Elle trouvait
cette musique si jolie (mais son oreille n’était plus assez bonne pour qu’elle soit tout à fait sûre que sa vieille guitare était bien accordée) qu’elle joua un autre cantique, et un autre encore.
Elle commençait We Are Marching to Zion lorsqu’elle entendit un bruit de moteur au nord, un bruit qui venait dans sa direction. Elle cessa de chanter, mais ses doigts continuèrent à gratter distraitement les cordes tandis qu’elle penchait la tête pour mieux écouter. Ils arrivent, oui, Seigneur ils ont trouvé le chemin. Et elle voyait maintenant le panache de poussière que soulevait le camion en s’engageant sur la route de terre qui s’arrêtait dans sa cour. Elle était si contente d’avoir de la visite. Heureusement, elle avait mis ses habits du dimanche. Elle cala sa guitare entre ses genoux et mit sa main en visière, quoiqu’il n’y eût toujours pas de soleil.
Le bruit du moteur grandissait. Dans un instant, là où le maïs s’ouvrait et faisait de la place pour la mare où les vaches de Cal Goodell…
Oui, elle le voyait, un vieux camion Chevrolet qui avançait lentement. La cabine était pleine ; quatre personnes entassées là-dedans (elle avait toujours bon œil, à cent huit ans), et trois autres à l’arrière, debout sur le plateau. Un homme blond, plutôt mince, une jeune fille aux cheveux roux, au milieu… oui, c’était lui, un garçon qui venait tout juste d’apprendre à être un homme. Cheveux foncés, visage étroit, front haut. Il la vit assise sous sa véranda et se mit à lui faire de grands gestes. Un instant plus tard, l’homme blond l’imitait. La fille aux cheveux roux se contentait de regarder. Mère Abigaël leva la main et leur rendit leur salut.
Loué sois-Tu, mon Dieu pour les avoir amenés jusqu’ici, murmura-t-elle d’une voix rauque, et des larmes brûlantes ruisselèrent sur ses joues. Merci, mon Dieu.
Le camion entra dans la cour en cahotant. L’homme qui était au volant portait un chapeau de paille orné d’une grande plume coincée sous un ruban de velours bleu.
– Hou-hou ! hurla-t-il
en faisant un grand geste. Bonjour, madame ! Nick pensait bien vous trouver là ! Hou-hou !
Il klaxonnait comme un fou. Assis à côté de lui, dans la cabine, il y avait un homme dans la cinquantaine, une femme du même âge et une petite fille en salopette de velours côtelé rouge. La petite fille suçait son pouce en agitant timidement l’autre main.
Le jeune homme au bandeau et aux cheveux noirs – Nick – sauta du camion qui roulait encore. Il reprit son équilibre, puis s’avança lentement vers elle, grave, solennel, mais les yeux brillants de joie. Il s’arrêta devant l’escalier de la véranda, puis regarda autour de lui, étonné… la cour, la maison, le vieil arbre avec la balançoire. Et surtout, elle.
– Bonjour, Nick, dit-elle. Je suis contente de te voir. Dieu te bénisse.
Il lui fit un large sourire, puis se mit à pleurer. Il monta l’escalier, prit ses mains entre les siennes. Elle lui tendit sa joue ridée et il l’embrassa doucement. Derrière lui, le camion s’était arrêté et tout le monde était descendu. L’homme qui conduisait tenait dans ses bras la petite fille en salopette rouge dont la jambe droite était prise dans un plâtre. La petite se cramponnait au cou bronzé de l’homme. À côté de lui, la femme dans la cinquantaine, puis la rousse, puis le garçon blond avec la barbe.
Non, ce n’est pas un garçon ordinaire, pensa mère Abigaël, c’est un simple d’esprit.
En dernier, l’autre homme qui se trouvait dans la cabine. Il essuyait les verres de ses lunettes cerclées de fer.
Nick la regardait avec insistance, et elle lui fit un signe de tête.
– Tu as bien fait, dit-elle.
Le Seigneur t’a conduit et mère Abigaël va te donner à manger. Vous êtes tous les bienvenus ! continua-t-elle d’une voix plus forte. Nous ne pourrons pas rester longtemps, mais avant de partir, nous allons nous reposer, nous allons rompre le pain ensemble, nous allons apprendre à nous connaître.
Perchée dans les bras de l’homme qui conduisait le camion, la petite fille demanda d’une voix fluette : – Est-ce que vous êtes la plus vieille dame du monde ?
– Chut, Gina ! souffla
la femme dans la cinquantaine.
Mais mère Abigaël éclata de rire, la main sur la hanche.
– Peut-être bien, mon enfant, peut-être bien.