Lorsque La
Poubelle sortit de son sommeil dans la soirée du 5 août, il était toujours couché sur la table de baccara, dans le casino du MGM Grand Hotel. Devant lui, un jeune homme aux cheveux blond filasse était assis à califourchon sur une chaise, des lunettes de soleil très noires sur les yeux. La première chose que remarqua La Poubelle fut la pierre pendue à son cou, dans l’échancrure de sa chemise de sport. Noire, avec un éclat rouge au centre. Comme l’œil d’un loup dans la nuit.
Il essaya de dire qu’il avait soif, mais sa gorge refusa de laisser sortir autre chose qu’un petit chuintement.
– T’as dû rester un bon bout de temps au soleil, dit Lloyd Henreid.
– Est-ce que vous êtes… lui ?
murmura La Poubelle. Est-ce que…
– Si je suis le patron ?
Non. Flagg est à Los Angeles. Mais il sait que tu es là. Je lui ai parlé par radio cet après-midi.
– Il vient ?
– Pour quoi faire ? Pour te voir ? Sûrement pas ! Il sera là quand il faudra. Toi et moi, mon pote, on est juste des petits gars pour lui. Il reviendra quand il faudra. Tu es pressé de le voir ?
– Oui… non… je ne sais pas.
– De toute façon, oui ou non, tu le verras.
– J’ai… soif…
– Tiens, prends ça.
Il lui tendit un grand thermos rempli de Kool-Aid à la cerise. La Poubelle le vida d’un trait, puis se recoucha en gémissant et en se tenant le ventre à deux mains. Quand la crampe eut disparu, il regarda Lloyd avec des yeux pleins de gratitude.
– Tu crois pouvoir manger quelque chose ?
– Oui, je pense bien.
Lloyd se retourna vers un homme qui faisait tourner une roulette. La petite bille blanche rebondissait en cliquetant.
– Roger, va dire à Whitney ou à Stephanie-Ann de lui préparer des hamburgers et des frites. Non ! Merde alors, à quoi je pensais ? Il va dégueuler partout. De la soupe. Apporte-lui de la soupe. Ça ira, mon vieux ?
– Ce que vous voulez, répliqua La Poubelle.
– Nous avons un ancien
boucher avec nous, Whitney Horgan. C’est un gros tas de merde, mais foutre Dieu, tu peux me croire qu’il sait faire la cuisine ! Et il y met tout ce qu’il faut. Les chambres froides étaient pleines quand on est arrivé. Drôle de ville, Las Vegas ! C’est pas l’endroit le plus formidable que t’as jamais vu ?
– Si, répondit La Poubelle qui sentit qu’il aimait déjà Lloyd, sans même savoir son nom. Mais on est à Cibola.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Cibola, la ville que tout le monde cherche.
– Ça, tu peux dire que pas mal de gens sont venus ici avec les années. Mais la plupart auraient mieux fait de rester chez eux. En tout cas, tu peux bien l’appeler comme tu veux. Dis donc, on dirait que tu t’es fait complètement cuire en venant par ici. Comment tu t’appelles ?
– La Poubelle.
Lloyd ne trouva pas du tout ce nom étrange. Il tendit la main. Le bout de ses doigts portait encore les marques de son séjour dans la prison de Phœnix où il était presque mort de faim.
– Je m’appelle Lloyd Henreid.
Content de faire ta connaissance, La Poubelle. Bienvenue à bord.
La Poubelle serra la main qu’on lui tendait et faillit verser de grosses larmes de gratitude. Aussi loin qu’il pouvait se souvenir, c’était la première fois de sa vie que quelqu’un lui tendait la main. Il était arrivé. Il était accepté. Enfin il n’était plus rejeté comme il l’avait toujours été. Il aurait traversé deux fois le désert pour connaître ce moment, se serait brûlé l’autre bras, et les deux jambes par-dessus le marché.
– Merci, murmura-t-il. Merci, monsieur Henreid.
– Merde, si tu m’appelles pas Lloyd, je vais te priver de soupe.
– D’accord, Lloyd. Merci, Lloyd.
– J’aime mieux ça. Quand t’auras bouffé, je vais t’installer dans ta chambre. Et puis demain, on verra ce qu’on va faire. Le patron a quelque chose pour toi, je crois. Mais d’ici là, ce n’est pas le travail qui manque. Nous avons remis en marche pas mal de trucs, mais pas tout, loin de là. On a une équipe au barrage de Boulder qui essaye de remettre toutes les turbines en service. Une autre s’occupe de l’eau potable. Et puis nous avons des éclaireurs qui ramènent six ou sept personnes par jour. Pour le moment, je crois que tu seras dispensé des patrouilles. J’ai l’impression que tu as pris suffisamment de soleil pour un mois au moins.
– Oui, j’en ai assez, répondit La Poubelle avec un timide sourire.
Il était déjà prêt à donner sa vie pour Lloyd Henreid. Rassemblant tout son courage, il montra du doigt la pierre qui reposait au creux du cou de Lloyd : – C’est…
– Oui, ici tous les gars qui font tourner la boutique portent une pierre. C’est son idée. Ça s’appelle du jais. En fait, c’est pas une pierre du tout. C’est plutôt comme une bulle.
– Je veux dire… la lumière rouge. L’œil.
– Ah, c’est ça ce que tu vois, hein ? C’est un défaut. Un cadeau spécial de lui. Je suis pas Einstein, tu sais, loin de là. Mais je suis… merde, j’ai bien l’impression que je suis sa mascotte, dit-il en regardant attentivement La Poubelle. Et peut-être bien que toi aussi. En tout cas, on a entendu parler de toi moi et Whitney. Et ça, c’est pas l’habitude. Y en a trop qui arrivent pour qu’on fasse attention à eux. Sauf lui. S’il voulait, je crois qu’il pourrait connaître tout le monde.
La Poubelle hocha la tête.
– Il fait des tours de magie, reprit Lloyd d’une voix légèrement rauque. Je l’ai vu. Moi, j’aimerais pas être à la place de ceux qui sont contre lui.
– Moi non plus, répondit La Poubelle. J’ai vu ce qui est arrivé au Kid.
– Quel Kid ?
– Le type avec qui j’étais dans les montagnes répondit Là Poubelle en frissonnant. J’ai pas envie d’en parler.
– O. K. Voilà ta soupe. Et puis Whitney t’a quand même préparé un hamburger. Tu vas l’adorer. Le type est super pour les hamburgers. Mais essaye de pas dégueuler, d’accord ?
– D’accord.
– Bon, moi j’ai du monde à aller voir. Si mon bon vieux copain Poke me voyait en ce moment, il n’arriverait pas à le croire. Je suis plus occupé qu’un unijambiste dans un concours de bottage de cul. Allez, on se revoit plus tard.
– D’accord. Et merci. Merci pour tout.
– C’est pas moi qu’il faut remercier, c’est lui.
– C’est ce que je vais faire, dit La Poubelle, tous les soirs.
Mais ce n’était pas à l’intention de l’autre qu’il avait prononcé ces mots, car Lloyd était déjà loin, en train de parler à l’homme qui avait apporté la soupe et le hamburger. La Poubelle les regarda affectueusement s’en aller, puis il se mit à dévorer comme une bête jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus rien. Tout aurait bien été s’il n’avait pas regardé dans le bol de soupe. C’était une crème de tomates, et elle avait la couleur du sang.
Il écarta le bol, l’appétit coupé.
Pas difficile de dire à Lloyd Henreid qu’il ne voulait pas parler du Kid ; mais bien plus difficile de ne pas penser à ce qui lui était arrivé.
Il s’approcha de la roulette en buvant le verre de lait qu’on lui avait également apporté. Distraitement il la fit tourner et lança la petite bille blanche. Elle commença par rouler le long du bord, puis à sautiller d’un trou à l’autre. Il pensait au Kid. Et il se demandait quand on allait venir lui montrer sa chambre. Mais surtout, il pensait au Kid. Il se demandait si la bille allait s’arrêter sur un numéro rouge ou sur un noir… mais surtout, il pensait au Kid. La petite bille sautillante finit par s’arrêter. La roulette aussi. La bille s’était logée sous le double zéro vert.
Pour la banque.