XII
COUP DE CHIEN

La silhouette sombre du contre-amiral Beves Conway se détachait sur le rectangle éblouissant de la fenêtre et même s’il lui tournait le dos, Bolitho pouvait observer l’impatience de son chef. Devant celui-ci, les navires à l’ancre brillaient au soleil de l’après-midi, évitant doucement au mouillage.

L’Undine était mouillée un peu à l’écart du lourd navire de transport et du petit brick, la Rosalind, qui ne portait plus trace des dommages infligés par les pièces de dix-huit de la frégate française. De temps en temps, quand la rumeur des voix se calmait, Bolitho entendait l’écho des coups de marteau et le grincement des scies : seule la distance empêchait de voir les blessures de sa frégate.

Il faisait frais dans la grande pièce aux cloisons de bois, après la chaleur brûlante de la baie ; les différents personnages qui y siégeaient semblaient ne guère avoir bougé depuis sa dernière visite, mais Bolitho constata que l’endroit avait été profondément modifié en bien peu de temps. Il y avait de nouveaux meubles, quelques tapis et une longue rangée de carafes et de verres étincelants. On se sentait dans un logement habité, plutôt que dans une forteresse assiégée.

Don Luis Puigserver était assis sur un coffre aux ferrures de laiton, supant son vin, tandis que James Raymond lui faisait face de l’autre côté de la table encombrée, lèvres serrées, sans un sourire. Les seuls autres présents étaient le commandant du brick, le capitaine Vega, de la garnison initiale, et deux soldats en habit rouge du Bedford. L’un de ces derniers, homme au visage épais qu’on lui avait rapidement présenté comme le major Frederick Jardine, commandait les soldats détachés de Madras ; Bolitho le reconnut instantanément : c’était lui qui l’avait vu, là-bas, au bras de Viola Raymond. Il avait un gros visage agressif et ses petits yeux porcins n’avaient pas lâché Bolitho depuis son arrivée. L’autre soldat était son adjoint, un certain capitaine Strype ; il formait avec son chef un contraste saisissant : grand et sec comme une baguette de tambour, le visage orné d’une moustache noire, il était affligé d’un zézaiement accentué et son rire ressemblait à un bref aboiement. Sûrement pas un phénix, jugea Bolitho, il vivait manifestement dans la terreur de son supérieur.

Conway entra en matière de façon abrupte :

— Bien entendu, je suis très affligé d’apprendre l’attaque de l’Argus, commandant Bolitho.

— Parfaitement injustifiée, par-dessus le marché, renchérit Raymond.

Conway pivota légèrement sur ses talons, ses cheveux prirent au soleil un reflet doré :

— Mais non pas inattendue, Raymond. Pas pour moi, tout au moins. Il était évident dès le départ que les Français étaient impliqués. Ils devaient l’être : hic fecit cui prodest. Nous avons de la chance que l’arrivée du Bedford les ait empêchés de s’emparer du navire du commandant Bolitho.

Il détourna les yeux, son ton se fit plus incisif :

— Car c’est bien ce qu’ils auraient fait, n’est-ce pas ?

Bolitho sentit le poids de son regard :

— C’est bien mon avis, commandant.

— Bien, fit Conway en dodelinant de la tête. Bien, Bolitho. Je voulais la vérité et, croyez-moi, je sais ce qu’elle vous coûte.

Raymond tenta de nouveau de se faire entendre :

— Je pense, commandant, que nous devrions dépêcher le brick à Madras sans délai. Sir Montagu Strang jugera peut-être que toute nouvelle opération relèverait de l’imprudence.

Il ignora le fait que les épaules de Conway se raidissaient.

— Plus tard, peut-être, quelques nouveaux plans pourraient être élaborés. Jusque-là, nous devons considérer cet incident comme un avertissement.

— Un avertissement ? bondit Conway. Vous vous imaginez peut-être que je vais laisser un maudit pirate se servir de moi pour passer sa colère, mettant ainsi en péril la tâche que je viens d’entreprendre ?

Il avança d’un pas :

— Eh bien ?

Raymond pâlit mais s’obstina :

— Je représente ici le gouvernement, commandant. En tant que conseiller. Le Français doit comprendre que toutes vos manœuvres ont été déjouées avant même de les avoir commencées. Si nous laissons ce Muljadi écumer ces eaux et y faire régner la terreur, alors nous n’avons pas la moindre chance de pouvoir utiliser Pendang Bay comme nouveau comptoir pour un commerce florissant. Aucun capitaine de marine marchande ne s’y aventurera.

Il se tourna vers le capitaine du brick :

— N’êtes-vous pas de mon avis ?

Maussade, l’homme approuva :

— Nous avons besoin d’être mieux protégés, commandant.

Raymond triomphait :

— Précisément ! Et c’est bien là l’intention des Français. Si nous demandons d’autres vaisseaux de ligne pour croiser dans la région, ils enverront eux aussi quelques conserves à l’Argus.

Conway le regarda :

— Eh bien, à Dieu vat !

— Non, commandant. Cela voudrait dire la guerre. L’Argus est protégé par ses lettres de marque. Muljadi est protégé par sa propre puissance et appuyé par ses amis français. Il y a bien mille Muljadi aux Indes : certains sont de véritables rois, d’autres régnent sur moins de sujets que le commandant Bolitho n’a de subordonnés en ce moment. Nous avons tous le désir d’étendre notre influence et notre commerce, jusqu’à la Chine si nécessaire, et au delà. Il y a là-bas des richesses dont nous pouvons à peine rêver, des terres où personne ne connaît le nom du roi George, ni d’ailleurs celui du roi Louis, en l’occurrence.

Bolitho intervint doucement :

— Si je vous ai bien compris, Monsieur, vous conseillez au gouverneur d’admettre sa défaite ?

Raymond sourit calmement :

— C’est bien ce que vous avez fait vous-même, n’est-ce pas ?

Bolitho marcha jusqu’à la fenêtre et regarda son navire dans la baie. Il se donna un peu de temps pour laisser passer sa bouffée de colère. Dans l’enceinte de la forteresse, plus bas, il vit l’aspirant Keen, assis en compagnie d’un mousse sauvé du Nervion. Il avait été détaché pour s’occuper de Keen, pour l’aider ; une telle présence lui permettait au moins de se reposer. Nul ne pouvait encore être sûr que le jeune homme guérirait de sa blessure. Était-ce bien avant-hier ? La fumée et le tonnerre des canons, le contrecoup du travail acharné pour remettre le navire en état. Les funérailles en mer, chaque cadavre lourdement lesté pour aller droit au fond à coup sûr et éviter les requins en maraude. Il reprit :

— Je crois savoir, monsieur Raymond, que vous n’avez jamais porté l’uniforme pour défendre votre patrie. Si vous l’aviez fait, continua-t-il sans attendre la réponse, vous sauriez qu’une défaite, même admise, ne marque pas la fin de la bataille.

Il entendit le capitaine Strype intervenir de sa voix grêle :

— Par Dieu, quel genre d’argument est-ce là ?

Bolitho se tourna vers lui vivement et durcit le ton :

— C’est à M. Raymond que je m’adresse, Monsieur, et non pas au premier mercenaire venu qui se prend pour un soldat sous prétexte qu’il a des galons !

Don Puigserver reposa bruyamment son verre sur la table :

— Messieurs ! Je crois que ni Vega, ni moi-même ne sommes plus concernés par votre conversation. Je crois aussi que le señor Raymond et le gouverneur ont tous les deux raison, poursuivit-il avec une légère inclination de tête à l’adresse de Conway. Nous ne pourrons pas marquer de point tant que Muljadi aura toute licence pour exercer brutalement son pouvoir et influencer ainsi d’autres souverains indiens de nos amis. Par ailleurs, une intervention militaire plus énergique attirerait des réactions hostiles et de nouveaux renforts de la part de la France.

Il marqua une pause et eut un haussement d’épaules éloquent :

— Chose dont je doute que mon pays puisse l’ignorer.

Bolitho, qui lui était reconnaissant pour cette diversion, eut un petit hochement de tête. Une seconde de plus et le mot de trop était lâché. Conway, malgré sa bienveillance, n’aurait pas pu faire grand-chose pour lui.

Le major Jardine se racla la gorge :

— N’en déplaise à notre vaillant commandant, dit-il sans regarder Bolitho, je considère mes forces comme suffisantes. J’ai deux cents cipayes et une batterie hippomobile. Tous des hommes bien entraînés.

Il parlait d’une voix épaisse et transpirait abondamment, malgré la fraîcheur relative de la pièce.

Grave, Puigserver le regarda :

— Si le Nervion avait été là, rien de tout cela ne serait arrivé. Le fait de pouvoir montrer à l’Argus un vaisseau supplémentaire, avec ses hommes et notre pavillon, aurait sans aucun doute retardé, sinon annihilé, les projets de Muljadi.

— Mais le Nervion n’est pas là, observa Conway. Nous n’avons que l’Undine.

— Et on ne peut pas dire qu’elle s’acquitte au mieux de ses responsabilités, lança Jardine d’une voix pâteuse.

Il se tourna vers Bolitho, ses petits yeux lançaient des lueurs métalliques :

— Même en tant que simple soldat, ou mercenaire si vous préférez, je constate qu’aucune des goélettes n’est au mouillage ici, et pour autant que nous le sachions, l’Argus arbore encore le pavillon de Muljadi. Que répondez-vous, commandant ?

Bolitho se tourna face à lui :

— La première goélette a chaviré et sombré. L’autre a profité de la présence de l’Argus pour se sauver.

Il avait désormais repris son calme. Sarcasmes et persiflages étaient inévitables. Mieux valait les écouter jusqu’au bout, pour en être débarrassé.

— Certes ! dit Jardine en se renversant dans son fauteuil, faisant grincer ses bottes bien cirées. Puis le Bedford est arrivé à votre rescousse. Un navire de cette malheureuse compagnie si critiquée a réussi à mettre l’Argus en fuite.

— Si vous aviez été sur les lieux, major…

Jardine tendit en éventail ses petits doigts potelés :

— Mais je n’y étais pas, Monsieur. Je suis un soldat. Je suppose que je puis m’en remettre, quant à ces affaires, à notre marine, n’est-ce pas ?

— Il suffit ! coupa froidement Conway. Je ne tolérerai plus le moindre trait, ni de votre part, Bolitho, ni de la part de qui que soit ! ajouta-t-il en se tournant vers Jardine.

Il croisa ses mains derrière son dos, et ce geste affaissa davantage encore ses épaules voûtées :

— Si l’Undine avait été vaincue en combat régulier, j’aurais destitué le commandant Bolitho. Il le sait parfaitement, ainsi que vous tous. On s’attend trop souvent à voir la Marine affronter des forces supérieures et remporter de brillantes victoires, comme cela a été si souvent le cas dans le passé, malgré une situation d’infériorité ridicule. C’est le point de vue de politiciens écervelés, qui donnent priorité au profit immédiat, au détriment de la sécurité à long terme ! Dans les circonstances présentes, je demanderai au commandant Bolitho d’appareiller sans délai, dès que les réparations indispensables auront été faites, et de se rendre dans le détroit, chez Muljadi.

Il regarda calmement Bolitho :

— Vous vous mettrez en rapport avec le commandant de l’Argus, sous pavillon blanc, et vous lui remettrez un message que je vais vous donner.

Raymond l’interrompit soudain :

— J’aimerais vous suggérer, avec quelque insistance, Monsieur, de permettre à don Puigserver d’accompagner le commandant Bolitho. Il est en droit d’exiger la liberté du colonel Pastor, dernier gouverneur d’Espagne ici. Il pourrait expliquer combien fâcheuse…

Conway l’interrompit d’une voix de tonnerre qui fit résonner les cloisons de bois :

— C’est moi le gouverneur, Raymond ! Je n’ai que faire de votre condescendance, ni de l’aide du roi d’Espagne. Me suis-je bien fait comprendre ?

L’outrecuidance de Raymond s’évapora sous la colère soudaine de Conway. Il se tint coi.

Puigserver se leva et s’éloigna lentement vers la porte, suivi par un capitan Vega bien soulagé.

Puigserver, se retournant, leur lança un regard sombre :

— C’est avec plaisir que j’aurais accompagné le capitan Bolitho, naturellement.

Et après un bref sourire, il poursuivit :

— J’ai la plus grande admiration pour son courage et son…

Il cherchait le mot :

— … sa droiture. Mais j’ai beaucoup à faire. Il me revient d’embarquer les derniers soldats espagnols, ainsi que leurs familles, sur le Bedford.

Son sourire s’évanouit quand il regarda Conway :

— Comme vous l’avez fait observer ce matin, le drapeau espagnol n’a plus d’autorité ici, dorénavant.

Bolitho le regarda sortir à grands pas. Il avait senti une tension dès son arrivée. Cela n’avait pas dû être facile pour Conway : le tourment du manque de nouvelles, l’attente des troupes et des fournitures. Mais il avait eu tort de se mettre Puigserver à dos. Si les choses tournaient mal, Conway aurait besoin de tous les appuis possibles, même en Espagne.

Jardine s’excusa vaguement :

— Je ferais mieux de prendre congé ; il me faut installer mes cipayes dans leurs baraquements et remplacer les fusiliers marins pour les rondes de garde et les postes de sentinelles.

Pas un mot de remerciement ni d’admiration pour ce que le capitaine Bellairs et ses fusiliers marins avaient réalisé en si peu de temps. Bolitho jeta un nouveau coup d’œil par la fenêtre. Les taillis envahissants avaient été rasés, les cadavres enterrés. Les locaux utilisés comme hôpital avaient été nettoyés et peints, et Whitmarsh ne tarissait pas d’éloges à leur égard.

— Je vous reverrai ici, major, dit Conway en hochant la tête, après le coucher du soleil.

Bolitho attendit que les deux soldats eussent quitté la pièce, puis ajouta :

— Je suis désolé pour mon éclat, commandant. Mais je ne supporte plus les individus de cette espèce.

— Peut-être, grogna Conway. Mais gardez votre langue à l’avenir. J’en dirais de même si Jardine était à la tête d’une poignée d’éclopés en guenilles. J’ai besoin d’avoir tous mes hommes derrière moi.

Raymond se leva et bâilla :

— Maudite chaleur ! Je crois que je vais aller piquer un petit somme avant le déjeuner.

Il sortit à son tour, sans regarder Bolitho.

— Vous savez, fit doucement Conway, il n’a pas apprécié votre remarque à propos du port de l’uniforme.

Il eut un gloussement :

— En votre absence, sa femme n’a pas cessé de chanter les louanges des officiers de marine en général, et les vôtres en particulier.

Bolitho fronça les sourcils :

— J’ai l’impression d’être harcelé par des perturbateurs. Comment va-t-elle, commandant ?

Il n’arrivait pas à le regarder en face :

— Je ne l’ai pas revue depuis mon retour.

— Elle a secondé cet ivrogne de chirurgien auprès des malades et des blessés. Vous êtes surpris ? dit-il en haussant les sourcils. Par le ciel, Bolitho, vous avez beaucoup à apprendre sur les femmes !

Il opina vigoureusement du chef :

— Mais vous verrez, ça viendra.

Bolitho songea à son refus d’aider au soin des blessés à bord de l’Undine, après que Puigserver eut été récupéré plus mort que vif. Pour quel motif avait-elle agi ainsi ? Il soupira.

Peut-être Puigserver et Conway avaient-ils tous deux raison : il lui restait beaucoup à apprendre.

— Je vais retourner à mon bord, commandant, répondit-il. Ce n’est pas le travail qui manque.

— Oui, reprit Conway qui l’observait attentivement. Et souvenez-vous. Quand vous serez devant le commandant de l’Argus, gardez vos états d’âme pour vous. Servitude et grandeur militaire ! Vous vous conduiriez comme lui si vous en aviez reçu l’ordre. Si Le Chaumareys a encore son commandement, et s’il n’a pas été tué par l’un de vos canons, lui aussi sera heureux de vous rencontrer. Il est plus âgé que vous mais je crois que vous avez beaucoup de points communs.

Ses rides se creusèrent tandis qu’il ajoutait sèchement :

— Une tendance à être irrévérencieux vis-à-vis de vos supérieurs, pour n’en citer qu’un seul !

Bolitho ramassa son chapeau. Avec Conway, on n’était sûr de rien : à tout moment, la main de fer pouvait se révéler sous le gant de velours.

— Veuillez descendre à terre ce soir, ajouta Conway, et dîner avec le reste de…

Il eut un geste circulaire embrassant toute la pièce.

— … nous autres naufragés.

Bolitho se considéra comme congédié et sortit de la pièce.

Au delà des palissades, la jungle était aussi épaisse et menaçante que jamais ; pourtant, l’endroit avait désormais quelque chose de familier, de durable.

Il trouva Allday en train de se prélasser à l’ombre sous l’entrée principale. Il regardait quelques femmes indigènes occupées à leur lessive dans un grand lavoir en bois. Elles étaient de petite taille et de teint olivâtre, mais bien qu’habillées de façon décente, elles révélaient une souplesse charmante à laquelle Allday était manifestement sensible.

Il se redressa et dit :

— Vous avez fini, commandant ?

Il suivit le regard de Bolitho et opina du chef :

— Jolis petits brins de filles. Il va nous falloir surveiller nos gens, commandant.

— Seulement nos gens ?

— Eh bien, je… balbutia Allday avec un sourire niais.

À cet instant, Bolitho vit le chirurgien sortir de l’hôpital de fortune en s’essuyant les mains à un chiffon. Il plissait les yeux sous la lumière oblique du soleil.

Il aperçut Bolitho et lui adressa un signe de la tête :

— Deux des gars blessés au cours de votre bataille peuvent reprendre leur travail, commandant. Deux sont morts, comme vous savez, mais les autres ont de bonnes chances de s’en sortir.

Il détourna le regard :

— Jusqu’à la prochaine fois.

Bolitho réfléchit. L’Argus lui avait tué douze hommes. Compte tenu de la férocité de la bataille, il avait eu de la chance de ne pas en perdre davantage ; mais c’était quand même trop. Il soupira. Peut-être Herrick s’était-il assuré de quelques autres « volontaires » de plus sur les autres navires.

— A propos, ajouta Whitmarsh, votre patron d’embarcation a fait du bon travail. Le garçon aurait normalement dû y rester.

Il regarda Allday :

— Quel gâchis ! Tu devrais faire quelque chose de ta vie.

— Je suis heureux, intervint doucement Bolitho, que vous l’ayez remercié pour ses efforts auprès de M. Keen. Mais je suis certain qu’il décidera lui-même de son avenir.

Allday aurait pu être sourd comme une marmite, à voir ses réactions à leurs commentaires.

— Bon, enfin, commandant, ajouta Whitmarsh, j’ai un peu nettoyé ici. La plupart guériront, même si quelques-uns seront morts avant d’être rentrés en Espagne. La plupart de maladie, bien sûr.

— Bien sûr ?

Whitmarsh le regarda droit dans les yeux :

— Enfer et damnation ! C’est ce qu’ils ont refilé à ces pauvres ignorants de sauvages, d’ailleurs ! Si un seul de ces marins vient me voir avec cette maudite vérole, je lui ferai regretter d’avoir jamais touché une femme de sa vie !

— Mais ce sont aussi nos marins, monsieur Whitmarsh.

Bolitho lui lança un regard inquisiteur. En dépit de son attitude, habituelle chaque fois que l’on parlait des affaires de la Marine, il avait l’air d’aller mieux. Peut-être ne trouvait-il guère à boire ici ? De toute façon, il n’avait plus rien de commun avec l’épave chancelante qui avait embarqué en Angleterre.

— Alors, vous voilà, commandant !

Il se retourna. Elle le regardait de l’entrée. Presque entièrement couverte par une blouse blanche, elle portait le même chapeau que celui acheté à Santa Cruz. Le rebord du chapeau portait ombre sur ses yeux, mais la chaleur de son sourire était indéniable.

— Je vous suis reconnaissant, répondit-il, pour tout ce que vous avez fait, Madame.

— C’est elle, approuva Whitmarsh, qui a pris les choses en main ici. Elle a organisé tout l’hôpital de A à Z.

Son admiration était sincère. Elle sourit à Allday, puis passa la main sous le bras de Bolitho.

 

— Je vais marcher avec vous jusqu’à la plage, si vous m’y autorisez. C’est si bon de vous voir de retour.

Bolitho sentait que Whitmarsh et Allday les regardaient.

— Vous avez, dit-il, très bonne mine.

Il sentit sa main le serrer légèrement :

— Dites Viola.

— Viola, obéit-il avec un sourire.

— Voilà qui est mieux.

Quand elle reprit la parole, sa voix était changée :

— Quand j’ai vu votre navire jeter l’ancre, j’étais à moitié folle d’angoisse. Je voulais que James m’accompagne tout de suite avec un canot. Il a refusé. Il a bien fait. Puis je vous ai vu à la lorgnette. C’est comme si j’avais été auprès de vous. Et aujourd’hui, j’ai passé un petit moment avec Valentine.

— Valentine ? Qui est-ce ? demanda Bolitho en regardant son profil.

— Évidemment, dit-elle en éclatant de rire, vous ne vous souviendrez jamais d’un détail aussi insignifiant qu’un prénom. Eh bien, je parle de M. Keen.

Son humeur changea de nouveau :

— Pauvre garçon ! Il a l’air si durement touché, et pourtant il n’a de mots que pour vous.

Sa douce main se fit dure comme une serre :

— Je serais presque jalouse !

Plus loin, Bolitho aperçut la gigue échouée sur le sable, et les petits rouleaux paresseux qui s’étalaient sur la plage. L’équipage du canot bavardait bruyamment avec quelques marins du brick : sans contredit, ils décrivaient ce qu’ils considéraient encore comme leur victoire sur l’Argus et les goélettes.

Il ne put retenir un sourire, en dépit de son amertume et de ses déceptions passées. Peut-être avaient-ils raison. Le simple fait de survivre à un tel engagement équivalait à une victoire.

Elle le regarda en prenant un peu de recul comme si elle eût été à la recherche de quelque chose :

— Vous souriez, commandant ? De moi ? De mon impudence, sans doute ?

Il tendit le bras pour lui prendre la main :

— A Dieu ne plaise ! Jamais de la vie !

Elle rejeta sa tête en arrière.

— Je préfère ça, commandant.

Il entendit le pas d’Allday dans le sable, et le silence qui retomba soudain autour de la gigue :

— Mon prénom est Richard, dit-il gravement.

En les entendant rire tous les deux aux éclats, Allday se sentit soudain inquiet. Il retrouvait là un danger familier, qu’il connaissait mieux que son commandant.

Il ôta son chapeau tandis que Bolitho descendait la plage vers la gigue ; ce fut pour l’entendre dire :

— Je redescendrai à terre plus tard, Madame.

Elle retenait d’une main le bord de son chapeau pour garder ses yeux à l’ombre :

— Nous nous reverrons alors, commandant.

Mais Allday avait eu le temps d’apercevoir l’expression de son visage avant qu’il ne disparût sous l’ombre : il avait pu y lire, là encore, quelque chose de bien connu. Il jeta un rapide coup d’œil à la tour qui dominait le fort et prit une profonde inspiration : un grain menace, décida-t-il, il approche. Bolitho le regardait :

— Ça va ?

Le visage d’Allday était de marbre :

— On dirait, commandant.

 

Trois jours après son retour à Teluk Pendang, l’Undine, frégate de Sa Majesté, leva l’ancre à nouveau et prit la mer. En fin d’après-midi, elle cinglait au grand large, sur les étendues étincelantes de la mer de Java, sans même un cormoran pour l’accompagner.

Assistant à son départ, un observateur peu attentif n’aurait probablement pas remarqué la moindre trace du feu des canons de l’Argus, mais Bolitho, en montant sur le pont, les remarquait bel et bien : les haubans et les étais coupés par les charges de mitraille brillaient à neuf, couverts d’une couche fraîche de coaltar ; les bordés de pont, remplacés à la hâte, n’avaient pas la patine de ceux qui avaient été usés et briqués depuis le lancement de la frégate. Le voilier et ses assistants avaient eu plus de travail que tous les autres membres de l’équipage ; même encore, alors qu’il marchait lentement le long du pavois au vent, Bolitho voyait Jonas Tait accroupi avec quelques aides, son œil unique surveillant avec vigilance leur besogne tandis qu’ils posaient des pièces sur les voiles à grand renfort d’aiguilles et de paumelles.

Fowlar, premier maître de quart, toucha son front et signala :

— Sud-ouest-quart-sud, commandant.

Il fit un geste vers le gaillard :

— Il y a un peu de houle, et M. Soames est allé à l’avant vérifier l’amarrage des pièces.

Bolitho jeta un coup d’œil au compas, puis à l’établissement de chaque voile. Il avait déjà remarqué la violence du tangage, mais il était trop tôt pour en tirer des conclusions. Le baromètre était instable, phénomène habituel sous ces latitudes ; il avait choisi ses mots avec soin pour demander son avis à Mudge :

— On pourrait bien avoir droit à une tempête, commandant. On ne sait jamais dans ces eaux.

Il adressa un signe de tête à Fowlar et s’avança jusqu’à la rambarde de dunette, sentant le soleil qui s’attardait sur ses épaules et son visage. Le vent était favorable, malgré tout, mais avec quelque chose d’étouffant et même de déprimant.

Il vit Herrick s’entretenir avec Soames près des pièces de douze tribord. Le maître d’équipage était là, lui aussi, désignant les différentes réparations encore nécessaires ; par la grande écoutille, il entendait la musique aigrelette d’une gigue jouée par le violoneux du bord. C’était là le spectacle et les bruits habituels du navire. Il se tourna avec lassitude et commença à faire les cent pas du côté au vent de la dunette.

Du coin de l’œil, il vit Soames monter du pont de batterie, hésiter à s’approcher de lui, puis redescendre sur le pont par l’autre échelle. Au combat, Soames ressemblait à une tour inébranlable ; mais sa conversation était pesante et limitée. Et Bolitho avait besoin d’être seul pour réfléchir, pour peser les tenants et les aboutissants de l’action accomplie. Avec la terre loin dans le sillage, une fois abandonné à ses propres ressources, il voyait les choses plus clairement. À présent, tandis que son ombre oscillait et vacillait au-dessus des noirs canons de six livres, il en venait à conclure qu’il méritait le blâme plus que la louange.

Inévitable, ce qui s’était passé ? Lui ou elle auraient pu mettre un terme à toute l’affaire d’un mot, d’un geste. Il songeait à la façon dont elle l’avait regardé, assise de l’autre côté de la table tandis que tous les autres bavardaient et jacassaient tard dans la nuit. Le capitan Vega les avait régalés d’un chant si triste qu’il en avait eu les larmes aux yeux. Puigserver avait parlé de ses aventures en Amérique du Sud et aux Antilles avant la guerre. Raymond s’était méthodiquement enivré après une polémique stérile avec le major Jardine sur la possibilité d’une paix durable avec la France.

Conway était resté obstinément sobre ou bien il avait bu, et dans ce cas il était meilleur acteur que Bolitho ne l’avait imaginé.

Quand le moment décisif avait-il donc eu lieu ? Ils s’étaient retrouvés sur le rempart supérieur, elle à ses côtés, appuyée sur le bois grossier pour regarder les navires à l’ancre dans la baie. Un bien agréable spectacle, en vérité : de petites lumières se reflétaient dans l’eau agitée, on voyait les pâles éclaboussures soulevées par les avirons d’un canot de ronde qui croisait de façon monotone autour des navires dont il avait la charge.

Sans regarder le commandant, elle lui avait déclaré :

— Je souhaite que vous restiez à terre cette nuit. Pourrez-vous ?

Peut-être avait-ce été là le moment décisif ! Il s’était senti bien imprudent, téméraire même.

— J’enverrai un message à mon second.

Il se retourna pour regarder le pont. Herrick était toujours en discussion avec Shellabeer, et Bolitho se demanda si son second avait deviné quelque chose.

Il se souvenait de la chambre avec exactitude. Ce n’était qu’une simple cellule, moins meublée que la cabine d’un lieutenant à bord d’un vaisseau de ligne. Il s’était allongé sur le lit, les doigts croisés derrière la nuque, écoutant les battements rapides de son cœur et les bruits étranges qui se répercutaient à travers les cloisons. On entendait des cris dans la jungle, de temps à autre les sommations d’une patrouille interpellant les sergents de la garde. Le vent murmurait autour de la tour carrée. Ne manquaient que les réactions familières du pont et du gréement.

Puis il avait entendu des pas dans le couloir, un chuchotement rapide adressé à la servante avant qu’elle n’ouvrît la porte pour la refermer vivement derrière elle.

Il avait du mal à reconstituer avec précision la séquence des événements. Tout se bousculait dans sa mémoire. Il se rappelait l’avoir serrée étroitement dans ses bras ; il se rappelait la chaleur de sa bouche contre la sienne et le désir soudain, irrésistible, désespéré, qui les avait poussés à jeter toute précaution par-dessus les moulins.

La petite pièce n’était éclairée que par les rayons de la lune. Il ne l’avait vue qu’un instant : l’épaule et la cuisse nues, satinées comme de l’argent, elle montant sur le lit où elle le tirait de plus en plus vers le bas, jusqu’à la fin, quand ils s’étaient unis, comblés et suffoqués par la violence de leur désir.

Dormit-il ? Il ne s’en souvenait pas. Il l’avait tenue dans ses bras, ayant besoin d’elle ; ayant aussi conscience de la précarité de leur situation, ce qui le torturait.

Une fois au cours de cette nuit, vers l’aube, elle avait chuchoté à son oreille :

— Ne vous tourmentez pas. N’en faites pas une question d’honneur. C’est la vie.

Elle avait posé ses lèvres sur son épaule avant d’ajouter doucement :

— Comme vous sentez bon ! Une odeur de bateau, de sel et de goudron.

Elle avait eu un petit rire silencieux :

— Moi aussi, je vais prendre cette odeur.

Puis on frappa nerveusement à la porte ; elle se précipita pour enfiler sa robe tandis que sa fidèle servante l’avertissait de l’arrivée d’un nouveau jour, pour Bolitho, un jour différent de tous les autres. Jamais il n’avait éprouvé pareille sensation. Il était vivant, mais agité, repu mais encore affamé.

Il entendit des pas sur le pont et vit Herrick en train de le regarder :

— Oui, monsieur Herrick ?

— Le vent fraîchit à nouveau, commandant. Dois-je faire monter l’équipage pour prendre un ris dans les huniers ?

Il jeta un coup d’œil sur le bateau :

— D’après ce que j’entends, le gréement commence à souffrir.

— Laissons-lui la bride sur le cou encore un peu. Jusqu’aux huit coups de cloche, si possible ; alors, nous changerons d’amures et ferons de l’ouest. Inutile de fatiguer les hommes quand une seule opération suffira.

Il s’appuya en arrière, les mains sur les hanches, pour regarder, en tête de grand mât de perroquet, le long guidon qui ondulait au vent :

— Il a encore beaucoup de puissance à donner.

— A vos ordres, commandant.

Herrick avait l’air fatigué.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Bolitho marcha jusqu’au pavois au vent, hors de portée d’oreille de Soames et de deux matelots qui épissaient des drisses.

— Vous le savez bien, commandant, dit doucement Herrick. Je vous ai déjà dit… Ce qui est fait est fait.

Bolitho le regarda gravement :

— Alors, n’en parlons plus.

— Fort bien, commandant, soupira Herrick.

Il regarda les timoniers :

— Je suis désolé de n’avoir pu embarquer que quatre nouvelles recrues. Ni le Bedford ni la Rosalind ne souhaitaient se séparer d’autres matelots. Et à les voir, ceux que j’ai obtenus sont de fortes têtes.

Il sourit lentement :

— Mais M. Shellabeer m’a garanti qu’ils allaient s’amender avant l’aube.

L’aspirant Armitage escalada rapidement l’échelle et toucha son chapeau. Il s’adressa à Herrick en bégayant :

— Les respects de M. Tapril, Monsieur, et pourriez-vous le rejoindre dans la sainte-barbe ?

— Est-ce tout ? demanda Herrick.

Le jeune homme semblait mal à l’aise :

— Il a dit que vous lui avez promis, monsieur.

— C’est exact, monsieur Armitage.

Tandis que l’aspirant les quittait en hâte, Herrick précisa :

— J’allais organiser une inspection des barils de poudre, pour les marquer de nouveau. Inutile de perdre de la bonne poudre. Écoutez, commandant, continua-t-il en baissant le ton, ne voyez-vous pas quelle folie vous êtes en train de commettre ? Je ne saurais dire quels torts cela peut causer à votre carrière.

Bolitho se tourna vers lui et fut frappé de lire un tel souci sur le visage de Herrick :

— C’est à votre dame Chance que je me fie, Thomas ! répondit-il.

Il se dirigea vers la descente de sa cabine, ajoutant à l’intention de Soames :

— Appelez-moi s’il y a un changement.

Soames le regarda descendre, puis s’éloigna vers le compas à l’arrière.

Fowlar l’observait avec inquiétude. Une fois de retour en Angleterre, il aurait, lui aussi, ses chances d’obtenir son brevet de lieutenant : le commandant le lui avait dit, et cela lui suffisait. Mais une fois qu’il aurait mis le pied sur le premier barreau de l’échelle, le plus important, il espérait bien avoir plus de chance que ne semblait en avoir le lieutenant Soames.

— Monsieur Fowlar, grinça Soames, vos timoniers s’écartent de la route d’un quart ou davantage ! Ce n’est pas cela que j’attends de vous, mille tonnerres !

Fowlar le regarda se retirer et sourit par-devers lui. La barre était parfaitement tenue, et Soames le savait : cela faisait partie du jeu.

— Surveille ton cap, Mallard ! lança-t-il.

Mallard fit passer sa chique de tabac sous l’autre joue et approuva de la tête :

— Oui, monsieur Fowlar, à vos ordres.

Le quart se poursuivit.

 

Avant la fin du petit quart suivant, le vent avait encore forci ; il devenait évident qu’il était nécessaire de prendre un ris dans les huniers.

Bolitho s’accrocha au bastingage et se tourna vers l’avant du navire pour observer les officiers mariniers ; ils recomptaient les hommes qui se préparaient à monter dans les hauts ; Shellabeer et son équipe étaient déjà en train de renforcer les amarrages qui saisissaient les embarcations sur leurs chantiers.

— Un second ris dans moins d’une heure, commandant, hurla Herrick pour dominer le bruit du vent, si vous voulez m’en croire !

Bolitho se tourna vers l’arrière et reçut quelques embruns qui bondissaient par-dessus la hanche au vent. Le vent avait adonné rapidement et soufflait à présent avec vigueur du sud-est, ce qui rendait les mouvements du navire à la fois violents et peu confortables.

— Nous ferons de l’ouest dès que ce ris sera pris, répondit-il. Bâbord amures, il tiendra mieux sa route.

Il regarda la longue houle escarpée, dont chaque lame pressait les suivantes comme autant de collines de verre. Si le vent fraîchissait encore, ces crêtes arrondies ne tarderaient pas à déferler.

Bolitho entendit Mudge crier :

— Pour sûr qu’on va avoir droit à une tempête, commandant !

Il s’accrochait à son chapeau difforme, les yeux mouillés à cause du vent :

— Le baromètre danse comme un petit pois dans un tambour !

— Ils sont tous prêts, commandant ! cria Davy.

— Fort bien, qu’ils montent.

Herrick leva les mains :

— Empêchez-les de faire la course, et défense aux quartiers-maîtres d’utiliser leur garcette. Un homme qu’un faux pas enverrait à la mer n’aurait pas la moindre chance d’être repêché.

Bolitho approuva. Herrick avait bonne mémoire pour ce genre de choses.

— J’espère, dit-il, que ce ne sera pas trop long. Si nous sommes paralysés par le mauvais temps, aucun doute que les autres dispositions de l’amiral Conway s’en ressentiront.

Il regarda dans les hauts, des cris et jurons étouffés ponctuaient la lutte des gabiers pour maîtriser la violence de la toile rebelle. Perchés loin au-dessus du pont, sur un gréement soumis à un violent roulis, ils se battaient à coups de poing, et à coups de coude : le simple spectacle de leurs efforts donnait la nausée à Bolitho.

Il leur fallut presque une heure pour venir à bout des voiles à la satisfaction de Herrick ; alors ce fut le moment de prendre un autre ris. L’écume et les embruns fouettaient le bord au vent ; on eût dit que toutes les manœuvres, tous les espars grinçaient, apportant leur contribution à un chœur de protestations.

— Laissez porter un autre quart, monsieur Herrick ! hurla Bolitho. Nous allons faire route à l’ouest-quart-sud !

Herrick approuva, son visage ruisselait d’embruns :

— Les gardes de l’arrière aux bras d’artimon ! hurla-t-il en brandissant furieusement son porte-voix. Et restez groupés, bon Dieu !

Un fusilier marin glissa, fauchant plusieurs de ses camarades qui s’amoncelèrent en un gros tas écarlate.

Bolitho fit un signe en direction du travers, montrant les premières crêtes blanches décapitées par le vent :

— Il tient mieux sa route, monsieur Herrick !

Il se détendit en voyant les matelots expérimentés se ruer vers l’arrière à la rescousse des fusiliers marins et matelots moins compétents qui s’échinaient aux bras d’artimon.

— Et pas de blessé, dirait-on !

L’Undine avait abattu en grand ; ses haubans et enfléchures brillaient, tout noirs sur la houle écumante. Avec ses vergues brasseyées à la perfection, elle taillait de la route sous focs et huniers dans les meilleures conditions.

Davy monta tout essoufflé sur la dunette, sa chemise ruisselante était à tordre :

— Tout est assuré, commandant !

Il vacilla en arrière, pivota et s’appuya contre les bastingages, ajoutant d’un ton sauvage :

— Par le ciel, j’avais oublié ce que c’est qu’une vraie tempête !

— Libérez les hommes qui ne sont pas de quart, répondit Bolitho en souriant. Mais dites au bosco de procéder à des inspections régulières. Nous ne pouvons nous permettre de perdre un matériel précieux faute d’un bon amarrage. Descendez avec moi, ajouta-t-il à l’adresse de Herrick.

En dépit du fracas de la mer et des grincements des membrures, la cabine était chaude et accueillante. Bolitho remarqua que les embruns zébraient en diagonale les fenêtres d’étambot, et entendit les grincements et craquements du gouvernail : les timoniers avaient amené la frégate à son nouveau cap.

Noddall trottinait dans la cabine ; il alla chercher des coupes pour les deux officiers, sa silhouette chétive formant un angle spectaculaire avec le pont.

Herrick se cala dans un coin de la banquette et interrogea Bolitho du regard :

— Si nous devons mettre en fuite, est-ce que cela changera beaucoup de choses, commandant ?

Bolitho songea à ses ordres écrits, aux instructions de Conway, brèves mais lucides :

— Cela se pourrait bien.

Quand tous deux eurent leur coupe en main, il ajouta :

— A notre mission, Thomas !

— De tout cœur avec vous, commandant ! gloussa Herrick.

Bolitho, en s’asseyant à son bureau, remarqua l’importance de la gîte tandis que le bateau glissait dans un nouveau creux.

Il ne regrettait pas d’avoir insisté pour que Keen fût laissé à Pendang Bay avec quelques autres blessés. Avec ce genre de danse, les blessures les mieux cousues pouvaient se rouvrir.

 

— L’amiral Conway, dit-il, avait l’intention de faire prendre la mer au Bedford dès que nous serions en route pour les îles Benua. Je crois qu’il est pressé de se débarrasser des troupes espagnoles et de leurs familles.

Herrick le regarda :

— Il prend des risques, n’est-ce pas, commandant ? l’Argus est toujours en opérations.

Bolitho secoua la tête :

— Je ne pense pas. Je suis certain que le Français ou Muljadi ont des espions qui surveillent le comptoir de Conway. Ils nous ont vus lever l’ancre. L’Argus sait que nous arrivons.

Herrick s’assombrit :

— A votre avis, ils sont si malins que ça ?

— Faisons comme s’ils l’étaient. Selon moi, Conway a raison. Il vaut mieux renvoyer le Bedford à Madras avant que les choses n’empirent, avec ses passagers et ses dépêches.

— Si nous avons une vraie tempête, tout va s’arrêter, dit Herrick un peu ragaillardi. Les Grenouilles [5] n’aiment pas le mauvais temps.

La confiance de Herrick fit sourire Bolitho :

— Ce n’est pas un Français comme les autres. Il navigue dans ces eaux depuis longtemps, je crois. Pas du tout le genre de plaisantin qui pointait le museau hors de Brest ou de Lorient, pour détaler dès qu’il apercevait un navire anglais. Il m’intéresse, ce Le Chaumareys, dit-il en se frottant le menton. J’aimerais bien en savoir plus sur lui, plus que ses exploits au cours des batailles.

Herrick approuva :

— On dirait qu’il en sait beaucoup sur votre compte, commandant.

— Beaucoup trop.

Une grosse lame aborda le navire par la hanche, soulevant l’étambot et faisant piquer l’étrave à un angle vertigineux avant de le laisser doucement glisser dans le creux suivant. Derrière la porte fermée, ils entendirent le fusilier marin en sentinelle glisser et tomber ; il lâcha son mousquet qui résonna sur le pont, puis tant bien que mal, il se releva en jurant.

— Quand nous serons avec le commandant de l’Argus, dit lentement Bolitho, il faudra ouvrir l’œil. S’il accepte de parlementer, alors nous y gagnerons des informations. Sinon, il faudra se battre.

— Je préfère me battre, commandant, dit Herrick en fronçant les sourcils. Pour moi, c’est la seule façon de traiter avec un Français.

Bolitho revit soudain la pièce de l’Amirauté où l’amiral Winslade, avec son calme olympien, avait brièvement esquissé la mission de l’Undine ; c’était il y a quatre mois ; on était en paix, et pourtant des navires sombraient, des hommes mouraient, d’autres étaient estropiés pour la vie.

Mais ici, le majestueux pouvoir de l’Amirauté, l’entregent et l’expérience des hommes politiques ne servaient à rien. Il n’avait à sa disposition qu’une frégate solitaire ballottée au gré des vents, avec des ressources minimes et nul conseil sagace même en cas de nécessité.

Herrick prit le silence de Bolitho pour un signal. Il replaça sa coupe contre les violons de la table et se leva avec précaution :

— Il est temps que j’aille faire ma ronde, commandant.

Il dressa la tête à l’écoute des gargouillis de l’eau qui jaillissait par les dalots de dunette.

 

— J’ai le deuxième quart, je vais peut-être faire un petit somme avant de sortir dans la brise.

Bolitho tira sa montre et sentit que Herrick le regardait :

— Je vais me coucher maintenant. Quelque chose me dit que nous ne serons pas de trop dans un moment.

De fait, il eut l’impression que sa tête venait à peine de toucher l’oreiller quand quelqu’un se cramponna à sa couchette et lui tapota l’épaule. C’était Allday, dont l’ombre montait et descendait comme un spectre noir sous les violents balancements de la lampe suspendue aux barrots :

— Désolé de vous réveiller, commandant, mais ça va de plus en plus mal là-haut.

Il observa une pause pour permettre à Bolitho de s’ébrouer :

— M. Herrick m’a demandé de vous appeler.

Bolitho dégringola de sa couchette et se rendit compte tout de suite que les mouvements du navire étaient moins réguliers. Il enfila son haut-de-chausses et ses souliers, puis étendit les bras pour endosser un manteau de lourde toile :

— Quelle heure est-il ?

Bolitho dut hausser la voix, car une vague s’écrasait contre la coque et déferlait rageusement sur le pont supérieur :

— On va bientôt appeler le quart du matin, commandant !

— Dites à M. Herrick de l’appeler tout de suite !

Il s’agrippa à son bras et ils traversèrent tous les deux la cabine en diagonale comme deux marins ivres :

— Tout le monde sur le pont, tout de suite ! Je vais à la chambre à cartes.

Il y trouva Mudge, dont la lourde silhouette semblait échouée sur la table ; il était en train de consulter la carte, blasphémant à mi-voix sous le voltigement de la lampe.

— Comment ça va ? demanda sèchement Bolitho.

Il leva des yeux injectés de sang dans la pénombre :

— Mal, commandant. Si on ne met pas à la cape un moment, on va se faire arracher toutes les voiles.

Bolitho jeta un coup d’œil à la carte : il y avait de l’eau à courir, c’était sa seule consolation.

Il se hâta en direction de l’échelle de dunette et manqua de tomber quand le navire soulagea vivement en pivotant, comme sous l’effet de deux poussées indépendantes. Il parvint à s’avancer jusqu’à la roue : quatre timoniers, solidement amarrés pour éviter d’être surpris par une vague, s’arc-boutaient aux poignées ; leurs yeux brillaient à la lumière vacillante du compas.

— J’ai appelé tous les hommes sur le pont, commandant ! hurla Herrick. Et j’en ai mis davantage aux pompes !

Bolitho regarda un instant la rose des vents qui tressautait :

— Fort bien. Nous allons mettre à la cape sous hunier au bas ris. Dites à Davy d’envoyer tout de suite les meilleurs gabiers dans les hauts.

Il se retourna : on eût dit qu’un coup de canon venait de tonner plus fort que le vent et la mer ; le perroquet de fougue avait éclaté, il était déchiqueté en lanières qui claquaient, toutes blanches devant les lourds nuages courant bas sur l’horizon.

Il entendait le sinistre cliquetis des pompes et les cris rauques des hommes qui gagnaient leurs postes à l’aveuglette, s’abritant sous les passavants tandis que l’eau écumante déferlait entre eux.

Fowlar cria :

— Le voilier vient de finir la réparation de la barrée, commandant !

En dépit du chaos, il souriait de toutes ses dents :

— Il ne va pas être content !

Bolitho surveillait les silhouettes noires des gabiers qui se hissaient dans les enfléchures vibrantes. De temps en temps, le vent les aplatissait contre les haubans, les forçant à l’immobilité. Puis ils reprenaient leur escalade vers les vergues de huniers. Mudge hurla :

— L’embarcation saisie sur la plage arrière vient d’être arrachée, commandant !

Personne ne lui prêta attention et Herrick recracha quelques embruns avant de proférer :

— Voilà le petit hunier serré, commandant ! Ces garçons ont fait du bon travail.

Quelque chose tomba du gréement avant de s’écraser sur le pont de batterie avec un choc sourd :

— Un homme est tombé ! cria Herrick. Emmenez-le chez le chirurgien !

Bolitho se mordit les lèvres. Il était peu probable que le matelot survivrait à une telle chute.

Luttant pied à pied, l’Undine commença à venir dans le vent ; sa coque était balayée par les déferlantes de la dunette jusqu’à la guibre ; le pont gîtait fortement sous l’assaut des vagues qui brisaient dessus, et les hommes s’agrippaient comme ils pouvaient aux pièces d’artillerie et aux batayoles.

— Il va étaler maintenant, commandant ! beugla Mudge d’une voix rauque.

Bolitho approuva machinalement ; son esprit chancelait sous l’assaut véhément de la tempête.

— Nous établirons la brigantine si le hunier est arraché. Dites au bosco de garder ses hommes sous la main, il n’y aura pas de temps pour les regrets si le hunier s’en va.

Il sentit qu’on lui passait une amarre autour de la ceinture. Allday grimaça un sourire :

— Vous veillez sur nous, commandant. Voilà pour veiller sur vous.

Bolitho acquiesça. Le vent lui coupait le souffle. Puis, cramponné au bastingage ruisselant, il balaya du regard son bateau ; les gouttes de pluie et les embruns lui piquaient le visage comme autant d’aiguilles. Était-ce un navire chanceux ? Qui sait s’il n’avait pas parlé trop vite ? Il est dangereux de tenter le sort.

— Ça se calmera peut-être avec la nuit, commandant, haleta Herrick.

Mais quand l’aube survint, et que Bolitho vit les nuages de cuivre se refléter à l’infini sur les crêtes déchiquetées, il sut que la tempête serait longue à s’apaiser.

Bien haut au-dessus des ponts, plantes grimpantes sans vie, des cordages rompus flottaient à l’horizontale. Le hunier solitaire au bas ris était si pansu qu’il pouvait subir à tout instant le destin de l’autre.

Bolitho regarda Herrick et vit qu’il avait deux méchantes meurtrissures sur le cou et les mains, là où le sel soufflé par la tempête avait attaqué. Les autres silhouettes ramassées non loin de lui n’avaient pas l’air en meilleur état. Il songea à l’autre frégate, probablement ancrée en sécurité dans un mouillage protégé, et sentit une bouffée de colère monter en lui :

— Envoyez quelques gabiers dans les hauts, monsieur Herrick ! Il y a du travail là-haut !

Herrick, accroché au bastingage, progressait déjà vers la rambarde.

Bolitho s’essuya le visage et la bouche d’un revers de manche. Si jamais il arrivait à étaler ce coup de vent-là, songea-t-il, alors il pourrait affronter n’importe quoi.

 

Capitaine de sa Majesté
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