N°19 JOURNAL
d'Anne Frank (1947)
J'ai bien de la chance de ne pas être le numéro 19 parce que c'est Anne Frank, pour le Journal qu'elle a tenu du 12 juin 1942 au 1er août 1944, avant d'être arrêtée puis déportée au camp de concentration de Bergen-Belsen, où elle est morte à l'âge de 15 ans.
Il y a sûrement des livres plus importants que le Journal d'Anne Frank pour évoquer l'Holocauste : Si c'est un homme de Primo Levi (n° 57 des 100 livres du siècle dans le classement original du Monde), le texte du film Shoah de Claude Lanzmann, les témoignages de David Rousset, Jorge Semprun et Robert Antelme, mais aucun n'atteint la charge émotionnelle de ce petit carnet intime tenu par une adolescente cachée au 263 Prinsengracht à Amsterdam sous l'occupation allemande. J’y suis allé, moi, figurez-vous, au 263 Prinsengracht, où la cachette d'Anne Frank est devenue un musée. On a du mal à croire qu'il y a un demi-siècle, la petite Anne et sa famille ont tenu 25 mois de planque dans un deux-pièces avec obligation de parler tout bas et de marcher sur la pointe des pieds, malgré les engueulades, la promiscuité, les vêtements trop petits (c'est qu'on grandit vite à cet âge-là), la peur constante d'être découverts — alors qu'ils ne furent pas découverts mais dénoncés.
Toute la force de ce document est là : Anne Frank est une adolescente comme les autres, qui écrit à une amie imaginaire prénommée Kitty, pour épancher ses désirs (un début d'idylle avec son voisin Peter Van Pels), ses rêves de gloire hollywoodienne, ses agacements envers sa mère et sa sœur Margot. Son père Otto, qui fît publier le manuscrit, en expurgea même certains passages concernant son amour pour une autre femme que la sienne. Dans son imperfection et sa quotidienneté, ce texte donne un visage et une voix aux morts. Anne Frank est un peu le « soldat inconnu » du génocide juif : elle parle au nom des 5 999 999 autres assassinés. Comme l'a écrit Primo Levi lui-même : « A elle seule, Anne Frank nous émeut plus que les innombrables victimes qui ont souffert comme elle, mais dont l'image est restée dans l'ombre. Il faut peut-être que les choses en soient ainsi : si nous devions et si nous étions capables de partager les souffrances de chacun, nous ne pourrions pas vivre. » D'ailleurs Primo Levi ne croyait pas si bien dire : lui non plus n'a pas pu vivre, puisqu'il s'est suicidé en avril 1987.
A un moment, dans son journal intime, Anne Frank fait des projets. « Pense comme ce serait intéressant si je publiais un roman sur l'Annexe ; rien qu'au titre, les gens iraient s'imaginer qu'il s'agit d'un roman policier. Non, mais sérieusement, environ dix ans après la guerre, cela fera sûrement un drôle d'effet aux gens si nous leur racontons comment nous, juifs, nous avons vécu, nous nous sommes nourris et nous avons discuté ici. (...) Tu sais que mon vœu le plus cher est de devenir journaliste et plus tard un écrivain connu », écrit-elle» Malheureusement, ce vœu fut exaucé à titre posthume.