I
SÉPARATION

L’auberge du Lion d’Or était orientée plein sud vers le Sound de Plymouth ; une nouvelle rafale fit trembler sous sa violence la grande fenêtre, fouettant la vitre de bruine et d’embruns.

Le capitaine de vaisseau Richard Bolitho se tenait le dos au feu de bûches brasillantes, les mains croisées derrière lui, perdu dans sa contemplation du tapis de la chambre. La brutale giflée de vent lui fit lever les yeux, mais son esprit restait ailleurs, tiraillé entre l’urgence du départ et un sentiment, étrange et nouveau pour lui, de peur à l’instant de reprendre la mer.

Il se dirigea d’un pas vif vers la fenêtre et son regard balaya la chaussée déserte, les pavés brillants et, plus loin, l’étendue des flots agités. Il était huit heures du matin, mais en ce premier jour de novembre, il faisait encore trop sombre pour que l’on pût distinguer autre chose qu’un paysage gris et flou par la fenêtre battue de pluie. Des voix lui parvenaient à travers la porte, et des bruits de chevaux et de carrosses retentissaient dans la cour en bas. Il sut que le moment de la séparation allait sonner. Il se pencha sur le long télescope de laiton monté sur un trépied, devant la fenêtre ; sans aucun doute placé là à l’intention des clients de l’auberge, pour le plaisir de ceux qui ne voyaient en ces navires de guerre que de beaux objets de divertissement. Il était étrange de penser que 1794 tirait à sa fin, que l’Angleterre était en guerre contre la France révolutionnaire depuis bientôt deux ans, et que tant de gens persistaient dans l’indifférence ou dans l’inconscience du danger. Peut-être les nouvelles avaient-elles été trop bonnes, pensa-t-il. En effet, cette année, la guerre en mer s’était certainement bien déroulée. Le triomphe de Howe en ce Glorieux Premier Juin[1], selon l’expression désormais consacrée, la soumission des Antilles françaises par Jarvis, et même de la Corse par la flotte de Méditerranée, auraient pu laisser croire que la victoire totale était proche. Mais Bolitho avait trop d’expérience pour céder à ces idées reçues. La guerre faisait tache d’huile, à tel point qu’on avait l’impression qu’elle allait finir par embraser le monde entier. Et l’Angleterre, malgré sa flotte, devait mieux que jamais ne compter que sur ses forces propres.

D’un geste précis, il pointa le télescope de biais et se mit à observer la mer moutonneuse du Sound, l’extrémité du promontoire, la fuite rapide des nuages plombés, filant en rangs serrés. Le vent de noroît fraîchissait et il y avait comme une promesse de neige dans l’air. Il retint sa respiration et dirigea la lunette vers un navire isolé au large, apparemment immobile, unique tache de couleur sur la mer grise.

Son bâtiment, l’Hyperion, l’attendait. Il était difficile, impossible même, d’imaginer que le navire qu’il avait là sous les yeux n’était autre que ce deux-ponts délabré, criblé de boulets, qu’il avait ramené à Plymouth six mois auparavant à la suite d’un combat désespéré en Méditerranée, après la vaine tentative de Hood contre Toulon. Six mois passés à prier, à soudoyer et rudoyer les ouvriers du chantier naval, à surveiller chaque phase des réparations et de la remise en état du vieux navire. Car vieux, il l’était. Vingt-deux années s’étaient écoulées depuis le jour où sa coque, en bon chêne du Kent, avait pour la première fois goûté l’eau salée. Il avait presque toujours été en service : des eaux glacées de l’Atlantique aux calmes exaspérants des Indes occidentales, des canonnades en Méditerranée aux longues missions de blocus dans les parages de quelque port ennemi.

Une fois en cale sèche, on l’avait débarrassé d’une ceinture d’algues longues de près de six pieds. Voilà qui expliquait pourquoi il naviguait si lentement. A présent, il donnait l’impression d’être un bâtiment neuf.

Il suivit un instant du regard les jeux de la pâle lumière matinale sur les flancs du navire qui tirait lourdement sur son ancre. Malgré la distance, il distinguait à contre-jour le réseau bien net du gréement et des haubans, la double rangée de sabords, et le petit rectangle écarlate du pavillon claquant au vent fraîchissant.

Il se souvenait avoir craint que tous ces travaux de réfection, avec les inévitables retards, n’eussent jamais de fin. Puis, dans les toutes dernières semaines, le vaisseau avait regagné la rade, son gréement flambant neuf, ses soixante-quatorze canons remis à poste, et sa coque renflée avait accueilli mille articles divers : des vivres, de la poudre, des munitions. Et des hommes.

Bolitho se redressa. Six mois loin de son élément naturel, c’était bien long pour un navire. Cette fois, il ne repartirait pas avec l’équipage chevronné et bien discipliné que Bolitho avait eu sous ses ordres seize mois plus tôt, et dont les membres pour la plupart étaient à la mer depuis quatre ans. En un tel laps de temps, il était possible, même pour le moins dégourdi des terriens, de trouver sa place à bord. Si ces hommes avaient été débarqués, ce n’était pas en vue d’un repos bien mérité ; on les avait simplement dispersés afin de pourvoir aux besoins d’une flotte toujours plus importante, le laissant tout juste à la tête d’une poignée d’hommes expérimentés capables de mener à bien les travaux délicats requis par l’état du bâtiment.

Il avait fallu des semaines pour compléter le nouvel équipage, en puisant à toutes les sources possibles : dans les rangs des autres unités, du côté des arsenaux du port, voire au fond des prisons locales. Sur sa propre cassette mais avec peu d’espoir, Bolitho avait fait coller des affiches et dépêché deux compagnies de recrutement afin de rechercher de nouveaux candidats ; il avait été pour le moins surpris lorsqu’une quarantaine de Cornouaillais s’étaient présentés à bord. Même si nombre d’entre eux étaient des terriens formés à la ferme ou dans les mines, tous étaient volontaires.

Le lieutenant de vaisseau qui les avait conduits à bord n’était pas avare de compliments, tant il était rare de trouver des volontaires prêts à quitter la terre pour goûter la terrible discipline et les traverses qu’imposait par force la vie à bord d’un navire du roi.

Bolitho ne parvenait toujours pas à croire que tous ces hommes voulaient effectivement servir sous ses ordres : ils le savaient Cornouaillais comme eux, et dans leur comté, son nom, déjà célèbre, n’était jamais évoqué sans un brin d’admiration. Il s’en était trouvé tout déconcerté, et réellement ému.

Mais tout cela faisait partie du passé. Le nouvel équipage, entassé dans une coque de quelque cent quatre-vingts pieds, l’attendait-lui qui, après Dieu, allait devoir diriger toutes ces existences ; lui dont le jugement et le savoir-faire, le courage ou le manque de courage, allaient décider de la vie ou de la mort de ces gens. Sur les six cents hommes d’équipage de l’Hyperion, il en manquait encore cinquante, mais ce n’était pas si mal, en ces temps difficiles. Sa véritable faiblesse se situait dans l’avenir immédiat, quand il lui faudrait mener durement chacun de ces hommes pour les souder en un corps bien entraîné.

Il abandonna ses idées sombres lorsque la porte s’ouvrit. Il se retourna : sa femme se tenait dans l’encadrement. Elle portait une longue cape de velours vert, le capuchon rejeté en arrière dégageant son abondante chevelure châtaine. Elle avait les yeux brillants, et le soupçon lui vint qu’elle s’efforçait de ne pas pleurer.

Il traversa la pièce et lui prit les mains. Il lui était toujours difficile de comprendre par quel heureux hasard elle était devenue sa femme. Elle était belle et avait dix ans de moins que lui. Et tandis qu’il la contemplait, il se rendit compte que la quitter maintenant était la chose la plus pénible qu’il eût jamais dû accomplir. Bolitho avait trente-sept ans et naviguait depuis l’âge de douze ans. Durant toutes ces années, il lui avait fallu survivre aux dangers, aux privations, et il avait plus d’une fois éprouvé un sentiment proche du mépris pour ces hommes qui préféraient rester à l’abri dans leurs foyers plutôt que de se hasarder sur un bâtiment au service du roi. Il avait épousé Cheney cinq mois plus tôt, et il lui était enfin donné de comprendre combien de telles séparations pouvaient être déchirantes.

Tout le temps des travaux, elle l’avait passé auprès de lui. Il n’avait jamais été aussi heureux, malgré le travail quotidien qui exigeait sa présence sur le chantier. Il avait passé la plupart de ses nuits à terre avec elle, à l’auberge ; ils avaient fait de longues promenades le long de la mer et il leur était arrivé de pousser, à cheval, jusqu’à Dartmoor. Et puis un jour, elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant. Elle s’était moquée de son inquiétude, de son attitude protectrice.

— Tes mains sont comme de la glace, mon cœur, lui dit-il dès qu’elle l’eut rejoint.

Elle sourit.

— Je suis descendue dans la cour pour dire à Allday de déballer toutes ces provisions que je t’ai préparées.

Encore cette inclinaison du menton et ce léger tremblement des lèvres, puis elle ajouta :

— Souviens-toi, Richard, tu es marié maintenant. Je ne veux pas que mon capitaine me revienne maigre comme un clou, qu’il ne mange pas à sa faim.

Bolitho entendit Allday tousser discrètement dans l’escalier. Au moins, il l’aurait avec lui. Son patron de chaloupe était celui qui, après son vieux complice Herrick, le connaissait le mieux.

— Tu prendras bien soin de toi, Cheney ? lui glissa-t-il rapidement en lui serrant fort les mains. Quand tu seras de retour à Falmouth, les amis sur qui compter ne te manqueront pas.

Elle acquiesça, effleura son manteau à revers blancs et immobilisa la main sur la garde de l’épée.

— Je t’attendrai, mon amour, dit-elle en baissant les yeux. Et si notre enfant naît alors que tu es en mer, tu seras encore avec moi.

La silhouette trapue d’Allday apparut dans l’embrasure de la porte.

— Le canot attend, commandant. J’ai tout rangé comme madame a ordonné.

Il la regarda avec admiration.

— Et ne vous faites pas de mauvais sang, m’dame, je prendrai bien soin de lui.

Elle saisit violemment Bolitho par le bras et murmura :

— Oui, prenez bien soin de lui, et priez Dieu qu’il vous protège tous les deux.

Bolitho lui prit la main et l’embrassa tendrement. Il souffrait de ne pouvoir trouver les mots qui auraient adouci cette séparation. Mais il savait que ces mots n’existaient pas, n’avaient jamais existé.

Il ramassa son bicorne brodé d’or et s’en coiffa. Puis il la regarda encore quelques instants, tout à leur détresse commune. Enfin, sans dire un mot, il tourna les talons et s’engouffra dans l’escalier.

Comme il s’apprêtait à sortir, l’aubergiste le salua d’un air solennel et lui lança :

— Bonne chance commandant ! Et débarrassez-nous encore de quelques mangeurs de grenouilles.

Bolitho le salua brièvement et laissa Allday lui poser son épais manteau de mer sur les épaules. La phrase du bonhomme ne voulait rien dire. Il servait vraisemblablement la même chose à l’interminable procession de capitaines et d’officiers de marine qui séjournaient sous son toit avant de rejoindre leurs bâtiments, certains pour la dernière fois.

Il se vit dans un miroir disposé à côté de la cloche d’écurie et remarqua qu’il fronçait les sourcils. Mais que de changements dans sa physionomie au cours des six derniers mois ! Il resta un long moment à s’observer. Les profondes rides autour de sa bouche avaient disparu et il paraissait mieux reposé que jamais. Pas un cheveu blanc dans sa chevelure noire, en dépit de la fièvre qui avait failli le tuer entre deux guerres ; et la mèche rebelle au-dessus de son œil droit le rajeunissait. Il vit qu’Allday le dévisageait et se força à sourire.

Allday ouvrit tout grand les portes et salua.

— J’ai l’impression qu’il y a une éternité que nous ne sommes pas allés en mer, commandant – et sa bouche se fendit largement. On n’est point fâché de partir. Les filles de Plymouth ne sont plus ce qu’elles étaient.

Bolitho passa devant lui et sentit la pluie lui glacer le visage. Il pressa le pas, Allday le suivant à grandes enjambées. Le navire mouillait à deux bons milles au large, pour profiter du vent et de la marée, et pour décourager les éventuels déserteurs. L’équipage du canot devrait souquer ferme pour rejoindre.

Il s’arrêta en haut des marches de la jetée. Il sentait le vent qui tourbillonnait autour de lui, la terre ferme sous ses pieds, conscient-comme à chaque fois – qu’il pourrait très bien ne jamais revenir, ou pis, finir estropié, manchot ou aveugle, comme tous ces hommes qui grouillaient dans les tavernes du bord de mer, afin de nous rappeler que la guerre était toujours là, même si elle était invisible.

Il se retourna pour lancer un dernier regard en direction de l’auberge et imagina sa femme à la fenêtre. Puis il dit :

— Très bien, Allday, appelez le canot.

 

Sitôt débordée, la chaloupe sembla voler sur la crête des vagues. Bolitho, emmitouflé dans son manteau, songeait qu’il aurait aimé avoir un équipage entier composé de tels matelots. Car ceux qui souquaient là étaient tous anciens sous ses ordres. Vêtus de leur pantalon blanc, de leur chemise à carreaux, avec leur catogan et leur visage bronzé, ils incarnaient la parfaite image que les terriens se faisaient à l’ordinaire des marins britanniques.

Le balancement du canot s’accentuait tandis qu’on s’éloignait du rivage. Bolitho observait son navire qui émergeait de la brume ; bientôt l’imposante mâture avec ses vergues et ses voiles impeccablement ferlées sembla emplir tout l’horizon. Autrefois, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, lorsqu’il lui avait fallu rallier son premier bâtiment, un vaisseau de même taille que l’Hyperion, il lui avait paru gigantesque et même terrifiant. Un sentiment identique devait habiter les nouvelles recrues, les volontaires comme les hommes enrôlés de force.

Allday tira sur le gouvernail et dirigea le canot à raser l’étrave, tant et si bien que la figure de proue dorée représentant Hyperion, le dieu Soleil, sembla les menacer de son trident, juste au-dessus de leurs têtes.

Bolitho entendit le sifflet du gabier porté par le vent ; il vit les fusiliers marins dans leurs uniformes écarlates déjà rassemblés devant la coupée, les officiers vêtus de bleu et blanc et, derrière eux, une foule de silhouettes anonymes. Il se demanda à quoi Inch, son premier lieutenant, pouvait bien penser à l’instant de ce départ. Il se demanda surtout pour quelle raison il avait choisi ce garçon alors que bon nombre d’officiers plus anciens auraient été prêts à accepter cette fonction. Premier dans la hiérarchie après le commandant, la possibilité, l’espoir même d’un avancement n’étaient jamais à exclure, qu’ils eussent pour cause soit la mort soudaine, soit la promotion du maître du bord.

Quand Bolitho avait pris le commandement du vieux soixante-quatorze canons, Inch était cinquième lieutenant et le plus jeune officier du bord. Le service en mer, souvent loin de la flotte, avait permis au garçon de gravir un à un les échelons de la hiérarchie, à mesure que ses supérieurs se trouvaient frappés à leur poste. Quand le premier lieutenant s’était donné la mort, Thomas Herrick, l’ami de Bolitho, avait pris la relève ; mais à présent, même lui avait quitté le navire, avec le grade de capitaine de vaisseau, pour commander son propre bâtiment. C’est ainsi que le lieutenant Francis Inch, un grand échalas au profil chevalin, au tempérament plein d’impatience, avait eu sa chance. Pour certaines raisons que Bolitho arrivait mal à saisir, il avait pu conserver son poste. Mais la perspective d’embarquer pour la toute première fois en tant qu’officier en second avait de quoi lui inspirer crainte et anxiété.

— Ohé du canot ?

L’appel rituel fusa le long du navire. Allday mit ses mains en porte-voix :

— Hyperion !

Une fois les avirons mâtés et après que l’homme de proue eut accroché le canot aux chaînes, Bolitho ôta son manteau. Plaquant son épée contre sa hanche, il bondit vivement sur l’échelle de coupée. Il n’était même pas essoufflé – et prit même le temps de s’émerveiller des effets que pouvaient avoir une nourriture saine et un entraînement physique régulier sur un homme resté si longtemps confiné dans l’étroite routine du bord.

Dès que sa tête apparut au-dessus du surbau, des sifflets aigus fusèrent, et son œil perçut aussitôt le vif mouvement des mousquets de la garde de fusiliers marins qui présentait les armes.

Inch était là, en proie à une fébrilité anxieuse. Son uniforme était trempé par la pluie et Bolitho devina qu’il n’avait pas quitté le gaillard d’arrière depuis les premières lueurs de l’aube. Le bruit d’armes cessa et Inch le salua :

— Bienvenue à bord, commandant.

— Merci, monsieur Inch, répondit Bolitho, tout en jetant un regard circulaire sur les hommes qui l’observaient. Vous avez eu du travail.

Inch observait la chaloupe et s’apprêtait à héler son équipage lorsque Bolitho lui dit calmement :

— Non, monsieur Inch, ceci n’est plus votre travail.

Il nota que l’autre le dévisageait.

— Laissez cela à vos subordonnés. Si vous leur faites confiance, eux aussi finiront par vous faire confiance.

Il entendit des pas pesants sur le pont humide, se retourna et aperçut Gossett, le bosco, qui venait à leur rencontre. Dieu merci, lui au moins, après toutes ces années passées à bord, n’avait pas décampé ! Le bonhomme était immense, aussi volumineux qu’un tonneau, et possédait les yeux les plus brillants que Bolitho eût jamais vus, même s’ils se cachaient à l’ordinaire dans les plis d’une face toute couturée.

— Rien à signaler, monsieur Gossett ?

Gossett secoua la tête :

— Rien, commandant. J’ai toujours dit que ce vieux rafiot s’envolerait sitôt qu’on l’aurait débarrassé de son paquet d’algues.

Il se frotta les mains, de grosses mains rouges, et reprit :

— J’ai qu’à dire un mot, et vous le verrez obéir !

L’équipage rassemblé était massé sur les passavants et les ponts. Comme les visages de ces gens semblaient pâles, comparés à ceux de Gossett et Allday !

L’heure aurait dû être à un vibrant discours, l’occasion d’être acclamé par ces hommes qui étaient encore des étrangers pour lui, et qui étaient même des étrangers les uns pour les autres. Il éleva la voix pour couvrir le bruit du vent.

— Nous n’avons plus de temps à perdre. Nos ordres sont de rejoindre sans délai l’escadre qui assure le blocus de Lorient. Vous allez servir sur un navire bien équipé, fort d’un glorieux passé ; ensemble, nous ferons tout notre possible pour maintenir l’ennemi dans ses ports, ou le détruire s’il est assez fou pour s’aventurer dehors !

Il se pencha en avant, les mains posées sur la rambarde, tandis que le bâtiment se soulevait lourdement. Il était pour le moins stupéfiant de voir certains de ces gaillards se donner des coups de coude et ricaner à ses mots, pour eux dénués de sens. Dans quelques mois, ils connaîtraient la misérable réalité du blocus : affronter tous les temps sans le moindre abri, sans la moindre nourriture fraîche, pendant que les Français se reposaient dans leurs ports et attendaient confortablement une brèche dans le dispositif britannique pour surgir, frapper un grand coup, puis filer à leur barbe sans leur donner le temps de riposter. Parfois, un navire était relevé de sa tâche pour être réapprovisionné ou remis en cale, et un autre prenait sa place – comme allait justement faire l’Hyperion.

— Il y a beaucoup à faire, ajouta-t-il vivement ; j’attendrai donc de chacun de vous qu’il s’emploie de son mieux, et à tout instant, pour se perfectionner dans les tâches qui lui seront confiées.

Certains, parmi les plus âgés, firent la grimace ; ils savaient ce que ces mots voulaient dire : il allait falloir, une fois de plus, faire et refaire les exercices d’artillerie et de manœuvre, chronométrés par la montre de poche de l’officier responsable, jusqu’à ce que le commandant fût satisfait. Avec le temps qui s’annonçait, le travail ne serait pas aisé, surtout pour les hommes qui n’avaient jamais embarqué auparavant.

Bolitho promena son regard à l’opposé de la passerelle, où Inch et les quatre autres lieutenants étaient alignés près du bastingage. Pendant toutes ces journées surchargées qui avaient précédé et suivi la remise en service actif de l’Hyperion, il avait eu moins de temps qu’il ne l’eût souhaité pour lier connaissance avec ses officiers. Les trois officiers les moins gradés semblaient assez enthousiastes, mais ils étaient si jeunes, si peu expérimentés ! Leur uniforme brillait de l’éclat du neuf et leur visage rose était celui que l’on pouvait voir à tous les aspirants. Seul le second lieutenant, un dénommé Stepkyne, avait été formé en tant que maître d’équipage sur un bâtiment de la Compagnie des Indes orientales ; il avait trouvé sa voie au service du roi le jour où on l’avait affecté sur un immense navire-cargo. Pour atteindre le grade d’officier, il avait dû travailler comme un forcené et surmonter bien des épreuves. Debout sur le pont, étalant sous lui des deux jambes le mouvement du bateau, on pouvait lire sur son visage tendu, chaque fois qu’il jetait un œil en coin du côté du jeune Inch, une expression amère.

Derrière les lieutenants, se tenaient les six aspirants du bord, encore très jeunes, tout excités par la perspective d’une croisière qui, pour la plupart d’entre eux, allait être la première. Le capitaine Dawson venait ensuite, avec ses fusiliers marins, sérieux, la mâchoire carrée ; à ses côtés, son lieutenant, Hicks, un jeune homme à l’œil vague, d’une élégance ébouriffante. Bolitho se mordit la lèvre : les fusiliers étaient parfaits pour les expéditions à terre et le combat rapproché, mais de peu d’utilité dès lors qu’il s’agissait de conduire un navire toutes voiles dehors.

Il sentit l’humidité de l’air et ajouta rapidement :

— Ce sera tout pour l’instant.

Il adressa à Inch un signe de tête :

— Parez à lever l’ancre.

Bolitho aperçut alors Joshua Tomlin, le maître d’équipage, qui arrivait par bâbord, puis son regard perçant se posa un bref instant sur les hommes les plus proches. Tomlin faisait lui aussi partie de l’ancien équipage. Trapu, bâti à chaux et à sable, presque aussi large que haut, il arborait volontiers un sourire qui se transformait au naturel en un rictus dément, effroyable : il y avait quelques années de cela, la chute d’une poulie lui avait brisé net les deux incisives supérieures. Il était connu pour sa patience et son humour un peu rude ; jamais Bolitho ne l’avait vu frapper un homme sous le coup de la colère, ce qui était assez inhabituel dans le métier. Mais il lui faudrait plus que son naturel flegmatique pour rester calme face à ce nouveau contingent d’hommes, songea-t-il non sans inquiétude.

Les sifflets résonnèrent à nouveau et les ponts s’animèrent du piétinement des hommes courant à leur poste, activés par les coups de pieds et les jurons des seconds maîtres énervés qui n’avaient pas encore eu le temps de mémoriser les noms de leurs ouailles.

Bolitho prit Inch par le bras et l’attira à l’écart :

— Le vent a viré d’un point.

Il jeta un coup d’œil significatif à la flamme du grand mât.

— Levez l’ancre immédiatement et envoyez les hommes dans les hauts.

Il vit sur le long visage d’Inch que ses paroles éveillaient dans l’âme du garçon un certain désarroi et ajouta calmement :

— Il vaudrait mieux faire monter les nouvelles recrues maintenant et les répartir sur les vergues avant de donner vos ordres. Nous ne voulons pas voir tomber la moitié d’entre eux sur le pont alors que l’amiral du port nous observe !

Il sourit, et Inch acquiesça sans conviction. Il se retourna : le premier lieutenant se précipitait déjà vers le gaillard d’arrière, son porte-voix à poste. Il aurait voulu l’aider mais il savait que si Inch ne parvenait pas à appareiller en un si bon mouillage, il ne se risquerait peut-être pas à manœuvrer ensuite de son propre chef.

— Parés au cabestan !

Gossett s’approcha de Bolitho et déclara, impassible :

— Nous aurons de la neige avant la fin de la semaine, commandant.

Il se crispa quand l’un des hommes à la barre de cabestan glissa et s’effondra les quatre fers en l’air. Un sous-officier lui flanqua un coup de canne, et Bolitho vit le lieutenant responsable se détourner avec embarras.

Bolitho mit ses mains en coupe :

— Monsieur Beauclerk ! Ces hommes travailleront en meilleur ensemble s’ils chantent pour se donner du cœur à l’ouvrage !

Gossett réprima un sourire.

— Les pauvres ! Cette besogne doit déjà leur paraître bien étrange, commandant.

Bolitho soupira nerveusement. Inch aurait dû y veiller. Avec les seize cents tonnes de l’Hyperion tirant sur son câble, il fallait bien plus que des muscles pour virer au cabestan. Les notes plaintives du violon se perdaient presque dans le vent ; mais lorsque le premier cran s’enclencha sur la roue, Tomlin grogna :

— Et maintenant, mes p’tits chéris, montrons à ces gros pleins de soupe de Plymouth quelque chose dont ils se souviendront, hein ?

Il lança la tête en arrière et ouvrit la bouche si largement qu’un des aspirants en eut le souffle coupé ; puis il entonna une vieille rengaine.

Bolitho leva alors les yeux pour regarder les hommes se répartir le long des vergues. A contre-jour, ils paraissaient noirs et malingres, on aurait dit des singes.

Il prit la longue-vue des mains de Gascoigne, l’aspirant chargé des signaux, et la pointa sur la côte. Il sentit sa gorge se serrer à la vue du manteau vert qu’il entrevoyait derrière une fenêtre, et de la tache blanche du mouchoir qu’on agitait. Il pouvait se représenter ce qu’elle voyait : le deux-ponts virant déjà sur son câble qui se raccourcissait, les silhouettes accrochées aux vergues, l’agitation autour du gaillard d’avant où tout un groupe de matelots s’affairaient à parer les focs.

— L’ancre rappelle, commandant !

Bolitho croisa le regard d’Inch et acquiesça. Le premier lieutenant leva son porte-voix :

— Étarquez les focs !

Un rapide coup d’œil vers Gossett, mais il était inutile de s’inquiéter de ce côté-là. Le bosco se tenait près de la double barre à roue, son regard allant du barreur aux premières voiles qui déjà flottaient et claquaient dans le vent.

— Prenez votre cap pour doubler la pointe, monsieur Gossett. Nous allons serrer le vent autant que nous pourrons, au cas où il tournerait encore.

— Ancre à pic, commandant.

Le cri se perdit dans le vent. Inch hochait la tête et marmonnait en faisant les cent pas sur la dunette.

— Envoyez les huniers ! hurla-t-il à la fin.

Un cri vint du poste d’ancre, à l’avant : « Haute et claire, commandant ! » alors que les grandes voiles se gonflaient et claquaient déjà.

Bolitho s’agrippa à une couleuvrine pour conserver son équilibre car l’Hyperion, libéré du fond, se mettait à tanguer franchement au creux des vagues. On entendit quelques cris provenant d’en haut, mais personne ne tomba.

— Ces manœuvres-là, sous le vent !

La voix de Stepkyne couvrait sans effort le bruit du vent et des voiles.

— Allez-y ! Vous, là.

Furieux, il montrait l’homme du doigt.

— Prenez son nom !

On entendait encore le clanc-clanc du cabestan, tandis que l’ancre submergée se balançait sous la surface de l’eau comme un pendule. Cependant l’Hyperion ne semblait pas se soucier de la confusion qui régnait sur ses ponts, sur ses vergues. Il dévoila en s’inclinant une bande cuivrée qui brillait au-dessus de la mer agitée, et les embruns volèrent haut par-dessus la figure de proue, donnant un instant l’illusion que l’étincelant Titan venait de sortir de l’onde.

Inch revint en s’essuyant le visage.

— Commandant ?

Bolitho le dévisagea gravement :

— Envoyez les basses voiles – il leva les yeux vers la flamme du grand mât, quasi par le travers et aussi droite qu’une lance. Nous établirons les perroquets dès que nous aurons passé la pointe de Rame.

Le barreur cria :

— Sud-sud-ouest, commandant. Bon plein établi !

Bolitho sentit le pont s’incliner nettement lorsque le vent s’engouffra dans les voiles déployées du vieux bâtiment. Là, il doit être beau à voir, songea-t-il, les huniers et les basses voiles étarquées, gonflées à bloc, les vergues brassées de façon à profiter au mieux de la brise qui giflait la pointe perdue dans la brume.

L’ancre était maintenant sortie de l’eau et déjà on la hissait sur le bossoir. Et les hommes chantaient toujours ; certains regardant par-dessus leur épaule en direction de la pointe verdoyante qui disparaissait rapidement dans une brume gorgée de pluie et d’embruns.

 

Il est une fille à Portsmouth,

Hissez, mes jolis, hissez, ho !

 

Combien de marins avaient chanté de même alors que leur navire s’engageait dans la Manche ? Et combien d’autres, à terre, avaient regardé, les larmes aux yeux, reconnaissants ou simplement rendant grâce que pareille souffrance leur fût épargnée ?

Lorsque Bolitho leva à nouveau sa longue-vue, la côte s’estompait déjà. A l’image des souvenirs et des espoirs qu’on y laissait, elle se perdit bientôt dans un lointain hors d’atteinte. Il observa que certains parmi les plus jeunes s’obstinaient à regarder par-dessus le passavant ; l’un d’eux faisait même des signes, bien que le bâtiment dût à présent être totalement hors de vue.

Soudain, il pensa à Herrick et le revit à l’époque où il était son premier lieutenant, sur la petite frégate, la Phalarope. Bolitho fronça les sourcils, c’était quand, déjà ? Il y avait dix… non, douze ans de cela ! Il se mit à arpenter lentement le pont du côté du vent, tandis que son esprit remontait le temps. Thomas Herrick, le meilleur second qu’il eût jamais eu, et son meilleur ami. Il rêvait en ce temps-là de commander son propre navire. Et puis ce beau songe était devenu réalité. Ces souvenirs le firent sourire, et les deux aspirants qui l’observaient échangèrent des regards respectueux et intimidés, tandis que leur commandant poursuivait sa promenade, insoucieux des cris et du remue-ménage autour de lui.

Maintenant, Herrick avait son commandement ; mieux vaut tard que jamais. C’était plus que largement mérité, même s’il s’agissait de l’Impulsive, un vieux soixante-quatre. Herrick à son tour rejoindrait l’escadre, dès que son navire, en cale à Portsmouth, serait remis en état.

Il entendit Inch bégayer de colère après un homme qui s’était pris le pied dans une hiloire et avait glissé, entraînant un maître d’équipage dans sa chute sur le pont incliné.

Il n’était pas aisé de se dire que la prochaine fois qu’il rencontrerait Herrick, tout serait différent : deux commandants avec chacun leurs problèmes, déliés de la vieille solidarité d’équipage. Herrick avait toujours eu l’esprit vif et comprenait à demi-mot ce dont Bolitho avait besoin. Il chassa cette pensée. N’était-ce pas pur égoïsme que de regretter la présence de Herrick, ici, à ses côtés ?

Il dévisagea Inch et lui demanda doucement :

— Êtes-vous satisfait ?

Inch jeta un regard anxieux autour de lui :

— Je… je… crois que oui, commandant.

— Bien. Maintenant, faites descendre les hommes et demandez-leur de mieux étarquer la drôme. Ça les empêchera de rêvasser sur les bastingages jusqu’à ce que l’Angleterre soit hors de vue.

Inch acquiesça et sourit d’un air embarrassé :

— Cela ne s’est pas trop mal passé, commandant, je pense…

Le regard de Bolitho lui fit baisser les yeux.

— Je… je veux dire…

— Vous aimeriez savoir ce que je pense de vos efforts, monsieur Inch, c’est cela ?

Bolitho vit que Gossett conservait un visage impassible.

— Étant donné que la moitié des hommes de chaque pont fait plus que veiller à sa sauvegarde, et en considérant l’intervalle de cinq minutes que j’ai pu relever entre les manœuvres de chaque mât, je dirais que c’est un commencement honnête.

Il fronça les sourcils :

— Vous êtes d’accord, monsieur Inch ?

Inch approuva modestement :

— Oui, commandant.

Bolitho sourit :

— Bien, c’est déjà une bonne chose, monsieur Inch !

— Paré à virer, commandant ! annonça Gossett.

Le cap et presque toute la côte avaient disparu dans l’obscurité, et le vent gagnait en force, cinglant la crête des vagues et projetant des paquets d’embruns par-dessus le bastingage.

— Faites venir le navire d’un point, monsieur Gossett. Nous virerons lof pour lof dans quatre heures et nous avancerons avec le vent dans nos huniers !

Il vit Gossett acquiescer joyeusement.

— Nous pourrions avoir à prendre un ris avant longtemps, mais j’imagine que vous voulez voir comment le bâtiment se comporte sous toute sa toile.

Bolitho se tourna vers Inch.

— Je vais dans ma cabine. Je pense que vous n’avez pas besoin de moi pour l’instant ?

Il se retourna et se dirigea d’un pas vif vers la poupe avant que son second n’eût eu le temps de répondre. Inch avait franchi le premier obstacle avec succès. Il n’était que normal de le laisser seul en eaux libres sans que son commandant eût à épier chacun de ses mouvements, chacune de ses décisions. Gossett aurait tôt fait d’aviser si quelque chose de vraiment sérieux venait à menacer.

Il vit quelques-uns des hommes inoccupés le regarder descendre sous la dunette et se diriger vers sa cabine. Il n’y avait rien de plus important que les premières impressions et il se devait de paraître détaché, même s’il tendait l’oreille pour écouter les voiles et les étais craquer puis gémir, tandis que le navire, indifférent, poursuivait son chemin au plus près du vent. Il devina la voix de Tomlin qui criait :

— Pas cette main ! La droite, j’ai dit ! celle qui te sert à bouffer.

Une pause, puis :

— Bon, je vais vous montrer, espèces d’idiots !

Bolitho eut un petit sourire. Pauvre Tomlin, cela commençait déjà ! La sentinelle bondit au garde-à-vous devant la porte de la cabine, le regard fixe sous son shako. Bolitho ferma la porte et s’y adossa, heureux d’être seul l’espace de quelques précieux instants.

 

Durant le reste de la matinée et la majeure partie de l’après-midi, l’Hyperion descendit le chenal, ses vergues se courbant comme de gigantesques arcs tandis qu’il gîtait sous les rafales du vent de terre. Comme les problèmes le forçant à sortir de sa cabine se succédaient, Bolitho passa davantage de temps sur la passerelle qu’il n’en avait eu l’intention. Inch était parvenu à installer les perroquets et, couronné par les immenses pièces de toile tendue, le vaisseau donnait de la bande sous un angle presque constant ; ainsi le fait de travailler dans la mâture paraissait plus dangereux encore aux hommes qui se trouvaient sous le vent. Vu d’en haut, le navire semblait avoir rétréci, alors que sous les vergues, il n’y avait rien d’autre que la crête écumeuse des lames déchaînées heurtant la coque. Un homme se cramponna à la vergue de perroquet et ne voulut plus en bouger, ou plus exactement, ne pouvait plus en bouger. Et sa crainte était plus grande que celle du second maître rageur agrippé au mât, qui maudissait et menaçait les autres, trop conscient que son homologue du grand mât lui lançait des injures au grand plaisir de tous ses gabiers.

Finalement, Inch envoya un jeune enseigne qui avait déjà fait preuve d’une grande agilité secourir le misérable. Bolitho déboucha sur le pont au moment même où les deux hommes revenaient, exténués et haletants.

Le lieutenant Stepkyne avait alors hurlé :

— Je vous ferai fouetter pour ça, espèce de lâche !

Bolitho cria :

— Amenez cet homme sur l’arrière !

Puis s’adressant à Inch :

— Je ne veux pas d’un homme terrifié sans raison à mon bord. Qu’un ancien grimpe dans la mâture avec lui !

Alors que l’homme en question tremblait sous l’échelle de dunette, Bolitho s’adressa à lui :

— Comment vous appelez-vous ?

L’homme marmonna faiblement :

— Good, commandant.

Stepkyne, qui jouait fébrilement avec son ceinturon, lança :

— C’est un abruti, commandant.

Bolitho avait continué calmement :

— Allons, Good, vous allez immédiatement remonter sur cette vergue, vous m’entendez !

Il l’avait vu regarder vers le mât d’un air inquiet. La vergue se trouvait à plus de cent pieds au-dessus du pont.

— Il n’y a pas de honte à avoir peur, mon gars, mais il ne fait jamais bon de le montrer.

Il pouvait lire les diverses émotions qui se partageaient le visage aux traits tirés du jeune homme.

— Allons, dégagez !

L’homme parti, Inch avait ajouté avec admiration :

— Eh bien, c’était vraiment quelque chose, commandant.

Bolitho avait regardé le marin apeuré se lancer dans les enfléchures mouvantes.

— Vous dirigez des hommes, monsieur Inch ; ça ne paye jamais de les torturer.

Puis, se tournant vers Stepkyne :

— Il nous manque encore des bras, et nous avons besoin que chacun soit à son poste et en bonne santé. Aussi, fustiger cet imbécile pour si peu me semble inutile, ne trouvez-vous pas ?

Stepkyne avait salué et s’était porté en avant pour diriger ses hommes. Bolitho avait ensuite déclaré à Inch :

— Ce n’est pas facile, ce ne sera jamais facile.

Lorsque les six coups de cloche retentirent vint le moment de virer, et tout recommença. Étourdis, contusionnés, les doigts en sang, le visage tendu par l’effort, les nouvelles recrues étaient menées ou traînées de force le long des vergues pour réduire la voilure car le vent fraîchissait de minute en minute, et même si le rivage n’était qu’à dix milles, il restait caché par la brume et les embruns.

Bolitho se forçait à rester silencieux, conscient de l’effort insensé que ces hommes avaient à fournir pour obéir à ses ordres. De temps en temps, il fallait montrer et remontrer à certains ce qu’ils avaient à faire, jusqu’à leur mettre dans les mains les drisses et les écoutes ; Tomlin et ses assistants étaient partout à la fois, rectifiant erreur sur erreur.

Finalement, Gossett lui-même sembla satisfait ; à force de peine, l’Hyperion tourna la proue en direction du sud. Le vent balayait les ponts avec une telle violence qu’il fallut poster deux hommes de plus à la barre. Mais le vaisseau, pensa Bolitho, devait apprécier un tel traitement. Même avec une voilure réduite aux huniers, il tanguait et gîtait fortement, le beaupré tendu vers l’invisible horizon, et des paquets d’écume jaillissaient chaque fois qu’une lame venait heurter son flanc, montant bien au-dessus du bastingage avant de retomber en averse sur le pont.

Il saisit les mailles du hamac et regarda sur l’arrière, même s’il savait pertinemment qu’il ne s’y passait rien. Mais là-bas, hors de vue, se dressait la côte accidentée de Cornouailles, avec son cher Falmouth à peine vingt milles dans l’ouest. La grande maison située sous le château de Pendennis devait attendre le retour de Cheney et la naissance de leur enfant, qu’il ne verrait pas avant longtemps.

Une nouvelle vague se brisa sur le passavant et Bolitho entendit Gossett murmurer :

— Je pense qu’on aura bientôt besoin de prendre un autre ris.

On entendit des sifflets lorsqu’on permit enfin à la bordée de disposer, et la voix de Bolitho ordonna :

— Tenez-moi informé.

Puis il se dirigea de nouveau vers l’arrière.

La grande cabine de poupe paraissait si chaude, si accueillante, après le froid de la dunette balayée par le vent. Les lanternes oscillaient à l’unisson et jetaient d’étranges ombres sur les sièges en cuir vert, sur le banc qui courait sous les fenêtres, sur le vieux bureau et la table en bois qui brillaient comme s’ils venaient d’être cirés. Près des larges fenêtres, il resta un moment à regarder les embruns et la mer déchaînée ; poussant enfin un soupir, il s’assit à son bureau et contempla la pile de papiers que son secrétaire avait déposée afin qu’il les contrôlât. Mais il n’avait pas le cœur à ça, et cette constatation le troubla.

La porte s’ouvrit en silence et Allday entra dans la cabine à pas feutrés ; son corps trapu, penché en avant, formait un angle grotesque avec le pont incliné. Il dévisagea son capitaine d’un air maussade.

— Je vous demande pardon, commandant, mais Petch, votre valet, dit que vous n’avez pas mangé depuis que vous êtes à bord.

Il ignora le froncement de sourcils de Bolitho.

— Je me suis donc permis de vous apporter un peu de pâté en croûte.

Il présenta l’assiette recouverte d’une cloche en argent.

— C’est votre épouse qui me l’a remis, spécialement pour vous, commandant.

Bolitho ne protesta pas lorsque Allday posa le plat sur son bureau et disposa les couverts. Du pâté en croûte… Elle avait dû le préparer aux aurores, pendant qu’il était à sa toilette.

Allday fit semblant de ne pas remarquer l’expression que prenait le visage de Bolitho et en profita pour récupérer l’épée posée sur une chaise et la remettre à sa place, pendue à la cloison. Elle brillait faiblement à la lumière mouvante des lanternes. Puis il ajouta calmement :

— Ce ne sera plus la même chose sans elle, maintenant.

Mais Bolitho ne répondit pas. Cette épée-là, qui avait été celle de son père et de son grand-père, était une sorte de talisman, et un sujet de conversation qui revenait régulièrement lorsque l’on évoquait les exploits de Bolitho dans la batterie basse. Cette épée faisait partie de sa personne, de son passé, relevait d’une tradition ancestrale – mais à cet instant précis, il ne pensait à rien sinon à ce qu’il laissait derrière lui. En ce moment même, les chevaux devaient trotter sur la route de Plymouth. A cinquante milles de Falmouth, Ferguson, son intendant et majordome, qui avait perdu un bras à Saintes, devait l’attendre, elle, pour l’accueillir. Mais lui ne serait pas là. Malgré les embruns qui éclaboussaient les fenêtres, le craquement de la charpente, le bruit assourdissant des voiles, il croyait l’entendre rire. Et peut-être imaginait-il aussi sentir son contact, sa fraîcheur contre ses lèvres.

Oubliant Allday, il ouvrit le haut de sa chemise et regarda le petit médaillon qu’il portait autour du cou. A l’intérieur se trouvait une boucle de cheveux : un talisman plus fort que n’importe quelle épée.

La porte s’ouvrit et un aspirant trempé jusqu’aux os s’adressa à lui, à bout de souffle :

— M. Inch vous présente ses respects, commandant, et demande s’il est autorisé à prendre un deuxième ris.

Bolitho se leva, chancelant sous l’effet du roulis.

— J’arrive.

Se tournant vers Allday, il esquissa un sourire :

— Il semble qu’on n’ait pas vraiment de temps pour la rêverie.

Puis remarquant le regard de convoitise de l’aspirant :

— Ni même pour le pâté en croûte !

Allday le regarda partir et recouvrit l’assiette de sa cloche d’argent. Il ne l’avait jamais vu ainsi auparavant, et cela l’inquiétait. Il tourna les yeux vers l’épée qui se balançait à son crochet, et revit cette même lame brillant dans la lumière, à l’heure où Bolitho avait pris d’assaut la batterie française, à Cozar, puis lorsqu’il s’était lancé à l’abordage du pont rouge de sang de ce navire ennemi, et en tant d’autres occasions encore. Maintenant, Bolitho paraissait transformé, et Allday maudissait celui qui avait décidé d’envoyer l’Hyperion participer à un blocus au lieu de l’expédier au combat.

Il songea à la femme que Bolitho avait épousée. Ils s’étaient rencontrés pour la première fois à bord de ce même navire. Son regard fit le tour de la pièce ; c’était difficile à croire. C’était peut-être ce qui lui manquait. Elle avait fait partie intégrante de ce vaisseau, avait connu le danger et la terreur lorsque la vieille coque avait frémi sous les assauts et le souffle terrifiant de la mort. Bolitho aussi devait y penser ; penser et se souvenir – voilà qui n’était pas bon.

Allday hocha la tête et se dirigea vers la porte. Non, ce n’était pas bon, car tous dépendaient de lui, maintenant plus que jamais. Un commandant n’avait personne avec qui partager sa tristesse, et personne avec qui porter le poids d’un échec éventuel.

Il passa devant le factionnaire et franchit la petite écoutille. Un brin de causette et un verre avec le maître voilier lui permettrait peut-être d’oublier ses sombres pensées. Mais il en doutait…

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