Ce fut une
marche que Larry Underwood n’allait jamais plus oublier. Elle n’avait pas eu tort de parler tout à l’heure d’une aventure. Car New York avait tellement changé, New York était à tel point disloqué qu’il était impossible de ne pas se croire dans un monde imaginaire, dans un monde halluciné. Un homme était pendu à un lampadaire, au coin de la Cinquième Avenue et de la Quarante-Quatrième Rue, dans un quartier autrefois très animé. Une pancarte était suspendue à son cou, avec ce seul mot : VOLEUR. Une chatte était couchée sur le couvercle d’une boîte à ordures (sur les côtés de la boîte, des affiches annonçaient une comédie musicale sur Broadway) ; elle allaitait ses chatons et se prélassait tranquillement au soleil. Un jeune homme, large sourire aux lèvres, une valise à la main, les rattrapa et dit à Larry qu’il était prêt à lui donner un million de dollars s’il lui laissait la femme un quart d’heure pour s’amuser un peu. Le million était sans doute dans la valise. Larry portait son fusil en bandoulière. Il l’empoigna et répondit au type d’aller se faire voir ailleurs avec son million.
– Mais oui, mon vieux, mais oui. Te fâche pas, surtout pas. Y a pas de mal à essayer, non ? Bonne journée quand même.
Peu de temps après, ils arrivaient à l’angle de la Cinquième Avenue et de la Trente-Neuvième Rue. Il était près de midi et Larry proposa à Rita de manger quelque chose. Il y avait une charcuterie au coin de la rue, mais lorsqu’il ouvrit la porte, l’odeur de la viande pourrie fit reculer Rita.
– Je ferais mieux de ne pas entrer si je veux garder un peu d’appétit, dit-elle pour s’excuser.
Larry pensait bien pouvoir trouver quelque chose de mangeable à l’intérieur – un saucisson sec par exemple – mais après cette rencontre de tout à l’heure à quelques pas seulement, il ne tenait pas du tout à la laisser seule un instant. Ils décidèrent donc d’aller s’asseoir un peu plus loin pour manger des fruits secs et du bacon déshydraté. Ils terminèrent avec des crackers et de la crème de gruyère.
– Cette fois, j’avais vraiment faim, dit-elle fièrement en lui tendant le thermos de café glacé.
Il sourit. Il se sentait mieux. Le simple fait de bouger lui avait fait du bien. Il lui avait affirmé qu’elle se sentirait mieux dès qu’ils auraient quitté New York, histoire de dire quelque chose. Mais il commençait à croire qu’il ne s’était pas trompé. Rester à New York, c’était comme rester dans une tombe où les morts ne seraient pas encore tout à fait tranquilles. Plus vite ils sortiraient d’ici, mieux ça vaudrait. Et peut-être redeviendrait-elle cette femme qu’il avait connue le premier jour, dans le parc. Ils prendraient des routes secondaires, arriveraient sur une plage du Maine, s’installeraient dans la villa d’un de ces gros cochons. Au nord pendant quelque temps, et puis direction le sud en septembre ou en octobre. Le Maine en été, la Floride en hiver. Pas trop mal comme idée. Perdu dans ses réflexions, il ne la vit pas grimacer de douleur quand il se releva en calant sur son épaule le fusil qu’il avait tant voulu emporter.
Ils avançaient maintenant en direction de l’ouest, leurs ombres derrière eux – d’abord ramassées comme des crapauds, puis de plus en plus longues à mesure que l’après-midi avançait. Les rues étaient silencieuses, fleuves gelés d’autos de toutes les couleurs où dominait cependant le jaune citron des taxis. Un grand nombre de ces voitures étaient devenues des corbillards, le conducteur en putréfaction toujours derrière son volant, les passagers affalés sur les banquettes comme si, épuisés d’attendre dans cet embouteillage, ils s’étaient endormis. Larry se dit que ce serait peut-être une bonne idée de prendre deux motos lorsqu’ils sortiraient de la ville. Elles leur donneraient plus de mobilité et leur permettraient d’éviter les véhicules immobilisés qui devaient encombrer toutes les routes.
Mais savait-elle faire de la moto ?
À voir comment les choses tournaient, sans doute pas. La vie avec Rita était parfois une vraie corvée. Enfin, s’il le fallait, elle pourrait toujours s’asseoir derrière lui.
Au coin de la Trente-Neuvième Rue et de la Septième Avenue, ils aperçurent un jeune homme torse nu dans un short qui avait été autrefois un jeans, couché sur le toit d’un taxi.
– Il est mort ? demanda Rita.
Au son de sa voix, le jeune homme s’assit, regarda autour de lui, les vit et leur fit bonjour. Ils lui rendirent son salut. Puis le jeune homme se recoucha tout tranquillement sur le toit du taxi.
Il était un peu plus de deux heures lorsqu’ils traversèrent la Onzième Avenue. Larry entendit derrière lui un cri de douleur étouffé et c’est alors qu’il se rendit compte que Rita n’était plus à côté de lui.
Elle s’était agenouillée et se tenait le pied. Avec quelque chose qui ressemblait à de l’horreur, Larry remarqua pour la première fois qu’elle portait des sandales très chic, elles avaient sans doute coûté dans les quatre-vingts dollars, parfaites pour faire du lèche-vitrine sur la Cinquième Avenue, mais pas pour une longue marche comme celle qu’ils avaient entreprise…
La lanière lui avait entaillé la peau; du sang perlait sur ses chevilles.
– Larry, je suis d…
Brutalement, il la remit debout.
– Tu peux me dire où tu as la tête ? lui cria-t-il en plein visage.
Aussitôt, il eut honte de la voir se recroqueviller devant lui, mais il en éprouva aussi une sorte de plaisir malsain.
– Tu pensais prendre un taxi pour rentrer chez toi si tu avais mal aux pieds ?
– Je n’ai pas pensé…
– C’est pas vrai ! dit-il en se passant la main dans les cheveux. Non, tu n’y as pas pensé. Tu saignes, Rita.
Il y a longtemps que ça te fait mal ?
Elle lui répondit d’une voix si basse et si rauque qu’il eut du mal à la comprendre, même dans ce silence surnaturel.
– Depuis… depuis la Quarante-Neuvième Rue, à peu près.
– Tu as mal aux pieds depuis plus de deux kilomètres, et tu ne disais rien ?
– Je pensais… Je croyais… Je pensais que ça s’en irait… Je ne voulais pas… Nous avancions bien… J’ai cru…
– Tu n’as rien cru du tout. Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire avec toi ? Avec tes putains de pieds, on dirait que tu t’es fait crucifier.
– Ne me gronde pas, Larry, dit-elle en se mettant à sangloter. S’il te plaît… Ne dis pas de gros mots. Ça me fait mal… Ne me gronde pas !
Une rage démente s’était emparée de lui et, plus tard, il allait être incapable de comprendre pourquoi la vue de ces pieds ensanglantés avait pu faire sauter tous les plombs dans sa tête. Pour le moment, il s’en foutait. Il la regarda bien en face et se mit à hurler : – Connasse ! Connasse !
Connasse !
Les mots résonnaient dans la rue déserte, indistincts, inutiles.
Elle se cacha le visage dans ses mains, se pencha en avant et commença à pleurer à chaudes larmes. Ce qui le mit encore plus en colère. Sans doute à cause de ce qu’elle refusait de voir : qu’elle n’était bonne qu’à se cacher la figure dans les mains, à le laisser tout faire pour elle, pourquoi pas, il y avait toujours eu quelqu’un pour s’occuper de notre chère héroïne, la petite Rita. Quelqu’un pour conduire la voiture, pour faire les courses, pour laver la cuvette des chiottes, pour remplir les déclarations d’impôts. Alors, on met un peu de cette guimauve de Debussy, on se colle les mains aux ongles bien vernis sur les yeux, et on laisse Larry s’occuper de tout. Occupe-toi de moi, Larry. Quand j’ai vu ce qui était arrivé à l’homme aux monstres, j’ai décidé que je ne voulais plus rien voir autour de moi. C’est quand même trop sordide pour quelqu’un de mon milieu, de mon éducation.
Il lui écarta les mains. Elle se recula, essaya de les remettre sur ses yeux.
– Regarde-moi.
Elle secouait la tête.
– Bordel de merde, regarde-moi, Rita.
Elle finit par le regarder avec des yeux étranges inquiets, comme si elle s’attendait à ce qu’il lui donne des coups de poing. À vrai dire, elle n’était pas si loin de la vérité.
– Je vais t’expliquer, maintenant, parce que apparemment tu ne comprends rien à rien. Il va encore falloir faire quarante ou cinquante kilomètres à pied. Si tes blessures s’infectent, tu risques d’attraper une sacrée cochonnerie, tu risques de crever. Alors, magne-toi le cul et essaye de m’aider un peu.
Il la tenait par les bras et il vit que ses pouces s’étaient enfoncés dans la chair. Sa colère disparut tout à coup lorsqu’il vit les marques rouges. Il fit un pas en arrière, hésitant, sûr maintenant qu’il y avait été trop fort. Encore du Larry Underwood tout craché. S’il était si malin, pourquoi n’avait-il pas vu ce qu’elle prenait comme chaussures avant de partir ?
Parce que c’est son problème, lui répondit une petite voix, pas trop sûre d’elle.
Non, ce n’était pas vrai. C’était son problème à lui. Parce qu’elle ne savait pas. S’il l’emmenait (et il avait compris aujourd’hui seulement que la vie aurait été plus facile autrement), il fallait bien qu’il s’occupe d’elle.
Mon cul, pas question, dit la petite voix désagréable.
Et sa mère : Tu es un profiteur, Larry.
Et l’hygiéniste buccale de Fordham qui gueulait du haut de sa fenêtre : Je croyais que t’étais un type bien ! Mais t’es rien qu’un salaud !
Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond avec toi, Larry. Tu es un profiteur.
C’est pas vrai ! C’est complètement faux !
– Rita, je regrette.
Elle s’assit sur le trottoir, dans son corsage échancré et son pantalon de soie, les cheveux gris, des cheveux de vieille femme. Elle penchait la tête, tenait son pied blessé. Elle ne le regardait plus.
– Je regrette, reprit-il. Je…
Écoute, j’ai eu tort de te dire ça.
Il n’en croyait pas un mot, mais tant pis. Quand on s’excuse, les choses s’arrangent. C’est comme ça.
– Continue tout seul, Larry.
Je vais te retarder.
– J’ai dit que j’étais désolé, répondit-il d’un ton irrité. On va te trouver des chaussures et des chaussettes blanches. On va…
– Non, continue tout seul.
– Rita, je suis désolé…
– Si tu le répètes encore une fois, je me mets à hurler. Tu es un salaud, et je n’accepte pas tes excuses.
Va-t’en maintenant.
– J’ai dit que j’étais…
Elle renversa la tête en arrière et poussa un long hurlement. Il recula, regarda autour de lui, au cas où quelqu’un l’aurait entendu, au cas où un policier arriverait au pas de course pour voir quelle horreur ce jeune type était en train de faire à cette vieille dame assise sur le trottoir, ses sandales à la main. Les habitudes ont la vie dure, pensa-t-il distraitement, c’est quand même rigolo.
Elle cessa de hurler et le regarda. Puis elle fit un geste de la main, comme pour chasser une mouche.
– Tu ferais mieux de t’arrêter, dit-il, ou je vais vraiment te laisser tomber.
Elle le regardait toujours. Il ne put supporter son regard, la déttesta de le contraindre à détourner les yeux.
– D’accord, amuse-toi bien. Fais-toi violer, fais-toi assassiner, je m’en tamponne.
Il reprit son fusil et repartit, vers la rampe encombrée de voitures qui descendait dans la gueule du tunnel. En bas de la rampe, il vit qu’il y avait eu un formidable accident ; le chauffeur d’un gros camion de déménagement avait voulu foncer dans le tas pour s’ouvrir un passage. Tout autour du camion, des voitures s’étaient renversées comme des quilles. Une Pinto complètement calcinée était coincée sous le camion. Le chauffeur du poids lourd était à moitié sorti par la fenêtre de la portière, tête en bas, les bras dans le vide. Une gerbe de sang coagulé et de vomi s’étalait au-dessous de lui, sur la portière. Larry se retourna, sûr qu’il la verrait s’approcher, ou debout là-bas, le regard lourd de reproches. Mais Rita n’était plus là.
– Va te faire foutre ! Je me suis pourtant excusé.
Un instant, il ne put continuer ; il se sentait transpercé par des centaines d’yeux en colère, les yeux de tous ces morts qui le regardaient. Une chanson de Dylan lui passa par la tête : I waited for you inside the frozen traffic… When you knew I had some other place to be… but where you tonight, sweet Marie ?
Devant lui, les quatre voies de circulation s’enfonçaient dans le gouffre noir du tunnel et il vit avec horreur que l’éclairage ne fonctionnait plus. Il allait devoir s’enfoncer seul dans ce cimetière de voiture : Ils allaient le laisser avancer jusqu’au milieu du tunnel, puis ils se mettraient tous à bouger… à revivre… il allait entendre les portières s’ouvrir, se refermer en claquant sourdement… il allait entendre des pas trainants dans le noir…
Sa peau était moite. Au-dessus de lui, un oiseau lança un cri déchirant. Il sursauta. Ne sois pas idiot. Tu n’as qu’à rester sur la passerelle des piétons, et dans quelques minutes tu seras…
… Étranglé par les morts vivants.
Il se passa la langue sur les lèvres et essaya de rire. Mais il ne parvint qu’à pousser un petit ricanement. Il fit cinq pas et s’arrêta encore. Sur sa gauche se trouvait une Cadillac Eldorado. Une femme le regardait avec un visage de sorcière noirci par la fumée.
Son nez s’écrasait contre la vitre, maculée de sang et de morve. Lhomme qui conduisait la Cadillac s’était effondré sur le volant, comme s’il cherchait quelque chose par terre. Toutes les vitres de la Cadillac étaient remontées ; il devait faire chaud comme dans une serre là-dedans. S’il ouvrait la portière, la femme s’écraserait par terre et s’éventrerait sur la chaussée comme un sac de melons pourris. Une odeur chaude et humide de putréfaction.
L’odeur qui l’attendait dans le tunnel.
Tout à coup, Larry fit demi-tour et repartit au petit trot. Une légère brise glaçait la sueur qui perlait sur son front.
– Rita ! Rita, écoute !
Je veux…
Les mots s’éteignirent quand il arriva en haut de la rampe. Rita n’était toujours pas là. La Trente-Neuvième Rue se perdait dans le lointain. Il traversa, se faufilant entre pare-chocs et capots presque assez chauds pour lui brûler la peau. Mais l’autre trottoir était vide lui aussi.
Il mit ses mains en porte-voix : – Rita ! Rita !
Mais seul l’écho lui répondit : – Rita… ita… ita… ita…
À quatre
heures, de gros nuages noirs avaient commencé à s’entasser au-dessus de Manhattan et le tonnerre grondait entre les gratte-ciel. Des éclairs zébraient le ciel, comme si Dieu avait voulu faire sortir de leur cachette les derniers survivants. La ville était plongée dans une étrange lumière jaunâtre. Larry se sentait mal à l’aise. Il sentait quelque chose se nouer dans son ventre et, quand il alluma une cigarette, elle trembla dans sa main comme la tasse de café tremblait ce matin dans celle de Rita.
Il était assis au sommet de la rampe d’accès, adossé au garde-fou. Il avait posé son sac à dos sur ses genoux et le 30-30 était appuyé contre la rambarde à côté de lui. Il avait cru qu’elle aurait peur et qu’elle ne tarderait pas à revenir. Mais non. Un quart d’heure plus tôt, il avait cessé de l’appeler. L’écho lui faisait trop peur.
Le tonnerre gronda encore, plus près cette fois. Un vent glacé glissa sur le dos de sa chemise que la sueur faisait coller à sa peau. Il allait devoir se mettre à l’abri quelque part, ou bien alors se décider une bonne fois à prendre le tunnel. S’il n’avait pas le courage de le faire, il lui faudrait passer encore une autre nuit dans la ville, puis traverser au matin le pont George-Washington, une bonne quinzaine de kilomètres plus au nord.