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Quand Lucy
Swann se réveilla, il était minuit moins le quart à la montre Pulsar qu’elle
portait au poignet. Des éclairs de chaleur illuminaient le ciel, à l’ouest, du
côté des montagnes – les Rocheuses, précisa-t-elle mentalement, un eu
impressionnée elle qui n’avait jamais été plus à l’ouest que Philadelphie où
vivait son beau-frère. Avait vécu, plus exactement.
L’autre moitié du sac de couchage
double était vide ; et c’était cela qui l’avait réveillée. Elle pensa se
retourner et se rendormir – il reviendrait se coucher quand il en aurait envie
– mais décida finalement de se lever et se dirigea sans bruit vers le côté
ouest du camp où elle croyait le trouver. Elle marchait à pas de loup et
personne ne l’entendit. Sauf le juge, naturellement ; il était de garde de
dix heures à minuit, et personne n’aurait pu surprendre le juge Farris en train
de dormir quand il était de garde. Le juge avait soixante-dix ans et il s’était
joint à leur groupe à Joliet. Ils étaient dix-neuf maintenant, quinze adultes, trois
enfants et Joe.
– Lucy ? fit le juge d’une
voix basse.
– Oui. Est-ce que vous avez
vu…
Un petit gloussement étouffé.
– Oui, naturellement. Il est
au bord de la route, comme hier soir, comme avant hier.
Elle s’approcha de lui et vit sa
bible ouverte sur ses genoux.
– Vous allez vous faire mal
aux yeux.
– Pas du tout. La lumière
des étoiles est la meilleure pour ce genre de bouquin. Peut-être la seule d’ailleurs.
Qu’est-ce que vous pensez de ça ? « N’est-ce pas un service de
soldat que fait le mortel sur terre et ses jours ne sont-ils pas des jours de
mercenaire ? Tel un esclave aspirant après l’ombre, et tel un mercenaire
attendant son salaire, ainsi ai-je hérité de mois de déception, et des nuits de
peine me sont échues. »
– Super, dit Lucy sans trop
d’enthousiasme. Vraiment Joli.
– Non, ce n’est pas joli. Il
n’y a rien de très joli dans le Livre de Job, Lucy, dit le juge en refermant sa
bible. « Des nuits de peine me sont échues. » C’est le
portrait de votre ami, Lucy, le portrait de Larry Underwood.
– Je sais, soupira-t-elle. Si
seulement je savais ce qui le tracasse.
Le juge, qui avait sa petite idée
là-dessus, ne répondit rien.
– Ce n’est sûrement pas à
cause des rêves, reprit-elle, nous ne rêvons plus maintenant, sauf peut-être Joe.
Et Joe est… différent.
– Oui, c’est vrai. Pauvre
garçon.
– Tout le monde est en
pleine forme. Du moins, depuis la mort de Mme Vollman.
Deux jours après le juge, un
homme et une femme qui s’étaient présentés comme Dick et Sally Vollman étaient
venus grossir le groupe de Larry et de ses compagnons. Lucy s’était dit qu’il
était extrêmement peu probable que la grippe ait épargné un homme et sa femme. Elle
en avait déduit qu’ils n’étaient sans doute pas vraiment mariés et qu’ils ne se
connaissaient que depuis très peu de temps. Ils étaient tous les deux dans la
quarantaine, et manifestement très épris l’un de l’autre. Et puis il y avait de
cela une semaine, chez la vieille dame, à Hemingford Home, Sally Vollman était
tombée malade. Ils étaient restés là-bas deux jours, attendant qu’elle se
rétablisse ou qu’elle meure. Elle était morte. Dick Vollman était toujours avec
eux, mais il n’était plus le même à présent – silencieux, pensif, pâle.
– Il a vraiment très mal
pris sa mort, vous ne croyez pas ? demanda-t-elle au juge Farris.
– Larry est un homme qui s’est
trouvé relativement tard, répondit le juge en s’éclaircissant la gorge. En tout
cas, c’est l’impression qu’il me donne. Et les hommes qui se découvrent tard ne
sont jamais sûrs d’eux. Ils sont exactement ce que les manuels d’instruction
civique nous disent qu’un bon citoyen doit être : engagés, mais jamais
fanatiques ; respectueux des faits, sans jamais vouloir les déformer à
leur convenance ; mal à l’aise dans un poste de commandement, mais
rarement capables de décliner cette responsabilité lorsqu’elle leur est offerte…
ou imposée. Dans une démocratie, ce sont les meilleurs chefs, car ils ne
risquent pas d’aimer le pouvoir pour le pouvoir. Tout au contraire. Et quand
les choses tournent mal… quand une Mme Vollman meurt… Le juge s’interrompit.
– Et si c’était le diabète ?
reprit-il un instant plus tard. Ce n’est pas impossible. La peau cyanosée, le
coma rapide… Oui, c’est possible. Mais alors, où était son insuline ? S’est-elle
laissée mourir ? Était-ce un suicide ?
Le juge s’arrêta encore les mains
sous le menton. Perdu dans ses pensées, il ressemblait à un oiseau de proie.
– Vous alliez dire quelque
chose…
– Oui quand les choses
tournent très mal, quand une Sally Vollman meurt, du diabète, d’une hémorragie
interne, d’autre chose, un homme comme Larry se sent responsable. Ces hommes
connaissent rarement une fin heureuse. Melvin Purvis, le super-agent du FBI
dans les années trente s’est tué avec son arme de service en 1959. Quand
Lincoln a été assassiné, il était déjà un vieillard avant l’âge, sur le point
de faire une dépression nerveuse. À la télévision, nous avons tous vu les
présidents s’user de mois en mois, et même de semaine en semaine – sauf Nixon, naturellement,
Nixon qui vivait du pouvoir comme un vampire vit du sang de ses victimes, et Reagan,
sans doute un peu trop stupide pour jamais vieillir. Gerald Ford était
peut-être de la même espèce.
– Je pense qu’il y a autre
chose, dit Lucy d’une voix triste.
Il lui lança un regard
interrogateur.
– Comment disiez-vous tout à
l’heure ? Des nuits de peine me sont échues ?
Le vieil homme hocha la tête.
– La description d’un homme
amoureux, vous ne croyez pas ?
Il la regarda, surpris qu’elle ait
su depuis le début ce qu’il ne voulait pas dire. Lucy haussa les épaules et
sourit – tressaillement amer de ses lèvres.
– Les femmes savent ces
choses-là, dit-elle. Les femmes savent presque toujours.
Avant qu’il n’ait eu le temps de
répondre, elle était déjà repartie vers la route, là où Larry était sûrement
assis, en train de penser à Nadine Cross.
– Larry ?
– Je suis là. Qu’est-ce que
tu fais ?
Larry était assis en tailleur au
bord de la route comme s’il méditait.
– J’avais froid. Tu me fais
un peu de place ?
– Bien sûr.
Il se poussa un peu. La grosse
pierre sur laquelle il s’était installé avait conservé un peu de la chaleur du
jour. Lucy s’assit. Il la prit par les épaules. Selon les calculs de Lucy, ils
devaient se trouver à environ quatre-vingts kilomètres à l’est de Boulder. S’ils
repartaient à neuf heures demain matin, ils arriveraient dans la Zone libre de
Boulder pour le déjeuner.
C’était l’homme de la radio, Ralph
Brentner, qui l’appelait la Zone libre de Boulder. Et il avait expliqué (avec
un peu de gêne) que la « Zone libre de Boulder » était essentiellement
un indicatif radio. Mais Lucy aimait ce nom, un joli nom qui faisait penser à
un nouveau départ. Nadine Cross l’avait adopté avec une ferveur presque
religieuse, comme un talisman.
À Stovington, Larry, Nadine, Joe
et Lucy avaient trouvé le centre épidémiologique complètement désert. Trois
jours plus tard, Nadine leur avait proposé de se procurer une radio C. B. et d’écouter
systématiquement les quarante canaux. Larry avait aussitôt accepté son idée – comme
il acceptait d’ailleurs presque toutes ses idées, pensa Lucy. Mais elle ne
comprenait pas du tout Nadine Cross. Larry était amoureux d’elle, c’était
évident ; mais Nadine ne semblait rien vouloir savoir de lui. On aurait
même dit qu’elle cherchait à l’éviter.
En tout cas, Nadine avait eu une
excellente idée même si le cerveau dans lequel elle avait germé semblait aussi
gelé que le Grand Nord (sauf lorsqu’il s’agissait de Joe). La C. B. serait
le moyen le plus facile de localiser d’autres groupes et de les rejoindre, avait
expliqué Nadine.
Ce qui avait entraîné une assez
longue discussion. Ils étaient six maintenant, avec Mark Zellman, un soudeur
qui vivait autrefois au nord de l’État de New York, et Laurie Constable, une
infirmière de vingt-six ans. Une discussion qui avait mal tourné lorsqu’ils
avaient reparlé de leurs rêves.
Laurie avait commencé par dire qu’ils
savaient tous exactement où ils allaient. Ils suivaient Harold Lauder et
son groupe, en route pour le Nebraska. Pas de doute. Et s’ils allaient là-bas, c’était
pour la même raison que lui. La force de ces rêves était tout simplement trop
grande pour qu’on puisse les ignorer.
Après quelques échanges d’arguments,
Nadine était devenue complètement hystérique. Elle, elle ne rêvait pas. Point
final. Si les autres voulaient jouer à l’auto-hypnose, tant mieux pour eux. Tant
qu’il y avait une raison plus ou moins valable d’aller au Nebraska, par exemple
la pancarte du Centre de Stovington, pas de problème. Mais elle voulait qu’il
soit parfaitement clair qu’elle ne croyait pas un mot de toutes ces histoires
métaphysiques. Et s’ils n’y voyaient pas d’inconvénient elle préférait faire
confiance aux radios plutôt qu’aux visions.
Mark s’était tourné vers Nadine
en lui souriant gentiment.
– Mais si tu ne rêves pas, comment
ça se fait que tu parlais en dormant hier soir ? Tu m’as même réveillé.
Nadine était devenue blanche
comme un linge.
– Tu veux dire que je suis
une menteuse ? Si c’est ça, il y en a un de nous qui est de trop ici !
Joe s’était blotti contre elle en
pleurnichant. Larry avait essayé de calmer les choses. Oui, la C. B. était une
bonne idée. En fait, depuis à peu près une semaine, ils captaient des messages
qui venaient, non pas du Nebraska (abandonné avant leur arrivée – ils l’avaient
su dans leurs rêves – mais les rêves eux-mêmes s’étaient estompés, s’étaient
faits de moins en moins pressants), mais de Boulder, au Colorado, mille
kilomètres à l’ouest – des signaux émis par le puissant émetteur de Ralph.
Lucy se souvenait encore de la joie
de ses compagnons lorsqu’ils avaient entendu la voix nasillarde de Ralph
Brentner, avec son accent traînant de l’Oklahoma, à moitié couverte par les
parasites : « Ici Ralph Brentner, Zone libre de Boulder. Si vous m’entendez,
répondez sur le canal 14. Je répète, canal 14. »
Ils entendaient Ralph, mais leur
radio n’était pas assez puissante pour lui répondre. Ils s’étaient rapprochés
cependant et depuis ce premier message, ils avaient appris que la vieille femme,
celle qu’on appelait Abigaël Freemantle (mais pour Lucy elle était toujours
mère Abigaël), et son groupe étaient arrivés les premiers. Depuis, d’autres
étaient venus les rejoindre, deux, trois, parfois trente personnes d’un coup. Et
ils étaient deux cents à Boulder quand Brentner avait reçu leur premier message.
Tout à l’heure, quand ils s’étaient parlé – ils étaient maintenant à portée d’antenne
de leur C. B. – le groupe de Ralph comptait plus de trois cent cinquante
personnes. Avec leur propre groupe, ils seraient bientôt près de quatre cents.
– À quoi penses-tu ? dit
Lucy en posant la main sur le bras de Larry.
– Je pensais à cette montre
et à la mort du capitalisme, répondit-il en montrant sa montre Pulsar. Autrefois,
c’était pousse-toi de là que je m’y mette – et celui qui poussait le plus fort
finissait par avoir la Cadillac bleu, blanc, rouge et la montre Pulsar. Maintenant,
c’est la vraie démocratie. Toutes les Américaines peuvent avoir leur Pulsar à
affichage numérique et leur manteau de vison.
– Peut-être. Mais je vais te
dire quelque chose, Larry. Je ne suis peut-être pas très forte sur ces histoires
de capitalisme et tout le reste, mais je peux te dire que cette montre de mille
dollars ne vaut absolument rien.
– Ah bon ? Et pourquoi ?
Il l’avait regardée en souriant, surpris,
et elle avait été heureuse de voir son sourire.
– Parce que plus personne ne
sait l’heure qu’il est. Il y a quatre ou cinq jours, j’ai demandé l’heure à M. Jackson,
à Mark et à toi. Vous m’avez tous donné des heures différentes et vous m’avez
dit que vos montres s’étaient arrêtées au moins une fois… tu as entendu parler
de ce laboratoire où on calculait l’heure pour le monde entier ? J’ai lu
un article là-dessus, chez un médecin. C’était formidable. À la
micro-micro-seconde près. Ils avaient des pendules des horloges solaires tout. Et
maintenant, je pense à cet endroit, et je deviens folle. Toutes les horloges du
labo sont sûrement arrêtées. Et moi, j’ai une Pulsar de mille dollars qui ne
peut plus me donner l’heure juste, à la seconde près. À cause de la grippe. À
cause de cette saleté de grippe.
Elle se tut et ils restèrent un
moment silencieux. Puis, Larry montra quelque chose dans le ciel.
– Regarde !
– Quoi ? Où ?
– À trois heures… à deux
heures maintenant.
Elle regarda, mais ne vit pas ce
qu’il lui montrait. Il colla alors ses deux mains chaudes sur ses joues pour
lui faire tourner la tête. Cette fois, elle vit et sa gorge se serra. Un éclat
de lumière, comme une étoile, mais fixe, qui traversait rapidement le ciel d’est
en ouest.
– Mon Dieu ! s’exclama-t-elle.
Un avion ! C’est bien un avion ?
– Non. Un satellite. Il va
continuer à tourner là-haut pendant sept cents ans, probablement.
Ils regardèrent le petit point de
lumière disparaître derrière la masse sombre des Rocheuses.
– Larry ? fit-elle tout
bas. Pourquoi Nadine ne veut-elle pas admettre qu’elle rêve ?
Elle le sentit se raidir
imperceptiblement et elle regretta aussitôt sa question. Mais le mal était fait.
Autant continuer…
– Elle dit qu’elle ne rêve
pas.
– Mais elle rêve sûrement – Mark
avait raison. Elle parle en dormant. Tellement fort qu’elle m’a réveillée une
nuit.
Il la regardait.
– Et qu’est-ce qu’elle
disait ? demanda-t-il après un long silence.
Lucy réfléchit, essayant de se
souvenir.
– Elle se retournait dans son
sac de couchage et répétait : « Non, c’est si froid, non, je ne veux
pas c’est si froid, si froid. » Ensuite, elle a commencé à s’arracher des
cheveux. Elle s’arrachait les cheveux. Et elle gémissait. J’ai eu froid dans le
dos.
– Les gens font des
cauchemars, Lucy. Ça ne veut pas dire qu’ils rêvent de… qu’ils rêvent de lui.
– Mieux vaut ne pas trop
parler de lui dans le noir, non ?
– Je crois que tu as raison.
– On dirait qu’elle va
craquer, Larry. Tu comprends ce que je veux dire ?
– Oui.
Il savait. Elle prétendait ne pas
rêver, mais les cernes bruns qui s’étaient formés sous ses yeux depuis qu’ils
étaient arrivés à Hemingford Home la trahissaient. Ses splendides cheveux
avaient visiblement blanchi. Et quand on la touchait, elle sursautait. Elle
avait peur.
– Tu l’aimes, c’est ça ?
dit Lucy.
– Oh, Lucy…, répondit-il d’une
voix où l’on sentait comme un reproche.
– Non, je veux simplement
que tu saches… je dois te le dire. J’ai vu comment tu la regardais… comment
elle te regarde parfois, quand tu es occupé… quand il n’y a pas de danger. Elle
t’aime, Larry. Mais elle a peur.
– Peur de quoi ? Peur
de quoi ?
Il se souvenait de ce jour où il
avait essayé de lui faire l’amour, trois jours après le fiasco de Stovington. Depuis,
elle était devenue renfermée – joyeuse parfois, mais elle se forçait manifestement.
Joe dormait. Larry était allé s’asseoir à côté d’elle et ils avaient parlé
quelques minutes, pas de leur situation actuelle, mais de l’époque d’autrefois,
quand tout était différent. Larry avait essayé de l’embrasser. Elle l’avait
repoussé, avait tourné la tête, et Larry avait senti ces choses dont Lucy
venait lui parler. Il avait essayé encore, doux et brutal à la fois, lui qui la
voulait tellement. Un instant, elle s’était abandonnée à lui, lui avait montré
comment elle aurait pu être si…
Mais elle s’était écartée
aussitôt, livide, les bras croisés sur ses seins, les mains serrant ses coudes,
la tête basse.
– Ne refais plus jamais
ça, Larry. S’il te plaît. Ou je devrais m’en aller avec Joe.
– Pourquoi ? Pourquoi,
Nadine ? Pourquoi en faire toute une histoire ?
Elle n’avait pas répondu. Elle
était restée là, tête basse, avec ses cernes violacés qui commençaient déjà à
se dessiner sous ses yeux.
– Si je pouvais, je te le
dirais, avait-elle répondu finalement avant de s’éloigner sans jeter un regard
derrière elle.
– J’ai eu une amie qui lui
ressemblait beaucoup, dit Lucy. Elle s’appelait Joline. Joline Majors. Elle n’était
pas au lycée avec moi. Elle avait abandonné ses études pour se marier. Son type
était dans la marine. Elle était enceinte quand ils se sont mariés, mais elle a
fait une fausse couche. Le type était souvent parti, et Joline… aimait bien s’amuser.
Elle aimait ça, mais son mari était très jaloux. Alors il lui a dit que, s’il découvrait
un jour qu’elle faisait des trucs derrière son dos, il lui casserait les deux
bras et lui esquinterait la figure. Tu imagines sa vie ? Ton mari rentre
et te dit : « Bon, je m’en vais pour quelques semaines, ma chérie. Tu
m’embrasses, on va batifoler un petit peu dans le foin, et puis pendant que j’y
pense, si j’apprends à mon retour que tu n’as pas été très sage, je te casse
les deux bras et je t’esquinte la figure. »
– Oui, pas terrible.
– Alors, un peu plus tard, elle
rencontre un type. Prof de gym au lycée de Burlington. Ils font leurs petites
affaires, toujours en regardant derrière eux pour voir s’il y a quelqu’un. Je
ne sais pas si son mari les faisait espionner, mais au bout d’un certain temps
ça n’avait plus d’importance. Au bout d’un certain temps, Joline a complètement
perdu la boule. Dès qu’elle voyait un type en train d’attendre l’autobus au
coin de la rue, elle pensait que c’était un ami de son mari. Ou le représentant
qui les voyait prendre une chambre dans un motel minable. Ou le flic qui leur
indiquait la route pour trouver un endroit où pique-niquer. Finalement, elle
poussait un cri dès que le vent faisait claquer une porte. Elle sursautait
chaque fois que quelqu’un montait l’escalier. Et comme elle vivait dans un
immeuble où il y avait sept petits appartements, il y avait toujours quelqu’un
en train de monter l’escalier. Herb, son type, a fini par avoir peur et l’a
laissée tomber. Il n’avait pas peur du mari de Joline – il avait peur d’elle.
Juste avant le retour de son mari, Joline a fait une dépression. Tout ça
simplement parce qu’elle aimait un peu trop faire l’amour… et parce qu’il était
dingue de jalousie. Nadine me fait penser à cette fille, Larry. J’ai de la
peine pour elle. J’ai l’impression que je ne l’aime pas tellement, mais j’ai
quand même de la peine pour elle. Elle a vraiment l’air d’avoir des problèmes.
– Est-ce que tu essayes de
me dire que Nadine a peur de moi comme ta copine avait peur de son mari ?
– Peut-être. Mais une chose
est sûre – si Nadine a un mari, il n’est pas ici avec nous.
Larry eut un petit rire gêné.
– On devrait aller se
coucher. On va avoir une journée difficile demain.
– Oui, répondit-elle, persuadée
qu’il n’avait pas compris un mot de ce qu’elle lui avait dit.
Et, tout à coup, elle éclata en
sanglots.
– Mais qu’est-ce qui se
passe ? dit Larry en essayant de la prendre par le cou.
Elle se dégagea brutalement.
– Tu as eu ce que tu voulais
avec moi ! Pas la peine de faire ton cirque !
Il restait encore en lui
suffisamment du Larry d’autrefois pour qu’il se demande si les autres l’avaient
entendue.
– Lucy, je n’ai jamais voulu
te forcer.
– Ce que tu peux être stupide !
cria-t-elle en lui donnant un coup de pied. Les hommes sont stupides !
Pour vous, tout est noir ou tout est blanc. Non, tu ne m’as jamais forcée. Je
ne suis pas comme elle. Si tu essayes de la forcer, elle va te cracher
en pleine figure et serrer les cuisses. Les filles comme moi, je sais comment
les hommes les appellent. On voit ça écrit partout dans les toilettes publiques,
si mes renseignements sont exacts. Mais tout ce que je veux c’est de l’affection.
J’ai besoin d’affection. J’ai besoin qu’on m’aime. C’est mal ?
– Non. Pas du tout. Mais, Lucy…
– Tu dis non, mais tu
continues à cavaler derrière la Miss aux yeux pochés. En attendant, tu as toujours
la petite Lucy pour faire la planche quand il fait noir.
Il ne répondit rien. C’était vrai.
Absolument vrai. Et il était trop fatigué pour discuter. Elle parut le
comprendre. Son visage s’adoucit et elle posa la main sur son bras.
– Si tu y arrives, Larry, je
serai la première à applaudir. Je ne suis pas rancunière. Essaye… essaye
seulement de ne pas être trop déçu.
– Lucy…
– Figure-toi que je pense
que l’amour est très important, qu’il n’y a plus que ça ; autrement, c’est
la haine ; ou pire, le vide.
Elle avait parlé d’une voix tout
à coup très forte, amère, et Larry sentit un frisson dans son dos.
– Mais tu as raison, reprit-elle
d’une voix plus douce. Il est tard. Je vais me coucher. Tu viens ?
– Oui, répondit-il en la
prenant dans ses bras. Je t’aime de mon mieux, Lucy.
Et il l’embrassa en la serrant
contre lui.
– Je sais, fit-elle avec un
sourire las. Je sais, Larry.
Cette fois, lorsqu’il posa la
main sur son épaule, elle le laissa faire. Ils retrouvèrent ensemble leur sac
de couchage, firent maladroitement l’amour et s’endormirent.
Nadine se
réveilla comme un chat dans le noir une vingtaine de minutes après que Larry
Underwood et Lucy Swann eurent retrouvé leur sac de couchage, dix minutes après
qu’ils eurent fini de faire l’amour.
Comme une enclume qui sonne sous
les coups de marteau, la terreur chantait dans ses veines.
Quelqu’un me désire, pensa-t-elle
en écoutant les battements affolés de son cœur ralentir peu à peu. Ses yeux, grand
ouverts et remplis de l’obscurité de la nuit, étaient fixés sur les branches d’un
orme qui cisaillaient le ciel de leurs ombres. C’est bien cela. Quelqu’un me
désire. C’est vrai.
Mais… il fait si froid.
Ses parents et son frère étaient
morts dans un accident de voiture quand elle avait six ans ; elle n’était
pas allée avec eux ce jour-là chez sa tante et son oncle, préférant rester
jouer avec une petite voisine. C’était surtout son frère qu’elle aimait. Un
frère qui n’était pas comme elle, l’enfant naturel volé dans un berceau
d’orphelinat à l’âge de quatre ans et six mois. Les origines de son frère
étaient parfaitement claires. Son frère était bien à eux, sonnerie de
trompettes s’il vous plaît. Alors que Nadine n’avait jamais été et ne serait
jamais qu’à Nadine. Elle, l’enfant de la terre.
Après l’accident, elle était
allée habiter avec sa tante et son oncle, seuls parents qu’il lui restait. Les
montagnes Blanches, dans l’est du New Hampshire. Elle se souvenait qu’ils l’avaient
emmenée en excursion dans le petit tortillard du mont Washington pour son huitième
anniversaire.
Elle avait saigné du nez, à cause
de l’altitude, et ils s’étaient fâchés. Oncle et Tante étaient trop vieux, la
cinquantaine bien avancée quand elle avait eu ses seize ans, l’année où elle s’était
mise à courir sur l’herbe humide de rosée, au clair de lune – la nuit de l’ivresse,
une nuit où les rêves suintaient de l’air frais, comme une poussière d’étoiles.
Une nuit d’amour. Et si le garçon l’avait rattrapée, elle l’aurait laissé prendre
ce qu’il voulait. Quelle importance, s’il l’avait attrapée ? Ils avaient
couru, n’était-ce pas là la seule chose importante ?
Mais il ne l’avait pas rattrapée.
La lune s’était cachée derrière un nuage. La rosée était devenue froide, désagréable,
terrifiante. Dans sa bouche, le vin avait pris un goût de salive acide, aigre
sur sa langue. Une sorte de métamorphose s’était produite et elle avait senti
qu’elle devait attendre.
Où était-il donc, son fiancé, l’homme
noir auquel elle était promise ? Dans quelle rue, sur quelle route de
terre, arpentant la nuit, tandis que derrière les fenêtres les conversations
anodines découpaient le monde en petits segments propres, bien rationnels ?
Quels vents glacés étaient les siens ? Combien de bâtons de dynamite dans
son sac usé jusqu’à la corde ? Qui savait quel était son nom à lui quand
elle avait seize ans ? Qui savait son âge ? Où vivait-il ? Quelle
mère l’avait tenu contre son sein ? Elle ne savait qu’une chose, qu’il
était orphelin comme elle, que son heure n’avait pas encore sonné. Les routes
qu’il parcourait n’étaient même pas encore construites, et elle n’osait qu’à
peine y poser le pied. Le carrefour où ils se rencontreraient était loin, très
loin. C’était un Américain, elle le savait, un homme qui aimait le lait et la
tarte aux pommes, un homme qui apprécierait la simplicité d’un tissu à carreaux.
Il était chez lui en Amérique, mais ses manières étaient secrètes, les manières
du fugitif, de l’homme qui se cache, de l’homme à qui l’on remet des messages
codés en vers. C’était l’autre, l’autre visage, l’homme noir, le Promeneur, et
ses bottes éculées faisaient sonner les chemins parfumés des nuits d’été.
Qui sait quand le fiancé
viendra ?
Elle l’avait attendu, intacte. À
seize ans, elle avait failli commettre la faute. Et une autre fois, à l’université.
Elle et lui s’étaient séparés, étonnés et fâchés, comme Larry maintenant qui
sentait ces étranges carrefours dans son âme, point de rendez-vous mystique et
inéluctable.
Boulder était le lieu où les
chemins se séparaient.
L’heure était proche. Il l’avait
appelée, l’invitait à venir.
Ses études terminées, elle s’était
plongée dans le travail, avait loué une maison avec deux autres jeunes filles. Qui
étaient-elles ? À vrai dire, elles changeaient souvent. Seule Nadine
restait. Elle était agréable avec les jeunes gens que ramenaient ses compagnes.
Mais elle n’avait jamais connu de jeune homme. Sans doute parlaient-ils d’elle,
future vieille fille, peut-être même pensaient-ils qu’elle était tout
simplement une lesbienne un peu trop prudente. Ce n’était pas cela. Elle était
simplement…
Intacte.
Elle attendait.
Elle avait eu parfois l’impression
que les choses allaient changer. Elle rangeait les jouets dans la salle de
classe silencieuse à la fin de la journée et s’arrêtait tout à coup les yeux
inquiets, oubliant l’ours en peluche qu’elle tenait dans la main. Et elle pensait :
Les choses vont changer… un grand vent va souffler. Il lui arrivait
alors de regarder derrière elle comme un animal traqué. Puis cette idée s’envolait
et elle se mettait à rire, d’un rire nerveux.
Ses cheveux avaient commencé à
grisonner dès sa seizième année, l’année où le garçon l’avait poursuivie sans l’attraper
– quelques mèches d’abord, très visibles au milieu de tout ce noir, pas gris, non,
le mot n’était pas juste… des mèches blanches, complètement blanches.
Des années plus tard, des
étudiants l’avaient invitée à une soirée. Les lumières étaient tamisées et des
couples n’avaient pas tardé à se former. La plupart des filles – Nadine était
du nombre – ne comptaient pas rentrer chez elles ce soir-là. Oui, sa décision
était prise… mais quelque chose l’avait empêchée d’aller plus loin, une fois de
plus. Et le lendemain, dans la froide lumière du matin, à sept heures tapant, quand
elle s’était regardée dans la glace de la salle de bains, elle avait vu que le
blanc avait encore progressé, apparemment en une seule nuit – bien que ce fût
naturellement impossible.
Les années avaient passé ainsi, saisons
de sécheresse. Pourtant, elle avait eu des sensations, oui, des sensations,
et parfois, en plein cœur de la nuit, elle se réveillait à la fois chaude et
froide, baignée de sueur, délicieusement consciente de son corps dans la tranchée
de son lit, rêvant d’une débauche de sexe dans une sorte de caniveau, et elle
se vautrait dans un liquide chaud, jouissait et mordait de toutes ses forces. Le
lendemain quand elle se levait, elle s’avançait vers la glace et s’étonnait de
voir encore d’autres mèches blanches.
Pendant toutes ces années, elle n’avait
cessé d’être Nadine Cross, extérieurement : douce gentille avec les
enfants, excellente institutrice, célibataire. À une époque, une telle femme
aurait fait parler d’elle dans une petite ville, mais les temps avaient changé.
Et sa beauté était si singulière qu’il paraissait tout à fait normal qu’elle
soit simplement qui elle était.
Mais bientôt les choses allaient
changer.
Dans ses rêves, elle avait commencé
à connaître son fiancé, à le comprendre un peu, même si elle n’avait jamais vu
son visage. Il était celui qu’elle attendait. Elle voulait aller à lui… et elle
ne voulait pas. Elle était faite pour lui, mais il la terrorisait.
Puis Joe était arrivé, et après
lui, Larry. Les choses étaient devenues terriblement compliquées. Elle avait eu
l’impression d’être une sorte de prix qu’on se disputait dans une lutte
acharnée. Elle savait que l’homme noir voulait qu’elle soit pure, qu’elle soit
vierge. Que si elle laissait Larry (ou un autre homme) la posséder, le sombre
enchantement prendrait fin aussitôt. Mais elle se sentait attirée par Larry. Elle
voulait qu’il la prenne – une fois de plus, elle avait voulu aller jusqu’au
bout. Qu’il la prenne et qu’on en finisse, une bonne fois. Elle était lasse, et
Larry était un type bien. Elle avait trop attendu l’autre, durant de trop
longues années de sécheresse.
Mais Larry n’était pas un type
bien… du moins, c’est ce qu’elle avait cru au début. Elle avait repoussé ses premières
avances avec mépris, comme une jument chasse une mouche d’un coup de queue. Elle
se souvenait qu’elle avait alors pensé : S’il ne pense qu’à ça, qui
pourrait me reprocher de ne pas vouloir de lui ?
Pourtant, elle l’avait suivi. C’était
vrai. Mais elle cherchait désespérément la compagnie d’autres personnes, pas
simplement à cause de Joe, mais parce qu’elle en était presque arrivée au point
d’abandonner l’enfant pour partir toute seule à l’ouest, à la recherche de l’homme.
Pourtant elle se sentait responsable de Joe, héritage de toutes ces années
passées à travailler avec des enfants, et elle n’avait pu s’y résoudre… sachant
aussi que, si elle l’abandonnait, Joe mourrait certainement.
Dans un monde où tant sont
morts, être la cause d’une nouvelle mort est certainement le plus impardonnable
des crimes.
Si bien qu’elle était partie avec
Larry qui, tout compte fait, valait mieux que rien, ou que personne.
Mais il s’était trouvé que Larry
Underwood était beaucoup plus que rien ou que personne – il était comme une de
ces illusions d’optique (peut-être même pour lui-même) qui vous font croire que
l’eau est peu profonde, à peine quelques centimètres, mais quand vous plongez
la main dedans tout à coup votre bras est mouillé jusqu’à l’épaule. D’abord, la
manière dont il avait appris à connaître Joe. Ensuite la manière dont Joe l’avait
accepté. Enfin, sa propre réaction à elle, sa jalousie face à cette relation qu’elle
voyait grandir entre Joe et Larry. À Wells, dans le magasin de motos, Larry
avait tout misé sur l’enfant, et il avait gagné.
S’ils n’avaient pas eu les yeux
fixés sur la trappe du réservoir d’essence, ils auraient vu sa bouche s’arrondir
en un oh de totale surprise. Elle était là, debout, incapable de faire
un geste, les yeux braqués sur le métal scintillant du levier, attendant qu’il
tressaille puis qu’il tombe. Elle attendait les hurlements de Larry. Mais ce n’est
que lorsque tout avait été fini qu’elle l’avait véritablement compris.
Puis la trappe s’était soulevée
et elle avait dû admettre son erreur, une erreur totale de jugement. Ainsi
Larry connaissait Joe mieux qu’elle, sans aucune formation particulière, sans
le temps d’apprendre vraiment à connaitre l’enfant. Rétrospectivement elle
voyait bien à quel point l’épisode de la guitare avait été important, avec
quelle rapidité il avait fondamentalement défini les relations de Larry et de Joe.
Et quel était l’essentiel de cette relation ?
La dépendance, naturellement – quoi
d’autre aurait pu provoquer cette brusque bouffée de jalousie qu’elle avait sentie
en elle ? Que Joe soit dépendant de Larry, c’était somme toute normal, acceptable.
Mais ce qui la perturbait, c’est que Larry était également dépendant de Joe, avait
besoin de Joe alors qu’elle n’en avait pas besoin… et Joe le savait.
S’était-elle trompée à propos de
Larry ? Oui, sans doute. Cette nervosité, cet égocentrisme n’étaient qu’un
vernis. N’était-ce pas grâce à lui qu’ils étaient restés ensemble tout au long
de cet interminable voyage ?
La conclusion était claire. Elle
laisserait Larry lui faire l’amour. Mais une partie d’elle-même était encore
promise à l’autre homme… et faire l’amour avec Larry reviendrait à tuer à tout
jamais cette partie d’elle-même. Pouvait-elle le faire ? Elle n’en était
pas sûre.
Et puis, elle n’était plus la
seule à rêver de l’homme noir.
La chose l’avait d’abord troublée,
puis effrayée. De la peur, c’est tout ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle n’avait
eu que Joe et Larry autour d’elle, mais lorsqu’ils avaient rencontré Lucy Swann,
lorsqu’elle leur avait dit qu’elle faisait les mêmes rêves, la peur s’était
transformée en folle terreur. Elle ne pouvait plus se dire que leurs rêves à
eux ressemblaient aux siens. Et si tout le monde faisait ces mêmes rêves ?
Si l’heure de l’homme noir était enfin venue – pas simplement pour elle, mais
pour tous ceux qui vivaient encore sur la planète ?
Cette idée, plus que toute autre,
lui inspirait des émotions contradictoires – terreur irraisonnée, attraction
irrésistible. Elle s’était désespérément accrochée à l’idée de retrouver des
survivants à Stovington-symbole de certitude dans cette marée montante de magie
noire qu’elle sentait tout envahir autour d’elle. Mais Stovington était désert,
caricature du havre qu’elle s’était construit dans son imagination. Car au lieu
de la certitude, c’est la mort qu’elle y avait trouvée.
À mesure qu’ils avançaient vers l’ouest,
que leur groupe se faisait plus nombreux, l’espoir qu’elle avait eu que tout
pourrait se terminer sans confrontation inévitable pour elle s’était peu à peu
évanoui. Cet espoir était mort à mesure que Larry grandissait dans son estime. Il
couchait maintenant avec Lucy Swann, mais quelle importance ? C’était
écrit. Les autres faisaient deux rêves opposés : l’homme noir et la
vieille femme. La vieille femme paraissait représenter une sorte de force
élémentaire comme l’homme noir. La vieille femme était le pôle d’attraction
autour duquel les autres peu à peu se regroupaient. Nadine n’avait jamais rêvé
d’elle.
Elle n’avait rêvé que de l’homme
noir. Et quand les rêves des autres avaient tout à coup disparu, aussi
inexplicablement qu’ils étaient venus, ses propres rêves à elle avaient semblé
grandir en force et en clarté.
Elle savait tant de choses qu’ils
ignoraient. L’homme noir s’appelait Randall Flagg. À l’ouest, ceux qui s’opposaient
à lui étaient crucifiés. Ou bien on les rendait fous et on les lâchait pour qu’ils
errent sans fin dans la chaleur infernale de la Vallée de la mort. Il y avait
de petits groupes de techniciens à San Francisco et à Los Angeles, mais leur
présence là-bas n’était que temporaire. Bientôt, ils se rendraient à Las Vegas
où grandissaient les forces de l’homme noir. Pour lui, rien ne pressait. L’été
tirait à sa fin. La neige obstruerait bientôt les cols des montagnes Rocheuses.
Bien sûr, il y avait des chasse-neige. Mais ils ne pourraient mobiliser
suffisamment d’hommes pour les conduire. Et il y aurait un long hiver, tout le
temps de consolider ses forces. En avril… ou peut-être en mai…
Allongée dans le noir, Nadine
regardait le ciel.
Boulder était son dernier espoir.
La vieille femme était son dernier espoir. Les certitudes qu’elle avait espéré
trouver à Stovington avaient commencé à prendre forme à Boulder. Ces gens-là
étaient bons. Si seulement les choses pouvaient être aussi simples pour elle, prise
dans un inextricable écheveau de désirs contradictoires…
Comme un accord de dominante
inlassablement répété, elle était absolument convaincue que le meurtre dans ce
monde dépeuplé était le plus grave des crimes et son cœur lui disait sans
aucune équivoque possible que la mort était le domaine de Randall Flagg. Mais
comme elle désirait son baiser froid – plus qu’elle n’avait désiré les baisers
de ce garçon, quand elle avait seize ans, ou de cet autre, à l’université… plus
même, craignait-elle, qu’elle ne désirait les baisers et l’amour de Larry Underwood.
Nous serons à Boulder demain, pensa-t-elle.
Peut-être saurais-je alors si mon voyage est terminé ou…
Une étoile filante déchira le
ciel et, comme un enfant, elle fit un vœu.