Larry fut
séparé de ses deux compagnons et on le conduisit le long d’un couloir vide, décoré de divers écriteaux : DÉFENSE DE CRACHER, DOUCHES & DÉSINFECTION. Et cet autre encore : VOUS N’ETES PAS À L’HOTEL.
– J’aimerais bien prendre une douche.
– Peut-être, répondit Dorgan.
On verra.
– On verra quoi ?
– Si vous êtes coopératif.
Dorgan ouvrit une cellule au bout du corridor. Larry y entra.
– Et les bracelets ? demanda Larry en tendant les mains.
– D’accord. C’est mieux comme ça ?
– Pas qu’un peu !
– Vous voulez toujours
prendre une douche ?
– Et comment !
Mais surtout, Larry ne voulait pas rester seul à écouter le bruit de ces pas qui s’éloigneraient dans le couloir. Si on le laissait seul, la peur ne tarderait pas à revenir.
Dorgan sortit un petit carnet.
– Vous êtes combien ? Dans la Zone ?
– Six mille. Nous jouons tous aux boules le jeudi soir. Le gagnant a droit à une grosse dinde de dix kilos.
– Vous voulez cette douche ou pas ?
– Oui.
– Mais il n’espérait plus pouvoir la prendre.
– Vous êtes combien là-bas ?
– Vingt-cinq mille, mais quatre mille ont moins de douze ans et peuvent entrer gratis au drive-in. Financièrement, c’est une excellente affaire.
Dorgan referma son carnet avec un geste de colère et regarda Larry dans les yeux.
– Je ne peux pas, lui dit Larry. Mettez-vous à ma place.
– Je ne peux pas me mettre à votre place, parce que je ne suis pas vous. Qu’est-ce que vous êtes venus fabriquer ici ? Qu’est-ce que vous comptez faire ? Il va vous écraser comme de la crotte de chien demain, ou après-demain. Et s’il veut vous faire parler, il va y réussir, croyez-moi. S’il veut que vous dansiez la gigue en vous branlant devant tout le monde, vous allez le faire. Vous devez être complètement fous.
– C’est la vieille dame qui nous a dit de venir. Mère Abigaël. Vous avez sans doute rêvé d’elle.
Dorgan secoua la tête, mais tout à coup ses yeux ne voulurent plus regarder ceux de Larry.
– Je ne sais pas de qui vous parlez.
– Alors, on en reste là.
– Vous êtes sûr que vous ne voulez rien me dire ? Vous ne voudriez pas prendre une bonne douche ?
– Mon tarif est quand même plus élevé répondit Larry en riant. Vous n’avez qu’à envoyer des espions chez nous… si vous en trouvez un qui ne se transforme pas en belette à la seconde où on prononce le nom de mère Abigaël devant lui.
– Comme vous voudrez.
Dorgan s’éloigna dans le couloir que des ampoules protégées par un grillage éclairaient. Arrivé au fond, il franchit une grille d’acier qui se referma derrière lui en claquant. Larry regarda autour de lui. Comme Ralph, il avait fait un ou deux séjours au violon du temps de sa jeunesse folle – ivresse sur la voie publique une fois, possession de quelques grammes de marijuana une autre.
– On ne peut pas dire que ce soit le Ritz, murmura-t-il.
Le matelas avait l’air vraiment moisi et Larry se demanda avec une certaine morbidité si quelqu’un n’était pas mort dessus, en juin dernier, ou peut-être au début de juillet. Les w.-c. fonctionnaient, mais la cuvette se remplit d’eau rougeâtre la première fois qu’il actionna la chasse, signe certain qu’on ne les avait pas utilisés depuis longtemps. Quelqu’un avait laissé un livre de poche, un roman de cow-boys. Larry le prit, mais le referma presque aussitôt. Il s’assit sur son lit et se mit à écouter le silence.
Il avait toujours eu horreur de rester seul – même si d’une certaine manière il l’avait toujours été… jusqu’à son arrivée dans la Zone libre. Et maintenant, ce n’était pas aussi terrible qu’il l’avait craint. Pas de quoi pavoiser, mais c’était supportable.
Il va vous écraser comme de la crotte de chien, demain ou après-demain.
Bien sûr, sauf que Larry ne le croyait pas. Non, ce n’est pas ainsi que les choses allaient se passer.
– Je ne crains aucun mal, dit-il dans le silence de mort de la cellule.
Et il aima le son que faisait sa voix. Tellement qu’il répéta la phrase.
Il s’allongea et l’idée lui traversa l’esprit qu’il était finalement presque revenu à son point de départ sur la côte ouest. Mais le voyage avait été plus long et plus étrange qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Et il n’était d’ailleurs pas encore tout à fait terminé.
– Je ne crains aucun mal.
Il s’endormit, le visage apaisé, et aucun cauchemar ne vint troubler son sommeil.
À dix heures
le lendemain, Randall Flagg et Lloyd Henreid vinrent voir Glen Bateman.
Il était assis en tailleur sur le sol de sa cellule. Il avait trouvé un morceau de fusain sous son lit et venait d’écrire cette légende sur le mur, au milieu d’un mezzo-tinto d’organes génitaux masculins et féminins, de noms, de numéros de téléphone et de petits poèmes obscènes : Je ne suis pas le potier, ni le tour du potier, mais l’argile du potier ; la valeur de la forme obtenue ne dépend-elle pas autant de la valeur intrinsèque de l’argile que du tour et de l’habileté du Maître ? Glen admirait cette maxime – ou était-ce un aphorisme ?
– quand la température dans le bloc désert des cellules sembla tout à coup baisser de cinq degrés. Au bout du couloir, la grille roula sur ses rails. Soudain, il n’y eut plus de salive dans la bouche de Glen et le morceau de fusain se cassa entre ses doigts.
Un claquement de talons de bottes s’approchait de lui.
D’autres pas, plus courts, insignifiants, trottinaient en contrepoint, essayant de suivre.
Le voilà. Je vais voir son visage.
Tout à coup, son arthrite empira.
Elle devint même insupportable. On aurait dit que ses os s’étaient brutalement vidés de leur moelle, remplacée par du verre pilé. Et pourtant, il se retourna avec un sourire plein de curiosité quand les talons s’arrêtèrent devant sa cellule.
– Enfin, vous voilà, dit-il.
Et vous n’êtes pas la moitié du croque-mitaine que nous imaginions.
Deux hommes se tenaient de l’autre côté des barreaux. Flagg était à droite de Glen. Il était vêtu d’un jeans et d’une chemise de soie blanche qui luisait doucement à la lumière des ampoules. Il souriait à Glen. Derrière lui se trouvait un homme plus petit qui ne souriait pas du tout. Menton en galoche, des yeux qui semblaient trop gros pour son visage. Le teint de ceux pour qui le climat du désert ne sera jamais clément ; sa peau avait brûlé, pelé, brûlé encore. Autour du cou, il portait une pierre noire tachée d’un petit éclat rouge. Une pierre qui avait l’air grasse, résineuse.
– Permettez-moi de vous présenter mon premier collaborateur, dit Flagg en poussant un petit gloussement.
Lloyd Henreid, voici Glen Bateman, éminent sociologue, membre du comité de la Zone libre, seul et unique membre du cénacle des penseurs de la Zone libre, maintenant que Nick Andros n’est plus.
– ’Chanté, grommela Lloyd.
– Et comment va votre
arthrite, Glen ? demanda Flagg.
Sa voix était empreinte de commisération, mais ses yeux brillaient de plaisir.
Glen ouvrit et referma rapidement les mains en rendant à Flagg son sourire. Personne ne saurait jamais l’effort qu’il lui avait fallu pour conserver cet aimable sourire.
La valeur intrinsèque de l’argile !
– Très bien. Bien mieux depuis que je dors sous un toit, merci.
Le sourire de Flagg s’estompa un peu. Glen surprit un éclair d’étonnement et de colère. Ou était-ce de peur ?
– J’ai décidé de vous
laisser partir, dit-il brusquement, et son sourire de renard réapparut sur ses lèvres, rayonnant.
Lloyd eut un petit hoquet de surprise. Flagg se tourna vers lui.
– N’est-ce pas, Lloyd ?
– Euh… sûrement. Sûr, sûr.
– Eh bien, c’est parfait, répondit Glen, très à l’aise.
Il sentait l’arthrite s’enfoncer de plus en plus profondément dans ses articulations, les engourdir comme de la glace, les faire gonfler comme du feu.
– Nous allons vous donner une petite moto, et vous pourrez rentrer en prenant tout votre temps.
– Naturellement, je ne
pourrais pas m’en aller sans mes amis.
– Mais bien sûr, je comprends.
Il vous suffit de demander. Mettez-vous à genoux et demandez.
Glen éclata de rire. Il renversa la tête en arrière et rit, longtemps et fort. Et, tandis qu’il riait, la douleur commença à diminuer dans ses articulations. Il se sentait mieux, plus solide, maître de la situation.
– Vous êtes quand même un drôle de loustic. Écoutez, voilà ce que vous devriez faire, mon cher. Pourquoi n’iriez-vous pas chercher un gros tas de sable et une belle petite cuiller d’argent, pour vous rentrer tout ce beau sable dans le trou de votre cul ?
Flagg changea d’expression. Son sourire disparut. Ses yeux, jusque-là noirs comme la pierre de jais que portait Lloyd, semblaient maintenant briller d’une lueur jaunâtre. Il tendit la main vers le mécanisme de verrouillage de la porte, le saisit entre ses doigts. Il y eut une sorte de grésillement électrique. Des flammèches s’échappèrent et une odeur de brûlé se répandit dans la cellule. Puis la serrure noircie tomba par terre, fumante. Lloyd Henreid poussa un grand cri. L’homme noir saisit les barreaux et ouvrit d’un coup la grille.
– Cessez de rire !
Glen riait encore plus fort.
– Cessez de rire de moi !
– Vous n’êtes rien !
répondit Glen en s’essuyant les yeux, toujours secoué par son rire. Pardonnez-moi…
mais nous avions tous tellement peur… nous faisions de vous une telle histoire…
je ris autant de notre stupidité que de votre regrettable manque de substance…
– Tue-le, Lloyd.
Le visage de Flagg était parcouru d’horribles mouvements convulsifs. Les doigts de ses mains s’étaient recroquevillés, comme des griffes acérées de prédateur.
– Oh, tuez-moi vous-même si vous voulez me tuer. Vous en êtes sûrement capable. Touchez-moi avec le doigt pour arrêter mon cœur. Faites le signe de croix à l’envers pour me donner une embolie cérébrale. Faites sortir l’éclair de cette prise de courant au plafond pour me fendre le crâne en deux. Oh… mon Dieu… que c’est drôle !
Glen s’effondra sur son lit, se roula dans tous les sens, terrassé par un rire exquis.
– Tue-le ! rugit l’homme noir.
Pâle, tremblant de peur, Lloyd chercha son pistolet, faillit le faire tomber, puis essaya de le braquer sur Glen. Il dut le prendre à deux mains.
Glen regardait Lloyd, toujours souriant. Il aurait pu se trouver dans un cocktail de professeurs à Woodsville, dans le New Hampshire, reprenant son sang-froid après une bonne plaisanterie, presque prêt à redonner à la conversation un tour un peu plus sérieux.
– Si vous devez tuer quelqu’un, monsieur Henreid, tuez-le donc.
– Tue-le maintenant, Lloyd.
Lloyd appuya sur la détente en fermant les yeux. Le coup partit en faisant un bruit effrayant dans la petite cellule. Puis l’écho le multiplia longtemps encore. Mais la balle ne fit qu’érafler le béton à cinq centimètres de l’épaule droite de Glen, puis ricocha, frappa autre chose et repartit en sifflant.
– Tu ne fais donc jamais rien de bon ? rugit Flagg. Tue-le, espèce de débile ! Tue-le ! Il est juste devant toi !
– J’essaye…
Glen avait gardé son sourire et c’est à peine s’il avait cligné les yeux quand le coup était parti.
– Je répète, si vous devez tuer quelqu’un tuez-le. Ce n’est pas un être humain, vous savez. Je l’ai décrit un jour à un ami comme le dernier magicien de la pensée rationnelle, monsieur Henreid. C’était plus vrai que je ne le pensais. Mais il perd sa magie. Elle s’enfuit et il le sait. Et vous aussi, vous le savez. Tuez-le maintenant et épargnez à nous tous Dieu sait combien de sang et de morts.
Le visage de Flagg était devenu parfaitement immobile.
– De toute façon, tue l’un de nous deux, Lloyd, dit-il. Je t’ai sorti de prison quand tu mourais de faim. C’est de ces types-là dont tu voulais te venger, tu as déjà oublié ? De ces types de rien du tout qui parlent comme des papes.
– Monsieur, je ne peux pas vous croire, finit par dire Lloyd. Randy Flagg a raison.
– Mais il ment, vous savez qu’il ment.
– Il m’a dit plus de vérités que personne n’a essayé de le faire dans toute ma putain de vie.
Et Lloyd tira trois fois. Glen recula, se tordit sur lui-même, se retourna comme une poupée de chiffon. Du sang vola en l’air. Glen heurta le lit, rebondit et roula par terre. Il réussit à se redresser sur un coude.
– Tant pis, monsieur Henreid, et dommage. Ce n’est pas votre faute si vous ne comprenez rien.
– Ta gueule, ferme-la, vieux con !
Lloyd tira encore et le visage de Glen Bateman disparut. Il tira encore, et le corps du professeur tressauta avant de retomber, inerte. Et Lloyd tira encore. Il pleurait. Les larmes roulaient sur ses joues brûlées par le soleil. Il se souvenait du lapin qu’il avait laissé se dévorer les pattes. Il se souvenait de Poke, des gens dans la Continental blanche, de George le Magnifique. Il se souvenait de la prison de Phœnix, du rat, de la toile de son matelas qu’il n’avait pu manger. Il se souvenait de Trask, de la jambe qui s’était mise à ressembler à une cuisse de poulet bien dodue. Il appuya une dernière fois sur la détente, mais l’arme ne fit qu’un petit clic stérile.
– Très bien, dit Flagg d’une voix douce. Très bien. Bon travail. Excellent travail, Lloyd.
Lloyd laissa tomber son revolver par terre et se recula.
– Ne me touchez pas ! Ce n’est pas pour vous que je l’ai fait !
– Mais si, répondit
affectueusement Flagg. Tu ne le sais peut-être pas, mais c’est pour moi que tu l’as fait.
Il tendit la main et joua avec la pierre de jais qui pendait au cou de Lloyd. Il referma sa main sur la pierre et, lorsqu’il la rouvrit, la pierre n’était plus là. Une petite clé d’argent avait pris sa place.
– Je te l’avais promise, je crois, dit l’homme noir. Dans une autre prison. Cet homme avait tort… je tiens mes promesses, n’est-ce pas, Lloyd ?
– Oui.
– Les autres partent, ou s’apprêtent à le faire. Je sais qui ils sont. Je sais leurs noms. Whitney… Ken… Jenny… oh oui, je sais tous leurs noms.
– Mais alors, pourquoi ne…
– Pourquoi je ne fais rien ?
Je n’en sais rien. Il est peut-être préférable de les laisser partir. Sauf toi, Lloyd. Tu es mon bon et fidèle serviteur, n’est-ce pas ?
– Oui, murmura Lloyd, vaincu.
Oui, je crois.
– Sans moi, tu aurais eu du mal à être ne serait-ce qu’une petite merde, même si tu n’étais pas mort dans cette prison. N’est-ce pas vrai ?
– Oui.
– Le jeune Lauder le savait bien. Il savait que je pouvais faire quelqu’un de lui. Quelqu’un. C’est pour cela qu’il venait à moi. Mais il était rempli de pensées… rempli de…
Soudain, il parut perplexe – et vieux. Puis il agita la main avec impatience et le sourire fleurit à nouveau sur ses lèvres.
– Oui, Lloyd, peut-être que ça va mal, c’est vrai. Peut-être, pour une raison que même moi je n’arrive pas à comprendre… mais le vieux magicien a encore quelques tours dans son sac, Lloyd.
Un ou deux. Écoute-moi maintenant. Il ne faut plus perdre de temps si nous voulons enrayer cette… cette crise de confiance. Si nous voulons l’étouffer dans l’œuf, pour ainsi dire. Il faudra en finir demain avec Underwood et Brentner. Maintenant, écoute-moi bien…