N°3 LE PROCÈS
de Franz Kafka (1925)
Non mais attendez, je ne suis pas n° 3? Ecoutez, il faut vérifier sur vos registres, laissez-moi tout vous expliquer, il s'agit sûrement d'un malentendu, vous allez rire, je pense qu'il y a erreur sur la personne. Je suis forcément sur la liste, sinon c'est grotesque, ridicule comme situation... enfin, c'est kafkaïen!
Le mot est lâché. Le Procès, chef-d'œuvre posthume de Franz Kafka (1883-1924) — publié contre son avis et grâce à son ami, Max Brod, et traduit chez nous par l'indispensable Alexandre Vialatte —, a été élu par vous troisième des 50 livres du siècle. Pourquoi? Entre autres parce que le nom de son auteur est devenu un adjectif. « Kafkaïen » est aujourd'hui synonyme d'angoisse bureaucratique, d'absurdité tchèque, d'expressionnisme en noir et blanc (même si l'avantage de la littérature par rapport au cinéma, c'est que tous les livres sont en noir sur fond blanc).
Joseph K., un employé de banque taciturne et célibataire qui n'a rien demandé à personne, est arrêté par des fonctionnaires en uniforme. On lui signifie qu'il sera jugé bientôt. Or il n'a rien fait ! Mais qu'importe : toute la ville est déjà au courant. On le laisse en liberté surveillée. Il devient totalement parano. Kafka a-t-il voulu stigmatiser le totalitarisme ? Pas du tout. Der Prozess n'est pas un pamphlet politique mais une parabole métaphysique : ce procès s'avère celui de tous les humains, le vôtre, le mien, entraînés que nous sommes dans une société qui nous dépasse.
Mais quel crime avons-nous commis pour mériter ça? Quand nous naissons, nous sommes déjà coupable du péché originel. On nous condamne à aller à l'école et là-bas on nous juge, nous donne des mauvaises notes, nous apprend la discipline. Ensuite on nous envoie à l'armée, puis nous oblige à travailler comme un bagnard toute notre vie ; au fond, l'existence n'est qu'un long procès dont le tribunal nous a, bien sûr, condamné à mort depuis le début.
Dans un ouvrage récent, Pierre Dumayet écrit joliment que « chez Kafka, l'humiliation est un paysage ». Il y a certes chez Kafka un pessimisme qui sert de décor glacé et grisâtre, mais aussi un humour, une ironie salvatrice : n'oublions pas qu'il lisait ses manuscrits à ses amis en hurlant de rire; pour lui toutes ces histoires glauquissimes (Le Procès, mais aussi Le Château et La Métamorphose)sont surtout de grosses farces et, incidemment, une manière de Nouveau Roman avec un demi-siècle d'avance (12 chapitres d'une langue sèche et fragmentaire, on dirait du Nathalie Sarraute, non ?).
Le Procès est aussi un fantasme prophétique comme beaucoup de chefs-d'œuvre de notre liste. Le roman est publié en 1925, mais Kafka l'a écrit dix ans avant, en 1914, c'est-à-dire avant la révolution russe, avant la Première Guerre mondiale, avant le nazisme et le stalinisme : le monde qui est décrit dans le livre n'existe pas encore, et cependant il l'a vu. Kafka serait-il le Nostradamus du XXe siècle ? Pas du tout, c'est le XX siècle qui lui a obéi. On peut même avancer une hypothèse que je n'hésiterai pas à qualifier de kafkaïenne : et si la guerre froide, les dénonciations, la surveillance, les dictateurs fantoches, et les déportations arbitraires, Soljenitsyne et Orwell, si tout cela était simplement né dans la tête d'un petit employé d'assurances praguois ? Et si des millions d'hommes n'étaient absurdement morts que pour donner raison aux cauchemars blêmes, aux labyrinthes brumeux de Franz Kafka?
J'en frissonne de terreur. Car je sais que, moi aussi, un jour, on instruira mon procès. Le procès de la critique, le procès de cet inventaire... Pardonnez-moi! Pitié! je sollicite l'indulgence de la cour!