LE SOUVENIR
Le premier personnage, après Dieu, du grand roman du tout, nous commençons à le connaître, même si ses ressorts nous échappent : c’est le temps. Il coule inlassablement.
C’est un bâtisseur acharné à abattre ce qu’il a édifié. Tel Çiva dans le brahmanisme, il construit le monde et le détruit : ce qui fait le monde le défait. Il s’échappe. Il disparaît. Et reparaît encore, sous un autre visage, identique à lui-même.
Ce que le temps détruit est détruit à jamais – mais n’est pas détruit tout à fait. Il en reste une trace infime, passagère et tenace, une sorte d’écho, une empreinte, que nous appelons le souvenir. Où est le souvenir de ce qui a disparu ? Dans les livres, dans les paroles, dans la mémoire des hommes. Le passé existe encore quelque part : il existe dans la pensée. Et il n’existe que dans la pensée.
Aussi longtemps que la pensée n’avait pas apparu dans le tout, le passé ne cessait jamais de tomber dans le néant. Le temps est une machine à fabriquer du passé et ce passé n’a pas d’autre lieu que la pensée des hommes. Ce qui fait qu’à leur façon, presque comme Dieu, les hommes recréent le monde en le pensant – mais sans pouvoir le changer et seulement au passé. Le monde au présent existe en dehors des hommes. Le passé du monde n’existe que dans la tête et dans l’âme des hommes.
Chacun d’entre nous jouit d’un pouvoir fabuleux : se souvenir de ce qui n’est plus. Nous pouvons nous rappeler les morts, les années écoulées, les amours évanouies, l’histoire des empires et des peuples, et le passé du tout. Si l’homme n’était pas là, il n’y aurait plus personne pour se souvenir de ce qui a été et qui n’est plus. C’est en nous et en nous seuls, en Dieu aussi, peut-être, mais nous n’en savons rien – que survit le passé.
Cette conjonction du temps et de la pensée que nous appelons le souvenir donne aussitôt à l’homme sa dimension métaphysique. Personne ne contestera que la pensée naît d’une combinaison d’éléments matériels à l’intérieur du cerveau : des neurones, des connexions, des synapses, des manifestations nerveuses, des phénomènes physiques et chimiques. Mais que ces combinaisons puissent faire surgir sous forme de souvenir des événements ou des êtres évanouis et emportés par le temps, il y a de quoi s’émerveiller devant quelque chose qui se situe un peu au-delà des lois du monde matériel.
Le souvenir est dans la pensée. Sans pensée, pas de souvenir. Mais sans souvenir, pas de pensée. Nous sommes capables de faire surgir le passé du néant où il est tombé parce que nous pensons et nous pensons parce que nous sommes capables de nous rappeler le passé. La mécanique de la cause et de l’effet, le déterminisme, la loi exigent un passé pour imposer le présent. Le passé est ce qui interdit au présent de battre la campagne. Il le soutient, il l’oriente, il le commande, il le tient en lisière, il lui laisse juste assez de jeu pour que la liberté puisse s’y glisser.
Pour que le présent se développe avec efficacité et harmonie, il faut que la place du passé soit mesurée au trébuchet le plus délicat : ni trop ni trop peu. L’amnésie rend le monde invivable pour celui qui en souffre. Mais, autant que son atrophie, l’hypertrophie du passé est un danger mortel. Dans un de ses contes merveilleux où le tout se déploie en quelques lignes, Borges raconte l’histoire d’un homme pour qui le passé ne cesse jamais d’être présent tout entier. Funes el memorioso ne se souvient pas seulement d’un été délicieux, d’un jour passé à la campagne, de l’arbre sous lequel il s’était assoupi : il revoit chaque branche de l’arbre, et chaque feuille de chaque branche, et les nervures de chaque feuille. Il meurt écrasé par le poids du passé.
Le passé n’est pas fait pour vivre. Il est fait pour mourir et pour être oublié. Laissez les morts enterrer les morts. Le passé n’est pas fait pour se substituer au présent : il est fait pour disparaître dans quelque chose que nous ignorons et que nous appelons le néant. Et pour briller comme une veilleuse dans la nuit de l’esprit. Les morts, les pauvres morts, restent vivants en nous tant que nous pensons à eux.
Comme l’action dans le présent, comme le projet dans l’avenir, le souvenir du passé est source de beaucoup de bonheur. Et de mélancolie. Il est tout imprégné de cette tristesse déchirante et peut-être assez douce qui est la marque en nous de ce qui fut et qui n’est plus. Retourner sur les lieux de la jeunesse et de l’amour évanouis est un des exercices obligés de la littérature.
Il chercha le jardin, la maison isolée, La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée, Les vergers en talus.
Pâle, il marchait. – Au bruit de son pas grave et sombre, Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombre Des jours qui ne sont plus.
ou
Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ? Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ? Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface Ne vous les rendra plus ?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes Que vous nous ravissez ?
ou
La foudre maintenant peut tomber sur ma tête, Jamais ce souvenir ne peut m’être arraché.
Comme le matelot brisé par la tempête, Je m’y tiens attaché.
Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j’aimais, elle était belle, J’enfouis ce trésor dans mon âme éternelle Et je l’emporte à Dieu.
ou
Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne...
Le souvenir nous désespère, nous amuse, nous crucifie, nous enchante. Il est à nous, et à nous seuls. Nous sommes capables d’agir sur le présent, mais il nous est extérieur. Nous ne pouvons rien sur le passé, mais il nous appartient. Ce qui est à nous, et seulement à nous, c’est ce qui n’est plus. Tomber dans le passé et dans l’absence n’est rien d’autre que tomber dans la pensée. Les hommes sont les maîtres sans pouvoir de tout ce qui a cessé d’être. Pantelants, déchus, dans les larmes et l’impuissance, nous sommes les dieux de l’évanouissement, de la chute implacable dans le néant, du souvenir et du passé.