I
UNE VRAIE FRATRIE

Dans le port de Portsmouth, en général très bien abrité, l’eau semblait s’aplatir sous les claques d’un vent glacial de nordet qui soufflait depuis douze heures. Le mouillage tout entier n’était qu’un chaos de moutons. Les crêtes livides qui s’avançaient en rangs serrés se lançaient à l’assaut des nombreux bâtiments de guerre, et les coques noir et blanc tiraient violemment sur leurs câbles.

On était alors à la fin du mois de mars, à cette époque de l’année où l’hiver ne se résout pas encore à desserrer ses griffes et entend faire la preuve de sa puissance.

L’un des plus gros de ces bâtiments, tout juste sorti de l’arsenal où il avait dû endurer l’humiliation des réparations que l’on avait fait subir à ses œuvres vives, était le vaisseau de second rang Prince Noir un quatre-vingt-dix. Les peintures fraîchement refaites et les manœuvres passées au goudron luisaient comme du verre sous les giclées d’embruns et après le passage d’un grain qui avait atteint pour l’heure les abords de l’île de Wight, petite tache sombre dans cette lumière lugubre.

Le Prince Noir était l’un des plus formidables vaisseaux que l’on pût imaginer et apparaissait à tout un chacun, s’il n’était pas marin, comme le symbole de la puissance navale, ce bouclier qui protégeait le pays. Un œil expert aurait pourtant remarqué que ses vergues étaient nues, qu’aucune toile n’était là pour lui donner force et vie. Des allèges et des chaloupes de chantier l’enserraient de toutes parts, des armées de voiliers et de gréeurs grouillaient sur les ponts. Le fracas des marteaux, le grincement des poulies témoignaient des travaux en cours dans les fonds comme à découvert.

Seul près des filets de branles, le commandant du Prince Noir se tenait à la lisse, surveillant les allées et venues des marins comme des ouvriers de l’arsenal qui travaillaient sous la houlette des officiers mariniers, véritable colonne vertébrale de tout bâtiment.

Le capitaine de vaisseau Valentine Keen assura sa coiffure sur ses cheveux blonds. Il était apparemment insensible au vent mordant, ne se rendant même pas compte de son existence, et semblait oublier que son manteau de mer aux épaulettes ternies était trempé de part en part.

Sans avoir besoin de les regarder, il savait pertinemment que les hommes de quart étaient tout à fait conscients de sa présence. Il y avait là un quartier-maître, un bosco et un aspirant de petite taille qui levait de temps à autre sa lunette pour surveiller la tour aux signaux ou le navire amiral mouillé tout près, et où un pavillon dégoulinant battait en tête du grand mât.

De tous ceux qui avaient armé les pièces lors de ce combat au cours duquel ils avaient failli détruire un gros trois-ponts français au large du Danemark, nombreux étaient ceux qui avaient débarqué, tandis que leur bâtiment subissait les réparations que nécessitaient les blessures reçues lors de ce furieux engagement. Dans certains cas, on les avait transférés à bord d’autres vaisseaux, avec une promotion. Dans d’autres, comme le lui avait dit le major général : « Mes commandants ont besoin de marins maintenant, Keen. Vous attendrez. »

Keen revoyait les images de la bataille, le terrible spectacle qu’ils avaient découvert dans les lumières de l’aube lorsqu’ils avaient accouru pour prêter secours au contre-amiral Herrick, chargé d’escorter un convoi de vingt voiles rassemblées pour participer à l’attaque de Copenhague. Ils n’avaient trouvé à leur arrivée que des vaisseaux ravagés, en feu, les chevaux de monte hennissant désespérément, emprisonnés dans les fonds, le pont du Benbow rasé, et sa conserve qui avait chaviré. Une véritable catastrophe.

Grâce à Dieu, on avait réussi à prendre le Benbow en remorque et à le traîner jusqu’à un port du Nord pour le mettre en cale sèche. Le voir là, chaque jour, était insupportable. C’était comme un reproche permanent, surtout pour le vice-amiral Sir Richard Bolitho qui allait bientôt hisser sa marque en tête de misaine. Herrick était le plus vieil ami de Bolitho, mais Keen avait été davantage irrité que peiné de son comportement, avant comme après le dernier combat du Benbow. Et, songea-t-il amèrement, qui aurait pu tout aussi bien être son dernier combat à lui. Ils s’étaient emparés de nombreux vaisseaux à Copenhague, renforts bienvenus pour leurs escadres décimées, mais du coup, les arsenaux y regarderaient à deux fois avant de réparer ceux qui avaient subi des avaries.

Keen songeait à Bolitho. Cet homme lui était plus cher qu’aucun autre. Il avait servi sous ses ordres d’abord comme aspirant puis comme enseigne, et ensuite dans la même escadre avant de devenir son capitaine de pavillon. Il l’imaginait, avec sa merveilleuse Catherine, comme cela lui était arrivé tant de fois depuis leur retour en Angleterre. Il avait bien essayé de chasser ces pensées, de ne pas se livrer à trop de comparaisons. Il aurait tant voulu connaître un amour pareil au leur, une passion qui attendrissait le petit peuple comme elle leur attirait les foudres de la bonne société londonienne, choquée qu’une telle liaison s’affiche ouvertement. Quel scandale, disait-on dans ces cercles. Keen poussa un soupir : lui qui aurait tant aimé être à leur place…

Il se dirigea vers une petite table installée sous le surplomb de la poupe qui dégoulinait et ouvrit le journal de bord là où se trouvait un marque-page taillé dans un os de baleine. Il lut la date mentionnée sur la page trempée : comment avait-il pu oublier ? 25 mars 1808, deux mois jour pour jour depuis qu’il avait passé la bague au doigt de sa jeune épousée dans la petite église de Zennor. Zennor, ville à laquelle elle devait son prénom.

Il avait l’impression que c’était hier, comme la bataille qui avait eu lieu quatre mois auparavant.

Il n’était toujours sûr de rien. L’aimait-elle réellement, ou bien n’avait-elle accepté de l’épouser que par reconnaissance ? Il l’avait arrachée au transport qui la conduisait en déportation pour un crime qu’elle n’avait pas commis. Son trouble venait peut-être aussi de ce qu’il avait près de deux fois son âge et qu’elle aurait pu en élire un autre. Keen savait qu’il allait devenir fou s’il ne se débarrassait pas de ces pensées. Il craignait presque de la toucher et, lorsqu’elle s’était donnée à lui, elle l’avait fait sans passion, sans aucun signe de désir. Elle s’était soumise, voilà le mot, et plus tard au cours de leur nuit de noces, il l’avait retrouvée assise en bas en train de sangloter au coin du feu, comme si elle avait déjà le cœur brisé.

Keen avait songé à de multiples reprises au conseil que lui avait prodigué Catherine lorsqu’il était allé la voir à Londres. Il lui avait confessé les doutes qu’il éprouvait quant à l’amour que lui portait sa femme.

Catherine lui avait répondu d’une voix douce : « Souvenez-vous de ce qu’elle a enduré. Une toute jeune fille, dont on a abusé, qui n’a plus d’espoir, qui n’a plus aucune raison de vivre. »

Keen se mordit la lèvre en se remémorant leur première rencontre. Elle était attachée, à demi nue, le dos entièrement découvert. Les autres prisonniers la regardaient, tels des animaux, comme s’ils assistaient à quelque spectacle barbare. Oui, après tout, peut-être était-ce cela qu’elle éprouvait, de la gratitude. Et il aurait sans doute dû s’en contenter : tant d’autres auraient aimé qu’elle soit leur.

Eh bien non, il ne pouvait s’en contenter.

Il aperçut son second. James Sedgemore, qui venait le rejoindre à l’arrière. Lui, au moins, avait l’air fort satisfait de son sort. C’est Keen soi-même qui l’avait promu à son grade lorsque son précédent second, ce rude Tynesider Cazalet, s’était fait couper en deux sur cette même dunette, en ce terrible jour. Leur adversaire était le San Mateo, formidable vaisseau espagnol battant pavillon français, qui avait fait un carnage du convoi et de son escorte comme un tigre lâché au milieu d’une bande de lapins. Keen n’avait encore jamais vu Bolitho dans cet état, décidé à tout anéantir sur son passage comme il l’avait été à massacrer le San Mateo. C’est lui qui avait coulé son vieil Hypérion, il n’avait pas besoin de trouver une autre excuse.

Keen s’était souvent demandé si Bolitho aurait réellement mis sa menace à exécution : tirer sans relâche et détruire à pleines bordées le San Mateo, déjà ravagé par leur combat singulier. Jusqu’à ce qu’ils baissent pavillon. Grâce au Ciel, quelqu’un de sensé et encore capable de réflexion dans cet enfer de métal et d’éclis de bois avait eu la présence d’esprit d’amener les couleurs. Mais sans cela, aurait-il persévéré, sans montrer la moindre pitié ?

Je ne le saurai jamais.

Le lieutenant de vaisseau Sedgemore porta la main à sa coiffure. Le froid lui rougissait le visage.

— Je pense pouvoir commencer à habiller les vergues demain, commandant.

Keen jeta un coup d’œil aux fusiliers de faction près des panneaux et sur le gaillard d’avant. Lorsque la terre était aussi proche, il y avait toujours quelques inconscients pour tenter de s’échapper. Il était déjà assez difficile de trouver du matelot, surtout dans un port de guerre, pour ne pas risquer en outre de laisser aux hommes une occasion de prendre le large.

Keen avait beaucoup d’affection pour ses marins. Ils étaient restés à bord ou on les avait transférés directement sur d’autres vaisseaux pour combler les vides, sans leur donner l’opportunité d’aller embrasser leurs proches ni de revoir leurs maisons.

Du coup, Keen avait passé plus de temps à bord qu’il n’eût été strictement nécessaire, ne serait-ce que pour bien montrer à son équipage qu’il partageait leur sort. Mais il n’avait pas laissé cette pensée l’effleurer qu’il savait déjà combien il s’agissait d’un mensonge. Il était resté par crainte de voir Zénoria le rejeter, incapable de seulement faire semblant.

— Un souci, commandant ?

— Non, répondit-il trop sèchement. Le vice-amiral Bolitho arrivera vers midi.

Il laissa son regard errer par-delà les filets sur les remparts luisants qui ceinturaient l’arsenal et les batteries, sur les constructions qui s’entassaient à la pointe de Portsmouth. Plus loin, c’étaient la Manche puis le grand large qui les attendaient. Bolitho devait déjà se trouver dans les parages. À la vieille Auberge de George, peut-être ? Non, c’était peu probable, Catherine était sans doute venue avec lui. Il n’allait pas risquer de lui faire subir quelque rebuffade qui la ferait souffrir.

Sedgemore resta impassible. À vrai dire, il n’appréciait guère son prédécesseur, Cazalet. Bon marin, certes, mais si dur en paroles comme en actes qu’il était difficile de travailler avec lui. Sedgemore observait les silhouettes qui s’activaient aux palans pour hisser les ballots et les caisses depuis l’une des allèges amarrées à couple.

Eh bien à présent, c’était lui, le second, le second de l’un des plus modernes et des plus puissants trois-ponts. En sus, avec un amiral comme Sir Richard Bolitho, un bon commandant comme Keen, rien ni personne ne pourrait les arrêter lorsqu’ils auraient repris la mer. Promotion, parts de prise, réputation, tout allait arriver à flot. Dans son esprit du moins.

C’est ainsi que vont les choses dans la marine, songeait Sedgemore. Lorsque vous avez sous la main les souliers de celui qui vient de mourir, vous les chaussez.

Keen reprit la parole en détachant ses mots :

— Dites à mon maître d’hôtel de préparer le canot, et rassemblez l’armement à six heures. Vous vous occuperez vous-même de l’inspection, encore que je doute que Tojohns leur laisse rien passer.

Il se retourna vers le journal de bord que l’aspirant de quart était occupé à remplir. Il tirait la langue, comme lorsque l’on s’applique. Une autre image lui traversa l’esprit. Son maître d’hôtel, Tojohns, lors de son mariage, deux mois plus tôt, surveillant le chariot orné de guirlandes que les aspirants et officiers mariniers allaient tirer. Des hommes de son bâtiment, oui, de son bâtiment, qui touaient sa jeune épouse et lui-même.

Il fit demi-tour et se dirigea sous l’abri de la poupe, le seul endroit où il pouvait s’isoler. Sedgemore le regarda s’en aller avant de se gratter le menton, l’air songeur.

Un capitaine de vaisseau confirmé – ce que Sedgemore deviendrait un jour, si le destin lui était favorable et s’il parvenait à échapper au sort de Cazalet.

Commander un vaisseau comme le Prince Noir… Il leva la tête, inspecta du regard ce qui se passait tout autour de lui. Non, rien n’égalait cette récompense-là. Pour rien au monde il n’y renoncerait.

Voyant que l’aspirant l’observait, il lui dit sèchement :

— Monsieur M’Innes, pardonnez-moi si je vous empêche de vous livrer à vos occupations !

La remarque n’était pas fondée, mais peu importe, il se sentait plus second ainsi.

 

Le lieutenant de vaisseau Jenour retint son souffle en arrivant près de l’escalier qui menait à l’embarcadère. Après les deux mois qu’il venait de passer à terre, à travailler pour le vice-amiral Sir Richard Bolitho ou à séjourner chez ses parents qui vivaient à Southampton, il n’était plus habitué à la mer ni à ce vent glacial.

Il ouvrit une porte basse et découvrit une flambée qui brûlait comme pour l’accueillir dans la pièce.

Un domestique en livrée lui demanda sèchement :

— A qui ai-je l’honneur, monsieur ?

— Jenour – et d’un ton légèrement irrité : Je suis l’aide de camp de Sir Richard Bolitho.

Le serviteur se confondit en courbettes avant de s’éloigner en marmonnant vaguement qu’il allait chercher une boisson chaude. Jenour ressentit un plaisir enfantin en constatant comme il lui était aisé de se faire respecter.

— Bonjour, Stephen.

Bolitho était installé dans un fauteuil à haut dossier, les flammes se reflétaient sur ses galons dorés et sur ses épaulettes.

— Nous ne sommes pas pressés.

Jenour lui sourit avant de s’asseoir. Depuis le jour où il avait rencontré Bolitho, tant de choses avaient changé dans sa courte existence. Ses parents s’étaient esclaffés lorsqu’il leur avait dit qu’il servirait un jour celui qui, jusqu’à la mort de Nelson à Trafalgar, moins de trois ans auparavant, était après celui-ci le plus jeune vice-amiral de la liste navale. À présent, il était le plus jeune.

Il ne se lassait jamais de se remémorer toutes leurs aventures, y compris ce sombre jour au cours duquel le Prince Noir avait appareillé de Copenhague pour se porter au secours de Herrick. Presque désespéré, Bolitho lui avait confié ses angoisses et confirmé ses pires craintes. « Je suis en train de perdre la vue, Stephen. Promettez-moi de garder le secret, c’est si important pour moi ! »

Plus tard, il avait ajouté : « Personne ne doit savoir. Vous m’êtes un ami très cher, Stephen. Nous avons là-bas d’autres amis qui ont besoin de nous. »

Jenour but une gorgée de son breuvage chaud. On y avait mis du cognac ainsi que des épices ; ses yeux brillaient, mais il savait pertinemment que c’étaient ces souvenirs qui le mettaient dans cet état et rien d’autre.

Un ami très cher, et l’un des rares à savoir que l’œil gauche de Bolitho était dans un état préoccupant. Se voir confier pareil secret était la plus grande récompense qu’il pût imaginer. Il demanda prudemment :

— Sir Richard, quelle sera la réponse du commandant Keen ?

Bolitho reposa sa tasse vide. Il songeait à Catherine, se remémorait la tiédeur de son corps dans ses bras lors de leurs adieux, ce matin. Elle avait dû faire un bon bout de chemin sur la route de Londres à cette heure. Elle se rendait à la maison qu’elle avait acquise à Chelsea, au bord du fleuve. Leur nid secret, comme ils l’appelaient entre eux, un endroit où ils pouvaient se retrouver seuls lorsque leurs affaires les appelaient dans la capitale.

L’absence d’Allday lui faisait un effet étrange, mais son maître d’hôtel – son « chêne » – était parti dans la même voiture avec Yovell, son secrétaire, et Ozzard, son domestique. Catherine. Il avait jamais peur de rien, mais Bolitho se sentait plus rassuré de la savoir avec une escorte aussi musclée.

Il songeait également au dernier entretien qu’il avait eu avec Lord Godschale à l’Amirauté. L’amiral avait tenté à plusieurs reprises de l’amener à des concessions sur quelques points assez sensibles et qui prêtaient à dispute.

— Leurs Seigneuries insistent sur le fait que votre désignation est le meilleur choix possible pour occuper ces fonctions d’officier général au Cap. Après tout, vous avez eu un rôle décisif lorsque nous avons repris la ville aux Hollandais. Nos gens le savent bien et ne vous font que davantage confiance. Votre mission ne devrait guère durer, mais nous avons besoin de vous là-bas pour établir des patrouilles de petits bâtiments et, peut-être, renvoyer en Angleterre quelques unités de plus fort tonnage. Lorsque vous aurez installé un capitaine de vaisseau capable de prendre les choses en main – une sorte de commodore par intérim, si vous préférez –, vous pourrez rentrer. Je mets à votre disposition une frégate rapide ainsi que tout ce qui est en mon pouvoir.

Il avait poussé un grand soupir, comme harassé sous le poids de ses lourdes responsabilités.

— Lorsque l’amiral Gambier et votre propre escadre vous trouviez à Copenhague pour préparer la traversée de nos prises, Napoléon s’activait déjà ailleurs. Qu’il aille au diable, celui-là, il a tout de même tenté par deux fois de mettre la main sur la Flotte danoise, il a même poussé les Turcs à se retourner contre son vieil allié le tsar. Dès que nous avons refermé une porte, il essaie d’en ouvrir une autre.

Bolitho devait bien l’admettre : Napoléon changeait sans cesse de stratégie avec un talent admirable. Peu de temps après le combat sans espoir que Herrick avait mené pour tenter de sauver son convoi, les armées françaises avaient envahi le Portugal. En novembre, elles entraient dans Lisbonne et contraignaient la famille royale à se réfugier dans leurs possessions du Brésil. Il se disait à Whitehall que la prochaine victime serait l’Espagne. C’était pourtant un autre de ses alliés, même de mauvais gré. Lorsqu’il aurait mis la main sur les richesses de ce pays, Napoléon détiendrait alors un pouvoir considérable.

— Je crois que cette fois-ci, avait répondu Bolitho, il a surestimé ses forces. Il s’est fait un ennemi du Portugal, il va certainement monter l’Espagne contre lui. C’est notre seule chance. Nous allons pouvoir trouver un endroit où débarquer et notre armée sera accueillie en libératrice.

— Peut-être bien, peut-être bien, lui avait répondu Godschale, dubitatif.

Voilà qui était encore secret, mais Jenour était au courant, ainsi que Yovell et Allday. Bolitho avait refusé de prendre passage à bord d’une frégate et Godschale était devenu tout rouge lorsqu’il lui avait répondu :

— Voulez-vous dire que vous entendez emmener Lady Catherine Somervell avec vous au Cap ?

Bolitho avait campé sur ses positions :

— Un bâtiment de guerre n’est certainement pas un endroit convenable pour une dame de qualité, milord. Quoique je sois certain que Lady Catherine accepterait sans la moindre hésitation.

Godschale s’était épongé le visage.

— Je vais vous arranger cela. Un navire de passagers rapide réquisitionné par l’Amirauté. Vous êtes quelqu’un d’impossible, sir Richard. Que diront les gens lorsqu’ils apprendront que…

— Nous ferons simplement en sorte qu’ils n’apprennent rien, milord.

Lorsqu’il avait fait part à Catherine de la nouvelle, elle en avait sauté de joie.

— Rester avec toi, mon chéri, au lieu de lire le récit de tes exploits dans la Gazette, participer à tout ce que… Je ne souhaite rien d’autre.

La porte s’ouvrit et un domestique passa la tête.

— Je vous demande bien pardon, sir Richard, mais on annonce que votre canot a poussé du Prince Noir.

Bolitho fit signe qu’il avait compris et dit à Jenour :

— Je vous mets mon billet que le commandant Keen va tomber des nues en apprenant que je ne reste pas à bord.

Jenour sortit derrière lui de l’abri confortable réservé aux officiers généraux.

Il savait que Keen était aussi attaché que lui à Bolitho. Allait-il accepter d’abandonner le Prince Noir pour occuper quelque obscure position au Cap et prendre le commandement d’une flottille de patrouilleurs côtiers ? Cela lui vaudrait d’arborer une marque, peut-être une promotion au grade de contre-amiral si les choses se passaient bien. Mais cela signifiait également qu’il allait devoir abandonner une jeune épouse alors qu’il venait tout juste de se marier, qu’il allait s’éloigner de cet homme qui à cet instant précis, attendait en haut des marches lavées par le ressac, les yeux fixés sur les moutons qui avançaient en rangs serrés.

Moi au moins, j’ai cette chance, je n’ai pas à faire ce genre de choix. Enfin, pas encore…

Bolitho serra son manteau de mer contre lui et observa le canot vert qui progressait laborieusement dans le clapot. Les avirons plongeaient à l’unisson, les marins de l’armement avaient fière allure, vêtus de leurs chemises à carreaux, avec leurs coiffures en toile cirée.

Le patron était cette fois-ci le maître d’hôtel de Keen et Bolitho en ressentit quelque malaise à l’idée qu’Allday n’était pas avec lui.

Il songeait à la joie de Catherine à la perspective de ce voyage, alors que, lorsqu’il lui avait appris précédemment qu’il partait pour Le Cap, elle avait laissé éclater sa colère et son désespoir. « Mais enfin, Richard, ils ne peuvent pas envoyer quelqu’un d’autre ? Faut-il toujours que ce soit toi ? »

Mais quand la nouvelle que Godschale avait accepté sa requête était arrivée à Falmouth, elle avait jeté ses bras autour de son cou comme une enfant. Ensemble. Ce mot qui était devenu le symbole même de leur couple.

Depuis le mariage de Keen, il avait l’impression qu’ils avaient passé des jours et des jours sur ces routes abominables en hiver : Londres, Falmouth, Londres de nouveau.

Il repensa à leur dernière nuit dans la petite auberge discrète qu’Allday lui avait recommandée. Assis au salon en attendant Jenour, il contemplait rêveusement le feu, savourant le souvenir de cet instant. Ce désir fou qu’ils avaient l’un de l’autre, le tapis de leur chambre devant la cheminée. Ils s’étaient allongés là, peu soucieux de perdre cette nuit à dormir.

Les marins matèrent, se figèrent face à l’arrière et le canot s’amarra étrave bout au quai. Le second sauta avec élégance sur les marches glissantes puis, après s’être découvert, scruta les environs à la recherche d’un coffre ou de bagages. Il fut tout surpris de n’en voir aucun.

— Bonjour, monsieur Sedgemore, lui dit Bolitho avec un rapide sourire. Comme vous voyez, ma visite sera brève.

Il s’installa dans la chambre avec Jenour, le canot poussa et, dès qu’ils eurent quitté l’abri du quai, de l’eau commença à embarquer par l’arrière.

— Les réparations avancent-elles convenablement, monsieur ?

L’officier hésita avant de répondre, peu habitué qu’il était à entendre un officier général s’adresser familièrement à lui.

— Oui, sir Richard. Je dirais que nous en avons encore pour un mois.

Bolitho observait des chaloupes de l’arsenal qui croisaient leur route. Un canot de servitude remorquait un mât tout neuf destiné à quelque vaisseau en carénage. Si Napoléon entrait en Espagne, il allait falloir renforcer le blocus maritime comme jamais, jusqu’au jour où il serait possible de débarquer une armée et d’affronter les Français sur le champ de bataille. Il eut une pensée attristée pour Herrick. Même son pauvre vieux Benbow, si délabré qu’il fût, risquait d’être appelé à la rescousse.

Il entendit au loin un coup de fusil et aperçut quelques silhouettes courir à l’avant du Prince Noir. Il devina qu’un fusilier venait de tirer sur un candidat déserteur.

Sedgemore lâcha entre ses dents :

— Je pense qu’ils l’ont eu.

Bolitho se tourna vers lui, très calme.

— Ne serait-il pas plus judicieux de placer vos piquets à terre et de les capturer s’ils arrivent à nager jusque-là ? Un cadavre n’est guère utile, si vous voulez mon sentiment.

Il avait parlé sans élever le ton, mais Jenour vit l’officier se raidir comme s’il avait reçu un soufflet.

La suite des événements le sortit de ses pensées. Ils escaladèrent l’échelle de coupée le long de la muraille glissante au milieu des trilles des sifflets. Les fusiliers de la garde firent claquer leurs crosses sur le pont. Puis Keen, toujours aussi bel homme, s’avança pour accueillir l’amiral.

Ils échangèrent une poignée de main, et Keen le guida jusqu’à la grand-chambre.

— Eh bien, Val, lui dit Bolitho en s’asseyant. Cette fois, vous ne serez pas condamné à me supporter trop longtemps.

Tout en prononçant ces mots, il observait Keen occupé à servir deux verres de bordeaux. De petites rides marquaient la commissure de ses lèvres. La tension du commandement, les mille et un soucis que créent un carénage et les réparations nécessaires au lendemain d’un combat. Il faut reconstituer un équipage décimé, refaire les pleins, embarquer de la poudre et des boulets, établir de nouveaux rôles afin de mêler les vétérans aux volontaires novices et aux hommes ramassés par la presse. Bolitho avait dû relever tous ces défis lorsqu’il avait pris son premier commandement, celui d’une petite corvette.

— Je suis si heureux de vous revoir, lui dit Keen en lui tendant son verre. Mais votre visite semble cacher quelque mystère.

Il lui sourit, mais les yeux restaient figés.

— Comment va Zénoria ? Je suis sûr qu’elle vous manque.

Keen se détourna et commença à jouer vaguement avec un trousseau de clés.

— On a apporté ce matin une dépêche, amiral. Un courrier monté de l’Amirauté.

Il ouvrit un tiroir et en sortit un pli.

— J’avais totalement oublié, dans l’affolement qui a accompagné votre arrivée.

Bolitho prit l’enveloppe et examina le sceau. Quelque chose n’allait pas, quelque chose que Catherine aurait déjà deviné.

— Val, reprit-il, on m’envoie au Cap pour y remettre de l’ordre. Il nous faut multiplier les patrouilles côtières maintenant que le Parlement a adopté l’abolition de l’esclavage. Négriers, pirates, corsaires – il faut tous les pourchasser.

Keen le regardait comme s’il avait mal entendu. Bolitho poursuivit doucement :

— L’Amirauté cherche un capitaine de vaisseau chevronné pour lui confier ce commandement. Pour sa peine, il aura droit au guidon de commodore. Je regagnerai ensuite le Prince Noir, mais si vous acceptez cette mission, ce sera sans vous.

— Sans moi ? lui dit Keen qui reposa son verre sans y faire plus attention. Je débarque du Prince Noir ?

Il leva les yeux, l’air consterné.

— Et je devrai donc vous abandonner, amiral ?

Bolitho lui adressa un grand sourire.

— La guerre va atteindre un sommet, Val. Nous allons devoir mettre à terre une armée en Europe. Et lorsque l’heure sera venue, nous aurons besoin des chefs les plus valeureux. Cela vous concerne naturellement au plus haut point, vous l’avez mérité plutôt dix fois qu’une. Maintenant que notre Nel[1] est mort, ce sont des officiers généraux comme vous qu’il nous faut.

Il se rappelait ce que lui disait le général qu’il avait vu juste avant la prise du Cap. Toutes les victoires navales ne serviront de rien tant que les fantassins anglais n’auront pas réussi à poser le pied sur les terres de l’ennemi.

Keen s’approcha des fenêtres de poupe dont les vitres étaient recouvertes de traînées de sel. Il se pencha vers les lames qui se brisaient sous le tableau.

— Quelle est l’échéance, amiral ?

Il semblait totalement décontenancé par la nouvelle tournure des événements. Comme pris au piège.

— Très bientôt. Je sais de bonne source que le Prince Noir en a encore pour un bon mois de carénage.

Keen se détourna.

— Dites-moi ce que je dois faire, amiral.

Bolitho attrapa un couteau et déchira la grosse enveloppe.

— Je sais ce qu’il en coûte de quitter celle que l’on aime. Mais c’est le lot de tout officier de marine. Son devoir consiste également à saisir chaque occasion de promotion, s’il en a la compétence et s’il peut en faire bénéficier son pays.

Keen regardait ailleurs.

— J’accepte, amiral.

Il n’avait pas hésité une seconde.

Bolitho parcourut rapidement le courrier rédigé d’une écriture très nette, puis lui répondit, l’air grave :

— Tant que vous serez ici, Val, il y a une autre corvée qui vous attend – il fit glisser la lettre à travers la table : Une commission d’enquête va être convoquée à l’hôtel du gouverneur, à Portsmouth. Leurs Seigneuries ont décidé que le contre-amiral Herrick passerait en cour martiale à la date indiquée.

Keen saisit la lettre.

— Manquement à son devoir et conduite inappropriée… – il ne parvint pas à continuer : Mon Dieu, amiral…

— Poursuivez. La cour se réunira à bord du Prince Noir, que vous commandez et qui est mon navire amiral.

Keen hocha la tête, il venait de comprendre.

— Dans ce cas, amiral, je pars pour Le Cap – puis, amer : On n’a pas besoin de moi ici.

Bolitho prit sa coiffure que lui tendait le garçon de carré.

— Lorsque vous serez paré, Val, je vous prierai de me dire… de nous dire. C’est à cela que servent les amis.

Keen l’observait avec intensité.

— Cela, je ne l’oublierai jamais.

— J’y compte bien – il hésita en entendant la garde se rassembler à la coupée : Votre souffrance est la mienne, les miennes ont trop souvent été les vôtres.

Ebenezer Julyan, le maître-pilote, traînait près de la roue et Bolitho devina qu’il le faisait exprès, pour le voir. Il avait l’impression que c’était hier. Il revoyait l’air réjoui de Julyan lorsqu’ils s’étaient dirigés droit sur le San Mateo qui les dominait de toute sa hauteur. Bolitho lui avait donné sa coiffure galonnée d’or afin de faire croire à l’ennemi que le Prince Noir avait été pris par les Danois. Il l’appela :

— Avez-vous donné ce chapeau à votre fils, monsieur Julyan ?

L’homme se mit à rire.

— Sûr que oui, amiral. Ça a fait un de ces tintouins dans le village ! Quel plaisir de vous revoir, sir Richard !

Bolitho reconnut bien d’autres visages, les visages de ceux qui avaient affronté eux aussi la mort ce jour-là. Cela lui remit en mémoire les commentaires désabusés de Keen. Il effleura le médaillon d’argent qu’il portait sous sa chemise, ce médaillon qu’elle lui avait passé ce matin autour du cou comme elle le faisait chaque fois qu’ils se séparaient, ne fût-ce que pour quelques heures.

Que la Providence te guide toujours. Que mon amour te protège à jamais.

Quand il voyait Keen aussi abattu, il avait presque honte de rêver au bonheur immense qu’elle lui avait donné.

 

Catherine, Lady Somervell, s’approcha de la fenêtre qui donnait sur un petit balcon en fer forgé et contempla le spectacle de la Tamise dont les flots roulaient sous ses pieds. À l’heure de son arrivée, la ville était complètement réveillée, sa voiture souillée de boue s’était immobilisée devant sa petite maison élégante de Chelsea. Les rues grouillaient de charrettes de marchands qui ravitaillaient les marchés en viande, poisson, légumes dans un concert de cris. Cela lui rappelait le Londres qu’elle avait connu dans son enfance, cette ville qu’elle commençait de faire découvrir à Bolitho.

Le voyage avait été long et pénible sur cette route affreuse, bordée d’arbres sans feuilles, éclairée par une lune blafarde ou noyée sous une pluie torrentielle une heure plus tard. Ils avaient fait moult haltes pour boire et se restaurer, mais Yovell, le secrétaire de Bolitho originaire du Devon, avait toujours procédé à une inspection détaillée des auberges afin de s’assurer qu’elle pouvait y pénétrer sans crainte. Plusieurs fois, il avait repris sa place dans la voiture et fait signe à Mathieu de passer son chemin.

Elle se disait qu’ils avaient été merveilleux d’attention pour elle. À chaque halte, ils refaisaient le plein de sa bouilloire en cuivre, s’assuraient qu’elle était correctement emmitouflée dans sa couverture et dans son grand manteau de velours. Elle, qui était pourtant d’un naturel indépendant, avait apprécié leur compagnie.

Lorsque l’on venait de Falmouth, la maison vous faisait une impression étrange. L’air était humide, la demeure avait quelque chose de bizarre. Catherine constata avec plaisir que l’on avait allumé du feu dans presque toutes les pièces. Elle songeait à la maison grise des Bolitho, en contrebas du château de Peiulennis, et se surprit elle-même de la regretter à ce point. Elle entendit les rires d’Allday dans la cuisine puis quelqu’un d’autre, sans doute le dévoué et taciturne Ozzard, occupé à remettre du bois dans une cheminée.

Pendant le voyage et profitant de ce que la route était convenable, tandis que Yovell s’était assoupi et qu’Ozzard s’était installé sur le siège du cocher, elle avait engagé la conversation avec Allday. Elle avait écouté avec la plus grande attention les réponses qu’il apportait à ses questions, le récit qu’il lui faisait de sa vie, de sa jeunesse passée en compagnie de celui qu’elle aimait. Des histoires de bâtiments et de combats, même si elle savait qu’il éludait le plus souvent ce dentier point. Il n’avait jamais essayé de la choquer ni de l’impressionner et elle se sentait autorisée à s’adresser très librement à lui, comme à un égal, presque comme à un ami.

Cela dit, il s’était assombri lorsqu’elle lui avait parlé de Herrick.

— Quand je l’ai connu, il était lieutenant de vaisseau à bord de la vieille Phalarope. C’était en 1782 – il avait esquissé son fameux sourire : Pour sûr, on peut pas dire que j’étais vraiment volontaire, si je peux me permettre. Quand le commandant a fini par débarquer de la Phalarope, il nous a emmenés avec lui. Bryan Ferguson et moi. Puis je suis devenu son maître d’hôtel.

Il avait hoché la tête comme un vieux chien.

— Y en a d’l’eau qu’a coulé sous les ponts depuis c’t’époque.

Puis, la regardant droit dans les yeux :

— L’amiral Herrick est un homme assez têtu, si vous me passez l’expression, milady. Un vrai gentilhomme, ce qui se fait plutôt rare de nos jours, mais…

Catherine l’avait dévisagé sans trop savoir que dire, et avait finalement déclaré :

— Sir Richard se fait beaucoup de souci pour lui. Comment dire ? C’est son plus vieil ami.

Son intervention avait donné à Allday le temps de réfléchir.

— Son plus vieil ami après moi, milady ! Mais vous changerez jamais les gens, quelles que soient les circonstances. Tout amiral qu’il est, un héros même aux yeux de beaucoup, et on peut pas lui enlever ça, mais il est resté le jeune capitaine de vaisseau que j’ai vu pleurer après la perte d’un ami.

— Racontez-moi tout cela. Allday. Il y a tant de trous que je voudrais… que j’aimerais tellement combler.

La voiture avait fait une embardée dans une ornière et Yovell s’était réveillé sous le coup avec un grognement.

— Où sommes-nous donc ?

Allday avait continué de la regarder dans les yeux, comme il avait fait à Port-aux-Anglais, à une époque où son mari vivait encore, l’époque à laquelle Bolitho était redevenu son amant après des années de séparation stupide.

— Laissez-moi vous dire une bonne chose, milady, et vous faites pas de mouron. Avec cette traversée jusqu’au Cap, vous allez découvrir celui que nous, nous connaissons, pas celui qu’il est quand il rentre de mer. Vous allez découvrir l’officier de la marine royale.

Elle s’était entendue éclater de rire.

— À mon avis, Allday, c’est vous qui essayez de combler ce que vous ne savez pas de moi !

Et à présent, elle était seule dans la pièce où Bolitho et elle avaient fait l’amour avec tant de passion, comme pour rattraper les années perdues.

Elle songeait à Valentine Keen, à son air hagard lorsqu’il lui parlait de ses espoirs, mais aussi de ses craintes, à propos de son mariage avec Zénoria. Encore un mystère : ils formaient tous un groupe d’amis si soudé – les « Heureux Élus » de ce pauvre Oliver Browne –, et pourtant, il y avait ce froid entre Herrick et Keen. Etait-ce à cause de Bolitho, ou bien de Zénoria ?

Elle n’avait jamais dit à Bolitho ce qu’elle avait surpris sur le visage d’Adam le jour du mariage de Keen. Après tout, peut-être s’était-elle trompée. Mais, à l’instant même où elle se fit cette remarque, elle sut qu’elle avait raison. Elle avait assez vécu pour deviner qu’Adam, ce neveu de Richard qui était pour lui comme un fils, était tombé amoureux de Zénoria, l’épouse de Keen.

Cela dit, Adam était désormais capitaine de vaisseau, un jeune capitaine de vaisseau, certes, et sa première frégate, l’Anémone, était quelque part en mer au sein de l’escadre de la Manche. Cela valait aussi bien, au moins le temps que les choses s’apaisent.

Elle se débarrassa de son manteau et s’examina d’un œil critique dans le miroir. Elle avait en face d’elle une femme que l’on enviait, que l’on admirait et haïssait à la fois. Et elle s’en moquait royalement.

Elle ne voyait en elle-même que la femme aimée par le héros proclamé par toute l’Angleterre. Son homme. Elle se mit à sourire en se remémorant les confidences aigres-douces d’Allday. Son homme, pas l’officier de la marine royale.

Plus tard dans la soirée, elle regagna sa demeure pour y attendre Bolitho, alors qu’on ne lui avait rien dit de son heure d’arrivée. Il passa la porte, donna son manteau et sa coiffure à la nouvelle servante et prit Catherine dans ses bras.

Ils s’embrassèrent. Puis, elle ne le quitta pas des yeux pendant de longues secondes.

— Thomas Herrick va passer en cour martiale.

Catherine noua ses bras autour de son cou.

— Les nouvelles que j’ai à t’apprendre ne sont pas très bonnes non plus.

Il se détacha d’elle et la regarda, inquiet.

— Kate, tu n’es pas malade au moins ? Que se passe-t-il ?

— Une femme est venue ici, aujourd’hui.

— Qui cela ?

— Elle a laissé sa carte – elle parlait d’une voix rauque, comme abattue : On « avait pensé » que tu serais ici.

Elle le regarda en face.

— Ta fille est souffrante. La personne qui est venue porter le message n’a rien voulu dire d’autre.

Bolitho s’attendait à découvrir sur son visage quelque signe d’amertume ou de rancœur. Mais non. Elle affichait un sentiment qui ressemblait davantage à de la soumission, soumission à ce qui avait toujours été et serait toujours.

— Richard, tu dois y aller, reprit-elle. Ce que tu éprouves pour ta femme ne compte pas, ni ce qu’elle a manigancé avec mon défunt mari. Il n’est ni dans ton caractère ni dans le mien de fuir.

Elle effleura sa joue, tout près de son œil malade. Sa voix n’était plus qu’un murmure, si faible qu’il peinait à l’entendre.

— Certains peuvent dire de moi que je suis la putain de l’amiral, ce sont des imbéciles qui méritent davantage la pitié que le mépris. Lorsque tu me regardes comme tu le fais en ce moment, je ne peux me décider à te laisser aller. Et chaque fois que tu entres au-dedans de moi, c’est comme la première fois, je me sens renaître.

Elle releva le menton et il vit cette petite veine qui battait sur son cou.

— Mais quelqu’un qui s’interposerait entre nous, mon chéri ? Seule la mort en sera capable.

Elle se détourna de lui et appela Allday dont elle savait bien qu’il attendait dans l’entrée.

— Allez-y avec lui, vous êtes son bras droit. Compte tenu des circonstances, je ne puis y aller moi-même. Cela ne servirait qu’à lui faire du mal.

La voiture était devant la porte. Bolitho lui dit :

— Attends-moi, Kate.

Il semblait fatigué, mais encore plein de vigueur. Après ce voyage, il était tout ébouriffé et seule tranchait sur sa chevelure noire la mèche blanche rebelle qui cachait cette terrible cicatrice qu’il avait au front, au-dessus de l’œil droit. Il avait un visage juvénile aux traits fins et on aurait pu se croire en face du capitaine de vaisseau qu’Allday décrivait avec tant de verve. Catherine se rapprocha de lui et passa la main sur le vieux sabre de famille, celui qui figurait sur tous les portraits accrochés à Falmouth.

— S’il est une chose dont je rêve en ce monde, ce serait de te donner un fils qui le porterait à son tour. Mais j’en suis incapable.

Il la serra plus fort, sachant pertinemment que si elle se laissait aller maintenant, il ne pourrait plus jamais partir, ni aujourd’hui ni plus tard.

— Un jour, Kate, tu m’as dit que j’avais besoin d’amour « comme le désert a besoin de pluie ». Rien n’a changé, c’est toi que je désire et tout le reste n’est que broutilles.

Lorsque la porte se fut refermée, elle se dirigea vers l’escalier. Yovell attendait là, occupé à essuyer consciencieusement ses bésicles cerclées d’or. Catherine dit tout haut, comme s’il n’était pas là :

— Si elle essaye de s’en prendre encore une fois à lui, je la tuerai.

Yovell la regarda monter. Le désespoir et la colère ne parvenaient pas à diminuer sa beauté, une beauté qui faisait tourner tant de têtes. Il songea à tous les soucis qui se présentaient devant eux. Herrick qui allait passer en cour martiale, les rumeurs concernant le mariage de Keen, et puis maintenant, cela.

Après tout, il valait peut-être mieux qu’ils s’en aillent au Cap.

 

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