûr, mais personne ne cherchait à le franchir. Ils acceptaient cette claustration en espérant qu’un jour elle prendrait fin. Mais ils ne savaient pas quand.

Le Mur était sans doute en béton. Le brouillard avait déposé sur toute sa surface une pellicule grisâtre. Il était donc gris, comme la Cité.

Il mesurait au moins six mètres de haut. Sur son sommet, on apercevait une clôture électrifiée. Il était donc impossible de l’escalader. Ceux qui avaient essayé, à l’aide de cordes, étaient morts électrocutés.

Ce soir, la nuit de juin était plutôt tiède. Les habitants redoutaient la venue de l’été. Parce que, à cause de la chaleur, la pollution s’accroissait davantage.

Jaobé et ses clients longeaient le Mur. Ils portaient des masques respiratoires, évidemment. Dans la rue circulaire qui entourait la Ville, ils ne rencontrèrent pas une seule patrouille.

Le hasard les servait. Et peut-être la chance.

Ils parvinrent en vue de la porte 3. Ce n’était pas une porte avec de gros battants ou un panneau coulissant. Il s’agissait d’une sorte de sas, avec d’épaisses parois de verre.

Et puis il y avait un poste de garde dans le « passage ». Un poste avec tout un attirail électronique, qui filtrait les entrées et les sorties. Bien sûr, personne ne quittait l’agglomération sans laissez-passer spécial.

Les habitants étaient-ils donc prisonniers ou retenus en otages ? Les privait-on volontairement de liberté ou bien la Cité était-elle assiégée par un ennemi qu’on ne pouvait repousser ? Une « épidémie » isolait-elle la Ville du reste de la planète ?

Les Pouvoirs Publics gardaient le silence. La pollution inévitable expliquait-elle vraiment tout ? Certainement pas. Il y avait « autre chose ». Mais quoi ?

C’était bien pour savoir que les Cercles secrets se constituaient. Pour l’instant, le mystère subsistait. Pour obtenir une image de la vérité, il fallait franchir le Mur et gagner la Zone Libre.

Jaobé portait une grosse musette en bandoulière tandis que ses clients avaient les mains vides. La musette suscitait chez Jef un certain intérêt mais il se tut et ne posa aucune question.

D’ailleurs, le Passeur s’éloigna carrément du groupe. Il marcha vers la Porte et pénétra même dans le poste de garde.

Karl se renfonça dans un recoin noir, entraînant sa femme avec lui. Il observa :

— Il a du culot ! Il n’a aucune autorisation. Il se fera refouler par les Urbos.

En fait, le conciliabule avec les Gardes se prolongeait. À travers la paroi de verre, nos amis virent Jaobé qui tirait de l’argent de sa poche et le distribuait aux Urbos. Ceux-ci hochaient la tête et semblaient peu empressés.

Enfin, ils raflèrent les billets de banque.

Alors, l’Aventurier ressortit du poste de garde. Il appela ses clients d’une voix victorieuse :

— Venez !

Jef, Mary et les Brook coururent vers la Porte, rejoignirent leur guide : Ils louchèrent avec appréhension vers les trois Urbos qui dans la cabine semblaient somnoler.

— C’est dégueulasse ! comprit Karl, écœuré. On achète aussi les consciences.

Jaobé haussa les épaules. Les scrupules ne l’étouffaient pas.

— Ce n’est pas toujours facile. Mais il se trouve que je connais certains Gardes et comme tout homme, ils sont sensibles à l’argent. D’autres, par contre, se montreraient intraitables. Mon tarif n’est donc pas excessif quand j’ai payé tous mes frais.

Il ajouta :

— Dépêchons-nous avant que les Urbos ne changent d’avis ou qu’ils soient relevés. Ils ferment les yeux. Après tout, ils savent très bien que vous ne reviendrez jamais dans la Ville, une fois la porte franchie. Je tiens à vous le rappeler. Et si l’un d’entre vous se dégonfle, qu’il le fasse maintenant. Après, ce sera trop tard.

Karl se raidit en se mordant les lèvres :

— Vous n’y songez pas ! Nous avons payé notre « passage ». Nous irons jusqu’au bout... Enfin, le plus loin possible.

Jef, Mary et Marion inclinèrent affirmativement la tête. Ils étaient bel et bien décidés, malgré les énormes risques.

Ils se retournèrent une dernière fois vers la Cité, n’eurent aucun regret pour ce qu’ils laissaient, et pénétrèrent dans le sas à la suite de Jaobé.

Les Urbos restèrent somnolents.

Nos amis se trouvèrent vite devant une lourde porte d’acier aussi infranchissable que le Mur. Comme elle ne s’ouvrait pas, ils furent découragés.

Jaobé les tira par le bras :

— Par ici ! L’accès à la Zone Libre est conditionné par toute une série de pièges. Nous ne pouvons pas y échapper. À mon avis, les Portes ne s’ouvrent pratiquement jamais. Je crois que la Ville vit entièrement en circuit fermé...

Ils tournèrent à droite.

Ils empruntèrent un long et étroit couloir bas où ils durent se baisser. En tête, le Passeur braquait une lampe électrique, éclairant le chemin.

Comme Jef était derrière lui, il demanda :

— Vous viendrez avec nous, si nous réussissons ?

L’Aventurier s’arrêta. Il fit volte-face. Ses yeux brillèrent dans le halo de la lampe. On devinait que la question ne lui plaisait pas.

— Non, répondit-il sèchement. Les Passeurs sont peu nombreux. Ils se dévouent pour leurs clients...

— Un sacerdoce ? observa Mary.

Jaobé haussa les épaules :

— Je pense surtout que les Passeurs aiment le risque et l’ambiance de la Ville. En Zone libre, ce n’est plus pareil.

— Vous savez quelque chose sur la Zone Libre ? interrogea Marion avec émotion.

— Non. Presque rien. Sinon qu’il faut s’acclimater. Au début, il paraît que c’est terrible et on regrette vite la Pollution.

Les quatre candidats restèrent néanmoins décidés bien qu’ils ignoraient vers quoi ils se dirigeaient exactement.

Jaobé les regarda avec condescendance.

— Je vous abandonnerai à la Frontière. Si j’allais plus loin, je n’aurais aucune chance de revenir.

Il se tapa le ventre du plat de ses mains :

— Or, la Ville, je l’ai dans les tripes. Je ne pourrais pas vivre ailleurs que dans une atmosphère pestilentielle. Mon organisme est drogué par la pollution. Là-bas, vous comprenez...

— Il soupira en ajoutant avec vivacité :

— Non, vous ne comprenez pas. Et ça vaut mieux ainsi...

Il fit encore quelques pas en avant puis il stoppa tout net. Il écarta les bras :

— Attention ! Voici la première difficulté...