8.

Dehors, sur Atlantic Avenue, Arch Carroll grelottait misérablement dans le vent du soir glacé.

Carroll s’interrogeait parfois – principalement dans des moments comme celui-ci – sur la raison pour laquelle un homme de trente-cinq ans raisonnablement intelligent, diplômé en droit et ayant des perspectives d’avenir plutôt correctes avait choisi de travailler entre soixante et soixante-dix heures par semaine, dînant invariablement de pizzas froides arrosées de Pepsi-Cola, assis en haillons puants sur un sol gelé devant des restaurants bondés.

Une histoire de gènes, peut-être, son père et ses deux oncles ayant été avant lui des flics battant le pavé de la ville ?

Ou alors était-ce lié à des choses qu’il avait vues, quinze ans auparavant, au Vietnam ?

Était-il vraiment l’homme sensé et intelligent qu’il s’était toujours figuré être ? Qui sait si, en fin de compte, il n’y avait pas eu une espèce de court-circuit dans les branchements de son vieux cerveau ?

Arch Carroll s’aperçut que, méditant les erreurs tangibles de sa vie, il avait commencé à se déconcentrer.

Il s’ébroua… et se figea aussitôt.

— Qu’est-ce que… ? grommela-t-il tout haut en regardant fixement plus bas dans la rue encombrée. Serait-ce ?… Pas possible… Pourtant…

Arch Carroll venait de remarquer, au niveau du Frente Unido Bar et du Data Indonesia, un individu maigre aux cheveux hirsutes qui venait dans sa direction. L’homme remontait précipitamment Atlantic Avenue, jetant constamment des coups d’œil par-dessus son épaule droite.

De loin, on aurait dit un manteau ample avançant sur un bâton.

Sortant de l’engourdissement de sa position allongée, Carroll se redressa lentement.

Il plissa les paupières, pour mieux voir la silhouette qui s’approchait.

Bon Dieu ! Oui !

L’homme au pas pressant était doté d’une grosse tignasse crépue de cheveux noirs broussailleux et très rêches, peignée en arrière et retombant comme un sac flasque au-dessus du col de sa veste noire.

Carroll connaissait cet homme sous deux noms : l’un était Hussein Moussa ; l’autre, le Boucher libanais. Une dizaine d’années plus tôt, Moussa avait été recruté par les Russes, qui l’avaient formé dans leur célèbre école du tiers monde, du côté de Tripoli.

Depuis lors, spécialiste du commerce de la terreur et des techniques de meurtre sophistiquées, Moussa avait travaillé activement, principalement en free-lance : à Paris, à Rome, au Zaïre, à New York, au Liban pour le colonel Kadhafi. Il avait récemment offert ses services à François Monserrat, qui non seulement avait fait main basse sur la cellule européenne du terroriste Carlos, mais s’était également implanté en Amérique latine et désormais aussi aux États-Unis.

Hussein Moussa s’immobilisa devant le Sinbad Star Restaurant. Tel un conducteur très prudent arrêté à une intersection dangereuse, il inspecta chaque côté de la rue.

Dans les deux sens, trois fois en tout, notant même la présence du clochard installé sur le trottoir d’en face.

Il finit par disparaître derrière la porte rouge du Sinbad Star.

Arch Carroll s’assit droit comme un piquet contre le mur de briques derrière lui.

Farfouillant dans sa veste, il en sortit un mégot de Camel dont il restait un bon tiers à fumer. Il l’alluma, inhala une bouffée âpre du tabac de Caroline du Nord.

Un cadeau de Noël pour le moins inattendu ! Une récompense légitime, pour ces interminables nuits d’hiver passées à filer les Rashid : le Boucher libanais sur un plateau d’argent !

Ses supérieurs au Département d’État avaient fait passer la consigne : on ne touche pas aux frangins sans preuves matérielles extrêmement solides. Mais rien n’avait été prévu, s’agissant de gusses du genre de Hussein Moussa.

Que faisait-il à New York, celui-là, d’ailleurs ? Cette question ébranlait Arch Carroll. Pourquoi Moussa était-il ici, avec les Rashid ?

Il songea furtivement aux événements du Pier 33-34. Il avait recueilli des bribes d’informations sur l’attentat en écoutant les discussions dans la rue tout au long de la journée – quelqu’un avait manifestement décidé de faire sauter un quai et son voisinage du West Side. L’espace d’un instant, Carroll réfléchit à un possible lien entre la présence de Hussein Moussa et les événements survenus sur l’Hudson.

Arch Carroll dirigeait la division antiterroriste de la DIA[6] depuis près de quatre ans. À ce titre, il avait pris connaissance de quelques-uns des pedigrees les moins reluisants de la planète.

Celui d’Hussein Moussa valait le détour.

Le Boucher libanais aimait torturer. Le Boucher semblait également prendre beaucoup de plaisir à tuer. Surtout des civils innocents…

De sous les journaux et les chiffons que contenait l’un de ses cabas, Carroll sortit doucement un lourd objet en métal noir. Un Browning automatique, dont il s’assura rapidement du bon fonctionnement.

Un hassid âgé et voûté passant sur le trottoir dévisagea avec incrédulité ce sans-abri qui chargeait un pistolet. Ses yeux larmoyants faillirent sortir de son visage fripé. Le vieil homme s’éloigna lentement, sans regarder derrière lui. Puis il se mit à trotter un peu plus rapidement. Les clochards new-yorkais sont armés, maintenant ! Tout espoir était désormais vain pour cette ville. Les prières n’y pouvaient plus rien.

Arch Carroll laissa passer un bon quart d’heure puis entreprit de se frayer un chemin dans la circulation dense du soir. Il n’entendit qu’à moitié les coups de klaxon et les grossièretés à lui adressés.

Il flottait entre rêve et réalité, à présent ; il se sentait également la proie d’une légère nausée. La pizza froide, probablement.

Un couple d’une cinquantaine d’années sortait du Sinbad. La femme, très forte, tirait son manteau rouge sur ses énormes hanches.

Elle toisa Tchatcheur. Son regard disait : « Ce n’est pas un endroit pour vous, monsieur. Vous savez pertinemment que vous n’avez rien à faire ici. »

Carroll tira à lui la porte rouge que le couple avait laissée se refermer sous son nez.

Un courant d’air chaud, chargé d’effluves d’ail, l’assaillit quand il s’introduisit dans le restaurant. Déclic étouffé du Browning sous sa parka. Profonde inspiration silencieuse. O. K., champion.

La minuscule salle était plus remplie qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Arch Carroll pesta et sentit son estomac se nouer. Chacune des tables était occupée.

À l’entrée, six ou sept personnes, une bande de copains riant aux éclats, attendaient d’être placées. Carroll les bouscula pour passer.

Il promena alors lentement son regard sur le fond de la salle. Seuls ses yeux bougeaient. Sa tête était parfaitement immobile.

Hussein Moussa, assis à une table dans le fond, l’avait déjà repéré.

Même dans ce restaurant plein à craquer et animé, le terroriste avait remarqué son entrée. Le Boucher détaillait instinctivement toute personne qui pénétrait dans l’établissement.

Tout comme le propriétaire des lieux, un homme obèse de près de cent vingt kilos. Ce dernier fonça sur le sans-abri, tel un taureau enragé protégeant son troupeau à l’heure du repas :

— Sortez ! Pas de clochards ici ! Dehors, maintenant ! brailla-t-il.

Carroll s’efforça d’afficher une expression désespérément paumée et déconcertée, censée exprimer sa surprise de se trouver là.

Il trébucha sur la semelle décollée de ses baskets noires.

Il fit quelques pas de côté sur sa gauche avant de se diriger soudain vers l’angle à droite au fond de la salle.

Il espérait de tout cœur avoir l’air soûl et totalement désorienté. Voire passablement comique. Tout le monde aurait dû se mettre à rire.

Carroll fit descendre ses deux mains sur son corps en tâtonnant, puis se mit à se gratter consciencieusement l’entrejambe. Une femme d’âge mûr détourna les yeux sans cacher son dégoût.

— Les cabinets ? lança-t-il en bavant de manière convaincante et en roulant des yeux. Faut qu’j’aille aux gogues !

Un jeune homme barbu et sa petite amie, attablés sur le devant de la salle de restaurant, pouffèrent. L’humour pipi-caca fonctionnait à tous les coups avec les jeunes.

Hussein Moussa s’était arrêté de manger. Il finit par montrer ses dents – une arête crantée d’un jaune étincelant. C’était le sourire d’un animal, d’un implacable charognard. Lui aussi jugeait apparemment la scène amusante.

— Faut qu’j’aille aux gogues ! répéta Carroll d’une façon un peu plus tonitruante, qui n’était pas sans rappeler Jerry Lewis interprétant un ivrogne.

Il fallait de sacrés dons de comédien, dans cette branche d’activité !

— Mohammed ! Tarik ! Virez-moi ce clodo ! Tout de suite ! ordonna le propriétaire à ses serveurs d’une voix stridente.

Brusquement, Arch Carroll pivota avec souplesse sur sa gauche.

Le Browning jaillit de sa grosse parka miteuse.

Parfaitement déplacé, dans ce petit restaurant familial. Des femmes et des enfants poussèrent des hurlements.

— Pas un geste ! Que personne ne bouge ! Pas un geste, bordel !

À ce moment-là, l’un des serveurs libanais, surgissant derrière Carroll, lui assena un coup brutal qui lui fit faire un demi-tour sur lui-même vers la droite.

Repoussant prestement leurs chaises en vinyle rouge, Moussa et les Rashid se dispersaient déjà. Anton Rashid avait sorti un automatique argenté de sa veste trois-quarts en cuir brun.

On voit souvent, au cinéma, des scènes particulièrement violentes montées en un mouvement ralenti et fluide. Dans la réalité, on ne perçoit pas les choses de cette façon. Cela tient davantage du collage saccadé de clichés photographiques assourdissants et choquants.

— Couchez-vous tous ! hurla Carroll en faisant feu.

Anton Rashid s’effondra, la gorge trouée, son sang giclant autour de lui.

Le pistolet de Hussein Moussa apparut en un éclair et retentit, faisant plonger Carroll à terre.

Quelques secondes plus tard, le policier leva furtivement la tête au-dessus d’une table. L’espace d’un instant, son front et ses yeux se retrouvèrent exposés. Il tira, trois fois.

Deux balles clouèrent le robuste Wadih Rashid contre une cloison ornée de poêlons noirs.

Des trous jumeaux surgirent sur sa poitrine. Les lourds poêlons dégringolèrent avec fracas sur le sol carrelé.

— Moussa ! Hussein Moussa ! Rends-toi ! Tu n’as aucune chance de t’en sortir !

Quelque part vers l’entrée du restaurant, une femme âgée poussait des gémissements qui n’étaient pas sans rappeler un imam au travail. Plusieurs personnes sanglotaient bruyamment.

Un… deux… trois ! Carroll releva la tête.

Aucune trace du Boucher. Moussa se dirigeait vraisemblablement en rampant vers la porte d’entrée ou vers la cuisine. Comment savoir ?

Carroll décida qu’il devait s’agir de la cuisine et s’élança à quatre pattes dans cette direction.

— J’ai des grenades antipersonnel ! glapit soudain le Boucher d’une voix aiguë et perçante. Tout le monde meurt ici ! Tout le monde meurt dans ce restaurant ! Tout le monde meurt avec moi ! Les femmes, les enfants, je m’en fous !

Arch Carroll s’immobilisa ; il respirait à peine.

Il contempla fixement droit devant lui une femme terrifiée qui, recroquevillée sur le sol tel un escargot, tremblait de tous ses membres. Dans les trente ans.

Carroll regarda de nouveau discrètement par-dessus les tables. Un coup de feu retentit. Une salière se désintégra, tout près de lui.

Moussa se trouvait au fond de la salle, sur la droite.

Le problème était de savoir s’il disposait réellement de grenades. Cela pouvait être du bluff, mais le pire était toujours envisageable avec les types de son engeance.

La panique commençait à gagner les clients affalés pêle-mêle par terre. Ils étaient à deux doigts de se relever en masse pour se ruer vers la sortie, ce que Moussa espérait car, dans la confusion, Carroll ne s’aventurerait pas à tirer.

Le sol du restaurant était jonché de nourriture. Carroll s’empara d’une assiette contenant les restes d’un plat de riz et d’agneau à l’odeur âcre. D’un geste sec du poignet, il expédia l’assiette dégoulinante contre la porte de la cuisine.

Dans le même temps il se redressa, fermement campé en position ie tir, les bras tendus, son arme maintenue à deux mains.

Hussein Moussa surgit de derrière une table et tira deux fois en direction de la porte de la cuisine.

Le Boucher serrait une grenade dans sa main gauche.

L’enfoiré !

Arch Carroll fit feu.

Moussa ouvrit la bouche, apparemment très surpris.

Un flot de sang apparut sur le côté droit de son front. Il s’affala sur une table encore couverte de nombreux plats, entraînant dans sa chute nappe et vaisselle. Il proféra une injure d’une voix rauque, tenta de se redresser.

Carroll doubla la dose. Le Boucher libanais s’effondra pesamment en avant, atterrissant sur le dos d’un homme corpulent allongé sur le sol.

Un silence formidable et lugubre régna à l’intérieur du Sinbad Star pendant quelques secondes. Puis la vie reprit. Le restaurant s’emplit de cris de colère, et de soulagement.

Son arme tendue devant lui, Arch Carroll traversa tant bien que mal le chaos de la salle, sans se départir de sa position apprise à l’école de police. On l’aurait cru bloqué dans cette posture.

Il examina attentivement les frères Rashid. Wadih et Anton vivaient encore. Pas le Boucher, ce qui faisait indéniablement du monde un endroit soudainement bien plus agréable à vivre.

— Appelez une ambulance, s’il vous plaît, demanda doucement Carroll au propriétaire du restaurant, encore tétanisé. Je suis désolé. Je suis vraiment navré que cela ait dû se passer dans votre établissement. Ces hommes sont des terroristes. Des tueurs professionnels.

Incrédule, le propriétaire du Sinbad Star ne pouvait détacher son regard de Carroll.

— Mais vous, monsieur, qu’est-ce que vous êtes ? réussit-il enfin à articuler. Dites-moi ce que vous êtes, je vous en prie, monsieur.

Vendredi Noir
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