Il y avait un
petit square devant le tribunal et, dans ce square, une statue d’un soldat de la Deuxième Guerre mondiale. Une plaque rappelait que ce monument était érigé à la mémoire des fils du comté MORTS POUR LA PATRIE. Nick Andros et Tom Cullen étaient assis à l’ombre du soldat. Ils étaient en train de manger du jambon en boîte, du poulet en boîte et des chips. Deux sparadraps dessinaient une croix sur le front de Nick, au-dessus de son œil gauche. Il lisait sur les lèvres de Tom (ce qui n’était pas très facile, car Tom continuait à s’empiffrer en parlant) et se disait qu’il commençait à en avoir marre de ne manger que des conserves. En fait, ce dont il avait vraiment envie, c’était d’un gros steak bien juteux.
Tom n’avait pas cessé de parler depuis qu’ils s’étaient assis. Un discours plutôt répétitif, assaisonné de nombreux bordel ! et putain de putain ! Mais Nick ne s’en plaignait pas. Il n’avait pas vraiment compris à quel point la compagnie de ses semblables lui manquait jusqu’à ce qu’il rencontre Tom, à quel point il avait eu secrètement peur d’être le seul survivant sur terre. L’idée lui avait même traversé l’esprit que la maladie avait peut-être tué tout le monde sauf les sourds-muets. Et maintenant, rien ne lui interdisait de penser que la grippe avait tué tout le monde, sauf les sourds-muets et les arriérés mentaux. Cette idée, qui lui parut amusante sous le beau soleil de ce début d’après-midi, allait revenir le hanter la nuit venue, et cette fois elle lui parut beaucoup moins drôle.
Il était curieux de savoir où Tom pensait que tout le monde était parti. Tom lui avait déjà parlé de son père qui avait filé avec une serveuse quelques années plus tôt. Tom lui avait aussi expliqué qu’il faisait des petits travaux pour M. Norbutt, un fermier, et que deux ans plus tôt M. Norbutt avait décidé que Tom « s’en tirait assez bien » pour lui confier une hache. Et puis, un soir où des types lui avaient sauté dessus, Tom leur avait cassé la gueule. Ils étaient presque morts.
Il y en a un qui a dû aller à l’hôpital avec des fractures, putain ! Et puis Tom avait trouvé sa mère chez Mme Blakely. Elles étaient toutes les deux mortes dans le salon. Alors, Tom avait foutu le camp. Parce que Jésus ne peut pas venir chercher les morts quand quelqu’un regarde (et Nick s’était dit que le Jésus de Tom était une espèce de père Noël à l’envers, qui venait prendre les morts par la cheminée au lieu d’apporter des cadeaux). Mais Tom ne semblait pas avoir compris que la petite ville était déserte, qu’il n’y avait pas une voiture sur la route. Nick posa doucement la main sur la poitrine de Tom et le flot de paroles s’interrompit.
– Quoi ? demanda Tom.
Nick montra les maisons qui entouraient le petit square, fronça les sourcils, pencha la tête, se gratta le crâne. Puis il fit marcher ses doigts sur le gazon et regarda Tom d’un air interrogateur.
Ce qu’il vit l’inquiéta beaucoup.
On aurait dit que Tom était mort tout d’un coup, assis sur la pelouse. Plus aucune expression sur son visage. Ses yeux, qui brillaient l’instant d’avant quand il avait tant de choses à dire, étaient maintenant perdus dans le vague. Deux billes bleues. Il avait la bouche ouverte et Nick pouvait voir des miettes de chips sur sa langue. Ses mains reposaient sur ses genoux, complètement inertes.
Inquiet, Nick tendit la main pour le toucher. Mais Tom eut un sursaut. Ses paupières battirent et la lumière revint peu à peu dans ses yeux, comme de l’eau qui remplit un seau. Il se mit à sourire. Nick n’aurait pas été autrement surpris s’il avait vu apparaitre une bulle de bande dessinée au-dessus de la tête de Tom, avec ce mot : EURÊKA.
– Vous voulez savoir où sont partis les autres ?
Nick hocha vigoureusement la tête.
– Sans doute à Kansas City. Sûrement.
Tout le monde dit que c’est une petite ville ici. On s’amuse pas. Rien à faire.
Ils ont même fermé la salle de patins à roulettes. Il y a plus que le ciné et les films sont pas bons. Ma maman dit toujours que tout le monde s’en va et que personne ne revient. Comme mon papa, il a foutu le camp avec une serveuse, elle s’appelait DeeDee Packalotte. Alors, ils en ont eu marre et ils sont tous partis. À Kansas City, sûrement, putain de putain, non ? Sûrement là qu’ils sont partis. Sauf Mme Blakelv et ma maman. Jésus va venir les emmener au ciel, il va bien s’occuper d’elles, toujours.
Tom avait repris son monologue.
Partis à Kansas City, pensa Nick.
Après tout, peut-être bien. Tous ont quitté cette pauvre planète emportés par la main de Dieu, ce bon Jésus qui s’occupera d’eux, toujours, toujours.
Il se coucha et sentit ses paupières s’alourdir tandis que les mots s’alignaient sur les lèvres de Tom, équivalents visuels d’un poème surréaliste, sans majuscules, un peu confus : maman m’a dit
pas le droit d’aller mais je leur ai dit