N°13 L'ÊTRE ET LE NÉANT
de Jean-Paul Sartre (1943)
Numéro 13? On va enfin savoir si ce chiffre porte bonheur ou malheur. Voyons voir qui occupe cette place... Ah, Sartre. Donc le 13 porte malheur.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) occupe la treizième place de ce hit avec son tube L'Être et le Néant sorti en 1943. Ce classement démocratique n'est pas exempt de bizarreries, car personnellement de Sartre j'aurais retenu Les Mots (son autobiographie) ou La Nausée (Antoine Roquentin est un personnage postmoderne avant l'heure). Je ne suis pas convaincu que les votants aient tous compris voire lu L'Être et le Néant, sous-titré Essai d'ontologie phénoménologique, car il s'agit d'un traité philosophique d'une écriture très ardue, dans lequel Sartre fonde l'existentialisme en s'inspirant de Husserl, Heidegger, Kierkegaard et Jaspers. Grosso modo, dans L'Être et le Néant, on peut dire que Sartre fait à Heidegger ce que je lui fais ici : un reader's digest (mais le sien est plus long). Inutile de préciser qu'on se tape rarement sur les cuisses en déchiffrant des phrases du genre : « Ce Moi-objet est Moi que je suis dans la mesure même où il m'échappe et je le refuserais au contraire comme mien s'il pouvait coïncider avec moi-même en pure ipséité. » Niveau éclate, il est certain que l'on repassera. On peut préférer aisément : « Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre » (écrit 5 ans plus tôt dans La Nausée).
Figurez-vous que l'existentialisme n'a pas seulement consisté à s'habiller en noir et se soûler au Tabou avec Juliette Gréco et Boris Vian, rues Saint Benoît et Dauphine, dans les années d'après-guerre. Il s'agit tout de même d'une idée beaucoup plus sérieuse : « L'existence précède l'essence. » Vous croyez que vous êtes quelqu'un mais en fait, ce quelqu'un vous l'êtes devenu ; au départ, vous vous contentiez d'exister, c'est tout. Bon, ce n'est peut-être pas un scoop (« il découvre que c'est en forgeant qu'on devient forgeron », dira Blondin) mais tout de même : Descartes disait « je pense donc je suis », Sartre modifie un peu la proposition — pour lui, je fais donc je suis. Chacun de nos actes nous éloigne du néant et en même temps nous enferme dans notre être ; nous sommes « condamnés à être libres ». Nous jouons tous un rôle : un garçon de café joue à être un garçon de café, et moi je fais semblant d'avoir compris L'Être et le Néant. (Mon grand-oncle, Marc Beigbeder, a tout de même préfacé L'Existentialisme est un humanisme, donc je devrais tout de même savoir de quoi il retourne.)
L'Être et le Néant pose Sartre comme philosophe, alors qu'il est bien plus crédible comme écrivain. Après ce livre, on sera obligé de le prendre au sérieux jusqu'à la fin de ce que Bernard-Henri Lévy baptise, avec la générosité qui le caractérise, Le Siècle de Sartre.Personnellement, je citerai tout de même cette phrase d'un humoriste : « Comment voulez-vous croire un intellectuel qui a un œil qui regarde à gauche et l'autre qui regarde à droite? » Et j'ajouterai : surtout s'il est debout sur un tonneau, les yeux grands fermés sur le stalinisme (n'a-t-il pas dit que « tout anticommuniste est un chien», ce qui donne envie d'aboyer?). Tout cela ne l'a pas empêché de se voir décerner le Prix Nobel de Littérature en 1964, et de le refuser, ce qui fournit à Bernard Frank l'occasion d'un bon mot : « Je ne trouve pas que ce soit la modestie qui l'étouffé, pas plus qu'elle ne me paraît étouffer un certain général de brigade à titre provisoire, s'il nous faisait savoir qu'il ne tenait pas à être maréchal de France » (allusion à de Gaulle et Pétain). Sur notre lancée, on pourrait aller jusqu'à se demander si L'Être et le Néant n'est pas plutôt un roman autobiographique sur le couple Sartre-Beauvoir. A tour de rôle, y en avait-il un qui faisait l'Etre, et l'autre le Néant ?