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Fran et Larry
étaient assis dans la cuisine de l’appartement de Stu et de Fran, en train de
prendre un café. En bas, Leo enlaçait amoureusement sa guitare, celle que Larry
l’avait aidé à choisir dans un magasin d’instruments de musique. C’était une
magnifique Gibson, vernie à la main. Au moment de sortir du magasin, Larry
était retourné prendre un tourne-disque à piles et une douzaine de disques folk/blues.
Lucy était avec l’enfant et une étonnante imitation de Backwater Blues de Dave van Ronk montait jusqu’à eux.
Il pleut depuis
cinq jours
et le ciel est maintenant
aussi noir que la nuit…
Il y a de l’orage dans l’air
Ce soir dans le bayou.
Dans le salon
qui s’ouvrait directement sur la cuisine, Fran et Larry pouvaient voir Stu
assis dans son fauteuil favori, le registre de Harold sur les genoux. Il n’avait
pas bougé depuis quatre heures. Il était maintenant neuf heures et la nuit
était tombée depuis longtemps. Stu n’avait rien voulu manger. Et tandis que
Frannie le regardait, il tourna une autre page.
En bas, Leo joua le dernier
accord de Backwater Blues, puis il y eut un temps de silence.
– Il joue bien, tu ne
trouves pas ? dit Fran.
– Bien mieux que moi, répondit
Larry en avalant une gorgée de café.
Et tout à coup monta une
succession familière d’accords, course rapide des doigts sur les frettes. La
tasse de Larry s’arrêta en l’air, puis la voix de Leo s’éleva, grave, insinuante,
sur le lent battement de l’accompagnement :
Baby, je
suis venu ce soir
Mais pas pour la bagarre,
Dis-moi seulement si tu peux,
Une fois et je te comprendrai,
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
C’est un brave type tu sais,
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
Larry renversa
son café.
– Oh ! s’exclama Fran
qui se leva pour aller chercher un chiffon.
– Laisse, je vais m’en
occuper. Excuse-moi.
– Non, reste donc assis, fit-elle
en revenant déjà avec son chiffon. Je me souviens de cette chanson. C’était
juste avant la grippe. Il a dû trouver le disque quelque part.
– Sans doute.
– Quel était le nom du type ?
Le type qui avait composé ça ?
– Je ne me souviens plus. Tu
sais, ce genre de musique, ça rentre par une oreille, ça sort par l’autre.
– Oui, mais j’ai le nom du
type sur le bout de la langue, s’écria-t-elle en tordant le chiffon au-dessus
de l’évier. C’est drôle comme la mémoire joue des tours, tu ne trouves pas ?
– C’est vrai.
Stu referma le registre dont les
pages claquèrent doucement. Et Larry fut soulagé de voir qu’elle le regardait
lorsqu’il entra dans la cuisine. Ses yeux se posèrent d’abord sur le pistolet
qu’il portait à la ceinture depuis qu’il avait été élu shérif. Il prétendait d’ailleurs
qu’il n’allait sûrement pas tarder à se tirer une balle dans le pied. Frannie
ne trouvait pas la plaisanterie très drôle.
– Et alors ? demanda
Larry.
Stu avait l’air profondément
troublé. Il posa le registre sur la table et s’assit. Fran voulut lui servir
une tasse de café, mais il secoua la tête.
– Non merci, chérie, dit-il
en regardant Larry d’un air absent. Je l’ai lu du début jusqu’à la fin, et j’ai
un sacré mal de tête. Je n’ai pas tellement l’habitude de lire. Le dernier
livre que j’ai lu d’un bout à l’autre c’était une histoire de lapins. J’avais
acheté ce bouquin pour un de mes neveux et je me suis mis à le lire…
Il s’arrêta, songeur.
– Je sais de quel livre tu
parles, dit Larry. Je l’ai trouvé formidable moi aussi.
– C’était l’histoire d’une
bande de lapins, reprit Stu. Ils vivaient bien peinards. Ils étaient gros ils
mangeaient bien, ils avaient chaud dans leurs petits terriers. Mais quelque
chose clochait, et aucun des lapins ne voulait savoir ce que c’était. On aurait
dit qu’ils ne voulaient pas savoir. Mais… mais il y avait un fermier…
– Il fichait la paix aux
lapins, continua Larry, à condition de pouvoir en attraper un de temps en temps
pour se faire un civet. Ou pour le vendre peut-être. Bref, il avait son petit
élevage de lapins.
– Ouais. Mais il y avait un
lapin, Poil d’Argent, qui écrivait des poèmes sur le fil brillant – le fil de
laiton dont le fermier se servait pour faire ses collets… Poil d’Argent faisait
des poèmes sur le fil de laiton qui étrangle les lapins, reprit Stu en secouant
lentement la tête, comme s’il ne parvenait pas à y croire. Harold me fait
penser à ça. À Poil d’Argent le lapin.
– Harold est un malade, dit
Fran.
– Oui, acquiesça Stu en
allumant une cigarette. Et un malade dangereux.
– Qu’est-ce qu’il faut faire ?
L’arrêter ?
– Harold et Nadine Cross
préparent quelque chose, répondit Stu en tapotant le registre, pour qu’on les
accueille à bras ouverts quand ils iront à l’ouest. Mais le livre ne dit pas
quoi.
– Il parle de beaucoup de gens
que Harold n’aime pas trop, dit Larry.
– Est-ce qu’on va l’arrêter ?
demanda Fran à nouveau.
– Je ne sais vraiment pas. Je
veux d’abord en parler avec les autres membres du comité. Qu’est-ce qui est
prévu pour demain soir, Larry ?
– La réunion va se dérouler
en deux parties, séance publique d’abord, ensuite séance à huis clos. Brad veut
parler de son équipe d’extincteurs, comme il dit. Al Bundell veut présenter le
rapport préliminaire du comité législatif. Et puis, attendez… George Richardson
doit dire quelque chose à propos de l’horaire de son dispensaire. Chad Norris
veut parler lui aussi. Après ça, les autres s’en vont et nous restons entre
nous.
– Si nous demandons à Al
Bundell de rester et si nous le mettons au courant de cette histoire avec
Harold, est-ce qu’il va la boucler ?
– Moi, j’en suis absolument
sûre, répondit Fran.
– J’aimerais bien que le
juge soit là, dit Stu, un peu nerveux. Ce type me bottait vraiment.
Ils restèrent un moment en
silence, pensant au juge, se demandant où il pouvait être ce soir. D’en bas
montait le son de la guitare de Leo qui jouait Sister Kate à la manière
de Tom Rush.
– Mais s’il faut que ce soit
Al, ce sera Al. Nous n’avons que deux possibilités, de toute façon. Il faut
mettre ces deux-là hors circuit. Mais je ne veux pas les flanquer en prison.
– Alors, qu’est-ce qu’on
peut faire ? demanda Larry.
Ce fut Fran qui répondit :
– L’exil.
Larry se tourna vers elle. Stu
hochait lentement la tête en regardant le bout de sa cigarette.
– Chasser Harold, simplement ?
demanda Larry.
– Harold et Nadine, dit Stu.
– Et Flagg les acceptera
comme ça ? demanda Frannie.
Stu la regarda.
– Chérie, ce n’est pas notre
problème.
Elle hocha la tête.
Oh, Harold, je n’ai jamais
voulu ça. Jamais, jamais.
– Une idée sur ce qu’ils
pouvaient préparer ? questionna Stu.
– Il faudra demander l’avis
de tous les membres du comité, répondit Larry en haussant les épaules. Mais j’ai
plusieurs idées en tête.
– Par exemple ?
– La centrale. Un sabotage. Tentatives
d’assassinat contre toi et Frannie. Ce sont les deux premières choses qui me
passent par la tête.
Fran était blême.
– Même s’il ne le dit pas
noir sur blanc reprit Larry, je crois qu’il est parti à la recherche de mère
Abigaël dans l’espoir de se trouver tout seul avec toi pour te tuer.
– Il a eu une occasion, dit
Stu.
– Il a peut-être pris peur.
– Arrêtez, arrêtez s’il vous
plaît ! fit Fran d’une voix presque imperceptible.
Stu se leva et revint au salon où
se trouvait une C. B. branchée sur une grosse pile. Après quelques essais, il
entra en communication avec Brad Kitchner.
– Brad, mon beau salaud !
Ici Stu Redman. Écoute. Est-ce que tu peux trouver quelques types pour garder
la centrale ce soir ?
– Naturellement. Mais pour
quoi faire ?
– C’est un peu délicat, Bradley.
J’ai entendu dire que quelqu’un pourrait essayer de foutre le bordel là-bas.
La réponse de Brad fut claire, nette
et très grossière.
Stu hocha la tête en souriant.
– Je comprends ta réaction. Seulement
pour ce soir. Et à la rigueur demain soir. Ensuite, j’ai l’impression que tout
sera arrangé.
Brad lui dit alors qu’il pourrait
facilement trouver douze hommes trop heureux de châtrer ceux qui voudraient
venir foutre le bordel dans sa centrale.
– C’est encore cette espèce
de Rich Moffat ?
– Non, ce n’est pas Rich. Écoute,
je te parlerai plus tard, d’accord ?
– D’accord, Stu. Je vais
prévenir mes gars.
Stu ferma la C. B. et revint à la
cuisine.
– C’est incroyable comme les
gens acceptent vos petits secrets. Ça me fait un peu peur. Ce vieux chauve de
sociologue a raison. Si nous voulions, nous pourrions devenir des rois.
Fran lui prit la main.
– Je voudrais que vous me
promettiez quelque chose. Promettez-moi que nous réglerons cette affaire une
fois pour toutes à la réunion de demain soir. Je veux qu’on en finisse.
Larry hocha la tête.
– L’exil. Ouais. Je n’y
avais pas pensé, mais c’est peut-être la meilleure solution. Bon, je vais chercher
Lucy et Leo et nous rentrons à la maison.
– On se voit demain, dit Stu.
– Naturellement, répondit
Larry en se levant.
Un peu avant l’aube,
le 2 septembre, Harold était debout au bord du cirque Sunrise, regardant à ses
pieds la ville encore plongée dans l’obscurité. Nadine dormait derrière lui, dans
la petite tente à deux places qu’ils avaient emportée avant de s’enfuir.
Mais nous reviendrons. Dans
nos chars de feu.
Dans le secret de son cœur, Harold
en doutait cependant. La noirceur qui l’enveloppait n’était pas seulement celle
de la nuit. Ces salauds lui avaient tout volé – Frannie, son honneur, puis son
journal et maintenant son espoir. Il se sentait irrésistiblement entraîné vers
l’abîme.
Le vent vif soulevait ses cheveux
et faisait claquer la toile de la tente qui crépitait comme une mitraillette. Derrière
lui, Nadine poussa un gémissement dans son sommeil. Et ce bruit lui fit peur. Harold
se dit qu’elle était aussi perdue que lui, peut-être davantage. Les bruits qu’elle
faisait en dormant n’étaient pas ceux d’une personne qui fait de beaux rêves.
Mais je peux garder ma tête. J’en
suis capable. Si je peux redescendre vers ce qui m’attend avec l’esprit intact,
ce sera quelque chose. Oui, quelque chose.
Il se demanda s’ils étaient
là-bas maintenant, Stu et ses amis, encerclant sa petite maison, s’ils attendaient
qu’il rentre pour l’arrêter et le jeter en prison. Son nom passerait à l’histoire
– si un de ces connards était encore capable d’écrire l’histoire – comme celui
du premier taulard de la Zone libre. LE FAUCON EN CAGE. Eh bien, ils allaient
attendre longtemps. Il était parti pour l’aventure et il ne se souvenait que
trop clairement de ce que lui avait dit Nadine lorsqu’il avait posé la main sur
ses cheveux blancs : Trop tard, Harold. Et ses yeux étaient ceux d’un
cadavre.
– D’accord, murmura Harold. On
y va.
Autour de lui, au-dessus de lui, le
vent noir de septembre faisait claquer les feuilles des arbres.
La réunion du
comité de la Zone libre débuta quatorze heures plus tard dans le salon de la
maison où vivaient Ralph Brentner et Nick Andros. Assis dans un fauteuil, Stu
réclama le silence en frappant sur la table avec sa canette de bière.
– O. K. On commence.
Glen était assis avec Larry sur
le petit banc de pierre qui faisait le tour de la cheminée le dos tourné au
modeste feu que Ralph avait allumé. Nick, Susan Stern et Ralph s’étaient
installés sur le canapé. Comme toujours, Nick tenait à la main son crayon et
son bloc-notes. Brad Kitchner était debout à la porte, une boîte de bière Coors
à la main. Il parlait à Al Bundell qui était en train de se réchauffer avec un
scotch allongé d’eau gazeuse. George Richardson et Chad Norris avaient pris
place devant la grande baie vitrée. Ils regardaient le soleil se coucher sur
les Flatirons.
Frannie était assise en tailleur,
le dos confortablement appuyé contre la porte du placard où Nadine avait caché
la bombe, le sac où se trouvait le journal de Harold posé sur ses jambes.
– La séance est ouverte !
reprit Stu en tapant plus fort sur la table. Le magnétophone fonctionne, le
prof ?
– Très bien, répondit Glen. Et
je vois avec plaisir que votre bouche fonctionne à merveille.
– Je lui mets un peu d’huile
de temps en temps.
Puis Stu regarda à tour de rôle
les onze personnes installées dans le grand salon.
– O. K. Nous démarrons sur
les chapeaux de roues mais je voudrais d’abord remercier Ralph qui nous offre
son toit, le liquide et les crackers…
Il se débrouille vraiment très
bien, pensa Frannie. Elle essayait de voir à quel point Stu avait changé depuis
le jour où Harold et elle l’avaient rencontré mais c’était impossible. On
devient trop subjectif avec les personnes à qui on tient beaucoup, décida-t-elle.
Mais elle savait que, lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois, Stu aurait
été très étonné d’apprendre qu’il présiderait un jour une réunion de près d’une
douzaine de personnes… et il aurait probablement sauté en l’air à l’idée de
présider une assemblée générale de la Zone libre, devant plus de mille
personnes. Le Stu qu’elle voyait devant elle n’aurait jamais existé sans l’épidémie.
L’épidémie t’a libéré, mon
amour, pensa-t-elle. Je peux pleurer pour les autres, et pourtant être
si fière de toi, t’aimer si fort…
Elle changea de position pour
mieux s’appuyer contre la porte du placard.
– Nos invités vont parler en
premier, dit Stu. Ensuite, nous aurons une courte réunion à huis clos. Des
objections ?
Aucune.
– Très bien. Je donne la
parole à Brad Kitchner. Écoutez-le bien, parce que c’est le type qui va remettre
des glaçons dans vos verres de whisky d’ici trois jours.
L’assistance ne se fit pas prier
pour l’applaudir généreusement. Rouge comme une tomate, tiraillant furieusement
sa cravate, Brad s’avança au centre de la pièce. Il faillit d’ailleurs
trébucher sur un coussin.
– Je suis… vraiment… très… très
heureux… d’être… ici, commença Brad d’une voix chevrotante et monocorde.
Il aurait certainement préféré
être ailleurs, même au pôle Sud devant un congrès de pingouins.
– La… euh…
Il s’arrêta, jeta un coup d’œil à
ses notes, puis son visage s’éclaira.
– Ah oui ! La centrale
électrique ! s’exclama-t-il de l’air de quelqu’un qui vient de faire une
grande découverte. La centrale est pratiquement réparée. Voilà.
Il fouilla encore dans ses notes,
puis reprit son petit discours.
– Hier, nous avons remis en
marche deux alternateurs. Comme vous le savez, l’un d’eux a surchargé et il a
perdu la boule. C’est pas vraiment ça. Je veux dire qu’il a surchauffé. Non, surchargé.
Bon… vous voyez ce que je veux dire.
Il y eut quelques rires étouffés
qui semblèrent mettre Brad un peu plus à l’aise.
– Si c’est arrivé, c’est
parce que les gens ont laissé tous leurs appareils branchés quand l’épidémie
est arrivée et que les autres alternateurs n’étaient pas prêts à prendre une
partie de la charge. Nous pouvons régler le problème en mettant en marche le
reste des alternateurs – trois ou quatre auraient suffi – mais ça n’éliminerait
pas les risques d’incendie. Il faut donc éteindre tous les appareils. Cuisinières
électriques, couvertures chauffantes, tout le bazar. En fait, je me suis dit
que le moyen le plus rapide serait d’entrer dans toutes les maisons où il n’y a
personne et de disjoncter le compteur. Vous comprenez ? Maintenant, lorsque
nous serons prêts à remettre le jus, je crois qu’il faudrait prendre quelques
précautions élémentaires contre les incendies. J’ai pris sur moi d’aller faire
un tour à la caserne des pompiers du quartier est, et…
Le feu pétillait joyeusement. Tout
ira bien, pensa Fran. Harold et Nadine se sont envolés sans demander leur reste,
et c’est peut-être mieux ainsi. Le problème est réglé et Stu n’a plus rien à
craindre d’eux. Pauvre Harold, j’ai de la peine pour toi mais, tout compte fait,
j’ai encore plus peur de toi. Tu me fais pitié, et j’ai peur de ce qui pourrait
t’arriver, mais je suis bien contente que ta maison soit vide et que tu sois
parti avec Nadine. Je suis heureuse que tu nous aies laissés tranquilles.
Harold était
assis en tailleur sur une table de pique-nique, comme une illustration d’un
manuel Zen écrit par un esprit dérangé. Ses yeux étaient brumeux, perdus dans
le lointain. Il s’était réfugié dans ce lieu froid et étrange où Nadine ne
pouvait le suivre. Elle avait peur. Dans ses mains, il tenait le jumeau du walkie-talkie
qu’il avait déposé dans la boîte à chaussures. Devant eux, les montagnes cascadaient
en une succession de ravins à pic tapissés de pins. Des kilomètres à l’est – vingt
peut-être, ou soixante – le relief s’adoucissait, cédant la place aux grandes
plaines du centre de l’Amérique qui se perdaient dans un brouillard bleuté à l’horizon.
La nuit était déjà tombée sur cette partie du monde. Derrière eux, le soleil
venait de disparaître au-delà des montagnes, soulignant leurs crêtes d’un trait
d’or qui bientôt s’émietterait avant de s’évanouir.
– Quand ? demanda
Nadine.
Elle était très tendue et avait
furieusement envie d’aller au petit coin.
– Bientôt, répondit Harold.
Son sourire forcé d’autrefois s’était
adouci, lui donnant une expression qu’elle ne parvenait pas à définir, car elle
ne l’avait jamais vue sur son visage. Il lui fallut quelque temps pour
comprendre. Harold avait l’air heureux.
Le comité
décida d’autoriser Brad à recruter vingt « extincteurs ». Ralph Brentner
accepta de poster deux camions de pompiers à la centrale électrique lorsque
Brad serait prêt à rétablir le courant.
Ce fut ensuite le tour de Chad
Norris. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon kaki, il parla d’une
voix tranquille du travail accompli par le comité des inhumations depuis trois
semaines. Ses hommes et lui avaient enterré vingt-cinq mille cadavres, plus de
huit mille par semaine, et le plus gros du travail semblait fait.
– Nous avons eu de la chance,
ou Dieu était avec nous. L’exode massif a fait la majeure partie du travail
pour nous. Dans une autre ville de la taille de Boulder, il aurait fallu un an
pour en venir à bout. Nous pensons enterrer encore vingt mille victimes d’ici
le premier octobre et nous continuerons sans doute à trouver ensuite des cadavres
de temps à autre, mais je voulais vous dire que le travail se fait et que nous
n’avons pas trop à nous inquiéter des risques d’épidémie.
Fran changea de position pour
mieux voir le coucher du soleil. L’or qui entourait les crêtes commençait déjà
à pâlir en un jaune citron moins spectaculaire. Elle se sentit tout à coup
emportée par une vague de nostalgie totalement imprévue, d’une violence presque
étourdissante.
Il était huit heures moins cinq.
Si elle n’allait
pas tout de suite dans les buissons, elle allait faire dans sa culotte. Elle se
cacha derrière des arbustes, s’accroupit et lâcha tout. Lorsqu’elle revint, Harold
était toujours assis sur la table de pique-nique, le walkie-talkie à la main. Il
avait sorti l’antenne.
– Harold, il commence à être
tard. Il est plus de huit heures.
Il lui jeta un coup d’œil
indifférent.
– Ils vont passer la moitié
de la nuit à se taper dans le dos. Quand le moment sera venu, je vais tirer sur
la goupille. Ne t’inquiète pas.
– Quand ?
Le sourire de Harold s’élargit, vide.
– Dès qu’il fera noir.
Fran étouffa
un bâillement quand Al Bundell, très sûr de lui, vint se placer à côté de Stu. Ils
allaient discuter très tard. Tout à coup, elle aurait voulu rentrer chez elle
avec Stu, être seule avec lui. Ce n’était pas simplement la fatigue, pas
exactement de la nostalgie non plus. Tout à coup, elle n’avait plus envie d’être
dans cette maison. Une sensation inexplicable mais très forte. Elle voulait s’en
aller. En fait, elle voulait qu’ils s’en aillent tous. Ça y est, j’ai décidé d’avoir
le cafard pour le reste de la soirée, se dit-elle. Encore une histoire de femme
enceinte.
– Le comité législatif s’est
réuni à quatre reprises la semaine dernière disait Al. Je vais essayer d’être
aussi bref que possible. Le système sur lequel nous nous sommes mis d’accord
sera une sorte de tribunal. Les membres seront choisis par tirage au sort comme
on choisissait les jurés. Le tribunal se composera de trois adultes – dix-huit
ans révolus – nommés pour six mois. Leurs noms seront choisis parmi ceux de
tous les adultes de Boulder.
Larry agitait la main :
– Est-ce qu’un juge pourra
se désister s’il a des raisons valides ?
Al fronça légèrement les sourcils,
un peu mécontent de cette interruption.
– J’y arrivais justement. Il
faudra que…
Fran changea encore de position, mal
à l’aise, et Sue Stern lui fit un clin d’œil. Mais Fran n’avait pas envie de s’amuser.
Elle avait peur – et peur aussi de cette peur dont elle ne voyait pas la raison,
si c’était possible. D’où lui venait cette impression étouffante cette sensation
d’être enfermée ? Elle savait ce qu’il fallait faire avec ces impressions :
les ignorer… au moins dans le monde d’autrefois. Mais, la transe de Tom Cullen ?
Et Leo Rockway ?
Sors d’ici ! cria
tout à coup une voix en elle. Fais-les tous sortir d’ici !
Mais c’était tellement fou… Elle
changea une fois de plus de position et décida de ne rien dire.
… une brève déposition de la
personne qui veut se désister, mais je ne crois pas que…
– On vient ! dit tout à
coup Fran en se relevant d’un bond.
Il y eut un moment de silence. Ils
entendaient des motos qui montaient à toute allure, klaxons hurlant dans la
nuit. Et la panique s’empara de Fran.
– Écoutez tous !
Tous les visages se tournèrent
vers elle, surpris, inquiets.
– Frannie, est-ce que…, commença
Stu en s’avançant vers elle.
Elle avala sa salive. Elle avait
l’impression qu’un énorme poids écrasait sa poitrine, l’étouffait.
– Il faut sortir d’ici… tout
de suite !
Il était huit
heures vingt-cinq. Les dernières lueurs du jour s’étaient éteintes. L’heure
était venue. Harold se redressa et approcha le walkie-talkie de sa bouche. Son
pouce effleurait le bouton ÉMISSION. Quand il appuierait dessus, il les ferait
tous sauter en disant…
– Qu’est-ce que c’est ?
Nadine avait posé la main sur son
bras. Elle lui montrait quelque chose. Loin au-dessous d’eux, une guirlande de
lumières escaladait la route sinueuse. Dans le profond silence, ils pouvaient
entendre le faible grondement d’un grand nombre de motos. Harold sentit un
léger pincement d’inquiétude, vite oublié.
– Laisse-moi. C’est l’heure.
La main de Nadine retomba. Sa
figure n’était plus qu’une tache blanche dans l’obscurité. Harold appuya sur le
bouton ÉMISSION.
Elle ne sut
jamais si ce fut le bruit des motos ou ce qu’elle avait dit qui les fit sortir.
Mais ils ne sortirent pas assez vite. Jamais elle n’allait l’oublier : ils
n’étaient pas sortis assez vite.
Stu arriva le premier à la porte.
Le grondement des motos était maintenant assourdissant. Elles traversaient le
pont qui enjambait un petit ravin juste en dessous de la maison de Ralph, tous
phares allumés. Instinctivement, Stu effleura de la main la crosse de son
pistolet.
Un bruit derrière lui. Il se
retourna, pensant que c’était Frannie. Mais c’était Larry.
– Qu’est-ce que c’est, Stu ?
– Je ne sais pas. Mais on
ferait mieux de les faire sortir.
Puis les motos s’engagèrent sur l’allée
qui menait à la maison et Stu se détendit un peu. Il reconnaissait Dick Vollman,
le petit Gehringer, Teddy Weizak, d’autres encore. Et il pouvait maintenant
admettre ce qu’il avait craint tout d’abord : que derrière ces phares
éblouissants, au milieu de ce tonnerre de moteurs, arrivait l’avant-garde de
Flagg, que la guerre avait commencé.
– Dick, qu’est-ce que c’est
que ce bordel ? cria Stu.
– Mère Abigaël ! rugit
Dick par-dessus le bruit des moteurs.
Des motos continuaient d’arriver
tandis que les membres du comité sortaient de la maison, fantastique ballet de
phares aveuglants et d’ombres fantomatiques.
– Quoi ? hurla
Larry.
Derrière, Sue, Glen, Ralph et
Chad Norris poussaient, forçant Larry et Stu à descendre les marches.
– Elle est revenue !
hurla Dick de toutes ses forces pour se faire entendre par-dessus le bruit
des motos. Elle est très mal ! Nous avons besoin d’un médecin ! Nom
de Dieu, nous avons besoin d’un miracle !
– La vieille dame ?
Où est-elle ? dit George Richardson en les écartant.
– Vite, docteur ! lui
cria Dick. Ne posez pas de questions ! Pour l’amour de Dieu, dépêchez-vous !
Richardson monta derrière Dick
Vollman qui repartit à toute vitesse en se faufilant entre les motos.
Les yeux de Stu rencontrèrent
ceux de Larry qui avait l’air aussi estomaqué que Stu… mais un nuage
grossissait dans la tête de Stu, et tout à coup la certitude d’une catastrophe
imminente s’empara de lui.
– Nick, viens !
Viens ! hurlait Fran en prenant le jeune homme par l’épaule.
Nick était debout au milieu du
salon, très calme.
Il ne pouvait pas parler, mais il
avait compris. Il savait. Une certitude venue de nulle part, de partout.
Il y avait quelque chose dans
le placard.
Nick repoussa Frannie avec une
violence extrême.
– Nick… !
VA-T’EN ! ! – il
lui faisait signe de s’en aller.
Elle sortit. Nick se retourna
vers le placard, ouvrit la porte, commença à écarter tout ce fouillis qui l’empêchait
de s’avancer à l’intérieur, priant Dieu qu’il ne soit pas trop tard.
Soudain
Frannie se retrouva à côté de Stu, le visa-ge affreusement pâle, les yeux fous.
Elle se cramponnait à son bras.
– Stu… Nick est encore
là-bas… quelque chose… quelque chose…
– Qu’est-ce que tu dis ?
– La mort ! hurla-t-elle.
La mort, et NICK EST TOUJOURS LA !
Il écarta un
tas d’écharpes, de gants de laine, et sentit quelque chose. Une boîte à
chaussures. Il s’en empara et, au même instant, comme la voix d’un nécromancien
possédé par les esprits malins, la voix de Harold Lauder s’éleva à l’intérieur.
– Quoi ? hurlait
Stu en secouant Frannie par les épaules.
– Il faut faire sortir Nick,
quelque chose d’horrible va arriver !
– Qu’est-ce qui se passe, Stuart ?
hurla Al Bundell.
– Je ne sais pas.
– Stu, s’il te plaît, il
faut faire sortir Nick !
Ce fut à ce moment que la maison
sauta derrière eux.
Lorsqu’il
appuya sur le bouton ÉMISSION, le craquement des parasites disparut, remplacé
par un silence de plomb. Le vide, attendant d’être comblé. Harold était
toujours assis en tailleur sur la table de pique-nique.
Il leva le bras et, à l’extrémité
de ce bras, un doigt se dressa, vengeur et obscène. En cet instant, Harold
ressemblait à Babe Ruth, la star du base-ball, âgé déjà sur le déclin, montrant
l’endroit où il allait envoyer la balle, le montrant à tous ces spectateurs qui
le huaient et le sifflaient, les faisant taire une fois pour toutes.
Il s’approcha du micro du
walkie-talkie et parla d’une voix ferme mais retenue :
– Ici Harold Emery Lauder. Je
fais ceci de mon propre gré.
Une étincelle bleuâtre salua son cri.
Une gerbe de flammes s’éleva quand il dit Harold Emery Lauder. Une
explosion creuse, assourdie par la distance comme celle d’un pétard qui saute
dans une boîte de conserve, parvint à ses oreilles au moment où il disait Je
fais ceci, et lorsqu’il eut prononcé les mots de mon plein gré et
lancé par terre le walkie-talkie, mission accomplie, une rose de feu s’était
épanouie au pied du mont Flagstaff.
– Poste de commandement, mission
accomplie, terminé, dit doucement Harold.
Nadine se cramponnait à lui, comme
Frannie s’était cramponnée à Stu quelques secondes plus tôt.
– Il faudrait être sûrs. Sûrs
qu’ils ont eu leur compte.
Harold la regarda, puis montra la
rose de destruction qui s’épanouissait au-dessous d’eux.
– Tu crois vraiment qu’il
peut y avoir des survivants ?
– Je… je ne… je ne sais pas,
Harold. Je…
Nadine se retourna, se prit le
ventre à deux mains et commença à vomir. Un son profond, constant cru. Harold
la regarda avec un certain mépris.
Elle finit par revenir, haletante,
pâle, s’essuyant la bouche avec un Kleenex. Récurant sa bouche.
– Et maintenant ?
– Maintenant, on va à l’ouest,
répondit Harold. À moins que tu n’aies envie d’aller là-bas pour faire un
sondage d’opinion.
Nadine frissonna.
Harold descendit de la table de
pique-nique et grimaça quand ses pieds touchèrent le sol. Il avait des fourmis
dans les jambes.
– Harold…
Elle essaya de le toucher, mais
il s’écarta aussitôt.
Et, sans la regarder, il se mit à
démonter la tente.
– Je croyais qu’on
attendrait demain…, commença-t-elle timidement.
– Naturellement, répondit-il
d’une voix moqueuse. Pour qu’ils partent à vingt ou trente motos et qu’ils nous
tombent dessus. Tu as déjà entendu parler de la fin de Mussolini ?
Elle grimaça. Harold roulait la
tente.
– Et on ne se touche plus. C’est
fini. Flagg a eu ce qu’il voulait. Nous avons éliminé le comité de la Zone
libre. Ils sont foutus. Ils pourront bien avoir de l’électricité, ils sont
foutus. Il me donnera une femme qui te fera ressembler à un vieux sac de pommes
de terre, Nadine. Et toi… toi, tu seras à lui. Le bonheur, non ? Sauf
que si j’étais dans tes savates, je les ferais trembler plus qu’un petit peu.
– Harold… s’il te plaît…
Elle était malade. Elle pleurait.
Il voyait son visage à la lumière lointaine de l’incendie et il sentit de la
pitié pour elle. Mais il se força à la chasser de son cœur comme on chasse un
ivrogne qui essaie d’entrer dans un gentil petit bar d’habitués où tout le
monde se connaît. Le fait irrévocable de l’assassinat était dans son cœur à
elle, pour toujours – fait qui faisait briller ses yeux d’une lueur malsaine. Et
après ? Il était aussi dans le sien. Dans le sien et sur le sien, l’écrasant
comme une meule.
– Tu t’habitueras, dit
brutalement Harold en attachant la tente sur le porte-bagages de sa moto. C’est
fini pour eux, et c’est fini pour nous. C’est fini pour tous ceux qui sont
morts de la grippe. Dieu est parti pêcher dans ses célestes ruisseaux et Il ne
va pas rentrer avant longtemps. Il fait nuit, complètement nuit. C’est l’homme
noir qui commande maintenant. Lui. Fais-toi à cette idée.
Un gémissement grinçant sortit de
la gorge de Nadine.
– Allez, Nadine. Le concours
de beauté a pris fin il y a deux minutes. Aide-moi à faire les bagages. Je veux
faire deux cents kilomètres avant le lever du jour.
Au bout d’un moment, elle tourna
le dos aux flammes de la destruction – une destruction qui paraissait presque
insignifiante vue de si haut – et elle l’aida à charger le reste du matériel de
camping dans ses sacoches. Un quart d’heure plus tard, ils laissaient derrière
eux la rose de feu et avançaient dans le vent frais, en direction de l’ouest, au
sein de la nuit.
Pour Fran
Goldsmith, la fin de la journée fut indolore et simple. Elle sentit un souffle
chaud dans son dos et tout à coup se retrouva en train de voler dans la nuit. Ses
sandales étaient restées derrière elle.
Putain de… ?
Elle atterrit très violemment sur
une épaule, mais ne sentit aucune douleur. Elle se trouvait au fond du ravin
qui s’ouvrait au pied du jardin de Ralph.
Une chaise se posa bien sagement
devant elle, sur ses quatre pattes. Le coussin du siège, complètement noirci, fumait
comme un encensoir.
Putain de… ?…
Quelque chose tomba sur la chaise
puis roula à terre. Avec une horreur détachée et clinique, elle vit que c’était
un bras.
Stu ? Stu ! Qu’est-ce
qui se passe ?
Puis un rugissement assourdissant,
régulier s’éleva autour d’elle. Des objets se mirent à pleuvoir partout. Des
pierres. Des débris de bois. Des briques. Un bloc de verre dont les
innombrables fissures formaient comme une toile d’araignée (la bibliothèque du
salon de Ralph n’était-elle pas faite de ces blocs ?). Un casque de moto, percé
d’un trou horrible, mortel, à l’endroit de la nuque. Elle voyait tout très
clairement… beaucoup trop clairement. Il faisait noir quelques secondes plus
tôt…
Oh Stu, mon Dieu, où es-tu ?
Qu’est-ce qui s’est passé ? Nick ? Larry ?
Des gens hurlaient. Et le
rugissement continuait, continuait encore. La lumière était maintenant plus
forte qu’en plein jour. Le moindre caillou jetait une ombre. Des choses continuaient
à pleuvoir autour d’elle. Une planche d’où sortait un clou d’une bonne dizaine
de centimètres tomba juste devant son nez.
– le
bébé ! –
Et aussitôt, une
autre pensée, comme une reprise de sa prémonition : C’est Harold, c’est
Harold qui a fait ça, Harold…
Quelque chose la frappa sur la
tête, sur le cou, dans le dos. Une chose énorme qui atterrit sur elle comme un
cercueil rembourré.
OH MON DIEU OH MON BÉBÉ…
Puis la noirceur l’aspira vers le
vide où pas même l’homme noir ne pouvait la suivre.