12

 

 

 

À l’aube, Reith alla se poster à l’orée des marais. C’était là que, quelques mois auparavant, ses amis et lui s’étaient aperçus qu’Aïla Woudiver faisait des signaux aux Gzhindra. Le Terrien s’était muni d’un miroir. Quand 4269 de La Carène se leva à l’horizon, il l’agita pour projeter des reflets sur la lagune. Une heure s’écoula. Reith continuait méthodiquement ses appels lumineux. Mais c’était apparemment en vain. Et, soudain, deux silhouettes surgirent – du néant, eût-on dit. Elles s’immobilisèrent à quelques centaines de mètres de lui. Il darda les reflets du soleil sur elles et, comme fascinées, les deux formes sombres s’approchèrent à pas lents. Il se porta à leur rencontre. Finalement, tout le monde s’immobilisa.

Les Gzhindra étaient à quinze mètres de lui. Leurs visages étaient dans l’ombre de leurs capuchons – des visages pâles, évoquant un peu des museaux de renard avec leur nez effilé et leurs yeux noirs qui étincelaient. Ils s’approchèrent encore.

— Tu es Adam Reith, fit l’un d’une voix placide.

— Je suis Adam Reith.

— Pourquoi nous as-tu fait signe ?

— Hier, vous avez enlevé ma compagne.

Les Gzhindra ne firent pas de commentaires et le Terrien insista :

— C’est vrai ou faux ?

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— C’était une mission dont nous étions chargés.

— Qu’avez-vous fait d’elle ?

— Nous l’avons conduite à l’endroit qui nous avait été indiqué.

— Où se trouve cet endroit ?

— Là-bas.

— Vous avez également ordre de vous emparer de moi ?

— Oui.

— Très bien. Passez devant. Je vous suis.

Les deux Gzhindra se consultèrent à mi-voix.

— Ce n’est pas possible, déclara l’un d’eux après le conciliabule. Nous ne voulons pas marcher en tête.

— Pour une fois, il faudra vous faire une raison. Après tout, vous exécuterez ainsi la mission dont vous avez été chargés.

— À condition que tout se passe bien. Supposons que tu décides de nous tirer dans le dos ?

— Si mon intention avait été de vous carboniser, ce serait déjà fait. Pour le moment, tout ce que je demande, c’est de retrouver ma compagne et de la ramener à la surface.

Les Gzhindra l’étudièrent avec une curiosité impersonnelle.

— Pourquoi ne veux-tu pas nous précéder ?

— Je ne connais pas le chemin.

— Nous te l’indiquerons.

— Passez devant, répliqua Reith d’une voix si tranchante qu’elle se brisa. C’est plus facile que de me transporter dans un sac.

Il y eut de nouveaux palabres. Les Gzhindra parlaient du coin des lèvres sans quitter Reith des yeux. Finalement, ils pivotèrent sur leurs talons et s’enfoncèrent à pas lents à travers les marais salants.

Le Terrien resta à une quinzaine de mètres derrière eux. Le sentier était presque invisible et, parfois, il disparaissait complètement. Le trio parcourut ainsi un mile, deux miles. Derrière eux, l’entrepôt n’était plus qu’un petit rectangle noir et Sivishe une masse grise et informe à l’horizon.

À un moment donné, les Gzhindra s’arrêtèrent et se tournèrent vers Reith, qui crut déceler une fugitive lueur d’amusement dans leurs yeux.

— Approche-toi, fit l’un des deux. Il faut que tu sois avec nous.

Le Terrien sortit le pistolet à énergie dont il avait récemment fait l’acquisition.

— C’est une simple précaution, laissa-t-il tomber. Je n’ai envie ni d’être assassiné ni d’être drogué. Je veux arriver sain et sauf aux Abris.

— Tu n’as aucune crainte à avoir, s’écrièrent les Gzhindra en chœur. Nous t’y conduirons vivant. Range cette arme. Elle est sans objet.

Mais Reith la garda au poing en s’approchant.

— Plus près ! Plus près ! lui ordonnèrent-ils. Il faut que tu viennes jusqu’à la plaque de sol noir.

Reith obéit. La plate-forme s’enfonça. Les Gzhindra ne bougeaient pas. Il était si près d’eux qu’il distinguait les sillons minuscules qui creusaient la peau de leurs visages. Si son pistolet les effrayait, ils n’en laissaient rien paraître.

L’ascenseur camouflé descendit de six mètres. Les Gzhindra s’engagèrent dans un boyau cimenté.

— Vite ! firent-ils en se retournant.

Et ils se mirent à trotter, leurs houppelandes flottant de part et d’autre de leurs corps. Reith leur emboîta le pas. Le tunnel descendait en pente douce et l’on pouvait courir sans effort. Le sol finit par devenir horizontal et, soudain, ils parvinrent au bord d’un canal. Les Gzhindra firent signe à Reith de prendre place dans une barque où ils s’installèrent eux-mêmes. L’embarcation se dirigea automatiquement vers le milieu du chenal.

Ils naviguèrent ainsi pendant une demi-heure. Reith, la mine sombre, gardait les yeux fixés droit devant lui. Les Gzhindra étaient raides et silencieux comme deux noires statues.

Le canal se ramifia à un autre, plus large, et l’esquif aborda un quai. Reith mit pied à terre, faisant mine d’ignorer l’amusement visible des Gzhindra qui le suivaient. Ses gardes du corps lui ordonnèrent de s’arrêter et, bientôt, un Pnumekin émergea des ombres. Les Gzhindra dirent quelques mots qu’il feignit de ne pas entendre, puis remontèrent dans la barque, qui s’éloigna. Reith était seul sur le quai avec le Pnumekin.

— Viens, Adam Reith, dit ce dernier. Nous t’attendions.

— Où est la jeune femme que l’on a conduite ici, hier ?

— Viens.

— Où cela ?

— Les zuzhma kastchaï t’attendent.

Un frisson parcourut l’échine du Terrien. Il avait la chair de poule comme si un courant d’air glacé lui caressait le dos. Des doutes furtifs qu’il s’efforçait de repousser envahissaient ses pensées. Il avait pris toutes les précautions possibles. Restait maintenant à vérifier leur efficacité.

— Viens, répéta le Pnumekin.

Ils suivirent un couloir plein de méandres aux murs revêtus de feuilles de silex noir et poli, escortés de reflets et d’ombres mouvantes. Au bout d’un certain temps, Reith commença à avoir le vertige. Le passage aboutissait à une salle garnie de sombres miroirs. Reith continuait d’avancer dans un état second. Le Pnumekin le conduisit jusqu’au pilier central dans lequel s’ouvrait une porte coulissante.

— Maintenant, continue seul. Jusqu’à la Perpétuation.

Reith jeta un coup d’œil à l’intérieur du kiosque. Il y avait une petite cellule dont les parois étaient tapissées d’une substance qui ressemblait à une toison argentée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Entre.

— Où est la jeune femme qui vous a été livrée hier ?

— Entre.

— Je veux parler aux Pnume ! s’écria le Terrien d’une voix où la colère se mêlait à l’appréhension. C’est important.

— Entre dans l’habitacle. Quand le portail s’ouvrira, suis la trace. Suis-la jusqu’à la Perpétuation.

Ivre de rage, Reith fusilla le Pnumekin du regard.

Le visage de la créature avait l’indifférence d’une gueule de poisson. L’envie que le Terrien avait de tempêter, de menacer, s’évanouit. Mourut. Perdre du temps risquait d’avoir des conséquences catastrophiques dont l’idée seule lui donnait la nausée. Il entra dans la cellule.

La porte se referma et Reith éprouva une impression de chute, rapide mais régulière. Au bout d’une minute, la descente s’interrompit et un portail béa. De l’autre côté régnait une obscurité moirée où Reith s’enfonça. Devant ses pieds, un pointillé phosphorescent plongeait dans les ténèbres. Il regarda dans toutes les directions, tendit l’oreille. Rien. Pas un son, pas la moindre trace d’une présence vivante. Écrasé par un sentiment de fatalité, il se mit en marche, suivant le pointillé lumineux.

L’itinéraire serpentait. Reith ne le quittait pas d’un pouce, redoutant ce qui pouvait se tapir de part et d’autre du chemin. À un moment donné, il crut percevoir une sorte de mugissement assourdi comme si une colonne d’air montait d’abîmes insondables.

L’obscurité pâlit presque imperceptiblement pour céder la place à une clarté provenant d’une source invisible. D’un seul coup, il se trouva au bord d’un gouffre au fond duquel il distinguait un paysage estompé, des objets aux contours vaguement dorés ou argentés. Il y avait un escalier taillé dans la pierre. Il le descendit.

Quand il atteignit le fond du cirque, il s’immobilisa, pris d’une terreur incœrcible. Il était face à face avec un Pnume.

Au prix d’un violent effort de volonté, il dit alors en s’efforçant de parler avec assurance :

— Je suis Adam Reith. Je suis venu chercher ma compagne que vous avez enlevée hier. Fais-la venir immédiatement.

Un murmure rauque s’éleva dans la pénombre.

— Tu es Adam Reith ?

— Oui. Où est la femme ?

— Tu es originaire de la Terre ?

— Où est la femme ?

— Pourquoi es-tu venu sur l’antique Tschaï ?

— Réponds à ma question ! gronda Reith avec l’accent du désespoir.

La sombre silhouette s’éloigna sans bruit. Indécis, le Terrien se demanda s’il fallait ou non qu’il la suive. Les miroitements d’or et d’argent lui paraissaient soudain plus brillants. Mais peut-être était-ce une question de perspective. À présent, il discernait des contours, des linéaments, des structures en forme de pagode, une colonnade. Derrière se mouvaient des formes ourlées d’or et d’argent qui demeuraient énigmatiques.

En voyant le Pnume s’éloigner, Reith éprouva un sentiment de frustration si intense qu’il faillit en tomber en syncope. Puis la rage s’empara de lui et il se jeta sur la créature. Il l’empoigna par son élément scapulaire et tira brutalement. Il eut la stupéfaction de voir alors le Pnume tomber à la renverse, agitant les bras à la manière de membres antérieurs. Il s’immobilisa sur sa surface ventrale sa tête oscillant de haut en bas. On aurait dit un molosse de la nuit. Tandis que Reith le contemplait avec terreur, le Pnume se releva d’un seul bond et lui décocha un regard glacial.

Le Terrien retrouva l’usage de la parole :

— Il importe que je parle avec vos responsables… et vite !

L’autre répondit d’une voix rocailleuse :

— Ici, c’est la Perpétuation. Ces paroles n’ont aucun sens.

— Tu changeras d’avis quand tu auras entendu ce que j’ai à dire.

— Viens. Ta place est réservée à la Perpétuation. Tu es attendu.

Le Pnume se remit en marche. Les larmes montèrent aux yeux de Reith. Des injures se pressaient dans sa gorge. Si jamais quelque chose était arrivé à Zap 210, ils le payeraient cher. Terriblement cher. Quelles qu’en puissent être les conséquences !

La route qu’ils suivaient franchit un portail à colonnade donnant sur un paysage souterrain d’un type nouveau qui évoqua à l’esprit de Reith certains cimetières chics de la Terre.

Des silhouettes moroses se dressaient ici et là entre des formes frangées d’or et d’argent. Le Terrien n’eut pas le temps de s’interroger : plusieurs de ces silhouettes s’approchaient : c’étaient des Pnume qui venaient à leur rencontre. Ils étaient au moins une vingtaine. À en juger par leur maintien discret et effacé, ils appartenaient à la caste suprême. Et devant ces vingt ombres, au cœur de la Perpétuation, Reith se demanda s’il avait encore toute sa tête. Était-il sain d’esprit ? Dans de telles circonstances, les processus mentaux normaux étaient-ils applicables ? Il lui fallut faire un immense effort de volonté pour faire abstraction de cet environnement aberrant.

— Mon nom est Adam Reith, dit-il au groupe d’ombres. Je suis un Terrien. Que voulez-vous de moi ?

— Ta présence à la Perpétuation.

— Je suis là mais je n’ai pas l’intention d’y rester. Je suis venu de mon plein gré. En avez-vous conscience ?

— N’importe comment, tu serais venu.

— Vous vous trompez ! Je ne serais pas venu ! Vous avez enlevé une jeune femme de mes amies. Mon intention est de la ramener à la surface.

Comme s’ils obéissaient à un signal, tous les Pnume firent en même temps un pas en avant. C’était sinistre, cauchemardesque.

— Comment comptes-tu y parvenir ? Tu es à la Perpétuation.

Reith réfléchit quelques instants.

— Il y a longtemps que vous vivez sur Tschaï, vous autres Pnume.

— Très, très longtemps. Nous sommes l’âme de Tschaï. Nous sommes la planète même.

— D’autres races y habitent. Il y a des peuples plus puissants que vous.

— Ils viennent et disparaissent. Ce sont des jeux de couleur dont les évolutions nous distraient. Nous les dissipons à notre guise.

— Ne craignez-vous pas les Dirdir ?

— Nous sommes hors de leur atteinte. Ils ignorent nos précieux secrets.

— Et s’ils en avaient connaissance ?

De nouveau, les ombres avancèrent lentement d’un pas.

— Hein ? Si les Dirdir connaissaient tous vos secrets ? s’écria Reith d’une voix enrouée. S’ils connaissaient vos tunnels, vos boyaux, vos issues ?

— L’hypothèse est bouffonne. Jamais elle ne pourra se réaliser.

— Je suis en mesure de la rendre réelle, justement. Reith brandit le portefeuille de cuir bleu. Examinez donc ceci.

Les Pnume prirent l’objet avec circonspection.

— C’est le Maître Plan !

— Là encore, vous faites erreur. Il s’agit d’une copie.

Les Pnume exhalèrent un sourd gémissement. De nouveau, Reith se remémora les molosses de la nuit : ces hululements feutrés, il les avait souvent entendus lorsqu’il errait dans les steppes du Kotan.

Les Pnume, alignés en demi-cercle, étaient pétrifiés d’immobilité. Leur plainte n’était plus qu’un murmure et le Terrien avait l’impression de sentir physiquement leur émotion – la sauvagerie presque palpable, démentielle, irresponsable que, jusque-là, son esprit associait aux Phung.

— Du calme ! Le danger n’est pas immédiat. Ces cartes sont les garants de ma sécurité. Vous ne risquez rien, sauf dans le cas où je ne reviendrais pas à la surface. Alors, les documents seraient communiqués aux Chasch Bleus et aux Dirdir.

— C’est inadmissible. Il faut que les cartes nous soient rendues. Il n’y a pas d’alternative.

— J’espérais bien vous l’entendre dire. (Le regard de Reith balaya le cercle des Pnume.) Acceptez-vous mes conditions ?

— Nous ne les connaissons pas encore.

— Il faut que vous me rendiez la femme qui vous a été livrée hier. Si elle est morte, le châtiment sera terrible. Vous vous souviendrez de moi longtemps et vous maudirez longtemps le nom d’Adam Reith.

Les Pnume gardèrent le silence.

— Où est-elle ? reprit Reith sur un ton grinçant.

— À la Perpétuation. Elle va être cristallisée.

— Vivante ou morte ?

— Elle n’est pas encore morte.

— Où est-elle ?

— Derrière le Champ Monumental. En instance de préparation.

— Vous dites qu’elle n’est pas encore morte. Mais est-elle saine et sauve ?

— Elle est vivante.

— C’est une chance pour vous.

Les Pnume l’observaient d’un air incompréhensif. Quelques-uns d’entre eux haussèrent les épaules dans un geste quasi humain.

— Faites-la venir. Ou allons auprès d’elle. Ce qui sera le plus rapide…

— Suis-nous.

Ils traversèrent le Champ Monumental, succession de statues ou de simulacres représentant les spécimens d’une centaine de races. En dépit de tout, Reith, fasciné par le spectacle, ne put s’empêcher de faire halte.

— Qui… quelles sont ces créatures ?

— Ce sont des épisodes de la vie de Tschaï, autrement dit de notre propre vie. Voici les Shivvan qui débarquèrent sur Tschaï il y a sept millions d’années. Voici l’un des plus anciens cristaux, souvenir d’une époque perdue. Voici les Gjee qui fondèrent huit empires avant d’être annihilés par les Fesa, lesquels, à leur tour, ont fui devant la lumière rouge de l’étoile Hsi. En voici d’autres, qui ont également sombré dans l’oubli.

Le groupe déambulait d’avenue en avenue. Les monuments étaient des silhouettes noires frangées d’or et d’argent. Il y avait des quadrupèdes, des tripèdes et des bipèdes ; il y avait des créatures avec des têtes, des poches cérébrales, des lacis nerveux ; avec des yeux, des bandes optiques, des antennes flexibles, des prismes. Ici se dressait un être gigantesque au crâne massif brandissant une épée de plus de deux mètres de long. C’était un Chasch Vert. À côté, un Chasch Bleu était en train de flageller plusieurs Vieux Chasch recroquevillés sur eux-mêmes tandis que trois Hommes-Chasch, le regard flamboyant, tournaient la tête. Plus loin, des Dirdir et des Hommes-Dirdir étaient escortés de deux hommes et de deux femmes appartenant à une race que Reith fut incapable d’identifier. Dans un coin, austère et solitaire, un Wankh surveillait des serfs à la corvée.

Il y avait un socle vide.

L’avenue descendait en pente douce vers une sombre et lente rivière dont la surface était brisée de tourbillons moirés. Sur l’autre rive étaient disposées des cages aux barreaux argentés.

Zap 210 était enfermée dans l’une d’entre elles. Son visage demeura impassible à la vue du groupe qui s’approchait. Mais, quand elle reconnut Reith, des émotions antagonistes – la douleur et la joie, le soulagement et la consternation – se peignirent sur ses traits. On l’avait dépouillée de ses vêtements de surface. Elle ne portait qu’une tunique blanche.

Reith eut du mal à contrôler sa voix.

— Que lui avez-vous fait ? demanda-t-il.

— Elle a été traitée avec le Liquide Numéro 1 qui fortifie et tonifie, et ouvre la voie au Liquide Numéro 2.

— Allez la chercher !

Zap 210 sortit de la cage. Reith la prit par la main et lui caressa les cheveux.

— Tu n’as rien à craindre. Nous allons remonter à la surface.

Patiemment, il attendit que les sanglots de soulagement de la jeune fille, qui pleurait sur son épaule, au bord de la crise de nerfs, se soient apaisés.

Les Pnume s’approchèrent du couple et l’un d’eux dit :

— Nous exigeons la restitution de toutes les cartes.

Le Terrien réussit à exhaler un rire pâteux.

— Pas encore. J’ai d’autres exigences. Mais nous en reparlerons plus tard. Pas ici. Quittons ces lieux. Je trouve la Perpétuation oppressante.

 

Dans le hall de marbre gris, Reith faisait face aux Anciens des Pnume.

— Je suis un homme. Je n’admets pas de voir mes frères de race vivre l’existence factice des Pnumekin. Je vous interdis de dresser à l’avenir d’autres enfants humains. Quant à ceux qui se trouvent actuellement dans vos souterrains, vous les conduirez à la surface et vous assurerez leur subsistance jusqu’à ce qu’ils soient capables de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins.

— Mais ce serait la fin des Pnumekin !

— Et alors ? Votre race est âgée de sept millions d’années et plus. Or, il n’y a que vingt ou trente mille ans que vous avez des Pnumekin à votre service. Ce ne sera pas une perte bien grave.

— Si nous acceptions… où sont les cartes ?

— Je les détruirai toutes, à l’exception de quelques copies. Aucune ne sera remise à vos ennemis.

— Ce n’est pas une clause satisfaisante ! Nous serons alors sous une menace permanente.

— Vous m’en voyez navré, mais je dois avoir barre sur vous pour être certain que mes demandes seront satisfaites. En temps voulu, je vous restituerai peut-être tous les documents.

Les Pnume palabrèrent entre eux. Ils avaient l’air désespéré. Le conciliabule se prolongea quelques minutes. Enfin, l’un d’eux dit dans un murmure dépourvu d’intonation :

— Il sera fait droit à tes exigences.

— En ce cas, reconduisez-moi à la lagune de Sivishe.

 

C’était l’heure du couchant. Le silence régnait sur les marais salants. Les rayons de 4269 de La Carène que tamisait une brume fuligineuse, faisaient miroiter les tours des Dirdir. Reith et Zap 210 s’approchèrent du vieil entrepôt. La silhouette dégingandée d’Anacho émergea du bureau. L’Homme-Dirdir avança à la rencontre du couple.

— L’aéroglisseur est là. Rien ne nous retient plus.

— Eh bien, dépêchons-nous. Je n’arrive pas à croire que nous sommes libres.

Le glisseur décolla derrière le hangar et mit cap au nord.

— Où allons-nous ? s’enquit Anacho.

— Nous nous rendons aux steppes du Kotan. Au sud de l’endroit où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, toi et moi.

Ils voyagèrent toute la nuit. D’abord, ils survolèrent les étendues désolées du Kislovan central, puis la Première Mer, enfin les marécages du Kotan.

À l’aube, ils atteignirent les steppes, Reith examina le terrain au sondoscope. Une forêt se déploya sous eux. Le Terrien désigna une clairière du doigt :

— C’est là ! là où je me suis écrasé sur Tschaï ! Le camp des Emblèmes est à l’est. J’y ai enterré l’Onmale près d’un arbre à plumes. Allons-y.

Le glisseur se posa. Reith mit pied à terre et s’enfonça à pas lents dans les bois. Il distingua un scintillement métallique. C’était Traz qui venait à sa rencontre.

— Je savais que tu viendrais.

Traz avait changé. À présent, c’était un homme. Et même quelque chose de plus qu’un homme. Sur son épaule brillait une médaille de métal, de pierre et de bois.

— Tu as déterré l’emblème ? lui demanda Reith.

— Oui. Il m’appelait. Partout dans la steppe, j’entendais des voix, les voix de tous les chefs Onmale exigeant qu’on les arrache des ténèbres. J’ai sorti l’emblème de terre. Maintenant, les voix se sont tues.

— Et la fusée ?

— Elle est prête. Quatre des techniciens sont ici. Il y en a un qui est resté à Sivishe et deux qui, terrorisés, se sont enfuis dans la steppe pour rallier Hedaïjha.

— Plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Je n’aurai le sentiment d’être vraiment libre que lorsque nous serons dans l’espace.

— Nous sommes prêts.

Anacho, Traz et Zap 210 entrèrent dans l’astronef. Reith contempla une dernière fois le ciel. Il se baissa, caressa le sol de Tschaï, effrita une motte de terre entre ses doigts, puis à son tour, il s’introduisit dans le vaisseau aux formes rudes. On scella le sas. Les générateurs bourdonnèrent et l’astronef prit son essor.

La surface de Tschaï s’éloigna. La planète devint une sphère, une boule brunâtre. Bientôt, elle disparut aux yeux des voyageurs.

 

 

 

FIN DU CYCLE



[1] Secrets : traduction approximative d’un terme exprimant un corpus de traditions bien déterminées correspondant à un statut particulier. Dans le contexte de la société Pnume, les acceptions du mot secret sont plus précises.

[2] Autre transposition grossière d’un concept intraduisible : ce titre, sur Tschaï, implique une érudition supérieure liée à une autorité et à un statut élevés.

[3] Ghaun : région sauvage exposée aux vents et aux intempéries. Dans le langage particulier des Pnume : la surface de Tschaï. Ce vocable évoque alors l’idée de vulnérabilité, de vide oppressant et de désolation.

[4] Ghian : habitant du ghaun. Celui qui vit à la surface.

[5] Zuzhma kastchaï contraction d’une expression signifiant : l’ancien et secret peuple du monde issu de la roche noire et du sol originel.

[6] Traduction un peu maladroite de gol’eszitra, contraction d’une expression signifiant : Intelligence Surveillante dont les oreilles aux aguets sont à l’affût du vacarme et du tumulte.

[7] Traduction inexacte d’un mot recouvrant les notions d’ordre millénaire, de calme, de sécurité, de labyrinthe complexe.

[8] Dans la langue en usage sur Tschaï, le même mot désigne les concepts d’« identification », de « nom » et de « type ».

[9] Plus tard, Reith en apprendra davantage sur les bosquets sacrés et les relations sociales en usage chez les Khors. Dans les villes et les villages, les hommes et les femmes portaient les mêmes vêtements. L’activité sexuelle était considérée comme une conduite contre nature. Ce n’était que dans les bosquets sacrés, où la nudité et les masques rituels soulignaient les différences de sexe, que la procréation avait lieu. Les participants assumaient une personnalité nouvelle lorsqu’ils étaient masqués. Les enfants étaient supposés être la progéniture non pas d’un père et d’une mère déterminés mais de l’Homme et de la Femme archétypiques.