Il passa le
reste de la journée à dormir. Le lendemain, on l’emmena au barrage de Boulder en autocar avec un groupe. Toute la journée, il bobina du fil de cuivre sur des rotors qui avaient grillé. Il travaillait devant un établi d’où il voyait l’eau – le lac Mead – et personne ne le surveillait. La Poubelle se dit que, s’il n’y avait pas de contremaître, c’est que tout le monde adorait son travail, comme lui l’adorait déjà.
Mais il apprit le lendemain qu’il s’était trompé.
Il était dix
heures et quart du matin. La Poubelle était assis sur son établi, toujours en train de bobiner du fil, l’esprit à des millions de kilomètres de ses doigts qui travaillaient tout seuls. Il composait dans sa tête un psaume à la louange de l’homme noir. Et il s’était dit qu’il devrait se procurer un gros livre (un Livre) pour noter ce qu’il pensait de lui. Un Livre que les gens liraient plus tard. Les gens qui sentaient la même chose que La Poubelle.
Ken DeMott s’approcha de l’établi.
Il était pâle. Il avait l’air terrorisé.
– Viens. C’est fini pour aujourd’hui. On rentre à Las Vegas. Tout le monde. Les bus attendent.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Je sais pas. Ce sont ses ordres. Lloyd nous a informés. Magne-toi le cul, La Poubelle. Vaut mieux pas poser de questions.
Si bien qu’il n’en posa pas. Dehors, trois autobus scolaires attendaient moteurs au ralenti. Des hommes et des femmes montaient. On ne parlait pas beaucoup. Et le trajet du retour, alors qu’il n’était pas midi, se fit dans un silence qui étonna La Poubelle. Pas de bousculade, presque pas de conversations, rien des habituelles taquineries entre la vingtaine de femmes et la trentaine d’hommes qui composaient le groupe. Tous semblaient s’être enfermés derrière un mur de silence.
Ils étaient presque arrivés quand La Poubelle entendit un homme assis de l’autre côté de l’allée dire à voix basse à son voisin :
– C’est Heck. Heck Drogan. Nom de Dieu comment ça se fait qu’il sait tout celui-là ?
– Tais-toi, répondit l’autre en lançant un regard méfiant à La Poubelle.
La Poubelle détourna les yeux et regarda par la fenêtre. Une fois de plus, son pauvre esprit était troublé.
– Mon
Dieu, soupira l’une des femmes en descendant de l’autobus.
Mais elle n’en dit pas plus.
La Poubelle regardait autour de lui, étonné. Tout le monde était là, tous ceux qui vivaient à Cibola. On les avait rappelés, à l’exception des quelques éclaireurs qui sillonnaient le pays, quelque part entre la basse Californie et l’ouest du Texas. Ils étaient rassemblés en demi-cercle autour de la fontaine, sur six ou sept rangs, plus de quatre cents en tout. Ceux qui se trouvaient derrière étaient montés sur des chaises pour mieux voir et La Poubelle crut que c’était la fontaine qu’ils regardaient.
Puis il s’approcha, tendit le cou et vit qu’il y avait quelque chose sur la pelouse, devant la fontaine, mais il voyait mal ce que c’était.
Une main le prit par le coude. C’était Lloyd. Il était blanc comme un linge.
– Je te cherchais. Il veut te voir plus tard. En attendant, il faut faire ce truc. Crois-moi, j’aime pas ça. Allez viens. J’ai besoin d’aide et on t’a élu.
Tout tourbillonnait dans la tête de La Poubelle. Il voulait le voir ! Lui ! Mais avant, il y avait ce… mais qu’est-ce que c’était ?
– Qu’est-ce que tu dis, Lloyd ?
Qu’est-ce que c’est ?
Lloyd ne répondit pas. Il tenait toujours La Poubelle par le coude, le poussait vers la fontaine. La foule s’écarta pour les laisser passer, créant devant eux un étroit corridor qui semblait enveloppé dans une couche glacée de peur et de mépris.
Whitney Horgan était debout devant la foule. Il fumait une cigarette. Son pied chaussé d’un Hush Puppies était posé sur l’objet que La Poubelle n’avait pas pu distinguer tout à l’heure.
C’était une croix de bois, longue d’environ quatre mètres, semblable à un t.
– Tout le monde est là ?
demanda Lloyd.
– Ouais, répondit Whitney, je crois bien. Winky a fait l’appel. Neuf types sont en balade. Flagg a dit que ça n’avait pas d’importance. Comment ça va, Lloyd ?
– Ça ira, répondit Lloyd. J’aime pas trop, tu sais – mais ça ira.
Whitney se tourna vers La Poubelle.
– Qu’est-ce qu’il sait, celui-là ?
– Je sais rien, répondit La Poubelle, de plus en plus perdu. Qu’est-ce que c’est ? Quelqu’un disait que Heck…
– Ouais, c’est Heck, répondit Lloyd. Il s’envoyait en l’air dans son petit coin. Foutue connerie, sacrée foutue connerie. Allez, Whitney, dis-leur de l’amener.
Whitney s’éloigna en enjambant un trou rectangulaire qui s’ouvrait dans le sol. Ses parois étaient cimentées. Il semblait avoir exactement la dimension voulue pour recevoir le pied de la croix.
Quand Whitney escalada au petit trot les larges marches qui montaient entre les deux pyramides dorées, La Poubelle sentit sa salive sécher dans sa bouche. Il se tourna tout à coup, vit d’abord la foule silencieuse qui attendait en croissant sous le ciel bleu, puis Lloyd, pâle et silencieux lui aussi, qui regardait la croix en faisant éclater un bouton d’acné sur son menton.
– Vous… vous le clouez ?
réussit enfin à dire La Poubelle. C’est ça ?
Lloyd chercha quelque chose dans la poche de sa chemise.
– Tu sais, j’ai quelque chose pour toi. Il m’a dit de te la donner. Tu n’es pas obligé de la prendre. Heureusement que j’ai pas oublié. Tu la veux ?
Il sortit de sa poche une petite chaîne d’or à laquelle pendait une pierre noire, du jais. La pierre était marquée en son centre d’un point rouge, comme celle de Lloyd. Il la fit balancer devant les yeux de La Poubelle, comme le pendule d’un hypnotiseur.
La Poubelle lisait la vérité dans les yeux de Lloyd, une vérité si claire qu’il ne pouvait pas ne pas la comprendre, et il sut qu’il ne pourrait jamais pleurer et se mettre à plat ventre – pas devant lui, pas devant un autre non plus mais certainement pas devant lui et prétendre qu’il n’avait pas compris. Prends cela et tu prends tout, disaient les yeux de Lloyd. Ce que je veux dire ? Heck Drogan, bien sûr. Heck et le trou cimenté, le trou juste assez grand pour la croix de Heck.
Il tendit lentement la main, mais s’arrêta juste avant que ses doigts ne touchent la chaîne d’or.
C’est ma dernière chance. Ma dernière chance d’être encore Donald Merwin Elbert.
Mais une autre voix, plus forte (douce pourtant, comme une main fraîche sur un front brûlant), lui disait que l’heure des choix était depuis longtemps passée. S’il choisissait d’être Donald Merwin Elbert il allait mourir. C’est librement qu’il était parti à la recherche de l’homme noir (s’il existe une liberté pour les poubelles du monde), qui avait accepté ses faveurs. L’homme noir lui avait sauvé la vie quand il avait fait la rencontre du Kid (que l’homme noir puisse avoir envoyé le Kid dans cette intention précise ne lui traversa jamais l’esprit), et donc il devait sa vie à ce même homme noir… une dette envers cet homme que certains ici appelaient le Promeneur. Sa vie ! Ne l’avait-il pas offerte lui-même, maintes et maintes fois ?
Mais ton âme… as-tu aussi offert ton âme ?
Trop tard maintenant, pensa La Poubelle et, tout doucement, il prit d’une main la chaîne d’or, de l’autre la pierre noire, froide et lisse. Il la garda quelque temps dans le creux de sa main pour voir s’il parvenait à la réchauffer. Il ne croyait pas pouvoir y parvenir, et il avait raison. Il la mit donc autour de son cou où elle toucha sa peau, comme une petite boule de glace.
Mais cette sensation glacée n’était pas désagréable.
Cette sensation glacée calmait le feu qu’il sentait déjà dans sa tête.
– T’as qu’à te dire que tu le connais pas, dit Lloyd. Je veux parler de Heck. C’est toujours comme ça que je fais. C’est plus facile. C’est…
Deux des grandes portes de l’hôtel s’ouvrirent brutalement. On entendit des hurlements hystériques. La foule poussa un soupir.
Neuf hommes descendaient l’escalier.
Hector Drogan était au centre. Il se débattait comme un tigre pris dans un filet. Son visage était d’une pâleur mortelle, à l’exception de deux taches de fièvre sur ses pommettes. La sueur coulait à flots sur tout son corps. Il était nu comme un ver. Cinq hommes le tenaient. L’un d’eux était l’As, le jeune type dont Heck s’était gentiment moqué.
– As ! balbutiait
Hector. As, qu’est-ce que tu fous ? Tu vas pas me laisser tomber ? Dis-leur d’arrêter – je vais changer, je le jure, je vais changer. Une dernière petite chance ! Je t’en prie, As !
L’As ne dit rien et serra plus fort le bras de Heck qui se débattait toujours. La réponse était claire et Hector Drogan se remit à hurler. Il fallut le traîner jusqu’à la fontaine.
Derrière lui, en cortège comme de lugubres croque-morts, trois hommes suivaient : Whitney Horgan, qui portait un grand sac ; Roy Hoopes, armé d’un escabeau ; et enfin Winky Winks, un chauve qui clignait constamment les yeux. Winky tenait une petite planchette sur laquelle était fixée une feuille de papier.
On traîna Heck jusqu’au pied de la croix. Une horrible odeur de terreur émanait de son corps ; ses yeux roulaient dans leurs orbites, découvrant le blanc sale des globes, les yeux d’un cheval laissé dehors en plein orage.
– Hé ! La Poubelle !
dit-il d’une voix rauque quand Roy Hoopes installa son escabeau derrière lui. La Poubelle ! Dis-leur d’arrêter. Dis-leur que je vais changer. Dis-leur qu’ils m’ont flanqué une sacrée trouille, que ça suffit comme ça. Dis-leur, s’il te plaît.
La Poubelle regarda par terre. Quand il se pencha en avant, la pierre noire fit un petit mouvement de pendule et il la vit devant ses yeux. L’éclat rouge, l’œil, semblait le regarder fixement.
– Je ne te connais pas, murmura-t-il.
Du coin de l’œil, il vit Whitney mettre un genou à terre, cigarette au coin de la bouche, l’œil gauche fermé à cause de la fumée. Il ouvrit le sac. Il en sortit de gros clous de bois. Horrifié, La Poubelle se dit qu’ils étaient presque aussi gros que des piquets de tente. Il les posa sur le gazon, puis sortit un maillet de son sac.
Malgré le murmure de la foule, la réponse de La Poubelle avait apparemment percé le brouillard de panique qui enveloppait le cerveau de Hector Drogan.
– Comment ça, que tu m’connais pas ? cria-t-il. On a pris le petit déjeuner ensemble il y a deux jours !
Et celui-là, tu l’as appelé monsieur l’As. Qu’est-ce que tu veux dire, que tu m’connais pas, espèce de petit salopard de menteur ?
– Je ne vous connais pas du tout, répéta La Poubelle, un peu plus fort cette fois.
Et il se sentit soulagé. Devant lui, il ne voyait plus qu’un étranger, un étranger qui ressemblait un peu à Carley Yates. Sa main se serra sur la pierre noire. Le froid de la pierre le rassura encore.
– Espèce de menteur !
hurla Heck qui recommença à se débattre, tous les muscles tendus la sueur dégoulinant sur sa poitrine, le long de ses bras. Espèce de menteur ! Tu me connais ! Sale menteur !
– Non, je ne vous connais pas. Je ne vous connais pas et je ne veux pas vous connaître.
Heck hurlait comme un fou. Haletants, ses quatre gardiens avaient du mal à le retenir.
– Allez-y, dit Lloyd.
L’un des gardiens fit un croc-en-jambe à Heck qui s’effondra en travers de la croix. Pendant ce temps Winky avait commencé à lire pour la foule le message tapé à la machine sur la feuille de papier, si fort que sa voix couvrit les hurlements de Heck comme le sifflement d’une scie mécanique.
– Attention, attention, attention !
Par décision de Randall Flagg, Chef du Peuple et Premier Citoyen, cet homme, Hector Alonzo Drogan, coupable d’avoir consommé de la drogue, sera exécuté par crucifixion.
– Non ! Non ! Non !
Le bras gauche de Heck, luisant de sueur, échappa à l’As. Sans réfléchir, La Poubelle s’agenouilla et écrasa de tout son poids le poignet de Heck sur le bois de la croix. Une seconde plus tard, Whitney était à genoux à côté de La Poubelle, armé de son gros maillet et de deux grands clous. La cigarette pendait toujours au coin de sa bouche. On aurait dit un homme en train de réparer une clôture au fond de sa cour.
– C’est ça, très bien, tiens-le comme ça, La Poubelle. Je vais le clouer. Ça va prendre une minute.
– L’usage de la drogue est strictement interdit dans la Société du Peuple car la drogue empêche celui qui la consomme de contribuer pleinement à la Société du Peuple, lisait Winky d’une voix saccadée comme s’il vendait des bestiaux à la criée, et ses yeux papillotaient follement pendant sa lecture. Dans le cas particulier, l’accusé, Hector Drogan, a été trouvé en possession d’un matériel chimique et d’un stock important de cocaïne.
Les hurlements de Heck avaient maintenant pris une telle intensité qu’ils auraient sans doute fait voler en éclats un verre de cristal, s’il y en avait eu un aux alentours. L’écume aux lèvres, il donnait de grands coups avec sa tête. Des rivières de sang couraient le long de ses bras quand les cinq hommes et La Poubelle redressèrent la croix et la firent descendre dans le trou cimenté. Et maintenant, la silhouette d’Hector Drogan se découpait sur le ciel, la tête renversée en arrière, le visage déformé par un rictus de douleur.
– … pour le bien de la Société du Peuple continuait Winky, imperturbable, en guise d’avertissement solennel. Salutations au peuple de Las Vegas. Que ce message soit cloué au-dessus de la tête du mécréant et qu’il soit marqué du sceau du Premier Citoyen, RANDALL FLAGG.
– Mon Dieu, j’ai mal !
hurlait Hector Drogan du haut de sa croix. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !
La foule resta là près d’une heure, chacun craignant d’être le premier à partir. Le dégoût se lisait sur de nombreux visages, une sorte d’excitation hébétée sur de nombreux autres… mais s’il existait un dénominateur commun, c’était la peur.
La Poubelle n’avait pas peur. Pourquoi aurait-il eu peur ? Il ne connaissait pas cet homme.
Il ne le connaissait pas du tout.
Il était dix
heures et quart, ce soir-là, quand Lloyd revint dans la chambre de La Poubelle.
– Tu es encore habillé. Parfait.
Je pensais que tu t’étais peut-être déjà couché.
– Non. Pourquoi ?
La voix de Lloyd se fit plus basse.
– Maintenant, La Poubelle. Il veut te voir. Flagg.
– Il…
– Oui.
La Poubelle était transporté de bonheur.
– Où ça ? Je lui
donnerai ma vie, oh oui…
– Au dernier étage répondit Lloyd. Il est arrivé quand nous avons terminé de brûler le corps de Drogan. Il venait de la côte. Whitney et moi, on avait fini de reboucher la fosse quand on l’a vu. Personne ne le voit venir, La Poubelle, mais tout le monde sait quand il s’en va ou quand il revient. Allez, on y va.