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Le comte de Nissac ouvrit les yeux vingt-quatre heures plus tard et marqua quelque surprise en détaillant les lieux où il s’éveillait.

Des murs tapissés de vert à mi-hauteur puis de rouge en une heureuse harmonie qui faisait florès depuis le règne de Louis XIII.

Une petite table, une chaise recouverte de velours bleu galonné d’or, un tableautin naïf représentant un vieil homme, le col relevé, qui fuyait un temps sombre chargé d’orage.

— Il me ressemble ! murmura Nissac dont l’attention fut attirée par le lit sur lequel il se trouvait couché.

C’était un lit à baldaquin, un lit de couple assez monumental qui occupait une bonne partie de la pièce.

Plusieurs matelas, un moelleux oreiller de duvet, deux couvertures, un épais couvre-pieds, une courtepointe joliment piquée…

Nissac se souvint brusquement d’un visage entrevu, la chose en vérité la plus douce et la plus lumineuse que ses yeux fatigués par la violence et la guerre eussent jamais contemplée.

— Ai-je rêvé ? se demanda-t-il, déjà fou de déception.

Il s’assit au bord du lit et tous les événements de la veille lui revinrent en mémoire : la leçon infligée au duc de Beaufort et à ses compagnons, le signe amical que lui avait adressé Mazarin devant toute la Cour qui se pressait aux fenêtres, la blessure, la poursuite en les rues de Paris, l’aubergiste des « Armes de Saint-Merry »… et oui, pourtant, aussitôt après, ce merveilleux visage !

Mais alors, ce lit ?…

Il demeura perplexe et angoissé.

Ainsi, la si belle jeune femme ne pouvait être que Mathilde de Santheuil, la petite fille abandonnée par ses parents et que le vieux magistrat avait épousée pour en faire assez rapidement, considérant leur différence d’âges, une respectable veuve.

Mais ce lit ?

On ne dort pas seul dans un lit si large, à qui ferait-on croire pareille chose ?

Le conseiller privé de Santheuil avait abusé son maître Mazarin, et voilà un tour à sa façon. D’ailleurs, pourrait-on blâmer le barbon ? Qu’il eût chaviré au spectacle de la beauté de Mathilde, c’était là chose naturelle. Qu’il eût pratiqué cette forme détournée d’inceste, puisque Mathilde n’était point de son sang mais sa fille tout de même, on pouvait le condamner mais dans « condamner », on trouve « damné » et la toute beauté peut rendre fou le plus sage des hommes.

— Quel dommage, quel grand dommage ! murmura le comte, accablé.

Curieusement, il ne parlait pas en égoïste et ne songeait point à lui. La toute belle Mathilde lui semblait habiter une autre planète, quelque lointaine étoile ou cette lune qu’il aimait contempler à la veille des batailles quand les soldats dorment mal, que les feux meurent lentement et qu’on entend de loin en loin des prières dites à mi-voix par des hommes qui, dans la crainte du lendemain, retrouvent les accents de l’enfance. Puis, au point du jour, ces premiers bruits de l’acier, des armes qu’on prépare.

Il ne songeait pas à lui, une fois encore, en pensant à Mathilde mais à Mathilde elle-même. À ce gâchis. Sa beauté et sa loyauté – à preuve, elle lui avait ouvert sa porte – méritaient que le premier homme à l’étreindre fût aussi son premier amour.

L’amour.

À trente-huit ans, le comte de Nissac en savait peu de chose.

En vingt années de vie amoureuse, une dizaine de maîtresses. Des aventures brèves. Bourgeoise, fille d’auberge, paysanne, drapière, lavandière, une bourgeoise encore, une baronne, la veuve d’un paveur et une femme de chambre… Anne, Jeanne, Louise, Françoise, Marie, Antoinette…

Les coudes sur les genoux et le menton au creux des mains, il sourit, très attendri, à la ronde de ces charmants visages. Au moins n’étaient-elles point des prostituées, dont il avait horreur. On s’était simplement plu, de part et d’autre, on s’était souri, pris la main et aimé. Presque sans y prendre garde, elles lui avaient donné grand bonheur et ne devinèrent sans doute jamais à quel point. Aussi s’était-il toujours montré attentif, aimable et galant. Toutes avaient pleuré à son départ, lorsque les garnisons quittaient la place pour une autre ou partaient en campagne.

Et, cependant, cette adorable petite troupe féminine lui avait porté tort, il ne l’ignorait point, auprès des autres officiers, voire auprès des soldats. Avec le temps, le comte montait en grade mais ne changeait rien aux manières de sa jeunesse, lorsqu’il était lieutenant. Dans les auberges huppées, que fréquentait la petite noblesse locale, on s’offusquait de voir un général-comte recevoir à sa table sa maîtresse, une modeste vivandière, et la traiter avec tous les égards qu’on imagine pour femme de grande noblesse.

Des esprits mal intentionnés avaient même rapporté la chose au prince de Condé. Celui-ci en avait souri. Il se montrait au contraire ravi que ce général talentueux, possible rival, se cantonnât à des amours qu’on pensait « subalternes » qui lui barraient le chemin de la Cour. Mais au plus profond de lui, monsieur le prince n’en était point étonné. Nissac ne ressemblait à personne : il ménageait la vie du plus obscur de ses soldats, se montrait chevaleresque avec l’adversaire défait, alors pourquoi pas avec les femmes ? Les femmes ! Le prince pensait que, princesse ou servante, Dieu n’avait point voulu donner de raison aux femmes.

À un courtisan qui se plaignait du comportement du général, le prince, en une de ses colères fulgurantes, avait répondu :

— Duc, le comte de Nissac peut foutre femme qu’il veut car il est le seul de tous mes généraux qui a gagné toutes les batailles où je l’ai engagé ! En mon armée, le talent donne des droits que les autres n’ont point ! Sortez, duc, et qu’on ne me parle plus de cela qui m’indispose !

Nissac ferma les yeux et les ouvrit à plusieurs reprises.

Sa conscience se réveillait mais à la vérité, chez cet homme de devoir, elle ne dormait jamais que d’un œil. Quoi, il pensait à ses gentilles amours passées quand tant de choses l’appelaient sur l’instant, quand on comptait sur lui pour barrer la route aux factieux de tous bords ?

Il se mit debout, et grimaça aussitôt. Une fulgurante douleur le traversa de la hanche au genou.

— Foutus lâches qui m’abattent à dix au pistolet !… maugréa-t-il en songeant à celui qui, lui tirant dans le dos, l’avait blessé.

Chaque pas lui coûtait. Il sentait comme la douleur se mesurait à sa volonté, une douleur prête à le terrasser ou disposée à capituler pour peu qu’il le voulût. Et il le voulait.

Il marcha jusqu’à la fenêtre et observa la rue. Il calcula rapidement que Mathilde l’avait logé au troisième étage et, regardant plus attentivement, fut tout surpris de constater que l’aubergiste des « Armes de Saint-Merry » lui adressait signe amical et empressé.

En retour, il leva la main, assez ému à l’idée que l’homme fût ainsi resté des heures à attendre son réveil.

Mazarin savait-il comme il était servi ? Cette Mathilde de Santheuil qui appliquait le plan sans faillir, cet aubergiste loyal qui repoussait une bourse : ah, le diable d’italien représentait si bien le petit roi qu’on se dévouait pour lui au-delà du comportement attribué au commun.

Mazarin !… Monsieur le cardinal !… Monsieur le Premier ministre !…

Quelque chose taraudait le comte de Nissac. Lorsqu’on a vu la mort en face, on ne se laisse point facilement égarer et Nissac savait que Mazarin ne pouvait être trompé par être vivant quel qu’il fût.

Pas même ce magistrat du parlement, monsieur de Santheuil.

Or donc, si Mazarin parlait de mariage arrangé, il ne pouvait se tromper. Et pourtant ce grand lit, auquel il jeta un regard haineux ?

Mais en quoi cela le regardait-il ? Un si joli minois au charme ravageur, un corps si souple et si bien proportionné, certes, mais en regard, sans doute, une bourgeoise à l’esprit étriqué, familière des arrêts du parlement quand les seuls arrêts qu’il connût jamais furent ceux de son instinct en orientant ses canons qu’il défendait, le cas échéant, l’épée à la main.

Il se secoua :

— Nissac, cesse donc de rêver ! Tu es venu sur terre pour un grand dessein que vous n’êtes que deux à connaître. Alors ne t’égare point ! Et cesse de juger ! Sic audio, sic judico[3] !

Puis, reprenant la formule qui précède tout bon départ, il se décida à descendre en murmurant :

— À Dieu vat !

La porte s’ouvrit à cet instant. Le cœur du comte de Nissac chavira aussitôt, mais madame de Santheuil n’en sut rien.

Pareillement, le cœur de madame de Santheuil battit plus vite et plus fort, mais le comte de Nissac ne le devina point.

Ils s’observèrent un instant puis Mathilde de Santheuil lança d’une voix plus froide qu’elle n’eût souhaité :

— Nous allons dîner, monsieur le comte.

— Je n’ai point d’appétit, madame.

— Il le faut pourtant, monsieur le général.

— On ne saurait forcer la nature, madame de Santheuil.

— Eh bien cette fois, si !… On compte sur vous au Palais-Royal, vous ne vous appartenez plus.

— À votre convenance, puisque vous dites les choses ainsi qu’il m’est impossible de les refuser.

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